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Travailler était devenu beaucoup plus difficile, désormais il fallait que je fasse attention au moindre détail parce qu’il n’était pas exclu que les flics soient en train de me surveiller. C’était même presque sûr.

J’avais pris l’habitude de rencontrer mes potes dans un appartement dans le quartier de la Marina. Là, je savais que je pouvais être tranquille. Je n’avais qu’à me glisser dans le dédale des rues où autrefois il n’y avait que des pêcheurs et des commerçants du port. Un beau boxon depuis les origines, comme tous les quartiers portuaires. Les Chinois y avaient déjà installé leurs boutiques au début du XXe siècle, ils traficotaient des fils et des boutons de nacre. Officiellement. Derrière les rideaux épais de leurs trous à rats se multipliaient les caves humides imprégnées de l’odeur grasse et chaude de l’opium qui se mêlait à celle du poisson frit des restos. L’odeur de friture est restée, les Chinois s’occupent d’autre chose, surtout de jeux de hasard, et depuis se sont pointés les Pakistanais, les Nigériennes, les Sénégalais, les Indiens, les Ukrainiennes. Les Russes pas encore. Les Cagliaritains les ont tous contaminés et pas l’inverse, et donc tout le monde suit un rythme sournois, presque indolent. Personne n’essaie d’écraser l’autre, chacun a son petit espace et le premier qui lève le petit doigt se met tout le quartier à dos. Et si le quartier ne t’aime pas, tu peux t’accrocher pour passer indemne dans des rues larges d’un demi-mètre ou sous les arcades où donnent les clubs de cartes et de jeux de vieux filous, macs et escrocs.

Pour y arriver, je me garais loin, le long des parkings d’embarquement des ferries sur lesquels donne la Marina. Cette langue de bitume rayée de lignes jaunes était une ligne de démarcation : d’un côté la mer infinie, de l’autre le gouffre claustrophobique de tout un monde planqué, coincé dans son quartier.

Je parcourais à pied le quai entouré de nuées de goélands. Certains gras comme des gorets. Des porcs répugnants, voilà ce qu’ils étaient devenus à se gaver de toute la merde qu’ils ramassaient sur les quais et dans les dépôts d’ordures tout proches. Le plus infect, c’est qu’ils s’étaient mis à la viande. Ils dévoraient des pigeons pleins de puces et, pire encore, jusqu’à des rats que même un chat aurait eu peur d’affronter. Eux non, ils piquaient dessus, un coup de bec sur le crâne du rat qui était réduit en charpie sur le ciment. Et puis, toujours avec le bec, ils le déchiquetaient, faisant jaillir du pelage couleur sépia et marron pourri un sang qui ressemblait à du goudron. Sur le quai se répandait une virulente odeur de mort.

“Voilà, on est devenus exactement comme ces goélands”, avais-je pensé.

La cause s’appelle : inversion de l’écosystème. La nature change, les règles changent. Et on devient des prédateurs.

Dans mes tours et détours, je laissais derrière moi le port, je me faufilais entre les voitures de la rue Roma, je me mêlais à la foule des magasins rutilants des arcades, et puis, à la première transversale, je me jetais dans les ruelles de la Marina. J’entrais par la porte principale d’une laverie automatique avec instructions en arabe et en sortais par l’arrière. Ou alors je me glissais dans un phone-center dont la petite cour intérieure communiquait avec celles de quatre immeubles de style espagnol, chacun avec une entrée principale dans une rue différente. Bref, je faisais comme on fait toujours quand on a peur d’être suivi et qu’on veut semer ceux qui vous talonnent. Des règles de base de la vie des rues.

Ce jour-là, on devait discuter de la façon d’écouler un gros lot de tomates pelées produites en Chine et mises en boîte en Italie par une entreprise qui officiellement cultivait ses tomates sous le chaud soleil de Campanie. Jusqu’à il y a quelques mois, on importait d’Espagne pulpe et tomates pelées de quelques producteurs qui avaient du mal à placer la marchandise après qu’une association de consommateurs les avait fait analyser et avait découvert des traces importantes d’au moins huit pesticides différents. Mais maintenant on n’achetait qu’aux Chinois. Les tomates pelées coûtaient moitié moins et arrivaient déjà travaillées et congelées. Il n’y avait plus qu’à les ajuster avec certaines mixtures chimiques et elles étaient prêtes à finir dans un bon plat de pâtes fumant. Mais en voyant les tronches sombres de Peppino Floris et de Gaetano Sorrentino, je compris que le sujet allait être d’un autre ordre.

— Carlo Alberto Pedevillas compte pas te lâcher, annonça Sorrentino d’un air préoccupé.

— Ça veut dire quoi ? demandai-je.

— Qu’il t’a déclaré la guerre et qu’il est en train de rassembler des infos sur ton compte, expliqua-t-il. Des amis du Parti sont venus me poser des questions pour lui.

— Il veut te baiser, ajouta Peppino. Il est persuadé que t’as quelque chose à voir avec la disparition de sa bonne femme.

Je souris.

— C’est faux.

— Ça, c’est ton problème, répliqua Peppino. Ce qui nous intéresse nous, c’est les affaires.

— Faut que tu restes à l’écart jusqu’à ce que la situation soit plus calme, dit Gaetano.

Je les regardai. J’avais pigé leur jeu.

— Vous voulez que je vous passe les contacts avec les fournisseurs, c’est ça ?

— Y’a pas d’autre solution, répondit Floris. Sinon Pedevillas va tout découvrir et on va finir dans la merde.

Je me levai d’un bond.

— La réponse est non.

Exaspéré, Gaetano écarta les bras.

— Et pourquoi ? On continuera à te donner ton pourcentage.

— Le temps nécessaire pour prendre l’affaire en main et puis vous me liquiderez avec un beau coup de pied dans les couilles.

— C’est un risque à courir, dit Peppino. Tu te rends peut-être pas compte dans quelles emmerdes tu t’es fourré. Pedevillas veut aller jusqu’au bout.

— On a rien pour le faire changer d’avis ? demandai-je.

— C’est ta guerre à toi, glapit Sorrentino. Nous, on veut pas y être mêlés.

J’essayai de les raisonner.

— Pedevillas peut pas en savoir plus que la police. Ils sont tous convaincus que sa femme s’est suicidée. Il finira par se faire une raison.

— Tu te goures et tu continues à sous-évaluer la situation, intervint Sorrentino. Les amis du Parti ont été très clairs : Carlo Alberto Pedevillas n’a pas l’intention de te laisser tranquille.

Je secouai la tête.

— S’il avait voulu se venger, il aurait ordonné à ses deux sous-fifres de me foutre une branlée.

— Il veut te détruire, Gigi. T’envoyer à l’hosto, ça lui suffit pas, dit Peppino.

Ça n’avait plus de sens de discuter.

— On conclut l’affaire des tomates, proposai-je sur un ton conciliant mais ferme. Après on gèle la société jusqu’à ce que ce putain de Carlo Alberto Pedevillas arrête de me casser les couilles.

Mes associés échangèrent un coup d’œil.

— Très bien, marmonna Sorrentino, l’air déçu.

Le lieutenant Mario Uras et le brigadier Attilia Torrini revinrent au resto au bout de quelques jours, à l’heure du déjeuner, alors que j’étais à table avec Bianca. Ils s’assirent sans y être invités.

— Alors, monsieur Vianello, peut-être bien que la mémoire vous est revenue ces jours-ci, attaqua Uras.

Il portait toujours le même gilet de chasseur avec mille petites poches devant – ça lui servait à cacher son bide, qui commençait à déborder d’un jean de couleur terne – et le pistolet de service enfilé dans l’étui derrière le dos.

“Celui-là, ça va pas fort”, me dis-je.

Pas fort non plus avec le savon : il avait les cheveux châtains, gras, lisses et un peu longs, peignés en arrière avec un gel qui avait commencé à se solidifier et se désagrégeait en petits fragments comme des pellicules.

Je pris une mine surprise.

— Je n’ai plus repensé à cette histoire. J’avais cru comprendre que Mariuccia Sinis s’était suicidée.

— Peut-être bien que c’est une hypothèse parmi tant d’autres, dit Uras.

— Je ne crois pas, répondis-je d’une voix décidée. Vu qu’aux étages supérieurs du Parquet, c’est ce qu’on pense aussi.

— Vous êtes bien informé, commenta Uras avec une fausse admiration en caressant sa gueule de bulldog.

— Quoi qu’il en soit, l’enquête n’est pas encore terminée.

Cette salope d’Attilia Torrini était entrée dans le jeu. Je la regardai droit dans les yeux puis de plus en plus bas pour la mettre dans l’embarras, je me penchai même sur la chaise, une légère flexion sur la droite, pour mater aussi les talons de ses bottines noires. J’esquissai un demi-sourire de commisération.

Une belle frimousse, y’avait pas à dire. Sourcils soignés, cheveux très noirs fraîchement sortis de chez le coiffeur, mais pas de seins, un gros cul et courte sur pattes, elle devait avoir la trentaine au maximum. Ses yeux ne disaient rien. Qui sait pourquoi elle était entrée chez les flics ? Nécessité ou vertu ? Abnégation ou désespoir ?

Elle ne se laissa pas démonter :

— Et puis, nous, on s’est fait une idée un peu différente, dit-elle.

Je continuai à manger.

— Vous n’êtes pas curieux de la connaître ?

Elle était sûrement pas du genre à lâcher le morceau.

— Non, répondis-je sèchement.

La fliquette s’adressa à Bianca :

— Vous non plus, ça ne vous intéresse pas ?

— Bien sûr que si, se dépêcha de répondre Bianca.

Je protestai :

— Si votre théorie me concerne, vous devez me convoquer au commissariat. Vous n’avez pas le droit d’impliquer d’autres personnes.

Les deux flics sourirent de satisfaction.

— Vous pouvez toujours vous plaindre auprès de nos supérieurs. Peut-être bien qu’ils vous écouteront…

Uras s’amusait à me tarabuster.

— Vous pouvez y compter, répliquai-je. Je contacterai un avocat aujourd’hui même.

— Ça me paraît une excellente idée, enchaîna la fliquette.

— Ça suffit ! éclata Bianca. Je veux entendre ce qu’ils ont à dire.

Attilia Torrini se déplaça vers elle, comme s’il s’agissait d’une confidence entre femmes.

— Gigi et Mariuccia étaient amants…

— Je ne vous permets pas… l’interrompis-je, livide.

Bianca, le visage terreux, pointa son index sur moi.

— Ferme-la, Gigi, Ferme-la.

— Oui, ferme-la, Gigi, dit Uras. Peut-être bien que tu ferais mieux d’écouter.

La tentation de me lever et de tous les envoyer se faire foutre était forte mais je devais savoir ce qu’ils avaient découvert.

— Ils étaient amants, se mit à raconter la fliquette. Nous avons trouvé deux témoins. Tous deux nous ont dit qu’ils les avaient vus entrer dans un immeuble de Pirri. Nous avons vérifié et nous avons découvert que M. Vianello est propriétaire d’un appartement précisément dans cet immeuble.

Je hochai la tête, mais j’avais accusé le coup. Y’a toujours quelqu’un pour fourrer le nez dans les affaires des autres.

— J’en savais rien, s’exclama Bianca en secouant la tête, incrédule.

— Je crois qu’il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas, dit Uras d’un ton ambigu.

— C’est lui qui l’a mise enceinte, continua Attilia Torrini. Carlo Alberto Pedevillas est stérile et M. Vianello est le seul à avoir couché avec Mariuccia Sinis.

— Salopard, murmura Bianca entre ses dents, sans me regarder.

— Maintenant je voudrais que vous réfléchissiez bien à ceci, intervint Uras. Nous avons analysé le listing des appels des portables de Mariuccia Sinis et de votre fiancé. Celui de Mariuccia s’éteint à l’improviste le jour de sa disparition et n’est plus joignable. Alors que celui de Gigi reste silencieux jusqu’au soir du même jour. Et depuis qu’il est titulaire de cette ligne, ça n’était jamais arrivé. Vous ne croyez pas que c’est une coïncidence plutôt étrange ?

— Troublante, je dirais, ajouta la fliquette.

Le moment était venu de réagir.

— Bianca, tout ça, c’est que des conneries. Ils essaient de te monter contre moi. Cette femme s’est tuée, tout le monde le sait.

Bianca ne répondit rien et ne daigna même pas me regarder.

— Peut-être qu’elle a été poussée au suicide, précisa Uras. Ou bien qu’elle a été tuée.

— Vous ne pensez tout de même pas que c’est moi qui l’ai tuée ?

Les policiers se bornèrent à me fixer.

— Vous faites complètement fausse route, dis-je d’un ton qui me parut très convaincant.

Attilia Torrini changea de sujet :

— Qu’est-ce que vous savez du passé de Gigi ? demanda-t-elle à Bianca.

— Pardon ?

— Par exemple qu’il a été lié à une dealeuse, une certaine Sabrina Sambin. Ou bien qu’il travaillait pour le père de cette fille, qui a fini en prison pour tout un tas de délits.

La bouche de Bianca s’ouvrit toute grande sous l’effet de la stupeur.

— Oui, mais moi j’en suis sorti blanchi, intervins-je avec décision, mais ça passa pour de la pleurnicherie.

— T’as juste oublié de me le dire, marmonna Bianca avec hargne.

Les policiers, satisfaits d’avoir définitivement détruit ma relation avec Bianca, se levèrent et s’en allèrent sans dire au revoir.

— Peut-être bien qu’on se reverra, monsieur Vianello…

Ce fut la seule chose que le lieutenant Uras dit en franchissant la porte sans se retourner.

Arriva Marino, le maître d’hôtel.

— Je peux débarrasser ? demanda-t-il en indiquant les assiettes.

— Dégage ! ordonnai-je.

Puis je me tournai vers Bianca.

— Ils essaient de nous déstabiliser. Crois-moi, je n’ai rien à voir avec la disparition de cette femme.

Elle leva lentement la tête et me fixa du regard.

— Aujourd’hui tu l’appelles “cette femme” mais au lit comment tu l’appelais ?

— J’ai jamais couché avec elle, essayai-je de me défendre.

— Avec moi, tu n’as jamais voulu faire de gosse, dit-elle, froide comme la glace. Et tu as mis enceinte la femme d’un autre.

— C’est faux.

— Si, ça s’est passé comme ça, Gigi.

— T’es en train de te faire un tas de fausses idées qui risquent de nous bousiller la vie.

— Arrête de dire des conneries. J’espère que tu l’as vraiment tuée.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— J’espère que cette salope ne réapparaîtra pas un jour avec son bâtard sous le bras et ne me fera pas passer pour la cocue de service. Ça, je le supporterais pas.

— T’es devenue folle ? Arrête de dire des trucs comme ça.

Bianca me regarda avec des yeux tristes.

— C’est moi qui vais te fournir ton alibi. On se souviendra qu’on était ensemble ce jour-là. Tu vas voir, on va mettre sur pied une petite histoire bien crédible.

J’en restai scotché. Je ne m’attendais pas du tout à cette attitude de sa part. Mais la surprise ne dura qu’un instant. De l’index de sa main droite, elle dessina plusieurs fois un cercle dans l’air.

— Mais tu mets tout à mon nom. À compter de demain le restaurant retourne aux Soro. Tout comme l’appartement que tu seras gentil de quitter tout de suite. Tu peux aller dans celui de Pirri où tu sautais Mariuccia.

— Salope.

— Raclure.

— Je te donne que dalle. Et je me barre pas de chez moi et toi non plus tu te barres pas tant que je l’ai pas décidé, moi, sinon je te vire.

— Et tu finiras en taule.

— On verra.

Si ç’avait été un film, si ç’avait été une scène de film, c’est là que serait partie la bande-son pour clore l’épisode. Un beau texte bien approprié. Peut-être de Bowie.

Tu as une très mauvaise réputation

mais personne ne sait rien de ta vie secrète

je connais un moyen

de sauver les apparences

et d’être comme ton masque de la haute société(2)

Mais ce n’était pas un film et il n’y eut aucune musique.

Vivre en divorcé chez soi, c’était pas simple. Mais rien n’était simple à ce moment-là. Je me sentais assiégé et mon petit bunker n’était pas aussi solide qu’autrefois. Tout le monde voulait me baiser, y compris mon ex qui voulait me rafler un capital de plus de deux millions d’euros. Si j’avais pu, j’aurais abandonné la Sardaigne et cherché un nouvel endroit où reconstruire mon monde parfait, mais toutes mes économies gagnées à la sueur de mon front y étaient investies et je ne pouvais pas repartir sans un kopeck. J’avais déconné et maintenant j’étais obligé d’en payer le prix, en combattant sur deux fronts. D’une part contre la police qui essayait de réunir des éléments suffisants pour m’incriminer et, de l’autre, contre Carlo Alberto Pedevillas qui voulait tout simplement me détruire sans trop de tapage. C’était aussi dangereux l’un que l’autre, mais peut-être qu’à ce moment-là, j’avais plus à craindre du couple de flics cabochards. Il fallait absolument que je leur donne un os à ronger, un beau nonos succulent qui me fasse sortir de scène.

Au Pigafetta, mon lycée, j’avais toujours étudié le latin par passion, et une phrase m’avait réveillé de la torpeur d’un cours, un matin de ciel gris et de gros crachin : mors tua, vita mea. Ta mort, c’est ma vie.

C’était Bianca qui m’avait fait comprendre qu’elle était la candidate parfaite. L’intrigue était telle qu’on pouvait arriver à penser plein de choses affreuses sur son compte. Et, en fait de conjectures malveillantes, je n’ai jamais eu de rivaux. Il suffisait de faire arriver aux bonnes oreilles une série de suggestions. Par exemple que mon ex était une femme notoirement jalouse. Découvrir ma liaison pouvait avoir déclenché le pire, même chez une femme en apparence équilibrée. Que quelque chose se soit passé entre Mariuccia et Bianca, c’était un fait établi. Mariuccia n’avait-elle pas exprimé le désir de parler avec elle ? La journaliste Rita Quattrini apparaîtrait comme un témoin sûr et précis à ce sujet, c’était elle qui avait fait passer le message. Certes, Mariuccia n’avait jamais appelé Bianca sur son portable mais elle pouvait l’avoir contactée et rencontrée autrement. Et de là à penser à mal, il n’y avait qu’un pas. Bianca, après avoir découvert la vérité, avait été en proie à d’inavouables désirs de vengeance qui l’avaient conduite à pousser au suicide ou à tuer sa rivale, elle qui avait eu ce que je lui avais toujours refusé : un enfant.

Jusque-là, c’était de la théorie. Au niveau pratique des vérifications judiciaires, il fallait quelque chose de bien plus convaincant qu’une simple hypothèse pour que Bianca finisse dans le collimateur des poulets, et moi, ce quelque chose, je l’avais : le téléphone portable de Mariuccia. Maintenant, il suffisait que je trouve un moyen pour qu’on le retrouve “dans les biens” de mon ex, comme les flics aiment l’écrire dans leurs rapports. Je ne m’en étais pas défait parce qu’il pouvait se révéler utile tout autant que la voiture, et ma douce et tendre Bianca allait apprendre qu’on ne mord pas la main de son maître. Jamais.

Avec mille précautions et une certaine dose de terreur pure, j’allai le récupérer où je l’avais planqué. Le sachet plastique l’avait parfaitement conservé. Je le rechargeai, remis à sa place la carte Sim et le cachai dans les fringues de Bianca, dans l’armoire de la maison du bord de mer de la famille Soro, à Santa Margherita di Pula. Officiellement, je n’en avais pas la clé, mais j’en avais fait un double à l’insu de tout le monde pas mal de temps auparavant pour y emmener en hiver une gonzesse qui me faisait les yeux doux. L’histoire avait tourné court parce que j’avais découvert que la miss était une infatigable cancanière et coucher avec elle aurait voulu dire le faire savoir à toute la ville. Mais j’avais conservé la clé de la maison. Et ça se révélait utile. La prochaine étape était de faire en sorte que la police le retrouve et c’est là qu’entrait en jeu Rudy Saporito, le journaliste, le survivant.

Les goélands étaient particulièrement chiants ce matin-là. Ils s’activaient sur la carcasse d’un dauphin échoué au bout de la plage du Poetto. La longue bande de sable qui longe tout le golfe fait une courbe à cet endroit-là. Elle n’est plus parallèle à la route du bord de mer et va se terminer dans ce qui reste d’une pinède et de quelques villas avec jardins qui descendent sur la plage. Un endroit sûr. À l’aube, même en été, il n’y a pas encore les maîtres nageurs du dernier kiosque-bar. Mais il y fait déjà chaud.

La puanteur du dauphin en décomposition était terrible ; du banquet d’une cinquantaine de bestioles endiablées émanait une odeur de merde et de vomi.

Rudy était déjà là qui tentait de faire ricocher une pierre plate sur la surface de l’eau. Un, deux, trois ricochets.

Je me penchai, pris moi aussi une pierre et la lançai avec plus de force et de hargne. Au quatrième ricochet, je commençai à lui raconter mes soupçons sur Bianca.

Il écouta en silence et ne crut pas un traître mot de ce que je lui dis. Puis il attrapa une pierre plus grosse, visa et, d’un tir précis, fracassa la tête d’un goéland. Le bruit des os brisés fut net. Comme une branche cassée. Les autres s’envolèrent affolés. Deux, trois tours dans l’air pur. On aurait dit qu’ils hurlaient. Puis ils planèrent à nouveau au-dessus du dauphin mais, avant, ils se disputèrent pour dévorer leur compagnon agonisant. Ils l’éventrèrent en deux temps, trois mouvements.

— On va plus loin, ces bestioles me répugnent. Elles sont pires que nous.

Rudy était légèrement bronzé et sa cicatrice, blanche et rose, ressortait encore plus. Il y porta son pouce et la caressa.

— Ils t’ont collé qui aux fesses ?

— Uras et Torrini.

Rudy se laissa aller à un demi-rire.

— Ah, Peutêtrebienque et l’autre gouinasse carriériste.

Je le regardai étonné, je ne comprenais pas.

— Peut-être bien que ?

— Peutêtrebienque, c’est comme ça qu’on appelle Uras à la rédaction. Ce con, il peut pas s’empêcher d’avoir son tic de poulet. Tous les trois mots, il faut qu’il foute un “peut-être bien que”.

Pendant une seconde il me redonna envie de rire. Juste une seconde. Puis ce furent à nouveau le silence et les soucis.

— Bref, t’as besoin de quoi ? demanda Rudy tandis qu’on marchait sur la plage.

— D’une enquête approfondie, répondis-je.

— Approfondie à quel point ?

— Assez pour qu’il n’y ait plus de doute.

Avec un sourire sinistre, Rudy me fit comprendre qu’il avait pigé la manip.

— Bien, Gigi, ce sera fait.

— En échange je peux te donner…

— Laisse tomber, Gigi, ça va comme ça, t’auras tout le temps de renvoyer l’ascenseur, et c’est moi qui choisirai le moment. Pour l’instant, ça va comme ça…

Je le regardai avec étonnement.

— Et maintenant touche-moi le dos, ça te portera chance, allez, Gigi…

J’hésitai.

— Touche-moi le dos, à toi c’est permis. Allez, touche mon dos.

Je me rappelai ce que ses collègues du journal disaient sur son compte. Les coups, le coma, la résurrection. Et cette aura bizarre qu’il traînait avec lui. Je lui effleurai le dos.

— Bien, dit-il, t’auras besoin de pas mal de chance pour sortir de cette histoire. La même qui m’a servi à ne pas crever sur un lit d’hôpital.

— Je sais qu’ils t’ont bien amoché…

— Pas assez pour que je ne leur casse plus les couilles…

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi ils t’ont amoché ?

— Qu’est-ce que les journaux ont écrit, Gigi, hein ?

— À moi, on m’a dit que tu avais écrit une enquête sur une bande de sales types, des racailles et des dealers. Et qu’ils te l’ont fait payer cher…

— Et tu crois que ces types lisent les journaux ? Tu le crois vraiment ?

Rudy se pencha sur le sable, prit une pierre blanche et la mit dans sa poche.

— Histoire de cul, Gigi, c’est toujours et exclusivement une histoire de cul qui finit par te baiser.

C’était un acteur parfait. Et il aimait jouer.