37.

Les cinq enquêteurs étaient descendus encore plus profondément dans les abysses du monde.

Ils s’enfonçaient dans le temps, loin de la société de surface, comme si ici le reste n’existait plus vraiment, comme si les codes et la morale n’avaient pas la même emprise si bas. Ils se sentaient loin, presque oubliés. Ils se rapprochaient progressivement du lieu où tout s’était joué pour deux êtres humains. Deux femmes dont l’existence s’était terminée là. Deux petites filles qui avaient grandi pleines d’illusions, deux adolescentes qui s’étaient frottées à la réalité, deux jeunes femmes qui avaient vécu, entre pleurs et rires, qui s’étaient construites, entre espoirs et déceptions, qui jour après jour, souvenir après souvenir, avaient amassé de la vie. Avec l’ambition de poursuivre. Avec une trajectoire en vue, incertaine, trouble, mais une trajectoire qui se perdait loin, très loin, dans l’avenir. Deux femmes qui n’avaient jamais imaginé, même dans leurs pires cauchemars, finir de cette manière, une nuit comme les autres, sans qu’aucun signe distinctif les y ait préparées. Un couperet sans appel, définitif, qui avait tout interdit, banni tout futur. Une guillotine impérative, sans autre conjugaison que le présent de l’insupportable.

L’esprit du tueur flottait encore entre ces murs. Il hantait les consciences des flics.

Chaque pas dans les ténèbres ressemblait à un pas de plus vers l’âme du Mal.

Ludivine avait pris le temps de tout traduire à Segnon à mesure qu’ils s’éloignaient de l’église pour se rapprocher de la scène de crime et le colosse n’avait pas pipé mot, se contentant de secouer la tête.

Soudain la paroi de droite disparut, remplacée par une courte rambarde de bois, et ils dominèrent une cavité impressionnante le long de laquelle courait leur petit escalier, enchaînant les paliers, vers le fond vert qui irradiait de son eau claire les murs, les couvrant de reflets dorés telles des fées géologiques aussi immobiles que la pierre elle-même.

Le lac en soi n’était pas très grand, ni très profond, mais les projecteurs immergés démultipliaient ses perspectives.

Tomasz désigna l’œil d’émeraude qui les contemplait en contrebas :

– C’est là qu’il a poussé ses victimes après les avoir écorchées vives. Comme vous pouvez l’imaginer, l’eau est d’une salinité extrême.

– Elles ne sont pas mortes noyées ? s’étonna Ludivine.

– Non. Il y avait bien de l’eau dans leurs poumons mais c’était à cause de l’immersion post-mortem. Le médecin légiste a trouvé une telle quantité de sucs gastriques dans les estomacs qu’il ne l’explique que par une agonie terrible, au point de créer des ulcères quasi immédiats.

– Mon Dieu…, balbutia Ludivine en se penchant pour contempler le lac souterrain.

– Lulu, fit Segnon, demande-leur s’ils ont l’identité des victimes.

– Deux prostituées connues de nos services, répondit Tomasz. Jurek a lancé ses hommes sur leurs pistes, a priori il n’y a aucun lien entre elles, sinon qu’elles exerçaient à moins de dix kilomètres l’une de l’autre.

– Aucun témoin de leurs enlèvements ?

– Rien du tout. C’est un secteur désert et en même temps avec un passage ininterrompu de voitures, des mateurs, des clients, des mecs qui repèrent, qui hésitent. Ça n’arrête pas. Trop de véhicules sont passés par là en même temps.

– Et par rapport à la toute première victime, celle de dimanche soir ? questionna Mikelis.

– Aucune connexion entre les trois sinon que c’étaient toutes des putes.

La façon dont il avait prononcé le dernier mot fit frémir Ludivine. Il transpirait le mépris, voire la répulsion.

– De celles qu’on appelle Tir girls, ajouta Tomasz. Les filles qui racolent au pied des camions, tout en bas de l’échelle de la prostitution. Elles ne sont pas regardantes, pas méfiantes, souvent désespérées.

– Enlevées dans un périmètre restreint ? continua Mikelis.

– Suffisamment pour qu’on puisse relever un point commun : l’autoroute E40 n’est jamais loin, et deux des trois filles ont été prises sur des routes fréquentées par les routiers. Le meurtrier est malin. Il était près de Brzesko, un lieu plein de prostituées, mais il l’a évité, et il est allé un peu plus loin, près de la forêt.

– Pourquoi est-ce malin ?

– Parce que sur les aires les filles sont apportées par les macs qui circulent dans des petits vans, et donc elles sont surveillées, alors qu’en forêt…

Ludivine et Mikelis se regardèrent, l’air entendu.

– Nous pensons en effet que ce pourrait être un chauffeur qui fait le trajet entre la France et la Pologne, confirma la gendarme. Est-ce qu’il existe de votre côté des registres de ces déplacements ?

Tomasz laissa échapper un sifflement.

– Rien d’informatisé ni de global. Il faudrait aller frapper à la porte de toutes les entreprises du pays pour leur demander une à une de nous fournir des listes précises, c’est impossible. Avec l’Europe et les frontières qui se sont ouvertes, les marchandises circulent librement, tout comme les camions.

– Et les tueurs, grogna Mikelis.

– Vous avez une idée des produits qui sont importés de France par la route ? s’enquit Ludivine.

– Des cosmétiques, des vêtements, du vin, je ne sais pas. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est que l’autoroute où les prostituées ont été enlevées est surnommée la « route de la vodka ». C’est par là qu’est importée illégalement la vodka ukrainienne qui est bien moins chère.

– Il pourrait transporter de l’alcool entre les pays, approuva Ludivine.

– Ou beaucoup d’autres choses, laissez tomber ! Il y a trop de camions et de marchandises, vous ne pourrez pas remonter jusqu’à lui ainsi. Sauf s’il fait de la contrebande. Nous travaillons sur cette piste en sondant nos contacts dans le milieu.

Tomasz les entraîna jusqu’en bas de la salle, au niveau du lac. Il y avait de nombreuses auréoles brunes sur la pierre. Les entrailles du monde avaient bu autant de sang que possible, elles en étaient déjà bien assez saturées.

– C’est là qu’il a opéré. Il y avait encore de nombreux fragments de peau et de chair quand nous les avons découvertes.

– Vous disiez qu’une seule des deux filles avait été profondément mutilée, n’est-ce pas ? rappela Mikelis.

– En effet. Nous pensons que c’est la première. Il s’est essayé à la dépecer vivante, elle a dû se débattre, il y a de très nombreuses marques de coupures sur son cadavre, il a ripé, beaucoup. Il n’y arrivait pas très bien. Nous supposons qu’il s’est alors énervé, et il s’est… libéré sur elle. Il l’a frappée, des hématomes partout. Et il l’a mordue un peu partout, superficiellement, avant de s’en prendre à sa cuisse. Là il a mordu très fort, jusqu’à lui arracher un bout de chair.

– Ça ne l’a pas tuée ? s’étonna la gendarme.

– Non, apparemment il est passé juste à côté des gros vaisseaux. Elle a agonisé mais c’est le bain prolongé dans l’eau salée alors qu’elle était écorchée de partout qui l’a achevée.

Songeant à l’obsession de Segnon, Ludivine s’attarda sur le sujet :

– Des morsures de quel type ?

– Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nos experts sont dubitatifs. Il y a bien des traces de dents, je dirais « normales », mais aussi des marques beaucoup plus larges, absolument pas cohérentes avec la mâchoire d’un être humain. Nous n’avons aucune idée de ce que ça peut…

– Attendez un instant ! le coupa Ludivine. Vous avez dit : des empreintes de morsures normales ? Vous avez ça sur les filles ?

– Sur la première, oui.

– Assez claires pour en faire un moule ? Pour dresser le portrait-robot de sa dentition ?

– C’est en cours. Nous voudrions ensuite l’envoyer à tous les dentistes du pays pour qu’ils la comparent avec leurs bases de données, on ne sait jamais.

Ludivine serra le poing et s’empressa de traduire à Segnon.

– Et pour la seconde ? insista Mikelis de son air sombre.

– Cette fois il a été plus minutieux. Il devait être apaisé par le premier meurtre. Il a pris son temps. Elle était entravée aux poignets et aux chevilles, et il l’a lentement séparée de sa peau au niveau des seins tout d’abord, mais la masse graisseuse a dû le gêner. Du coup il l’a retournée pour lui arracher délicatement toute la peau du dos. On attend confirmation du labo mais Jurek pense que c’est celle qui a servi pour le manteau du Christ.

– Et il l’a balancée dans le lac, se représenta Ludivine.

– À côté du cadavre de la première. Elle a sûrement nagé au début, enfin elle a fait ce qu’elle pouvait avec ses liens, mais l’eau est peu profonde et avec tout ce sel, on ne coule pas. Ça lui a rongé la chair, jusqu’à provoquer l’arrêt cardiaque.

Mikelis inspectait les lieux. Il poussa deux cris pour tester l’écho qui résonna comme dans une cathédrale.

– Les gardiens ne descendent jamais la nuit, vous dites ?

– Non.

– Il les a fait crier, devina le criminologue. Avec cette profondeur, ça a dû beaucoup lui plaire.

Cette fois Tomasz ne put s’empêcher de rebondir sans cacher son air dégoûté :

– Vous croyez vraiment qu’un homme peut aimer entendre hurler ? À ce point ? Si fort ? Pendant une heure ou deux ?

– Oh oui. Je pense même que c’est une forme de jouissance pour lui. Leurs hurlements sont comme les prières des fidèles pour Dieu.

Tomasz se renfrogna à ses mots.

– Pardon pour la métaphore, mais c’est vraiment ça. Il joue à être Dieu. Il a le pouvoir de vie et de mort sur autrui.

– Ce n’est pas un dieu, s’énerva le policier, ce n’est qu’un frustré pervers ! Venez, je vais vous montrer la vidéosurveillance et vous verrez.

Segnon et Jurek, qui ne comprenaient pas un mot de ce qui se racontait sans qu’on le leur traduise, emboîtèrent aussitôt le pas à Tomasz.

Mikelis avait le regard fixé sur la surface de l’eau verte. Ludivine n’en perdait pas une miette.

Il ne cillait pas. Semblait ne pas respirer.

Toute vie l’avait quitté.

Quelles pensées pouvaient bien s’emmêler sous son crâne nu ? Quelles images éclataient en flashs subits ? On le disait capable de comprendre la pensée d’un tueur rien qu’en analysant la scène de son crime. Était-il dans la tête de l’assassin ? Partageait-il ses obsessions lubriques ? Ses fantasmes obscènes ?

Soudain il se redressa, le visage fermé.

Ses pupilles grises glissèrent sur Ludivine et pendant une seconde elle crut y déceler une émotion qui lui glaça les sangs.

De la haine.

Pure.

Si concentrée qu’elle en était le carburant de la mort.

Et brusquement, tandis qu’il lui tournait le dos pour entamer l’ascension des marches, la jeune femme se rassura.

La haine était une émotion. Une preuve d’humanité.

Les tueurs, eux, n’en avaient aucune.

Ils avaient le regard vide. Noir.

Reflet des ténèbres qui les habitaient.

Comme celui d’un requin blanc au moment de mordre sa proie.

Une machine à tuer.