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Mariuccia Sinis se mit à fréquenter assidûment le restaurant et, chaque fois qu’elle croisait mon regard, elle plantait ses yeux verts dans les miens, comme si elle voulait me dire quelque chose, nouer un contact. Avec Bianca dans les parages, je me gardai bien évidemment d’approfondir. Mais il était clair que ça ne s’arrêterait pas là.

Une nuit, je la retrouvai appuyée sur ma Cayenne, bien en vue comme toujours devant Chez Momò. Je me retournai d’un coup vers la porte du resto pour voir s’il y avait quelqu’un. Parfois Bianca se mettait là juste pour fumer une clope.

— Faut que je te parle, me dit-elle d’une voix tremblante.

— Et de quoi ? demandai-je en l’écartant délicatement de mon 4 x 4, de peur qu’elle puisse rayer ce chef-d’œuvre de technique et de design.

— J’ai repensé à ce que tu m’as dit l’autre soir à la fête de Bobo Nobile. Et je voudrais te demander une chose.

Une étrange grimace me tordit le visage, les muscles de ma face s’étaient contractés tout seuls dans mon effort pour me rappeler de quoi il s’agissait. Pendant une seconde mes yeux devinrent deux fissures, comme celles d’un myope qui s’efforce de voir. C’est seulement là que je me suis rappelé. Incroyable. Cette dingue avait pris au sérieux le paquet de conneries que je lui avais fourguées sur la terrasse de la Villa Nobile. Je ne réussis pas à réprimer le petit sourire qui se positionnait béatement sur ma tronche.

— Et qu’est-ce que tu voudrais me demander ?

— C’est délicat, expliqua-t-elle sérieusement. Je voudrais qu’on se rencontre dans un lieu plus discret.

— Très bien. Demain je pars pour Rome et quand je reviens je t’appelle.

— Tu vas à Rome ? Parfait. On peut se voir là-bas. Tu es dans quel hôtel ?

Et maintenant je l’attendais dans la chambre 505 d’un hôtel de luxe du côté de la gare Termini. Un de ces hôtels immenses, dessinés par un architecte acclamé et respecté comme un nouveau messie, où tu entres et tu sors sans être remarqué et où tu ne dois pas demander la clé de la chambre parce que tu as en poche une carte pour ouvrir la porte. Je les hais, ces satanées cartes ; jamais elles n’actionnent la serrure du premier coup. Jamais au premier passage le feu tricolore placé sous la poignée ne passe au vert. Elles me rendent dingue, ces cartes. Surtout quand tu es pressé et que tu arrives d’un voyage avec une terrible envie de pisser et que la première chose que tu veux visiter de ta chambre, c’est les chiottes. En sautillant devant la porte, je réussis à entrer à la quatrième tentative et viser la cuvette me donna assez de sérénité pour affronter le reste de la journée. J’allai jusqu’à compter combien de secondes dura le jet, j’en calculai rapidement la quantité et en admirai la couleur avec satisfaction : un jaune paille sain et brillant avec des reflets couleur perle. Mérite de mon eau écossaise.

Je n’avais pas songé plus que ça à la rencontre avec Mariuccia, je devais conclure une affaire importante qui méritait toute mon attention. J’étais entré en contact avec un gars qui trafiquait dans les produits “naturels” et la gelée royale en provenance de Chine. Une petite soupe caca d’oie pleine d’antibiotiques interdits et nocifs pour les vieux et les enfants, mais personne n’y faisait attention ; les produits de fausse herboristerie se vendent très bien dans les supermarchés. Leurs boîtes qui promettent une médecine populaire, ancienne et sage, insufflent du bien-être rien qu’à les regarder.

Désormais tous les supermarchés ont un beau présentoir en faux hêtre, et des panneaux avec de fausses ciselures brunies. Des étagères remplies de flacons, ampoules, gélules qu’on fait passer pour des tonifiants, des produits anticellulite, amincissants, anticholestérol, super sophistiqués et très bien mis en valeur. Du reste, ça coûte la moitié de ce que ça coûte dans les vraies herboristeries. Mais les noms sont tout aussi attirants et rassurants : L’échoppe de tante Carminetta, Les remèdes de grand-père Salvatore et autres conneries dans le genre.

Le type, un Piémontais malin avec un passé de vendeur de télés et de faux appareils médicaux, pouvait me procurer une vaste gamme d’articles, de qualité même, mais périmés et reconditionnés. Je l’avais emmené dîner dans un resto où il avait pu se gaver à côté de la table de deux députés de l’opposition, deux sous-secrétaires d’État de la majorité, quelques producteurs télé et deux ou trois têtes connues de la télé-réalité du milieu de matinée. Leur babillage était constant, un brouillard sonore qui enveloppait toute la salle comme un manteau de fumée. Ça rendait l’air lourd et presque irrespirable, bien qu’il n’y ait pas, et qu’il ne pouvait y avoir, une seule clope allumée. Je ne me sentais pas à l’aise, même si je devais faire semblant d’être partie intégrante de cette chorégraphie. C’était dans des moments comme celui-là que, université mise à part, me revenait à l’esprit que mon milieu naturel, c’était la rue. Pas les salons.

Mais le boulot, c’est le boulot. Tout ne peut pas être toujours plaisant, le Piémontais en tête. Lui et sa cravate impossible qui jurait avec la couleur de son costume. Mais en ayant fréquenté les Sambin, j’avais appris à supporter bien pire. Et puis, ça n’allait pas durer trop longtemps : entre les plats, avant les desserts, on aurait fixé les produits, les quantités, les prix.

Le Piémontais avait tout de suite essayé de me baiser sur la gelée royale.

— Maintenant y a plus que les Chinois qui en font. En Italie, y en a plus et c’est moi qui ai les bons contacts.

Mais j’avais tenu bon et j’avais eu le dernier mot.

Je m’étais rencardé sur le personnage et savais qu’il était toujours pressé de vider les stocks. Par le passé, il avait eu des ennuis avec la police financière et il devait faire vraiment gaffe à ce qu’on ne trouve pas sa marchandise. Le Piémontais s’était goinfré, tout en commentant la beauté de certaines soubrettes de la RAI et en se vantant d’avoir des connaissances en haut lieu. Moi, par contre, j’avais minimisé les risques en m’en tenant à un régime de sécurité, choisissant les plats les moins frelatés possible. Même si le restaurant avait une excellente réputation et qu’il était recommandé dans les guides, l’angoisse ne me quitta pas. Et la nervosité grandit quand je commandai une bouteille d’eau minérale. Non seulement ils n’avaient pas celle que je préférais mais en plus, au lieu d’une bouteille bien fermée, arriva une carafe dégoulinante de provenance douteuse. Je remplis mon verre et le sentis. Aucune trace de chlore. Mais dès la première gorgée je m’aperçus de la mauvaise qualité de l’eau et de sa lourdeur particulière. Je jurai entre les dents. Le goût était ferrugineux. Mais c’était pas le plus grave.

Le problème, avec la bouffe, c’est que c’est jamais une question de goût mais d’aliments de base. Si je ne fourre pas mon nez en cuisine, comment je peux savoir quel type d’huile, de beurre, d’épices, d’eau, on utilise ? Et puis même le goût, ça ne veut plus dire grand-chose maintenant. Parfum et substance, c’est pas la même chose. Vous pouvez me croire.

Les Français produisent depuis longtemps des sprays d’“extraits naturels” à utiliser dans les restos au moment de sortir un plat de la cuisine. Un beau plateau de tagliatelles aux champignons de très mauvaise qualité est vaporisé d’extraits de cèpes sauvages et le nez du client en est plus que satisfait. J’en avais fait l’essai personnellement au Salon international de l’alimentation de Paris. Évidemment l’arôme que je vendais le plus aux chefs, c’était celui de la truffe blanche d’Alba, la plus prestigieuse, qui n’est rien d’autre que de l’hydrocarbure, le bisméthyltiométhane, qu’on mélange au beurre fondu et qu’on verse sur des pâtes aux œufs toutes chaudes.

Au moment du café, après avoir lu le nom de l’entreprise sur la tasse, je déconseillai au Piémontais de le boire. C’était une marque que je vendais et je savais que ce café était trafiqué avec des déchets de chicorée, de petits pois et des grains torréfiés déclassés.

— Mais si vous faites attention à chaque détail, vous ne vivez plus, avait dit mon invité.

— C’est exactement le contraire, j’avais répliqué. En faisant ça, j’augmente mon espérance de vie.

Il n’était pas d’accord et avait tenté de m’entraîner dans une discussion aux vagues contours philosophiques. En réalité, il n’avait qu’une envie, se mesurer avec moi pour voir qui était le meilleur pour couillonner les clients. J’évitai le piège en lui faisant croire que je n’étais pas à la hauteur. C’était mieux, c’est toujours mieux de faire croire à son concurrent qu’il est meilleur. Je retournai à l’hôtel, peu avant l’arrivée de Mariuccia.

En attendant qu’elle frappe à la porte, je me creusais la cervelle pour essayer de comprendre ce qu’elle avait à me demander. J’espérais qu’elle ne voulait pas entrer en contact avec ma sœur, ç’aurait été compliqué et même fâcheux vu que j’étais fils unique. Ç’avait peut-être été risqué de lui donner ce rencard et Mariuccia pouvait se révéler être une sacrée casse-burnes. Mais elle était belle. Plus belle que ma Bianca. Et moi, j’ai toujours aimé les gonzesses.

Lorsque j’ouvris la porte et que j’examinai sa tenue et son maquillage, je sentis un parfum irrésistible. Frais et doux. Mon premier instinct aurait été de lui lécher le cou avant de la mordre. Mais je ne bronchai pas. Le second fut de la passer aux rayons X.

Un défaut, un seul, et ça m’aurait coupé toutes mes ardeurs. De gros doigts boudinés et gras, ou un ongle noir. Un orteil avec la trace d’un cor mal extirpé, une ligne de poils sur les joues. Une dent jaunie. Rien. Plus je la regardais et plus je me rendais compte que Mariuccia était parfaite dans ses imperfections naturelles qui la rendaient unique. Peut-être qu’elle avait le nez légèrement prononcé, la lèvre inférieure plus charnue que la supérieure, un premier signe timide de rides sous l’œil gauche, mais tout avait une harmonie. Et ce qui n’était pas parfait était soigné. Mes yeux la passaient et repassaient au scanner. J’essayai même de trouver une imperfection à son tailleur blanc qui faisait ressortir son bronzage. Un bouton décousu et ç’aurait été sa défaite. Rien. Je matais ses sandales : ses pieds semblaient sculptés. Un seul signe de négligence et ç’aurait été terminé. Mais rien. Elle était aussi maniaque que moi.

Mariuccia Sinis entra en se déhanchant et m’embrassa sur la joue trop près de la bouche pour que je puisse douter un seul instant de ses intentions. Mon corps répondait au quart de tour mais mon cerveau me suggérait de vérifier encore tous les détails. Je n’étais pas dans la position de me lancer dans des aventures sans filet. Je ne voulais en aucune façon mettre en danger mon monde parfait. Je lui offris une bouteille de cognac du minibar.

— Tu es particulièrement belle ce soir, Mariuccia Sinis.

Elle fit mine de tomber des nues.

— Je suis comme d’habitude.

Elle s’était pomponnée pour faire tomber n’importe quel mâle à ses pieds, mais elle était nerveuse. Et anxieuse. Ce que révélait son visage tiré et un léger tic à l’oreille droite. Je lui pris la main comme un gentleman d’un autre temps.

— Qu’est-ce qui va pas ? demandai-je dans un murmure.

La tension prit le dessus et son maquillage léger fut noyé de larmes. Je la laissai s’épancher, me contentant de lui tenir la main et de mater une poitrine que sa petite veste laissait amplement découverte. Une seule vergeture aurait suffi à me stopper.

— Je sais pas comment te le dire, marmonna-t-elle entre ses pleurs.

Je continuai à garder un silence patient. Après quelques minutes, elle se calma, s’excusa, prit son sac et alla dans la salle de bains comme le prévoit ce type de scène. Lorsqu’elle revint, elle était à nouveau maquillée mais de façon encore plus légère. J’ouvris deux autres mignonnettes et préparai deux gins tonie. Avec calme, beaucoup de calme, afin de trouver la sérénité dont j’avais besoin pour gérer la situation dans laquelle je m’étais fourré avec trop d’inconscience.

— J’ai décidé d’avoir un enfant coûte que coûte, annonça-t-elle.

— C’est ton droit, répliquai-je d’un ton convaincu.

— De toi.

Le gin tonie passa de travers.

— De moi ?

— T’es le seul qui puisse m’aider.

— Hors de question, coupai-je court, maudissant le jour où je l’avais rencontrée et où j’avais eu envie de m’amuser un peu.

Et merde, me dis-je, et merde pour la soirée chez Bobo Nobile, et pour l’autre flingueur de Tatano Rais, pour ses invités et pour mon taux d’alcool trop élevé. Et merde pour ma propension à faire le con. Parce que pendant que j’y étais, quitte à faire l’andouille, il aurait mieux valu que je me lève une des filles de la danse du ventre et que je me mette pas à jouer les consolateurs de cœurs brisés avec cette folle qui était devant moi. Et merde pour mon cerveau qui continuait à me dire de bien vérifier si chez cette femme il n’y avait pas de défauts cachés. C’était pas à l’enveloppe que je devais faire attention mais au contenu. Pas à sa robe, pas à son corps, mais à son cerveau malade et frelaté. Le voilà, le détail foireux qui manquait à l’appel. Un enfant de moi ? Mais bordel de nom de Dieu de merde, j’en avais pas eu assez avec Sabrina Sambin ? Il fallait que je me tape un bis ?

Mariuccia me saisit les poignets.

— Écoute, s’il te plaît… tu connais déjà mon problème grâce à ta sœur. C’est toi qui m’as mis cette idée en tête. Je peux pas quitter Carlo Alberto, mais je veux pas non plus renoncer à être mère. Aide-moi…

— Mais on se connaît à peine, lançai-je histoire de dire quelque chose, essayant de me libérer.

— Justement. Personne ne se doutera de rien.

— Et si je suis stérile moi aussi ?

C’est le premier truc qui me passa par la tête tandis qu’elle continuait à me planter ses ongles dans les poignets qu’elle serrait à les rendre bleus.

— Je peux pas croire que la guigne me poursuive à ce point, lança-t-elle avec irritation.

Une dingue, devant moi j’avais une dingue.

— T’es un beau mec, Gigi. Ma fille sera très belle.

— Ma fille ?

Elle sourit, radieuse.

— Je veux une fille.

Ce fut à cet instant-là que je parvins finalement à me libérer de son emprise. Je lui tournai le dos d’un bond pour prendre ma respiration, me masser les poignets blessés par ses ongles et remettre de l’ordre dans mes pensées.

Je vais la foutre dehors d’ici à grands coups de pied au cul. De toute façon j’ai rien à perdre ni rien à craindre, pensai-je rapidement. Et si cette conne ouvre sa gueule avec Bianca, y aura pas de conséquences. Je sais traiter des situations pires. Et cette fois, peut-être pour la première fois, j’ai même la certitude d’avoir ma conscience pour moi. Donc, raisonnai-je en vitesse, je vais me retourner, je l’attrape par son grand cou et je la vire de ma chambre. Et si elle fait de la résistance, je lui colle deux baffes.

J’étais prêt. Déterminé. Et énervé ce qu’il fallait. Je me retournai, bien décidé à mettre fin à ce très mauvais scénar.

Mariuccia était à plat ventre sur le lit. Si elle avait eu une queue, elle l’aurait remuée comme une petite chienne. Sur elle, elle n’avait plus que la veste de son tailleur d’où sortait un sein. Plus rien d’autre ne la couvrait.

— Prends-moi par-derrière et à fond, Gigi Vianello.

Et toutes mes bonnes intentions commencèrent à se dissiper.

Je réussis encore pendant quelques secondes à réfléchir à cette histoire. Le danger que la chose vienne à se savoir était limité ; elle aussi, elle avait trop à perdre.

— Allez, Gigi Vianello…

Avec une dernière lueur de lucidité, mais avec beaucoup de sérieux, je me demandai ce que pouvait vouloir dire concevoir un enfant avec une femme et s’en désintéresser complètement pour le reste de sa vie.

“Que dalle”, je me répondis, en défaisant la ceinture de mon pantalon.

Et toutes mes bonnes intentions prirent le chemin du cimetière.

Ce fut une sacrée nuit. Difficile de comprendre si je plaisais à Mariuccia ou si elle ne s’était montrée aussi passionnée que pour la cause. Il n’empêche que ça en avait valu la peine. Et vu que c’est rare qu’une femme tombe enceinte au premier rapport, je savourais d’avance d’autres belles batailles sous les draps. C’était fin septembre. Mariuccia réapparut mi-octobre.

— C’est le bon moment, annonça-t-elle.

En décembre, elle devint anxieuse, moins passionnée et intéressée seulement par mon éjaculation. Je dus faire une petite mise au point :

— Me traite pas comme un taureau de monte. Encore une fois sans préliminaires et, ta gamine, tu la fais avec un autre.

La menace fit son effet, même si elle prit l’habitude de lancer à voix haute, les lèvres collées à mon pavillon auriculaire, des encouragements dignes des courses cyclistes.

— Allez, Gigi Vianello…

— Vas-y, Gigi Vianello…

— À fond, Gigi Vianello… Allez !

Je commençai à perdre tout désir. Encore un peu et je lui aurais demandé de passer à l’insémination artificielle. Ce qu’elle avait écarté dès le départ comme si c’était une solution démoniaque. Même le prêtre qu’elle s’était mise à fréquenter sur mes conseils pour se préparer à la pantomime qui allait suivre, le lui avait dit.

“Le Seigneur donne, le Seigneur reprend. Et la nature ne peut être déviée par la main de l’homme”, avait tonné le jeune don Efisio Piras du haut de l’estrade autour de laquelle il rassemblait ses fidèles à la fin de la semaine comme un concert rock. Des abrutis de toute race et de tout âge, mais surtout des jeunes déçus par les paradis artificiels et en quête d’un paradis éternel. Las des ecstas et de la coke, de cul effréné et de consommation frénétique, ils avaient redécouvert une vieille formule : la foi est la meilleure des drogues. Et don Piras, en pimentant ses sermons de quelques notes de sax (dans le passé, il avait été aussi un très mauvais jazzman), promettait à tous des miracles sur terre et une place dans les suites les plus élevées de l’au-delà. Il les faisait chanter à tue-tête, danser et taper des mains, se balancer pendant des heures. Bien sûr, ils faisaient une crise de tétanie et certains tombaient comme des poires pourries et se mettaient à trembler et à gigoter dans la poussière comme des chats aux reins brisés par une voiture folle. Et la chorégraphie en tirait avantage, l’hallucination collective prenait corps de même que la conviction que don Piras avait quelque chose de magique, de surnaturel. J’en ai vu tellement des charlatans de ce genre en Vénétie. Sauf que là-bas ils se faisaient payer à prix d’or, du billet d’entrée sous la tente de la prière (ordinairement récupérée pour deux sous à un cirque en faillite) aux amulettes à emporter chez soi. Don Piras non, lui, il ne demandait pas un euro. Il travaillait pour la gloire. Pas la sienne, celle du Seigneur. Bref, il y croyait dur comme fer et était prêt à toutes les petites combines pour garder sous la bannière de l’Église des gens prêts à finir entre les mains de diverses sectes. Dommage qu’à l’archevêché, on n’ait pas encore pigé ça. Au contraire.

Mais que l’évêque lui ait interdit de continuer ses rassemblements n’avait fait qu’accroître sa réputation. Désormais c’était un Rédempteur avec toutes les qualités requises : jeune, presque beau, émacié comme un Christ sur la croix, et surtout mis à l’index.

“Le Seigneur donne, le Seigneur reprend”, hurlait-il du haut de son estrade qu’habituellement il faisait monter aux abords de la plage de Giorgino, juste à la sortie de la ville, là où il y a une petite crique entre le port canal et une vieille pompe de drainage.

“Le Seigneur donne, le Seigneur reprend.” Et moi, évidemment, pour Mariuccia je faisais partie de la liste de ce que le Tout-Puissant pouvait concéder à une pauvre pécheresse comme elle.

Elle tomba enceinte à la fin du mois de février. Elle m’annonça la nouvelle alors que je me trouvais à Modène à la recherche d’un nouveau fournisseur de jambons.

— Je garderai notre secret au plus profond de mon cœur meurtri, dit-elle d’une voix étranglée par l’émotion.

— Je te souhaite tout le bonheur du monde.

— Gigi…

— Oui ?

— Merci, murmura-t-elle avant de raccrocher.

Si ç’avait été un film, si ç’avait été une scène de film, c’est là que serait partie la bande-son pour fermer la séquence. Une simple ballade qu’on siffle. Peut-être Walk on the Wild Side de Lou Reed, qui a eu une belle notoriété quand il faisait produire ce genre de chansons par David Bowie. Mais ce n’était pas un film et il n’y eut aucune musique.

J’étais satisfait. Mariuccia allait débarrasser le plancher pour toujours. J’en avais marre de coucher avec elle, elle ne parlait que de conception et devenait franchement chiante.

Je classai l’affaire illico. Celle des jambons était beaucoup plus sérieuse. Et urgente. Mon fournisseur habituel avait été arrêté pour une sale histoire de chantage avec son lot d’homicides et moi, j’étais resté le bec dans l’eau. Le business du jambon cru estampillé d’origine contrôlée est un des plus juteux. La combine, c’est d’importer de l’Est des jambons de très mauvaise qualité ou de s’approvisionner de déchets nationaux, de procéder au démarquage, c’est-à-dire à l’effacement de la marque, et d’apposer celle de jambon de Parme ou d’autres zones certifiées. Mes hommes les plaçaient sur le marché avec une grande facilité. Les clients les mettaient en vitrine avec les autres achetés légalement et les revendaient au prix fort.

— Mais comment les gens font pour ne pas s’apercevoir de la différence de qualité ? m’avaient demandé une fois Sorrentino et Floris les premiers temps de notre collaboration.

— C’est simple, avais-je répondu, content de lancer pour une fois des perles de sagesse. Le système moderne a changé le goût des gens en imposant un régime alimentaire de bas de gamme. Celui qui veut manger de la bonne bouffe saine ne doit pas seulement dépenser mais aussi apprendre ce que c’est que la qualité. Voilà pourquoi les effectifs de ces associations qui s’occupent d’œnogastronomie ne font qu’augmenter. Mais y’a pas à s’en faire, c’est que des gens friqués. Nos clients à nous n’ont qu’un problème : se remplir la panse avec le plus grand nombre de produits. Au pire, ils se plaignent que le jambon est trop salé.

Ils m’avaient regardé avec admiration. Un professionnel du secteur ne devait pas se borner à s’occuper de marchandises et de clients, il devait être en mesure d’élaborer une théorie. Voilà pourquoi j’étais le chef.

Ce système s’appelle : échelle alimentaire. Le gros poisson mange le petit poisson. Et si tu ne veux pas être dévoré, tu fais le poisson-pilote. Comme Floris et Sorrentino.

Je m’étais senti en veine de générosité et avais continué la leçon :

— Vous savez quel est le symptôme de masse qui prouve que désormais les gens bouffent de la merde ?

Ils avaient fait non de la tête.

— La mauvaise haleine.

— La mauvaise haleine ? avait répété Floris avec perplexité.

— Oui, l’haleine mauvaise, lourde, fétide, avais-je expliqué avec patience. Vous avez pas remarqué que tout le monde mâchouille tout le temps des bonbons et des chewing-gums, sans sucre bien sûr, spécialement étudiés pour éliminer la mauvaise haleine ? C’est un business de dizaines de millions d’euros. Y’a pas un sac ou une poche de veste sans un paquet de bonbons à la menthe ou à la réglisse, fruit des recherches de labos d’avant-garde. Que des trucs chimiques, évidemment.

Sorrentino avait cessé tout à coup de ruminer le chewing-gum américain qu’il avait dans la bouche depuis le début de notre conversation. Floris et moi, on avait éclaté de rire et Peppino lui avait donné une tape affectueuse sur l’épaule.

Ce jour-là, je rencontrai deux représentants de coopératives qui travaillaient officiellement le jambon pour le compte de grandes entreprises. Les ouvriers étaient presque exclusivement des immigrés qui bossaient à des cadences que les Italiens ne savaient plus tenir. À la fin, je me mis d’accord avec celui qui m’avait fait le prix le plus bas. Il importait des jambons de Roumanie avec de fausses certifications sanitaires mais, avait souligné plusieurs fois le gars, fallait pas s’en faire : la salaison suffisait à exterminer germes et bactéries. Ce n’était pas vrai, mais le jambon cru s’achète par cent grammes et à la fin on n’en mange que deux ou trois tranches. Et peut-être même avec une belle mozzarella de bufflonne que, moi, j’importais des environs de Caserte. Mon producteur attitré, qui était aussi éleveur, utilisait une spécialité médicinale coréenne à base de somatropine pour booster la production de lait. En Italie, l’utilisation en était interdite parce qu’on la considérait comme un accélérateur de la réplication des cellules cancéreuses. Mais je n’avais pas demandé davantage d’explications à M. Esposito. Il était notoirement lié à la Camorra et ça n’avait aucun de sens de le déranger pour des conneries pareilles.

Tandis que mes jambons et mes mozzarellas envahissaient le marché, la nouvelle que Mariuccia était enceinte fit le tour de la ville. C’est Bianca qui m’en parla un soir au dîner. Elles avaient une amie commune, Rita Quattrini, une aguicheuse, correspondante sarde de plusieurs hebdos féminins. Mais vu qu’elle avait beaucoup de temps libre et pas grand-chose à écrire, sauf pendant la période estivale quand ils l’expédiaient sur la Costa Smeralda pour raconter les conneries habituelles, elle disposait de pas mal d’heures pour glander dans les principaux cafés de la ville et pêcher et diffuser des potins. On était en mars et Rita Quattrini, petits yeux gris pointés vers le bas, n’avait pas grand-chose à envoyer à ses revues mais beaucoup à raconter dans les divers apéros du soir. La nouvelle fit mouche sur le public féminin et laissa indifférent le public masculin. Les mecs savaient que la femme de Carlo Alberto Pedevillas n’avait jamais été dans la course. Et que malgré son charme, ça ne valait pas la peine d’y penser. Le plantage était garanti. Donc la nouveauté n’était pas vraiment une nouveauté : déjà qu’elle n’était pas accessible, elle le serait encore moins maintenant, enceinte et avec une propension galopante à ne croire qu’en un seul homme et un seul Dieu. Parce que le fait qu’elle fréquente les rassemblements de don Piras n’avait pas échappé à Rita Quattrini, la gazette des potins citadins.

— Ça doit être le Saint-Esprit qui l’a sautée, dit-elle au comptoir de Chez Momò, en glissant avec dextérité dans sa bouche une timbale aux cèpes.

— Ne blasphème pas, soufflai-je en regardant autour de moi.

La journaliste s’octroya une pause, juste une petite gorgée de champagne, puis elle poursuivit tout en faisant semblant de ne pas m’avoir entendu.

— Pauvre fille, elle n’y arrivait pas, à être enceinte, et elle avait tout essayé, mais seule la foi, à la fin, a résolu son problème. Elle est entrée dans je ne sais quel groupe de fidèles et à force de prières son désir d’être mère a été exaucé. Moi, je dis qu’elle s’est enfin relaxée, adieu le stress et bonjour le mioche.

— Un miracle, commentai-je distraitement en feignant un intérêt des plus tièdes.

Bianca balaya l’air d’un geste de la main.

— Un miracle… tu parles. Elle a dû se tourner vers saint Lucifer qui l’a aidée un tout petit peu. Il l’a quand même pas guérie d’une grosse maladie.

— Saint Lucifer ? dis-je à moitié surpris, à moitié amusé. Depuis quand un diable est devenu un saint ?

— Idiot, ça se voit que tu viens de Vénétie, fit Rita la bouche serrée, mais elle ne parvint pas à dissimuler le petit bout de persil qui était resté coincé entre son incisive et sa canine droite. Lucifer était un évêque de Cagliari, qui a vécu au IVe siècle après J.C. Il a été envoyé par le pape à la cour de l’empereur Constance II qui avait embrassé la doctrine d’Arius. Sa mission était de le ramener à l’orthodoxie catholique. Mais il s’y est cassé le nez. Il a été envoyé en exil et c’est seulement à l’avènement de l’empereur suivant qu’on l’a réhabilité. Après avoir été fait évêque, on dit qu’il est devenu très sévère et très dur avec ses collègues qui avaient épousé sans trop de scrupules l’arianisme pour faire plaisir à l’empereur.

Je la regardai bouche bée. Je pensais qu’elle ne s’intéressait qu’aux danses au bord des piscines et aux défilés sous les étoiles.

— On ne connaît pas exactement le lieu de sépulture de cet évêque devenu saint, même si on pense l’avoir localisé dans la première église souterraine qui a été découverte lors des fouilles pour rechercher les corps des saints martyrs cagliaritains dans la zone autour de la basilique de San Saturnino, là, à quelques pas de ton beau petit resto. Et ne me demande pas comment je sais tout ça, parce que avant de finir par faire la correspondante minable pour des revues de mode, je pensais à une autre carrière avec ma maîtrise de lettres classiques, mon petit Gigi Vianello aux yeux bleu-vert.

Et elle me regarda avec un air de défi, sans doute pour me rappeler le nombre de fois où j’avais évité son regard. Le nombre de fois où je l’avais snobée. Mais elle était trop “proche” de Bianca pour risquer ne serait-ce qu’un jeu de regards. Et je ne l’avais jamais mise sur les rangs, même pas parmi les roues de secours.

Bianca ne remarqua rien, ou ne voulut rien remarquer. Elle était perdue dans d’autres pensées et revint au sujet principal :

— Savoir si moi aussi j’ai pas des problèmes pour avoir des enfants, se demanda-t-elle. Faudrait peut-être que j’aille consulter.

— C’est vrai. Ça fait un moment que tu n’es pas allée chez le gynéco, me dépêchai-je de souligner pour éviter de paraître totalement réfractaire au sujet.

En réalité, j’étais très attentif à Bianca. Elle prenait la pilule et il pouvait toujours lui venir en tête d’oublier de la prendre régulièrement. Un enfant officiel aurait été une catastrophe pour mes futurs projets.

— Moi aussi, il faudrait que j’y aille, dit Rita Quattrini.

— Chez toi aussi l’horloge biologique s’est déclenchée ?

Bianca s’illumina et moi je m’éteignis. “Elles se disent toujours les mêmes conneries”, pensai-je. Cette histoire d’horloge biologique, c’était la centième fois que je l’entendais.

— Non, non, pas du tout, se dépêcha de répondre la journaliste, sauf que ça fait quelques jours que j’ai des nausées, que je suis fatiguée, que j’ai la migraine, et puis… pardon si je te le dis, mais j’ai une de ces courantes. Un truc incroyable.

— Intoxication… essayai-je de lui suggérer.

— Non, non, un de mes amis m’a répété que son médecin lui a dit que la moitié de la ville est dans mon état. Il paraît que c’est un virus. Cette année, la grippe commence comme ça…

Je ne voulus pas la contredire. Je ne tentai même pas de répliquer. Mais c’étaient les symptômes évidents d’une intoxication alimentaire, et le fait que la moitié de la ville en souffrait, prouvait une nouvelle fois que les gens ingurgitaient de la merde depuis trop longtemps.

“Peut-être. Mais fais attention à ce que tu manges”, j’aurais pu lui dire, mais je la fermai.

Le mois suivant, Peppino Floris me proposa un très bon investissement. Un entrepreneur du bâtiment à deux doigts de la faillite était en train de terminer un petit immeuble juste à la sortie de Cagliari, dans une zone en pleine expansion. J’achetai les huit appartements en comptant les revendre avant la fin de l’année. En ville, les prix avaient explosé et les jeunes couples pouvaient toujours courir avant de s’offrir un trois-pièces dans le centre. Ils devraient faire des emprunts que finiraient de payer, peut-être, leurs arrière-petits-enfants, ou bien espérer un coup de bol au super tirage du loto. Les apparts dans les communes de banlieue étaient le produit idéal pour eux. Ils restaient chers, mais par rapport aux prix de la ville, ça faisait paraître au moins acceptable l’entreprise de fonder une famille. Peu importe si les murs c’était du carton et si, au premier, on entendait haut et clair le bruit de la chasse d’eau du quatrième étage comme s’il arrivait du chiotte d’à côté.

J’invitai Peppino à fêter ça dans mon resto et, dès qu’il s’assit, je lui passai sous la table l’enveloppe avec son pourcentage. Gaetano Sorrentino se joignit à nous. Ils étaient élégants, comme d’hab. Parfaits dans leur esthétique d’hommes d’affaires habiles et consciencieux. Le printemps était maintenant aux portes et la chaleur commençait à se faire étouffante, comme ça arrive toujours dans cette partie de l’île à deux pas de l’Afrique et qui hérite de l’Afrique les vents chargés de nuages d’eau chaude et de sable du désert.

— Ta fiancée m’a pas salué, se plaignit Peppino en secouant frénétiquement son bras gauche, essayant de repositionner sur son poignet sa montre qui avait glissé dans le creux de sa main.

Son tic nerveux à lui. Peppino était de ceux qui tiennent de manière exagérée à l’étiquette, mais pour une fois il avait ses raisons.

Bianca était de très mauvaise humeur, on venait juste de s’engueuler dans les cuisines, devant les cuistots. Pendant mon inspection habituelle, je m’étais aperçu qu’elle avait changé de marque d’huile extra-vierge et je l’avais méchamment engueulée.

— T’avise plus de me faire des scènes devant les employés, avait-elle grogné avant de sortir fumer une clope.

Je l’avais rejointe.

— T’as raison, je te demande pardon, lui avais-je dit sur un ton plus calme. Mais tu dois pas changer de fournisseur sans ma permission.

Elle avait jeté son mégot par terre et l’avait écrasé avec son talon.

— Les fournisseurs, c’est mon affaire. J’ai changé d’huile parce qu’elle était trop chère. Ça n’a pas de sens de s’en servir pour ce qu’on fait frire ou rissoler, il ne faut l’utiliser que pour assaisonner à cru.

— Demain je veux revoir en cuisine l’huile habituelle, avais-je ordonné.

Elle m’avait fixé avec colère.

— Là, je t’enverrais bien te faire foutre, mais je ne peux pas perdre le resto une deuxième fois.

Je n’avais pas répliqué pour ne pas aggraver la situation. Il fallait que je sois plus attentif dans mes rapports avec Bianca. Moi non plus je ne pouvais pas me permettre de la perdre. Et puis, quand elle se mettait en rogne, ça ne lui passait pas facilement. Des jours difficiles m’attendaient.

La discussion avait gâché la fête. Même le champagne à deux cents euros la bouteille n’arrivait pas à me rasséréner. Mon portable sonna. Numéro privé.

— Oui ?

— Qui c’est ? demanda une voix d’homme sur un ton dur.

— Toi, qui t’es ? répliquai-je, agacé.

— Putain, c’est qui, Gigi ? demanda Peppino, alarmé.

— Tu t’appelles Gigi, dit l’homme. Gigi comment ?

J’en eus marre de ce petit jeu et raccrochai.

— Un malade qui avait envie de plaisanter, expliquai-je à mes potes.

Mais ce n’était pas une plaisanterie, et je le compris en fin d’après-midi. Mariuccia s’était manifestée de nouveau et m’avait demandé un rendez-vous urgent. La grossesse n’était pas encore évidente mais elle avait le visage lourdement marqué par la tension et ses yeux verts rougis par les pleurs, comme des grains de raisin trop mûr. Ce qu’elle pouvait chialer, cette pauvre fille.

— Carlo Alberto ne croit pas à l’histoire de l’intervention divine, éclata-t-elle sur un ton hystérique. Il dit que le spécialiste a exclu qu’il puisse être le père et qu’il me coincera avec l’examen ADN tout de suite après l’accouchement. Il me torture en me posant toujours la même question. Il veut savoir qui m’a mise enceinte. Il a fouillé dans mes affaires, m’a arraché mon portable des mains et a recopié tous les numéros. Il est devenu fou.

— Mon numéro était dans le répertoire ?

Elle hocha la tête.

— Non, mais il a pu le trouver dans la liste des appels.

— Je t’avais dit d’effacer toute trace, grognai-je. Ton mec m’a appelé aujourd’hui, il voulait connaître mon nom, pauvre conne.

Mariuccia se couvrit le visage des mains.

— Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ! Carlo va me jeter dehors et je vais me retrouver toute seule avec une fille sur les bras. Et toute la ville va me traiter comme une traînée. Mon Dieu, pourquoi je t’ai écouté, tu as bousillé ma vie ! Peut-être que si j’avoue tout, Carlo Alberto me pardonnera. Je viens d’une famille pauvre et je ne sais rien faire, je n’ai pas envie de finir boniche. Si je me retrouve dans la merde, il faudra que tu prennes tes responsabilités, tu es le père… tu reconnaîtras la petite et tu t’occuperas de moi. Tu quitteras Bianca et tu m’épouseras… mais qu’est-ce que je raconte, je n’ai pas envie d’être avec toi, c’est Carlo que je veux…

— Avorte, pauvre conne. Tu vois pas que c’est la seule solution raisonnable ? hurlai-je pour interrompre ce fleuve de conneries en crue.

Elle chercha à me frapper mais je lui saisis les poignets à temps.

— Je ne tuerai pas mon enfant, t’as compris ? Jésus ne me le pardonnerait jamais ! Jamais ! Jamais !

Elle fondit en larmes. On se trouvait sur un parking désert du côté d’une plage le long de la route de Villasimius ; dans n’importe quel autre lieu fréquenté, on ne serait pas passés inaperçus.

Je lui mis mon mouchoir dans la main. Le problème était de taille et il fallait trouver vite fait une échappatoire. Avant tout, il fallait calmer Mariuccia qui était une mine flottante prête à exploser et à détruire tout ce que j’avais difficilement construit. Je lui pris la main.

— Excuse-moi, je ne pensais pas ce que j’ai dit, vraiment, mentis-je. Tu verras qu’on va trouver une solution, mais faut que t’arrives à te contrôler, que tu tiennes bon jusqu’à l’accouchement, et puis, face à la naissance de la petite, Carlo Alberto arrêtera de se poser des questions et se persuadera qu’il est le père. C’est aussi dans son intérêt d’accepter la situation, passer pour un cocu, ça ne fait plaisir à personne.

— Tu le connais pas ! cria Mariuccia. Carlo Alberto est capable de tout, et plus rien ni personne ne pourra l’arrêter.

Je lui saisis le visage et l’obligeai à me regarder dans les yeux.

— T’as pas le choix, murmurai-je d’un ton ferme. Tu dois trouver une solution sinon ton Carlo va te virer à coups de pied dans le cul et tu vas te retrouver toute seule, parce que s’il y a une chose que tu dois piger, c’est que j’ai pas la moindre intention d’être impliqué dans cette histoire. Et c’est la dernière fois que je veux en entendre parler.

Je remontai dans la voiture et m’en allai avec la certitude que mon discours ne suffirait pas à effacer Mariuccia de ma vie. Au bout de quelques kilomètres, j’appelai Sorrentino.

— Gaetano, faut que tu me rendes un service. J’ai besoin d’infos sur un certain Carlo Alberto Pedevillas, un bijoutier.

— Quel genre d’infos ?

— Tout ce qu’il faut savoir. Sers-toi aussi de tes contacts dans la police financière.

— Cette requête a quelque chose à voir avec notre activité ?

— Non, c’est personnel.

— Alors, c’est bien un service que tu me demandes.

— Ça te pose un problème ? demandai-je d’un ton dur.

— Non, mais je voulais que ce soit clair.

— Je te revaudrai ça, Gaetano, dis-je en articulant bien pour que le message passe.

Sorrentino prit son temps. Il me rapporta ce qu’il avait appris sur l’homme de Mariuccia à la fin d’une réunion que j’avais demandée à mes associés pour discuter d’une nouvelle affaire. Jusque-là, on n’avait placé que des produits comestibles, mais un de mes contacts français m’avait proposé une nouvelle marchandise. Un détergent multi-usage avec une concentration de formaldéhyde sensiblement supérieure aux limites imposées par l’Organisation mondiale de la santé, qui avait été retiré du commerce en France, en Belgique et en Hollande. Et deux désodorisants pour la maison qui en plus du formaldéhyde contenaient aussi du benzène.

Peppino haussa les épaules :

— Moi, ça me va. Mes clients en prennent deux cents boîtes, ils y foutent dessus une belle pancarte “Promo de la semaine” et en quelques jours la came disparaît.

Je regardai Gaetano.

— Pour moi non plus, y’a pas de problème. Je le refourgue sans difficulté.

— Plutôt, intervint Peppino, quand est-ce qu’arrivent les livraisons de piment et de pistaches ? Mes clients se plaignent du retard.

— Pour les pistaches, pas de souci, expliquai-je. Dans les prochains jours va arriver un lot de pistaches iraniennes que j’ai récupéré au Portugal, où elles ont été retirées du marché à cause des insecticides. Et j’ai dû les faire reconditionner.

— Ces putains d’iraniens, faut toujours qu’ils exagèrent. Ils apprendront jamais, commenta Peppino.

— En ce qui concerne le piment, y’a pas mal de problèmes, continuai-je. Le fournisseur habituel est bloqué parce qu’on a retrouvé sa camelote bourrée de colorant cancérigène, le rouge Sudan I, et depuis que l’affaire a fini dans les journaux, pas moyen de contourner l’obstacle.

— Donc ? insista Peppino.

— Donc j’en cherche un autre, répondis-je énervé. Jusqu’à maintenant on m’a proposé de la came à des prix trop élevés.

Peppino Floris se plaignit pendant quelques minutes et fit tourner sur son poignet le bracelet de sa montre trop large pour son poignet trop fin.

— Faut que j’aille encaisser des clients.

Et il partit.

— Alors, qu’est-ce t’as à me dire sur ce Pedevillas ? demandai-je à Gaetano.

Sorrentino pinça les lèvres, l’iris de ses yeux devint encore plus sombre et plus grand.

— Il est propre, à ce que m’ont dit mes amis de la police financière, commença-t-il à raconter. Il a une bijouterie qui ramasse des pelletées de fric mais mes contacts sont convaincus que c’est un usurier. Il paraît qu’il a des gros bras de Sant’Elia pour faire rentrer les versements des retardataires.

— Un truand, commentai-je.

— Non. Il est connu et respecté. Milieu social élevé, il a un tas de relations. Y compris en politique. Il est du même parti que moi, il veut se présenter aux prochaines élections municipales pour être adjoint au Commerce.

Gaetano remarqua mon air préoccupé.

— Gigi, je te le demande du fond du cœur, t’es sûr que le boulot a rien à voir avec les emmerdes que t’as avec Pedevillas ?

— Combien de fois faut que je te le dise ? grognai-je. Et c’est pas moi qui ai des emmerdes mais un copain.

Sur le visage de Gaetano apparut un sourire.

— Bon, parce que c’est un des nôtres et que j’ai pas envie de me retrouver le cul entre deux chaises.

— Gaetano, moi aussi je vote comme toi, tu le sais.

— Ça te dérange si en échange je te demande un service tout de suite ?

— Bien sûr que non. T’as besoin de quoi ?

— De ton cuistot, dit-il. Évidemment pendant son jour de repos. Mes beaux-parents fêtent leurs noces d’argent et je pensais faire une petite fête en leur honneur, et tu sais à quel point ma femme est nulle en cuisine.

Je fis deux-trois calculs rapides. Rendre la pareille allait me coûter six cents euros. Ça restait quand même une bonne affaire.

— D’accord, je lui en parle.

Après avoir salué mon associé, je décidai d’aller faire un tour et me dirigeai vers la bijouterie de Carlo Alberto Pedevillas. Je voulais le voir en face pour me faire une idée. Les infos de Gaetano étaient loin d’être rassurantes. Quelqu’un qui donnait dans l’usure, avec toutes ces sales gueules à sa botte venant d’un des quartiers les plus misérables de la ville, c’était forcément dangereux. Il pouvait faire chier sérieusement et moi, ça faisait un bail que j’avais arrêté de me comporter comme une racaille pour résoudre certains conflits. Mais c’était vrai aussi que quelqu’un qui a une activité illégale n’a aucun intérêt à se foutre dans la merde. Tout dépendait du caractère. C’est justement pour ça que je voulais le voir. J’étais pas mauvais pour comprendre les gens, j’avais appris ça quand je dealais. J’arrivai en face de la boutique. Pas mal du tout : trois vitrines bien garnies de trucs chers. Je traversai la rue et fis semblant de m’intéresser à des montres qui ne coûtaient pas moins de deux mille euros. Pedevillas parlait avec des clients. Grand, maigre, un visage bronzé d’où se détachait un nez imposant mais pas laid et des grosses lèvres épaisses. Il portait une veste bleue avec l’emblème du parti de Gaetano épinglé sur le revers. Aux pieds, des chaussures anglaises. Mille euros de vêtements et une Rolex à cinq mille. Je l’observai avec attention et compris que Gaetano avait raison. C’était un type qu’il ne fallait pas prendre à la légère. Il avait une expression arrogante imprimée sur la tronche et on voyait que ce n’était pas un con. Jeune, il avait dû être un étudiant médiocre plutôt porté à casser les couilles au reste du monde. Le bourge classique, scooter, moto, grosses bagnoles, fringues de marque et des gonzesses par wagons. Il avait choisi Mariuccia parce que c’était un beau morceau qu’il pouvait montrer et qu’il cocufiait régulièrement, et l’idée de ne pas avoir de gosse, ça ne devait pas le désoler plus que ça. Carlo Alberto Pedevillas ne m’aurait jamais fait peur avant, mais aujourd’hui j’avais trop à perdre. Il fallait conclure cette histoire avec une touche de classe et de bon sens. Sauf que je ne voyais pas comment.

Je retournai au resto en essayant d’imaginer attaques et contre-attaques. Pour la première fois, je me retrouvais à court d’idées. Je continuais à penser que si ce fameux soir je n’avais pas remarqué Mariuccia sur la terrasse de la Villa Nobile et si je n’avais pas eu envie de faire le con, là, je serais bien peinard dans mon monde parfait.

Ce soir-là, Chez Momò recevait une association de gourmets, pour leur réunion hebdomadaire. Ils se réunissaient dans une salle et jouaient les sauveurs du bon goût. La plupart étaient enseignants ou cadres, certains y croyaient, d’autres venaient uniquement parce que ça faisait chic, ou encore pour faire des rencontres. Ces derniers, on les reconnaissait tout de suite. Divorcés, célibataires ou couples éclatés qui s’emmerdaient royalement. Ils étaient chiants mais utiles. Et payaient bien. Une fois entré dans le restaurant, je mis de côté mes soucis et distribuai sourires et poignées de main. Peu après, un producteur de vin accompagné de l’œnologue commença à présenter un nouveau blanc vieilli en fût. Ils parlèrent pendant environ vingt minutes et moi, je m’ennuyai comme d’habitude. Pour décrire la qualité d’un vin, il suffit de cinq minutes. Le reste, ce n’est que du blabla, mais les participants écoutaient comme toujours, ravis, plongeant leur nez dans leur verre à la recherche des arômes de poivron ou de petites fleurs des champs.

Mon visage affichait la même expression intéressée qu’eux, car le vin était un marché important pour Chez Momò. Il était de qualité et je le vendais cher. Parfois très cher. Mais le vin que je refourguais par hectolitres à travers mon réseau de vente me faisait gagner beaucoup plus. Je m’étais acheté un petit immeuble grâce au chianti d’appellation d’origine contrôlée. D’après l’étiquette, ça devait être le fruit de vignobles des campagnes siennoises qui, en réalité, n’existaient que sur le papier. Le vin venait des Pouilles, des Abruzzes, de Sicile ou des Marches, et était mis en bouteille, ça oui, par des entreprises toscanes réputées. Et puis un jour, les agents du NAS(1) et de la police financière s’étaient pointés et quatorze types avaient fini menottes aux poignets. Après un mois de pénurie, je m’étais remis en piste avec des boîtes de la Vénétie et du Frioul qui n’avaient jamais pressé un seul grain de raisin, mais sur l’étiquette le vin était garanti comme s’il s’était agi de bons du Trésor. Par la suite, je m’étais lié à un type du Salento qui arrivait à offrir un produit à coût très bas malgré la bouteille en verre et le bouchon en liège ; il n’y avait que 10 % de vrai vin, le reste c’était de l’eau, du sucre et des fertilisants. Les gens ne connaissent pas grand-chose en vin mais en achètent quand même parce qu’une table sans sa belle bouteille, c’est tristounet. Au supermarché, ils regardent le prix et si l’étiquette est jolie. Et l’affaire devenait de plus en plus rémunératrice. D’un côté comme de l’autre, je me remplissais les poches.

À la fin, satisfaits d’avoir mené une autre grande bataille pour la défense du vin de qualité, les gourmets sortirent en file indienne. Bianca et moi étions en train de leur dire au revoir sur le pas de la porte quand arriva Rita Quattrini, envoyée chez nous à la demande de l’adjoint au Tourisme pour faire un petit article de complément à une page spéciale sur les nouvelles saveurs en Sardaigne, pour un semestriel sur papier glacé. Elle s’arrêta pour embrasser ma fiancée. Puis elle ajouta :

— Mariuccia Sinis m’a demandé ton numéro de portable. Je fais quoi ?

— Qui ? Celle qui est tombée enceinte à force de prier ? demanda Bianca sur le ton de la plaisanterie.

— Elle-même.

— Et tu sais ce qu’elle veut ?

— Elle ne me l’a pas dit.

— D’accord, donne-le-lui.

J’avais assisté pétrifié à leur conversation. Cette conne de Mariuccia commençait à donner dans la dinguerie pure mais avec méthode. Faire voyager ce message sur les ailes de Rita Quattrini voulait dire actionner un téléphone arabe que rien ne pourrait arrêter, je le savais bien. Si elle voulait me terroriser, elle était sur la bonne voie.

— Va savoir pourquoi elle veut me parler cette conne, dit Bianca à la maison tandis qu’elle se faufilait sous les draps.

Elle avait laissé passer le temps qu’il fallait pour que la question me prenne par surprise, c’était sa manière de faire. Jamais m’affronter à chaud mais donner l’impression, presque la certitude, que l’orage était passé. Bianca était comme ça : elle laissait glisser les faits sur elle, même ceux qui la minaient le plus, pour ne pas passer à la confrontation directe. Elle préférait préparer l’embuscade et, quand tout semblait réglé, elle me prenait par surprise.

— Elle est déjà venue au resto, elle sait où me trouver. Et puis mon numéro est dans l’annuaire, commenta-t-elle.

— Elle doit vouloir te convertir au culte de quelque saint, plaisantai-je.

— Pour moi, il n’y a que sant’Efisio qui existe, rappela-t-elle sur un ton qui ne laissait rien présager de bon. Mais c’est bizarre, c’est comme si elle voulait me parler de quelque chose de très personnel. Tu crois pas ?

— J’en ai pas la moindre idée, mon amour, répondis-je en lui caressant une jambe.

La dernière chose à laquelle je voulais penser, c’était au cul, mais ma fiancée portait la combinaison rouge qui dans notre langage de couple voulait dire : “J’ai envie de toi.” J’avais remarqué qu’elle l’avait sortie du tiroir et m’étais précipité dans la salle de bains fouiller dans l’armoire pour demander secours à la chimie. Le petit cacheton bleu m’aiderait à avoir une érection décente.

— Écoute, Gigi Vianello, me dit-elle en me sautant dessus et en arrachant les draps. Si j’apprends que tu fais le con avec une autre, je te tue. Je te dirai même mieux, d’abord je la coupe, elle – et elle me la prit avec sa main droite –, et puis je te laisse te vider de ton sang.

Elle plaisantait, mais pas plus que ça. Et je le compris à la hargne avec laquelle elle s’éreinta ce soir-là.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit. Mes pupilles grandes ouvertes fixaient le plafond. Mon esprit montait et démontait un plan parfait pour sortir de la merde dans laquelle je m’étais mis. Bianca dormait béatement. Moi, je me rongeais les sangs. Je me levai avant l’aube, en sueur et les idées encore plus confuses.

— Tu vas où ? marmonna Bianca la tête enfoncée dans l’oreiller.

— J’arrive pas à dormir, il fait déjà trop chaud pour moi, dis-je en maudissant son sommeil toujours trop léger et son sens de l’opportunité dans sa façon d’être indiscrète.

“Dors, bordel de merde”, pensai-je.

— Si tu m’attends, on peut aller ensemble au marché aux poissons pour faire les courses.

Là, j’aurais voulu l’étrangler. J’avais besoin de prendre l’air, de respirer, d’oxygéner mon cerveau. La dernière chose que je voulais, c’était l’avoir dans les pattes pour me donner des ordres sur ce qu’on devait ou pas prendre pour le resto. J’avais besoin de rester seul. Seul. Je commençais à perdre le contrôle de mes nerfs.

— Dors, mon trésor, ne t’en fais pas, je m’en occupe, moi, du poisson.

Il me fallut de la concentration pour lui répondre aussi calmement.

Bianca marmonna quelque chose d’incompréhensible, puis elle referma les yeux.

Je montai dans la Cayenne et allai au restaurant ; jamais je n’aurais chargé la poiscaille sur le cuir couleur crème des sièges. Je pris les clés du Fiat Fiorino, grimpai dedans et me dirigeai vers la ville, vers le marché aux poissons. Il faisait encore nuit, les lampadaires montaient la garde sur le bord de mer ; même les moustiques et les moucherons qui les infestaient en tournant autour jusque tard dans la nuit étaient allés roupiller. On aurait dit que le temps s’était arrêté. La mer dans le port était calme, immobile comme l’air chargé d’une humidité salée. Je conduisais et réfléchissais, je laissais derrière moi les palmiers de la promenade et mon esprit visualisait ce que je devais faire pour empêcher que mon système n’explose à cause de Mariuccia Sinis. Mais je ne trouvais toujours pas la formule miracle. La chaleur engluait aussi mes pensées.

Quand j’arrivai au marché, la lumière verdâtre des box m’enveloppa et j’avançai comme un automate. J’étais transformé. Les sens brouillés, j’étais fatigué, nerveux. Les cris des vendeurs et ceux des acheteurs se mêlaient dans ma boîte crânienne. L’odeur âcre du poisson et la puanteur des filets mouillés m’imprégnaient les narines. J’aurais pu gerber d’un moment à l’autre entre un panier de poulpes et une rangée de crevettes. J’étais sur le point de m’écrouler. La nausée me trouait l’estomac. Je m’assis sur une pile de caisses. Je devais être tout blanc. Cadavérique.

— Dottor Vianello, qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?

Je levai les yeux et reconnus un des commis du box 51, celui des bateaux Farris, nos principaux fournisseurs.

— Oh, oh… dottor Vianello ? Ça va ?

Son visage était à deux doigts du mien et il avait une haleine de clope terrible. Ça sentait le catarrhe noir. J’étais à deux doigts de gerber.

— Allez, debout, je vais vous préparer une bonne décoction de citron. Comme ça, ça va vous passer tout de suite.

Il me prit sous le bras et me fit asseoir dans un petit fauteuil en plastique blanc taché de jaune.

— Je finis un petit boulot et je suis à vous.

Il souleva le couvercle d’une nasse, qui servait à capturer murènes et grosses anguilles. Il suffit d’y mettre un morceau de poulpe, et elles se fourrent dedans et restent prisonnières, y’a pas d’issue possible. Il renversa la nasse sur une grande planche à découper en bois foncé. Aussitôt en glissèrent deux murènes à grosse tête et aux dents acérées. On aurait dit qu’elles me fixaient tandis qu’elles tentaient de serpenter autour de moi, la gueule grande ouverte, montrant leurs canines recourbées et pointues. Mais ça dura une seconde : par deux fois le gourdin mortel leur tomba dessus et leur fracassa le crâne. D’abord à l’une, puis à l’autre. D’un coup d’un seul, le gourdin que le gamin empoignait disparut comme il était venu. La nausée me passa aussi sec.

— Alors, dottor Vianello, on se la boit cette décoction ?

La solution venait de m’apparaître. Maintenant, je savais ce qu’il me restait à faire.

Avant tout, je vérifiai que Carlo Alberto Pedevillas était chez lui, ensuite j’appelai Mariuccia d’une cabine.

— J’ai pas envie de te parler, commença-t-elle à gémir. T’es méchant, tu m’as mal traitée : j’espère que la petite ne tiendra pas de toi.

Je pris sur moi pour ne pas hurler.

— Pourquoi tu veux parler à Bianca ?

— J’en sais rien, répondit-elle confuse. C’est une idée qui m’est venue comme ça.

Je soufflai de soulagement, peut-être que la situation n’était pas aussi tragique.

— Comment ça va avec ton Carlo ?

— De plus en plus mal. Il ne dort plus avec moi, il me traite de salope même devant la Philippine. Je suis désespérée, Gigi. Je sais plus quoi faire.

Je lui parlai longuement, en essayant de la tranquilliser même si en réalité c’était moi-même que je voulais rassurer. Je la suppliai de laisser Bianca en dehors de cette histoire et de ne pas bousiller ma vie. Elle raccrocha en baragouinant des phrases sur sa maternité malheureuse.

L’histoire se compliquait de plus en plus. Évaluer les dégâts si la vérité venait à se savoir, c’était pas difficile. Je perdrais Bianca et on ne parlerait que de moi pendant un bon moment. Ça, c’était certain. Il fallait voir aussi comment réagirait le bijoutier. Il pouvait décider de me faire tabasser par les gorilles qu’il utilisait pour le recouvrement des prêts, mais je n’allais pas me laisser faire. De toute façon il se servirait de toutes ses relations pour me niquer, et il suffisait de gratter un tant soit peu pour découvrir ma véritable activité. Je ne pouvais me permettre le luxe de laisser faire. Le moment était venu de passer à la contre-attaque. Je rappelai Mariuccia. J’avais eu une idée. Deux même, en voyant les murènes agoniser entre les étals du marché aux poissons.

— Faut qu’on se voie, dis-je au téléphone. J’ai peut-être trouvé la solution.

— Carlo Alberto ne veut pas que je sorte de la maison sans lui dire où je vais.

Je soupirai.

— T’as qu’à inventer une connerie. Une de plus, quelle différence ça peut faire ?

— Je dois être de retour pour le repas de midi.

On se rencontra sur une route en terre battue surplombant la mer, avec une vue à couper le souffle, qui, de la route côtière pour Villasimius, menait vers des criques accessibles seulement en bateau ou à dos de chèvre. Les voitures ne pouvaient aller au-delà d’un terre-plein de cailloux qui s’achevait sur trente mètres de précipice. Un lieu particulièrement désert durant cette saison, mais bourré de gens l’été quand les hordes de touristes débarquaient des avions et des ferrys et se lançaient avec des cordes dans la descente vers la crique. En moyenne une fois par semaine, la Protection civile ou les pompiers devaient en récupérer un qui restait cramponné, mort de trouille, sur une arête rocheuse.

J’attendis dans ma bagnole en regardant ma montre en permanence. Elle était en retard. Je commençais à craindre que le bijoutier lui ait interdit de sortir. Enfin je la vis arriver. Je montai dans sa voiture.

— J’espère que c’est important, dit-elle d’un air triste. J’ai dû m’engueuler avec lui pour venir.

Je la regardai. Elle était de plus en plus défaite et dangereusement au bord de la crise de nerfs.

Je lui pris la main. Avec elle, ça fonctionnait. Elle était froide et je remarquai que ses ongles n’étaient plus aussi soignés qu’avant.

— J’ai pensé que tu pourrais partir jusqu’à l’accouchement, dis-je avec prudence.

J’observai sa réaction à ma proposition. Rien. Mariuccia ne bougea pas un muscle. Je me sentis autorisé à continuer.

— Je te trouve un endroit en Suisse, beau, tranquille, sur un lac de rêve, avec une clinique ultra spécialisée où faire naître la petite.

— C’est un garçon, précisa-t-elle affligée, les coins de sa bouche pointant vers le bas. J’ai passé une échographie et on voyait son petit oiseau, enfin c’est ce qui m’a semblé. Le médecin m’a dit que c’est difficile, voire impossible de l’établir tout de suite.

Pendant un instant, juste une seconde qui passa vite, j’avais espéré qu’elle voudrait s’en défaire.

— T’es pas déçue ? lui demandai-je pour tâter le terrain.

— Bien sûr que non, répondit-elle en se redressant et en sifflant comme un serpent dérangé dans son trou.

Puis ses yeux s’éclairèrent, comme illuminés et dilatés par une puissante drogue chimique :

— Ça m’a fait quelque chose de le voir.

— Alors, qu’est-ce que t’en penses, d’aller en Suisse ?

Elle hocha lentement la tête.

— Je veux qu’il naisse ici à Cagliari, sur cette terre bénie des dieux.

— T’en demandes trop pour quelqu’un dans ta situation.

Elle haussa les épaules.

— C’était ça ta grande idée ?

Je me tins peinard et j’ignorai son sarcasme agaçant.

— Une des deux. L’autre concerne ton Carlo Alberto. On m’a dit qu’il faisait l’usurier, si tu sais quelque chose qu’on peut utiliser pour négocier…

— Pour le faire chanter, tu veux dire.

— Dis-le comme tu veux, ça ne change rien.

— Je ne te dirai rien qui puisse lui nuire. Carlo Alberto, c’est mon homme.

— T’es vraiment d’une stupidité rare.

Elle se tourna et me lança un regard qui me fit peur. La bouche tordue, les pupilles dilatées, la perfection de sa beauté avait laissé place à un monstre décomposé.

— T’as raison, et tu sais quoi ? Si je ne veux pas tout perdre et bousiller ma vie et celle de mon bébé, je dois trouver le courage de dire la vérité. À tous. À Carlo Alberto et à ma famille.

— C’est une connerie et tu le sais.

Elle ne m’écoutait plus.

— Et tu dois faire pareil. Tu dois le dire à Bianca.

— Ce n’est pas ce qu’on avait convenu.

— Mais les choses ont changé. Et puis un enfant ne peut pas naître dans le mensonge et le péché.

— En faisant ça, tu me démolis.

— Les choses finiront par s’arranger. La naissance d’un enfant, c’est un don du Seigneur.

— Tu es folle, Mariuccia.

— Non. Je suis juste malheureuse. Nous avons conçu une créature, nous devons être responsables.

— Et quand est-ce que tu penses tout dire ?

— Ce soir, demain. Je ne sais pas.

— Je ne peux pas te laisser faire.

— Il n’y a pas d’autre solution, Gigi. La Suisse, le chantage… tu ne te rends pas compte que toi aussi tu es minable ?

Je l’attrapai par les cheveux et lui cognai violemment la tête sur la vitre. Puis une autre fois et une autre fois encore. Mariuccia s’évanouit. Je l’observai dans le silence irréel de la voiture. Je retirai son foulard, le lui passai autour du cou et commençai à serrer. Elle grimaça un peu mais succomba tout de suite.

— Va te faire foutre ! hurlai-je. Va te faire foutre, sale pute !

Je sortis de la voiture. Le ciel était clair, la mer azur et tranquille. Une brise légère soufflait de la terre. Une belle journée pour mon premier meurtre. Maintenant, il fallait que je gamberge à ce que je devais faire pour ne pas finir en taule. L’assassinat d’une femme enceinte, ça se paie cher. Toujours.

Je ne pouvais pas laisser retrouver le cadavre parce que, avec le fœtus, ils pouvaient déterminer l’ADN du père et, à force d’enquêter, découvrir que c’était moi. Je ne pouvais pas laisser retrouver la bagnole dans cet état parce que j’avais sûrement laissé des traces que je ne réussirais pas à effacer. Je n’avais pas raté un seul épisode des Experts. Première, deuxième, troisième saison. Je ne devais rien laisser aux chasseurs de traces. Rien. Et après ? Une seule chose à la fois, me dis-je. C’était une situation d’urgence et il fallait agir dans l’ordre.

Je chargeai le corps de Mariuccia dans le coffre de ma Cayenne. Puis je montai dans sa voiture et la conduisis jusqu’au bord de la falaise, je baissai les vitres et, en me donnant beaucoup de mal, je la poussai en bas. Elle finit dans la mer mais l’eau n’était pas assez profonde pour la submerger complètement. Le ressac se chargerait de l’envoyer par le fond. On la retrouverait, mais avec un peu de chance, du temps serait passé : pour l’apercevoir il fallait se pencher, et beaucoup. Entre-temps, l’eau salée aurait lavé l’intérieur bien comme il faut.

Maintenant c’était au tour de Mariuccia. Je récupérai la carte Sim de son portable pour qu’on ne puisse pas le localiser, et puis celle du mien pour empêcher qu’on reconstruise mes faits et gestes. Je roulai jusqu’à la banlieue de Quartu, une des plus grosses communes de la périphérie de Cagliari où, à côté des nouveaux immeubles, étaient sortis de terre des dizaines de centres commerciaux. J’avais l’embarras du choix. Je mis mes lunettes de soleil, comme ça aucune caissière n’aurait l’occasion de graver dans son esprit mes yeux bicolores. J’entrai dans un hypermarché, et dans le chariot où j’avais jeté en vrac différents types de produits pour que ça ressemble à des courses des plus normales, je mis un rouleau de sacs-poubelles format copropriété, une pioche et une bêche de jardinage, ainsi qu’une boîte de gants en latex. Je payai comptant et repartis.

Je pris la direction des collines de Burcei. Un endroit magique, au pied des monts des Sette Fratelli où les pyromanes s’étaient bien gardés de mettre leurs mains qu’auraient coupées les bergers et les braconniers qui vivaient de ces bois épais et parfois impénétrables. Et pour l’instant ces collines abruptes n’étaient dans le collimateur d’aucun promoteur immobilier : elles n’étaient ni assez près de la mer, ni assez hautes pour être considérées comme zone de montagne. Pas de bulldozers à faire passer, inutile d’y envoyer des incendiaires.

Le système s’appelle : loi du marché. Il n’y a pas de demande, tu ne crées pas l’offre. Et tant que c’est comme ça tu ne pousses pas à la consommation.

Après une vingtaine de kilomètres, je m’enfonçai dans le bois le plus épais et y creusai un trou profond, distant d’une cinquantaine de mètres d’un sentier qui bifurquait du chemin de terre. Je m’arrêtais de temps en temps et examinais attentivement les alentours. À part les corbacs qui me scrutaient avec attention du haut de leurs branches, comme s’ils s’intéressaient à l’opération, il n’y avait pas âme qui vive. Tout me parut tranquille et, en un peu plus de deux heures, j’arrivai à une profondeur suffisante. J’enfilai Mariuccia dans les sacs, fermai bien le tout avec de l’adhésif pour éviter que des chiens ou des sangliers viennent creuser et la portai sur mon dos jusqu’à la fosse.

“Repose en paix, Mariuccia Sinis. Repose en paix. Toi et ton bâtard de fils.”

Je ne le dis pas mais le pensai avec une colère lucide.

J’étais tout en sueur. Et je puais. Je sentais fortement l’odeur de la terre humide que j’avais retournée, des petites branches pleines de baies de myrte que j’avais arrachées pour me faire de la place. Je ne supportais plus la puanteur de mes aisselles fatiguées et trempées. Je puais le rance. J’empestais l’air. Ou peut-être que je me faisais des idées.

Je retournai à l’hypermarché où j’avais vu une station de lavage en self-service. Je passai bien comme il faut l’aspirateur dans le coffre et je lavai les roues pour effacer toute trace de terre.

La phase un était terminée. Maintenant, je devais naviguer à vue mais je ne m’en faisais pas plus que ça. Au fond, qu’est-ce qui me liait à Mariuccia ? Une série de coups de fil. Ils allaient sans aucun doute les découvrir et on allait probablement m’interroger. Aucun problème : j’avais connu Mme Sinis à la soirée d’anniversaire de Bobo Nobile et on s’était appelés quelques fois et on avait parlé de tout et de rien. Point. Rien qui puisse me lier à la disparition de Mariuccia. Disparition qui allait sûrement susciter une curiosité morbide dans son cercle d’amis, mais pas au-delà. On ne parlerait de rien d’autre pendant un bon moment dans les salons, mais à mi-voix. Rien de plus. Mariuccia n’était qu’un gadget de Carlo Alberto Pedevillas. Une statuette qui avait vécu dans l’ombre d’un homme qui ne voulait pas trop de pub, surtout maintenant qu’il avait décidé de faire de la politique. Sans cadavre, en plus, les suppositions prendraient le dessus. Elle était enceinte, et plein de gros problèmes personnels. Ce qui suffisait à suggérer un geste extrême ou une fuite. Le plus important à présent, c’était de rester en marge de cette affaire, une disparition mystérieuse parmi tant d’autres.

Ça peut paraître incroyable, mais ce jour-là, alors que je tuais et que je faisais disparaître Mariuccia Sinis et ce qu’elle portait dans son bide, la moitié de la planète chercha à me joindre. Je dus raconter des palanquées de conneries. La moins efficace fut celle que je balançai à Bianca.

— T’étais où ? me demanda-t-elle, énervée. T’as éteint ton portable la moitié de la journée.

— Je suis allé voir des maisons au bord de la mer et y’avait pas de réseau.

— Où ?

— C’est quoi ? Un interrogatoire au troisième degré ? éclatai-je avec agacement.

— Calme-toi, Gigi. C’est juste de la curiosité.

Je me rendis compte que je m’étais gouré d’attitude. Je courus aux abris.

— Excuse-moi, mon amour, dis-je d’un ton mielleux. Mais je ne peux rien te dire. Si tout se déroule bien, je vais te faire une surprise. Une grosse surprise. Tu verras.

— Une belle surprise, ce serait une maison à Santa Margherita di Pula, suggéra-t-elle d’une voix égale. Tu sais que toutes mes copines vont là.

— Je le sais, mon amour, je le sais.

Je me réveillai en pleine nuit et fit un bond dans le lit. Bianca ne s’aperçut de rien et continua à dormir. Mon cœur battait fort et j’avais du mal à respirer. J’avais oublié un détail très important : l’appart où j’allais baiser avec Mariuccia. Il se trouvait à Pirri, en banlieue, dans un immeuble anonyme occupé en grande partie par des bureaux. Je l’avais acheté quelque temps auparavant, comme toujours sur les conseils de Peppino Floris, et je n’avais pas encore décidé entre le vendre ou le louer. Un trois-pièces dont j’avais aménagé uniquement la salle de bains et une chambre : lit, table de nuit, armoires achetées pour une poignée d’euros à une des nombreuses victimes de la société de crédit de Peppino. Elle devait être pleine de traces et d’empreintes de Mariuccia, et quelqu’un pouvait nous avoir vus. Je passai le reste de la nuit à me demander si j’avais oublié un autre élément qui pourrait m’envoyer en taule.

Le matin de bonne heure, je me rendis à l’appartement. Je nettoyai tout sans lésiner sur le détergent et dis à Peppino de le vendre.

— C’est pas le moment, se plaignit-il. Faudrait que tu attendes encore une année au moins.

— J’ai besoin de liquidités, coupai-je court.

Mon associé savait que ce n’était pas vrai, mais ne fit aucun commentaire. Au fond, je pouvais disposer de mon patrimoine comme je voulais.

Personne ne se serait aperçu de la disparition de Mariuccia, en dehors de son cercle familial au sens strict (de pauvres bougres qui n’auraient pas bougé le petit doigt ni émis le moindre souffle) ni au-delà des gens de son milieu, notre milieu, qui eux non plus n’auraient pas bronché, pris par d’autres affaires bien plus importantes. Son nom aurait été évoqué juste pendant quelques mois lors des dîners, apéros, dimanches au golf ou à la voile, puis aurait laissé la place à d’autres sujets nouveaux et plus passionnants. Il est certain que les projecteurs des médias ne se seraient pas braqués sur elle s’il n’y avait pas eu don Efisio Piras et ses rassemblements de fidèles sur les plages. Ça n’aurait été qu’un simple drame domestique géré avec beaucoup de discrétion, parce que Carlo Alberto Pedevillas n’était pas non plus du genre à avoir une grande envie ni un grand intérêt à se retrouver dans les journaux et à la télé. D’autant plus qu’il avait l’intention de se lancer en politique. Ç’aurait été un de ces nombreux cas de personnes disparues dans le néant et destinées à l’oubli.

Ça se serait passé comme ça si don Efisio Piras n’avait pas invoqué tous les saints protecteurs de la ville pour qu’ils ramènent Mariuccia “au sein de la maison du Père”, comme le dit le jeune prêtre, ou du moins comme le rapporta le journaliste qui avait décidé de suivre les grands rassemblements de don Efisio et de ses fidèles.

“Don Efisio est un Christ mis en croix pour racheter du péché ceux qui ont quitté ou n’ont jamais trouvé la grande voie du Salut. C’est l’agape de la pitié, le pain de la charité, le vin de la compréhension”, c’est comme ça que commençait l’article dans le journal. “Un petit dieu des banlieues de l’âme humaine et des faubourgs de cette civilisation bourgeoise qui consomme tout. Une société qui jette au rebut les restes de ce qu’elle dévore, même si ce sont des morceaux d’humanité mutilés par la fatigue de vivre et par la compétition la plus effrénée. Don Efisio est le nouveau Saint-Jean-Baptiste. Durant son sermon d’hier soir, il a rappelé à la ville qu’un autre drame s’est consommé dans l’indifférence générale : celui de Mariuccia Sinis, une jeune femme disparue dans le néant depuis maintenant plusieurs semaines.” Je ne lus même pas le reste de l’article. Je m’arrêtai là pour regarder et reregarder les photos qui accompagnaient le reportage et qui m’avaient laissé de marbre le matin quand j’avais ouvert le journal.

On voyait en pleine page la tronche souriante, mais avec un étrange voile de mélancolie, de Mariuccia à la soirée de Bobo Nobile. À côté, il y avait Tatano Rais. Ils lui avaient flouté les traits du visage (comme ils font désormais dans les quotidiens pour ne pas avoir d’emmerdes avec le droit à la protection de la vie privée), mais je le reconnus à ses larges épaules boudinées dans une veste trop étroite pour sa cage thoracique ; mais qu’est-ce qui lui avait pris ce soir-là de s’habiller comme ça ? Il y avait également Bobo, lui aussi avec les traits floutés. Et derrière, au fond, c’était bien ma pomme, pas du tout retouchée à l’ordinateur, un verre à la main. Il fallait être sacrément perspicace pour comprendre de qui il s’agissait, mais je me reconnus tout de suite.

Je passai la matinée la tête dans le journal. Mes sentiments ballottaient entre la certitude que n’importe qui pourrait m’identifier et l’idée que cette conviction n’était que le fruit de ma parano galopante : il fallait se munir d’une loupe pour deviner à qui appartenait cette tronche à moitié éclairée par le flash du photographe. Je ne me rappelais pas que quelqu’un avait pris des photos à la Villa Nobile. Mais apparemment c’était le cas.

D’abord je reprenais courage. Je pensais qu’être sur cette photo ne voulait rien dire. J’en étais sûr. Et tout de suite après je m’angoissais. Ce qui m’inquiétait, c’était que d’autres pourraient remarquer mon visage, et vu qu’en Vénétie j’avais laissé quelques ardoises, le fait d’avoir un petit moment de notoriété dans un quotidien, même régional, ça n’arrangerait pas mes affaires. Heureusement, sur la photo en noir et blanc, mes yeux avaient la même tonalité de gris.

— Jolie fin, ta copine.

J’avais Bianca derrière moi et je ne m’en étais pas aperçu.

— Et depuis quand c’est ma copine ? répondis-je pendant qu’un frisson me parcourait le dos.

— Le gars, au fond, sur cette photo, c’est toi, non ? dit-elle.

— Qui ? essayai-je de résister.

— Lui, là, dit-elle en foutant son index pointu sur la page et en trouant la petite tête que j’avais sur la photo.

Je décidai d’appeler Peppino Floris. Je réfléchis longuement avant de le faire ; je commençais à demander trop de services à mes associés minoritaires. Et pour un chef, ce n’est pas bon. Ça s’appelle : reculer. Perdre sa position. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Je lui expliquai que j’avais besoin de parler au plus vite avec le journaliste qui avait écrit l’article. Il me répondit qu’il ne le connaissait pas personnellement mais qu’il était en très bons rapports avec son frère. Un avocat. Et encore mieux avec son père : avocat lui aussi. Il me demanda quelques minutes. Puis il me rappela.

— Pas de problème. Il passe te voir ce soir après la fermeture de Chez Momò.

— Parfait.

Je m’attendais à un petit rat de rédaction. Un curaillon zélé et pelliculeux. D’après ce que j’avais lu, d’après ce qu’il avait écrit, comme il l’avait écrit, j’en aurais mis ma main au feu. En fait se présenta un homme d’une quarantaine d’années, costume sur mesure, très soigné, cheveux courts, peignés vers l’avant pour couvrir une légère calvitie au niveau des tempes. Les yeux masqués par des Ray-Ban fumées. Il boitait légèrement, mais plus qu’un défaut, on pouvait y voir un charme supplémentaire. C’est uniquement lorsqu’il fut près de moi que je remarquai une cicatrice sur son front.

— Enchanté, dit-il en me serrant la main. Rudy Saporito.

— Gigi Vianello.

— Je sais qui tu es. Gepi m’a parlé de toi, en bien.

Je restai silencieux. Ma main serrée dans la sienne.

— Gepi ? Je ne sais pas qui… essayai-je de mentir.

— T’as rien à me dire, j’ai rien à te dire. T’as enterré tes problèmes et c’est pas moi qui vais les déterrer. Sache seulement que Gepi, avant de travailler pour toi, disons, travaillait pour moi. Et puis moi j’ai failli finir sous quelques mètres de terre…

Et il toucha avec son index la cicatrice qu’il avait au front.

— Et il a dû prendre le large. Quand j’ai su que tu me cherchais, la première chose que j’ai faite, c’est d’appeler Gepi. La Vénétie n’est pas grande et, lui, c’est quelqu’un qui la connaît bien. Et j’ai vu juste. J’ai rien voulu savoir sur ton compte. Gepi m’a simplement dit de te protéger les miches s’il fallait te protéger les miches.

Ce Rudy Saporito m’inquiétait. Je le toisai mais je n’arrivais pas à deviner de quelle pâte il était fait.

— Faut que je te protège les miches ?

— Je ne veux plus que ma tronche finisse dans les journaux, tranchai-je.

— C’est tout ? Si tu veux, je peux faire plus.

— À savoir ?

— Dans le journal d’après-demain, aujourd’hui c’est trop tard, on fait sortir une brève où la rédaction s’excuse auprès de M. Untel, on invente un nom et un prénom, d’avoir, à cause d’une erreur technique, oublié de flouter sa tête sur la photo relative à l’article sur la disparition de Mlle Mariuccia Sinis.

— Huummmmm…

Je n’étais pas très convaincu.

— Bien sûr, mais cette solution pourrait avoir l’effet contraire d’inciter tout le monde à revoir la photo pour comprendre quelle tronche de con a ce M. Untel qui compte si peu qu’il n’a pas bénéficié d’un floutage pour protéger sa vie privée.

— C’est possible…

— Mais tu ne tiens pas compte de deux facteurs. Premièrement : personne ne garde chez lui un journal plus de deux jours, alors trois…

— Deuxièmement ?

— Deuxièmement : sur cette photo en noir et blanc, on ne voit pas que tu as les yeux de couleurs différentes. Beaux, vraiment. Originaux. Ils te donnent un je ne sais quoi de magique, comme David Bowie. Tu connais David Bowie, le chanteur ?

Je ne lui répondis pas. Et il poursuivit :

— Et puis t’es si petit sur cette image qu’on ne risque pas de t’identifier et c’est pour ça qu’on l’a pas floutée. Y’a que toi qui t’es reconnu. Toi, ta parano, et tout au plus ta mère et ta petite copine. Donc, si j’étais toi, je serais super tranquille.

Ça ne me rassura qu’à moitié.

— Troisièmement…

— Y’a aussi un troisièmement ?

Là, il commençait à me foutre les boules.

— Troisièmement, je peux faire disparaître les photos de cette soirée. Je les ai prises en bloc à celui qui les a faites, et celle qu’on a publiée c’est pas la seule où tu es.

— Ça, ça me paraît plus intéressant.

— Bien, Gigi Vianello, et maintenant qu’est-ce que tu m’offres à dîner ?

Rudy ne me dit pas que dès le matin suivant son journal avait consacré à nouveau une pleine page à l’affaire Mariuccia Sinis. Mais il n’y avait aucune photo de moi. Par contre il y avait une courte interview de Carlo Alberto Pedevillas qui se disait anéanti suite à la disparition de sa compagne bien-aimée.

— T’as vu le journal ? me dit Rudy au téléphone. Ça t’a plu ?

— J’ai vu.

— À mon avis, la partie que j’ai le mieux réussie, c’est quand je lui fais dire qu’ils allaient bientôt se marier et qu’ils avaient même mis en route un enfant. Mais comment on peut dire des trucs pareils : mettre en route un enfant. Ce Carlo Alberto Pedevillas, c’est vraiment un con. Je le trouve à chier depuis le lycée, une fois on a même failli se foutre sur la gueule. Écoute plutôt, Gigi, ce soir je t’amène toute mon équipe de chroniqueurs et quelques amies. T’inquiète, c’est le journal qui allonge, on se fait tout mettre en notes de frais. On mange vraiment bien chez toi, tu sais ?

C’était une tablée de douze. Chez Momò n’avait jamais été aussi bondé que ce soir-là. Rudy était assis en bout de table. On aurait dit un pape. Il parlait peu, écoutait beaucoup. On avait l’impression qu’à sa table, tout le monde le respectait, voire le craignait.

“Peut-être parce qu’il a failli finir dans la terre des morts, à coups de barre de fer, pour un reportage qui n’avait pas été trop apprécié par certains, et qu’après des années de coma, il est revenu parmi les vivants”, c’est ce que m’avait dit Peppino Floris sur son compte. “À la rédaction, ils l’appellent le survivant et ils sont sûrs que rien que sa présence porte chance. De temps en temps, quelqu’un se hasarde même à passer derrière son fauteuil et avec une excuse quelconque lui touche le dos. Ils croient qu’il ne s’en aperçoit pas. Mais il sait très bien qu’ils le font pour capter un peu de cette chance qui l’a fait revenir sur terre. Il sait aussi qu’ils sont tellement superstitieux que jamais ils ne se brouilleront avec quelqu’un qui a connu les enfers et qui est revenu à la surface en ramenant avec lui Dieu sait quels pouvoirs. On dit que se le mettre à dos, ça porte la poisse.”

Je pensais aux paroles de Peppino et je n’arrivais pas à croire qu’on pouvait encore se laisser mener par la superstition et ce genre de racontars. Je regardais Rudy Saporito assis à la meilleure table du resto et je me demandais ce qu’on avait en commun, excepté d’avoir été associés en affaires avec Gepi. Ah, les affaires avec Gepi !

Qui sait quelles histoires il avait eues avec mon dealer. Ce qui était sûr, c’est que je m’étais sorti de ce milieu moins amoché que lui. Je fixai la cicatrice sur son front. Il s’en aperçut, porta son pouce sur la blessure mal cicatrisée, la caressa et sourit en me faisant signe d’approcher. Il était prêt à passer commande. Et qu’il ne voulait pas être servi par un de mes garçons, c’était évident.

À boire, Rudy me demanda la même eau minérale que celle que je faisais venir d’Écosse pour moi. Puis il ne voulut qu’une sole au bleu avec juste une goutte de citron. Rien d’autre. C’était exactement le contraire de la personne avec qui j’étais resté tard la veille au soir et qui avait vidé l’aquarium des langoustes. Ou c’était un bipolaire, pensai-je, ou bien quelqu’un qui savait avec qui s’ouvrir ou pas et surtout où et quand il pouvait le faire. Une chose était sûre, c’était un comédien. Et un bon.

La table des journalistes était l’attraction de la soirée. Non seulement parce qu’ils avaient amené la fine fleur des stagiaires présentes à la rédaction – “des aspirantes”, aurait dit Bobo Nobile s’il avait été là – mais parce que personne mieux qu’eux ne pouvait satisfaire la curiosité qu’avait désormais déclenchée la disparition de Mariuccia. Si elle n’avait été qu’une pauvre concierge d’école, personne ne lui aurait consacré une minute de ses pensées, mais elle, la compagne de Carlo Alberto Pedevillas, appartenait à la caste supérieure. Et ici, en province, les choses suivent un cours qui n’a pas changé avec le temps. La rue veut savoir, la rue veut murmurer. Et pour l’instant le centre de tout ça, c’était Chez Momò. La table de Rudy et de ses chroniqueurs en était le nombril.

L’un d’eux, tout petit, très bronzé, complètement chauve, qui pour commencer avait englouti six ou sept huîtres, n’arrêtait pas de répéter qu’il n’avait pas de doutes, qu’un de ses indics le lui avait confié : Mariuccia était dévorée par les crises mystiques et, à cette heure-là, elle en était à son millième chapelet de Medjugorje pendant qu’ici tout le monde la cherchait.

— La faute à ce prêtre et à ses idées de dingue…

La stagiaire qui était à côté de lui, petite frange, poitrine abondante, le suivait en fruits de mer et en pensées.

— À cause de ce couillon de cureton pouilleux qui en revient aux valeurs des premiers chrétiens, ma cousine ne prend plus aucune précaution et a déjà pondu quatre gosses. Quatre, quatre, et elle a à peine vingt-trois ans. Mais comment c’est possible ? Comment on peut faire ça ?

De la table voisine, la femme d’un notaire, mon plus ancien et plus fidèle client, l’avait apostrophée :

— Mais mademoiselle, si vous permettez, on fait comme on faisait autrefois. Par amour, non comme on fait aujourd’hui où on a l’impression d’être dans un clapier. Et si l’amour apporte des enfants, alors qu’ils soient bénis par le Seigneur. Et puis, si vous voulez vraiment que je vous dise, d’après moi Mlle Sinis n’est pas à Medjugorje, mais plutôt à Lourdes vu qu’il y a un nouveau charter depuis plusieurs jours. Je le sais parce que la semaine prochaine j’y vais moi aussi pour accompagner des malades.

J’écoutais comme si tout ça ne me concernait pas. Je naviguais désormais dans un état étrange de tranquillité totale comme si la diffusion explosive de la nouvelle m’avait mis à l’abri de tout soupçon. Quel soupçon d’ailleurs ?

— Je vais vous le dire, moi, dit un journaliste insignifiant à la tronche grêlée. On ne saura jamais rien de cette affaire. Mariuccia Sinis, on ne la reverra plus jamais. Je ne sais pas si c’est délibéré ou si c’est par malchance, mais, croyez-moi, on ne connaîtra jamais la vérité.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Mon sixième sens, répondit-il à un sous-préfet qui tous les jeudis soir prenait place toujours à la même heure, toujours à la même table, avec fille et épouse.

— Nous, à la préfecture, après la promulgation de la loi antigang votée l’an passé, nous sommes certains que toute la lumière sera faite sur cette affaire. Toute la lumière. Ça ne fait aucun doute.

Je les regardais et pensais à nous comme à des personnages de la chaîne Classic, 302 sur le satellite, celle qui ne retransmet que de vieilles comédies à l’italienne. Noir et blanc ou technicolor des années 60. Depuis, absolument rien n’a changé, juste le décor et les costumes. La fille du sous-préfet n’aurait pas porté, à treize ans, ce T-shirt étriqué qui laissait déborder de son jean son ventre grassouillet. Mais elle aurait eu dix-neuf ans et on aurait entendu son père rouspéter à mi-voix (“Couvre-toi, couvre-toi, tu vois pas que tu es à moitié nue ?”), faisant allusion à sa minijupe. Sa femme aurait regardé avec le même désir Marino, mon serveur champion départemental de spinning. Les voisins de table se seraient donné du coude pareillement au passage de ma Bianca, plus belle que jamais ce soir-là.

— À mon avis, Mariuccia Sinis est bel et bien morte, décréta Bianca.

Et dans le restaurant, pendant quelques instants, ça jeta un froid.