Sept mois plus tard
Bourré de Viagra chinois, mes mains solidement accrochées à la graisse des épaules de Sabrina, je me démenais dans l’espoir qu’elle se magne de jouir. Le signal qu’elle approchait de l’orgasme, c’était quand elle me demandait : “Je suis encore belle, hein ? Dis-le, allez, dis-le.” Mais ce jour-là, ça ne venait pas et je craignais sérieusement de ne pas y arriver.
— Quelque chose ne va pas, mon amour ? demandai-je avec prudence.
— Ferme-la et ramone, m’ordonna-t-elle.
Mais au bout d’un moment elle ajouta :
— Parenti arrive dans trois semaines. Il a appelé ce matin.
Je dressai les oreilles.
— Et pourquoi ça te rend aussi nerveuse ?
— Parce qu’il vient avec ses deux gorilles. C’est des bêtes, ils salopent tout.
La nouvelle me donna une décharge d’adrénaline. J’attrapai Sabrina par les cheveux et pour la première fois j’y allai sérieusement.
— Tu me fais mal, protesta-t-elle.
Je l’ignorai et augmentai la cadence. Avec rage. Je pensais à Parenti. J’avais l’impression que c’était lui qui était sous moi.
À la fin, en me levant du lit, je me rendis compte que Sabrina faisait la gueule.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu m’as pas dit que je suis belle, pleurnicha-t-elle. Tu le sais que je ne jouis pas si tu me le dis pas.
Je la regardai. En taule, elle était devenue boulimique, monstrueuse. Son corps était une série infinie de plis de graisse. On aurait dit un sharpeï de quatre-vingt-dix-huit kilos.
— Excuse, me hâtai-je de dire en passant dans la salle de bains de crainte qu’elle ne réclame une autre prestation.
La baiser, c’était un véritable acte de désespoir, et j’avais travaillé dur pour ouvrir une brèche dans sa haine et me faire accepter dans son lit. Mais dès le début j’avais compris que c’était la seule issue pour m’en sortir. J’avais mis presque un mois à me remettre des coups et mon visage n’était plus le même. Cicatrices sur la lèvre, sur l’arcade sourcilière et au front. Même mon fameux sourire, c’était plus qu’un souvenir à cause de l’absence de quelques dents. Rien qu’un chirurgien plastique et un dentiste ne puissent remettre en place. Mais pas tant que je resterais l’esclave des Sambin. Au début, avant de reconquérir le cœur de l’autre folle, il avait fallu que je m’occupe du père. Je lui servais de nounou et la perspective de devoir lui torcher le cul pendant des années m’avait fait trouver la force de m’exciter devant le corps décati de sa fille. Et puis, grâce à son intervention, on m’avait envoyé “au turbin”. Lui était contre, mais Sabrina avait compris que j’étais le seul homme au monde disposé à m’aventurer entre ses cuisses et elle avait fini par le convaincre.
Les Sambin avaient monté une petite affaire d’arnaque aux touristes qui arrivaient sur les bateaux de croisière. Ce vieux génie d’Ilario avait inventé un faux caviar fait avec du riz trop cuit mélangé à de l’encre de seiche. Et beaucoup tombaient dans le panneau. Surtout les Italiens qui n’étaient intéressés que par le fait d’arracher le prix le plus bas pour s’en vanter auprès des autres croisiéristes. En réalité, peu d’entre eux avaient goûté du vrai caviar et encore moins entendu parler des différences entre Sevruga, Beluga ou Asetra ; habitués tout au plus au goût des œufs de lump achetés au supermarché, ils se faisaient entuber facilement. Les amis mafieux de Parenti laissaient faire contre dix pour cent.
Sortir de cet appartement et fréquenter le port m’avait fait revenir peu à peu l’envie de fuir au loin et de me reconstruire une vie. Tous les jours un nombre incalculable de bateaux arrivaient et levaient l’ancre et la corruption était tellement répandue que trouver une traversée en clandestin était vraiment le dernier des problèmes. J’en avais trois bien plus sérieux à résoudre. Le passeport, le fric, et Parenti et les Sambin. Au départ, je pensais qu’il y en avait un quatrième : la bande de mafieux à laquelle appartenait Parenti, mais je compris que, pour eux, j’étais juste un esclave des Italiens. Tant que je ne marcherais pas sur leurs plates-bandes, ils me foutraient la paix. Pendant plus de cinq mois, je m’étais creusé la tête pour trouver une solution mais je n’y arrivais pas parce que j’affrontais les problèmes séparément. Un soir, en observant Sabrina qui se goinfrait d’une soupe que son père suçait à la paille, tout à coup un plan prit forme dans mon esprit.
Mon faux passeport se trouvait sous clé dans le tiroir d’un bureau, et du pognon en liquide et en devises fortes, il y en avait encore pas mal. En plus, il y avait tous les bijoux de la défunte Mme Sambin et ceux de Sabrina. Une petite fortune en or et pierres précieuses.
Il suffisait d’attendre le moment où Parenti, les Sambin et les deux gorilles se réuniraient autour de la table, dans le salon, et de les éliminer. Tous les cinq. Avec du poison. Pas de sang, pas de corps à corps, pas d’arme. Une belle soupe à l’arsenic ou peut-être quelque chose de plus sophistiqué. Au fond, les Russes étaient les maîtres en la matière, mais je savais déjà que j’utiliserais un raticide classique, celui à base de brodifacoum, qui te sèche l’estomac avant de te faire clamser en te tordant de douleur. Et je les regarderais mourir. Je ne louperais ce spectacle pour rien au monde et puis, avec le fric, les bijoux et mon passeport, je mettrais les voiles définitivement.
Un plan qui avait de bonnes chances de réussir, sauf que ce connard de Parenti ne se décidait pas à arriver. Évidemment, ses affaires marchaient bien en Sardaigne, où il profitait de mon monde parfait. Il devait arriver dans trois semaines maintenant. Juste le temps de dénicher le bateau adéquat et de me mettre d’accord avec le commandant pour ma cavale. Empoisonner aussi les deux Russes me permettait d’éliminer tous ceux qui connaissaient le lieu où j’avais enterré Mariuccia. Après avoir découvert leurs corps, les amis mafieux de Parenti les feraient disparaître et videraient l’appartement avant de l’attribuer à un autre affidé. En Russie, c’est comme ça que ça marche.
— Va bosser, connard, tonitrua Sabrina, me ramenant à la réalité.
Je lui refilai un sourire de circonstance.
— Excuse-moi encore, dis-je en observant sa corpulence et calculant combien de mort-aux-rats il faudrait pour l’éliminer.
Ce jour-là, je ne pris pas le bus pour aller au port. J’étais trop excité à l’idée que j’allais bientôt être un homme libre. Je me baladais dans les rues de Saint-Pétersbourg, un sourire béat sur les lèvres, en pensant à cette ville qui avait dû changer de nom avant de revenir à son nom d’origine, Saint-Pétersbourg. Et je riais presque parce que j’étais sûr que si pendant encore un moment je devais être Giusto De Rienzo, d’ici peu je redeviendrais Gigi Vianello.
J’entrai dans la galerie chauffée du centre commercial, enlevai la neige qui s’était incrustée sur ma longue doudoune, mes gants et le colback qui me couvrait la tête jusqu’à me lécher les yeux. Les cicatrices étaient évidentes mais quelque chose en moi était en train de changer : une fille en poussa une autre en me regardant et j’avais pigé qu’elles parlaient de mes yeux. Je souris et elles éclatèrent de rire.
Je continuai à marcher le long de l’allée au sol brillant sur lequel donnaient des vitrines colorées. Je me mis à siffloter l’air que les haut-parleurs diffusaient entre les chapiteaux pseudo-grecs de la petite place centrale où se trouvaient la pizzeria Bella Italia, la crêperie française, le restaurant chinois, la bifteckerie argentine, le magasin de CD à bas prix. On retrouvait les mêmes dans toutes les villes du monde.
Et j’avais envie de siffler cette chanson qui serpentait au milieu de la foule des acheteurs. Je trouvais l’air de bon augure. Même si je ne le connaissais pas, même si ce n’était pas David, mon sosie plus connu, plus riche, plus chanceux. Je tournais au milieu des rayons du supermarché à la recherche des arômes et des condiments nécessaires pour couvrir l’odeur et le goût du poison. Lorsque je sortis, il avait recommencé à neiger. Je glissai le sac avec les épices dans une poche de ma doudoune et me dirigeai vers l’arrêt de bus.
Si ç’avait été un film, si ç’avait été une scène de film, c’est là que serait partie la bande-son pour accompagner la scène finale. Un son rassurant, une chanson heureuse qui dirait qu’ici c’est un endroit d’“arbres verts et de roses rouges, d’amis qui se serrent la main et te demandent ‘comment ça va ?’ et se disent ‘je t’aime’”. What a Wonderful World avec la voix rauque de Louis Armstrong. Mais ce n’était pas un film et il n’y eut aucune musique. Juste le vacarme hystérique et assourdissant de milliers de klaxons.