7
Le lendemain matin, escorté des deux Russes, je me pointai au rendez-vous avec mon ex-associé Peppino Floris. Il me salua d’un signe de la tête sans me regarder en face. Il n’en avait pas le courage. Il ne fut pas surpris de voir les deux gorilles, je compris donc qu’il les connaissait déjà.
— Tu bosses pour la mafia russe maintenant, constatai-je d’un ton morne.
Il haussa les épaules.
— D’après ce que je sais, c’est une société de Saint-Pétersbourg.
— Et tu y gagnes quoi à la fin ?
— Ce que j’avais avant avec toi et, en plus, la gestion d’un centre de vacances à côté de Villasimius, répondit-il la mine satisfaite.
— C’est toi qui as convaincu Parenti de remettre sur pied notre société, hein ?
— Ç’aurait été dommage de jeter une si bonne affaire aux chiottes.
— Regarde-moi en face, Peppino, dis-je avec calme. On travaille tous les deux pour les mêmes patrons.
Floris me fixa avec surprise et commença à bouger son poignet sur lequel dansait le bracelet de sa montre. Son sale tic nerveux. J’évitai de souligner la différence de grade et de rôle dans l’organisation.
D’une élégante serviette flambant neuve, Peppino sortit un épais dossier.
— Officiellement tu vends tout à une société, expliqua-t-il.
— Celle des Russes ?
Il secoua la tête.
— L’administrateur, c’est Sorrentino.
— Alors c’est Pedevillas qui rafle tout, commentai-je.
Malins, Parenti et ses amis russes s’achetaient Pedevillas avec mon fric.
Je signai avec un stylo-bille qui faisait de la pub pour un établissement que j’avais fourni en tous types d’ingrédients pour pizzas et restauration. Des tomates pelées aux petits artichauts, de la mozzarella aux steaks de veau argentins, le tout parfaitement frelaté. Je m’étais fait pas mal d’argent et le proprio se baladait en Maserati. Il la méritait. Si j’avais pu, je l’aurais emmené dans des restaurants faire des démos, c’était un génie pour rectifier les saveurs et il pouvait en remontrer à pas mal de cuistots. À la fin, les plats et les pizzas qu’il servait n’auraient certes pas fini dans des revues de cuisine sur papier glacé, mais ils avaient un goût normal. Exactement ce à quoi les gens s’attendaient dans un endroit de ce niveau. C’était un client géré par Peppino et, une fois, le type lui avait indiqué une table où deux petits vieux étaient en train de manger. Ses beaux-parents. “Ils sont toujours les bienvenus ici”, avait-il expliqué en ricanant.
J’enfilai le stylo dans la poche de ma veste. C’était un petit bout de mon monde parfait et je voulais le conserver. Pas pour me souvenir du bon vieux temps, mais pour me rappeler combien j’avais été con. La nuit j’étais resté éveillé pour analyser le plus froidement possible ma situation. J’étais devenu l’esclave de Parenti et, toujours si la promesse de m’expédier en Russie pour bosser pour lui était sérieuse, c’était le maximum de ce à quoi je pouvais aspirer. Et, bien entendu, c’est pas lui qui allait m’introduire dans le beau monde de Saint-Pétersbourg. L’alternative, c’était la mort, mais Parenti était un tel salopard que j’étais tenté de le croire ; qui sait ce qu’il avait inventé pour se venger.
Peppino Floris se leva.
— Le notaire nous attend.
Le notaire aussi était du parti de Sorrentino et je l’avais rencontré quelques années auparavant, à mon arrivée en Sardaigne. Heureusement, la comédie ne dura pas.
L’étude était un immense appart complètement lambrissé d’acajou. Ils avaient dû détruire pas mal de forêts pluviales brésiliennes, le meilleur arrive de là. Sols, murs et faux plafonds à caissons. Une espèce d’énorme coquille de bois où la température se maintenait à un niveau constant. J’y étais déjà venu quand Peppino m’avait emmené pour parapher le transfert de propriété de Chez Momò, des biens du père de Bianca à mon portefeuille personnel. Et la température était exactement la même, bien qu’on soit en été alors que la dernière fois c’était en plein hiver. L’effet était presque anesthésiant, comme si le notaire voulait que chaque acte, chaque vente, chaque reconnaissance de dettes, chaque transfusion d’argent d’un client à un autre baigne dans une ambiance de clinique chirurgicale. Le résultat était un état d’engourdissement aux limites de l’ivresse de haute montagne, typique de la faible présence d’oxygène.
C’était en tout cas la sensation que j’avais. Vu mon passé professionnel (d’acheteur et de vendeur), j’ai toujours été sensible aux effets de la chimie sur le corps humain. Bref, tout était calculé pour qu’on se fasse mettre sans douleur. Y compris la bouille rassurante de la secrétaire, douce comme le miel et au décolleté généreux, qui nous avait fait asseoir dans une bibliothèque avec table ovale et avait disposé à côté de chacun de nous une petite chemise en carton chicos, couleur beige, comme les dizaines d’œufs en marbre et en onyx disposés çà et là dans l’étude.
“Ce sont les réceptacles du tout, matière et pensée”, m’avait dit le notaire en me montrant toute la collection avec un orgueil paternel quand on avait conclu l’affaire Chez Momò. Après il avait pris un petit œuf veiné de rose et l’avait serré dans la paume de sa main avec une émotion physique. Et il l’avait fait tourner entre ses doigts. “Forme parfaite, élégante et essentielle”, avait-il ajouté en me regardant avec une étrange envie dans ses yeux de couleur noir pétrole. Impénétrables, comme ses affaires, mais pas comme ses manies et ses goûts. Menu, rondelet, sans un poil sur le caillou, on aurait dit qu’il voulait atteindre les caractéristiques de son objet préféré. Mais ce qui le trahissait, c’était ses mains de petit orang-outang pleines de poils. Cette fois-là, il me raconta que le tsar de Russie, un des Nicolas, avait fait bastonner à mort un valet qui avait laissé échapper un de ces trucs créés par l’orfèvre Fabergé. “Vos yeux aussi, monsieur Vianello, semblent avoir été dessinés par Fabergé”, et il m’avait effleuré le visage avec un doigt. Puis la raison l’avait emporté sur l’instinct : il avait immédiatement retiré sa main et attrapé un de ses œufs, regrettant cet instant de faiblesse.
Bref, je savais comment l’énerver. Et lorsqu’il entra dans la bibliothèque, rasé de près, il me trouva en train de faire tourner sur la table brillante comme un miroir un de ses œufs chéris couleur quartz.
— Remettez-le à sa place, s’il vous plaît ! cria-t-il les yeux veinés de rouge et bordés d’une étrange auréole jaunâtre.
Je fermai la main, regardai Peppino assis à ma droite et ne me retournai pas sur ma gauche où Gaetano Sorrentino avait pris place. Mes deux ex-associés qui, comme il fallait s’y attendre, étaient devenus mes bourreaux. Une seconde, je pensai que j’étais un Jésus cloué entre les deux larrons. Mais je n’étais pas disposé à faire le Christ en croix, même à ce moment-là où j’allais dire adieu à mon monde parfait. Ils me tuaient dans les règles de l’art, mais la satisfaction de me voir geindre, je ne la leur donnerai jamais. Pas à ces deux-là. Seul Parenti avait droit à mes plaintes.
Le notaire commença à lire. Ce fut une kyrielle d’apostilles, de paragraphes, de chapitres. Un laïus interminable. Je ne l’écoutais pas. Je regardais et choisissais dans la collection lequel de ces précieux œufs j’allais laisser tomber de façon étourdie par terre avant de sortir du bureau. Lequel, en contact avec le parquet, briserait le cœur du notaire. Si j’avais su reconnaître un Fabergé, je l’aurais choisi. Mais j’en étais incapable, et puis un truc comme ça, il ne le gardait certainement pas dans la bibliothèque de son bureau mais sûrement chez lui, probablement dans sa chambre à coucher. Je finis par en choisir un noir, sur piédestal, décoré d’une feuille d’or sur laquelle était gravé un grand M. Sûrement le cadeau d’un confrère.
— Alors, monsieur Vianello, vous signez ?
Je m’étais distrait, le notaire avait terminé sa lecture ennuyeuse, ma condamnation à mort, et je ne m’étais pas rendu compte que le moment était venu de prendre le stylo et d’en finir.
— Je signe, je signe, vous inquiétez pas, soufflai-je.
Et je le regardai en hochant la tête, un signe clair d’irritation s’il est accompagné par un plissement des lèvres et un froncement des sourcils.
Le notaire remarqua mon air préoccupé.
— Que se passe-t-il, monsieur Vianello ? Quelque chose ne va pas ?
Floris et Sorrentino, alarmés, bondirent presque sur leurs pieds. En tout cas, ils se redressèrent. Je le sentis au bruit de leurs chaises qui frottèrent sur le parquet. Peppino s’était sûrement mis à faire tourner le bracelet de sa montre sur son poignet, mais je ne le vis pas clairement parce que mes yeux étaient tout pour le notaire.
— Non, rien, maître… le tranquillisai-je. Mais je me trompe ou vous avez un drôle de teint aujourd’hui ? demandai-je faisant mine d’être sincèrement intéressé.
Floris et Sorrentino retournèrent à la niche.
— Vous avez les yeux tout jaunes… dis-je, laissant la phrase en suspens.
Le notaire fut déconcerté et, comme toutes les personnes dont on touche par surprise le point faible, leur santé, il essaya de se justifier :
— Vous croyez ? Vraiment ? demanda-t-il d’une voix tremblante. Ça fait plusieurs jours que j’ai des nausées, que je suis fatigué, que j’ai mal à la tête, au ventre, que je vais à la selle plus que d’ordinaire…
— Intoxication… diagnostiquai-je en souriant d’un air maléfique. Ce sont les signes évidents d’une intoxication alimentaire.
Ses yeux devinrent deux citrons et son visage, couleur paille.
— Non, non, je ne crois pas. Je peux même vous assurer qu’il s’agit d’autre chose. Un de mes jeunes stagiaires m’a dit qu’à la salle de sport qu’il fréquente, ils sont nombreux à avoir les mêmes symptômes. Il a consulté un médecin qui suit les mêmes cours d’aérobic que lui et qui lui a expliqué que la moitié de la ville est dans mon état. Il dit que c’est un virus. Cette année, la grippe commence comme ça…
— Oui, oui, cher maître, c’est ça, la grippe, en plein été. Je serais vous, je ferais attention à ce que je mange au restaurant qui est sous votre étude… lui dis-je en me levant d’un coup, en lui tendant la main et en heurtant du coude l’œuf noir avec le M gravé sur la feuille d’or.
Les yeux du notaire devinrent encore plus jaunes. L’œuf sauta de son piédestal, vola en l’air et dessina une ample parabole, avant de retomber vers le sol. Avec l’œuf allait se briser aussi le cœur du notaire. En admettant qu’il en ait un.
Je me délectais de ma toute petite vengeance.
La main de Sorrentino intercepta l’œuf avant qu’il ne touche le parquet. Un geste d’athlète. Il l’attrapa, le serra entre ses doigts d’une prise sûre. Il adressa un regard servile et rassurant au notaire.
— Je vous en prie, je vous en prie, maître…
Et il le lui tendit.
Puis il me fixa.
— Gigi, t’as pigé à quoi ça sert les amis ?
Le moment était venu de partir.
La tournée commença. Je passai les quinze jours qui suivirent à me trimballer en voiture avec Parenti et les deux Russes pour leur faire connaître mes fournisseurs et leur passer les consignes.
Si ma vie avait été un film du genre léger, Quatre copains en vacances, là les images auraient été commentées par l’alternance rapide de séquences d’un concert live. Une tournée heureuse, montage et démontage, dans les principales villes d’Italie, avec les plus grands succès joués au milieu des applaudissements du public. Qui sait, peut-être David Bowie Live in Tokyo.
Mais ce n’était pas un film. Et la seule musique qu’on écoutait dans ma Cayenne, c’étaient les CD de Parenti et des deux Russes. Un massacre pour mes tympans. Une succession de morceaux de Nek – Parenti avait toute la collection – et de compilations d’heavy metal que les deux gorilles mettaient à fond : Scorpion, Anthrax, Megadeth, Metallica, Sepultura. Parenti ne supportait pas ces sons lancinants mais il les laissait faire tout en marmonnant entre ses dents que c’étaient des bêtes. Et sans doute lui réservaient-ils les mêmes commentaires.
Ils ne tombaient d’accord que sur un seul CD. Ils le mettaient dans l’appareil et chantaient à tue-tête, heureux, insouciants comme des collégiens en sortie scolaire. Mais peut-être le faisaient-ils uniquement pour se foutre de moi. Ils montaient le volume et gueulaient :
Case di pane
riunioni di rane
vecchie che ballano nelle Cadillac
muscoli d’oro
corone d’alloro
canzoni d’amore per bimbi col frac
musica seria
luce che varia
pioggia che cade, vita che scorre
cani randagi, cammelli e re magi
mi fido di te
mi fido di te
mi fido di te
mi fido di te
io mi fido di te
ehi, mi fido di te
cosa sei disposto a perdere…(4)
Et ils riaient. Et ils riaient dans mon dos, commentant lourdement et haussant la voix à chaque refrain.
Mi fido di te
io mi fido di te
ehi, mi fido di te
cosa sei disposto a perdere…
Un matin à une station-service d’autoroute, je m’arrêtai pour faire le plein, et pendant que le pompiste remplissait le réservoir, j’allai à la boutique pour trouver quelque chose de plus écoutable. Je m’illuminai lorsque je trouvai la collection Platinum de Bowie, trois CD, le meilleur de 1969 à 1974. Je retournai à la voiture, mis en marche. On repartit mais je n’eus pas le temps de déballer les CD que le Russe assis à côté de moi, celui avec les kalachnikovs tatouées sur l’avant-bras, me les arracha des genoux. Il regarda le coffret comme un objet étrange. Il le tourna et retourna dans ses mains. Il me regarda, puis la photo de couverture.
— Pouaaaa, musique de pédé…
Il baissa sa vitre et le balança. Puis il me regarda en signe de défi.
— Toi pédé ? Hein, toi pédé ?
Puis il m’attrapa les couilles avec une main et serra juste ce qu’il fallait pour me faire devenir violet et ne lâcha prise que pour remettre dans le lecteur un de leurs CD. Leurs rires se mêlèrent à la musique et tous les trois se remirent à chanter à tue-tête. Sans pitié pour moi.
Mi fido di te
io mi fido di te
ehi, mi fido di te
cosa sei disposto a perdereeeeeeee…(5)
Ce furent deux semaines de cauchemar.
— C’est mon nouvel associé, je disais à tous mes fournisseurs en indiquant Parenti.
— Dorénavant, ce sera lui qui prendra les contacts.
Parenti était content, heureux même. Je lui fournissais l’occasion de pouvoir gérer une affaire qui n’allait pas lui rapporter un dollar de plus (la mafia russe fait ses comptes en dollars) mais qui lui permettrait de rester en Italie. De la Russie et des Russes, il en avait soupé. Mais Parenti n’avait pas de style et surtout il n’avait pas compris les délicats équilibres du marché des aliments frelatés. Il ne faisait attention qu’au prix et il allait inonder la Sardaigne d’une merde infâme. Je me gardai bien de le prévenir que le jeu ne tenait que si l’hyper merde ne représentait que 20 % des ventes. Le reste devait être de la merde, un minimum de qualité étant nécessaire pour donner une couverture décente à ce business. Avec ce genre de choix de produits, ils allaient avoir de sérieux problèmes d’ici deux ans au plus tard, mais ce n’était plus mes oignons.
Et puis Parenti était un mec grossier et vulgaire, qui n’avait pas de goût. On changeait d’hôtel et de restos tous les jours. Pour ce qui est du logement, il ne dépassait pas les deux étoiles et choisissait toujours des restos qui servaient des grosses platées et du vin maison. Les Russes et lui s’empiffraient, moi je picorais pour éviter de m’empoisonner. Mes petites habitudes étaient allées se faire foutre, et je n’avais plus qu’un pâle souvenir de mon eau écossaise et des petites bulles qui dansaient sur mon palais.
— Tu devrais en profiter, me dit un jour Parenti en indiquant un plat de fettuccine à la crème et aux petits pois. Un truc aussi bon, t’en trouves pas en Russie.
“Truc”, c’était le mot qui convenait, mais je ne répondis pas. Je me bornai à acquiescer et mon nouveau patron se lança dans une description des horreurs de la cuisine russe. Parenti me parlait souvent de Saint-Pétersbourg, comme s’il voulait me préparer à mon avenir d’émigré.
Un soir qu’il était particulièrement bien disposé à mon égard, par pure curiosité, je lui demandai où il en était avec la justice.
— Acquitté, répondit-il de façon laconique.
— Et comment ça se fait ?
À ma grande surprise, je le vis s’émouvoir.
— Ilario m’a sauvé. Il a pris tous les torts sur lui.
— Et les Sambin, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
En un instant, Parenti passa de l’émotion à la colère.
— T’oses le demander, sale balance, saloperie.
Il était tellement furieux que, bien que ce soit son tour, cette nuit-là il n’alla pas aux putes. À tour de rôle, lui et les Russes sortaient de l’hôtel et allaient avec les putains du coin. Moi, je n’arrivais vraiment pas à penser au cul. Depuis que Parenti avait déboulé dans ma vie, je n’avais plus eu d’érection. C’était la trouille, l’insécurité, l’angoisse de devoir affronter un saut dans mon existence. Mais j’étais Gigi Vianello et je m’en sortirais coûte que coûte. Enfin, c’était ce que je pensais.
Le dernier client, ce fut un grossiste de viande en boîte de l’Émilie Romagne. C’était un vrai pro dans son secteur, même s’il avait eu des problèmes à cause d’un gros lot de conserves destinées à un pays d’Amérique centrale, payées par un projet de coopération internationale, et qui au bout de quelques semaines avaient commencé à gonfler à cause des gaz de putréfaction. Mais il avait vite passé la crise et remis au boulot ses abattoirs clandestins. Il était en mesure de procurer de la découpe à écouler comme du premier choix avec certificat de garantie. J’avais vendu son filet d’“Angus écossais” à je ne sais combien de restos. Après avoir conclu l’affaire, on remonta en voiture et, pour la première fois du voyage, arriva le moment de la question que je n’aurais jamais voulu poser :
— Et maintenant on va où ?
Parenti ricana.
— À Gênes, répondit-il. Y’a un bateau qui t’attend.
Quand je débarquai à Saint-Pétersbourg, je ne m’appelais plus Gigi Vianello mais Giusto De Rienzo. Nom et prénom du faux passeport que je m’étais procuré et que Parenti avait trouvé dans ma valise la nuit où on s’était croisés de nouveau en Sardaigne. Le vrai, ma carte d’identité, mon permis, ma carte de crédit, de retrait et mon téléphone portable avaient fini dans les poches de cette ordure qui avait gardé aussi ma Cayenne. J’étais monté sur le bateau (un cargo de merde qui transportait officiellement des phosphates mais, étant propriété de la mafia russe, il y avait fort à parier qu’il ne se limitait pas qu’à ça) avec juste mon faux passeport et pas un centime en poche. J’avais bien encore quelques beaux costumes qui m’avaient servi pour les rencontres avec mes anciens fournisseurs pour la passation des consignes avec Parenti, mais ils étaient trop légers pour la température qui m’attendait.
Je n’avais pas bonne mine. L’été n’avait pas pu être consacré à la bronzette, ça faisait trop de mois que je n’allais pas dans un centre de beauté et les premières rides avaient commencé à me marquer le visage. Giusto De Rienzo était la copie jaunie et desséchée de Gigi Vianello. Y’avait pas photo.
Ma décomposition avait commencé pendant que cette poubelle flottante faisait le tour de la Méditerranée pour m’emmener à destination. Quand elle affronta les vagues noires de l’Atlantique, j’étais déjà dans un état de délabrement avancé. Lorsqu’elle vira vers la mer du Nord, puis vers la mer Baltique, je n’étais même plus le pâle souvenir de celui que j’avais été. Pendant le voyage, je mangeais le strict nécessaire en essayant de faire un choix dans la montagne de boîtes de conserve que le cuistot, le seul Italien à bord, un Sicilien sec comme un coup de trique, réchauffait pour l’équipage. Je surveillais d’une manière obsessionnelle la cambuse, lisais et relisais les composants de chaque bouillie comestible fourrée dans ces boîtes en fer ou en carton. Mais beaucoup n’étaient étiquetées qu’en cyrillique, en chinois, et sur d’autres il n’y avait rien. Rien du tout.
J’avais réduit au minimum mes activités ; moins je consommais d’énergie et moins j’avais besoin de bouffer.
Je restais allongé, immobile sur ma couchette, à mater le plafond en lambris couleur chiasse qui avait absorbé la fumée de milliers de clopes et de cigares. Je me levais uniquement quand je ne supportais plus l’odeur du matelas imprégné de sel, marqué çà et là de taches jaunâtres dont l’origine ne faisait aucun doute.
Dans la salle de télévision, c’était l’équipage qui commandait. Et le choix des programmes ne suivait que trois directions. Pornos, castagnes de séries américaines et, ponctuel comme la mort, tous les soirs, un programme de télé-réalité où les caméras suivent des gens dans une maison à tous les moments de la journée. Les matelots étaient fascinés et ne loupaient pas un épisode. Et si les protagonistes étaient différents selon les pays qu’on longeait, le scénario était toujours le même.
En Italie, la sainte nitouche était une petite Japonaise avec les seins refaits. En Espagne, ils avaient choisi une Marocaine avec tout ce qu’il fallait là où il fallait. Au Portugal, ils avaient foutu un chanteur local en bout de course. En France, quelqu’un qui au contraire avait encore pas mal de cartes à jouer sur scène mais qui aimait vraiment trop la bibine. En Angleterre, l’affrontement racial à l’heure du thé eut lieu entre une Galloise aux yeux couleur amande et une Indochinoise qui avait été Miss Sud-Est asiatique. Au Danemark, celui qui avait été éjecté de façon ignominieuse de la maison s’était réveillé et s’était montré aux caméras sans s’apercevoir qu’un testicule pendait sous l’élastique déformé de son slip.
Les matelots étaient dingues de cette comédie et un jour, à hauteur de la Suède, on avait frôlé la bagarre quand la télé avait annoncé avec un texte blanc sur page-écran bleue que la carte du décodeur satellite n’était plus acceptée à cause du changement de zone géographique. L’équipage avait pété les plombs, s’en prenant à la compagnie maritime personnifiée, sur le rafiot, par le commandant et son second, qui s’étaient défendus en accusant le cuistot à qui, ils le juraient, ils avaient confié la nouvelle carte.
Et pendant que tous étaient debout, s’accusaient et braillaient en bavant comme des clébards prêts à se battre, moi j’étais resté ébahi devant cet écran bleuâtre qui me renvoyait l’image d’un homme abruti et ahuri, les épaules courbées, les bras qui tombaient le long du dossier de la chaise comme inanimés, le cou maigre qui flottait dans un pull trop grand. Cet homme, c’était moi. Mais ça n’avait duré qu’une seconde, une vision éclair, parce que la télé s’était remise à projeter les ombres des invités de la grande maison qui se marraient autour d’une piscine. Même le cuistot, qui avait soudainement réapparu, se marrait pendant qu’il installait la carte au milieu des insultes de tout le monde. Mais il avait brandi une petite louche et avait menacé toute la clique : “Vous vous calmez, sinon ce soir je vous empoisonne tous.” Et il m’avait fait un clin d’œil.
Depuis j’avais évité de me regarder dans un miroir. J’avais évité de croiser mon regard, de me scruter et de découvrir de nouvelles rides. Une courte barbe avait commencé à me moisir les joues, parce que ce qui poussait, ce n’étaient pas des poils mais des touffes pourries. Pour la première fois de ma vie, j’avais pris la décision de ne plus me raser. Enfin, au moins pendant la durée de cette croisière forcée. L’objectif était double. Primo : ne pas courir le risque d’éveiller chez les marins des envies bizarres avec ma tronche de gentille rock star. Secundo : ne pas tomber dans le gouffre d’un état dépressif sans voie de retour. La vitre des chiottes du navire me renvoyait une image que je ne pourrais pas supporter longtemps. Sous le cône de lumière d’une ampoule crasseuse, j’avais encore plus l’air d’un fantôme. Les cernes apparaissaient encore plus noirs. Les joues encore plus creusées. Ce miroir, terni par les années, faisait le même effet que les palais des glaces des vieux Luna Park. Les maîtres verriers savent que tout repose sur l’alternance du concave et du convexe. C’est un jeu banal de courbes, et la réfraction altère les formes. Un coup tu deviens nain et tu ris. Un coup tu deviens gros et tu ris. Un coup tu deviens gigantesque et tu ris parce que tu sais que quand tu vas sortir de ce dédale de miroirs, tu seras toujours le même homme. Moi, par contre, je ne serais jamais plus le même. Et y’avait pas de quoi rire.
Donc, valait mieux ne pas se regarder du tout. Cette technique s’appelle : politique de l’autruche. Ce qu’on ne voit pas ne fait pas souffrir.
J’essayais de comparer ce voyage à la taule. Au fond j’étais reclus dans une prison flottante qui me conduisait à l’échafaud. Je ne savais pas ce que Parenti m’avait réservé à mon arrivée. Mais, ce qui était sûr, c’est qu’il ne m’avait pas prévu un avenir brillant, l’Eldorado. Je pensais que, si je n’étais pas mort tout de suite, s’il ne me tuait pas après m’avoir fait faire je ne sais quel sale boulot, ma vie serait à coup sûr un régime de liberté surveillée. Surveillée par Parenti et par ses potes russes. Un esclave, un valet, rien de plus.
Je n’étais pas prêt à tout ça. Pas même maintenant que je perdais la boule engoncé dans un pantalon de velours à grosses côtes.
“Prends, Gigi bello” m’avait dit le garde du corps tatoué de Parenti en me le jetant comme une loque juste avant que j’embarque à Gênes. “Prends. Où tu vas toi maintenant, pas soleil, niet soleil… pas soleil, niet soleil…”
Pendant que je l’enfilais, il n’avait pas arrêté de me faire chier : “C’est Prada, Prada pour Gigi bello encore plus beau.” Et il riait en se poussant du coude avec son pote. Et puis il m’avait donné un pull en grosse laine à col roulé : “Et lui, c’est Dolce & Gabbana, tu vas être très beau, juré.”
Je ne lui donnai pas la satisfaction de lui dire qu’ils puaient la naphtaline ni que le gros manteau qu’ils m’avaient lancé en dernier puait la mort. Je les avais enfilés sans rien dire comme un uniforme de condamné.
Le voyage fut un cauchemar mais ce n’était rien comparé à l’arrivée à Saint-Pétersbourg. Je débarquai sans problème, quiconque portait un uniforme dans le port devait être à la solde de Parenti. Un type m’attendait à bord d’une berline japonaise. Du pouce, il me fit signe de m’asseoir derrière. Le voyage fut long et on ne s’adressa pas un traître mot, la circulation de cette ville était la plus bordélique que j’aie jamais vue. La bagnole se glissa dans la cour d’un immeuble fraîchement rénové. Le type descendit et m’accompagna au troisième étage, après avoir salué amicalement le gardien, un énergumène au front bas et en uniforme noir qui semblait avoir été taillé à la hache, bien à l’abri dans une loge blindée. Le chauffeur tendit l’index, sonna et tourna les talons, s’éloignant sans saluer. À ce moment-là, ma curiosité l’emportait. J’étais encore en vie, les horribles matelots ne m’avaient pas sodomisé et, à voir l’aspect de l’immeuble, je n’avais pas atterri dans un quartier coupe-gorge. Mes attentes, à présent, s’étaient aplaties sur les valeurs minimales de survie. Toute ma tête, cul intact.
J’entendis bricoler autour de la serrure et la porte s’ouvrit.
Je me retrouvai face à une femme. Jeune, mais grosse et négligée. J’avais l’impression d’avoir déjà vu ce visage bouffi quelque part, mais je ne connaissais pas de Russes.
Elle me fixa pendant quelques secondes d’un air qui n’avait rien de bienveillant.
— Sale fumier, me salua-t-elle dans un italien parfait.
La voix et l’inflexion vénète étaient impossibles à confondre et c’est à cet instant-là que je compris à quel point la vengeance de Parenti était impitoyable.
— Putain, Sabrina Sambin, murmurai-je, pantois.
Elle m’attrapa par le col et, d’une violente secousse, elle me tira à l’intérieur.
— Papa t’attend.
Ilario, le boss, le chef de famille, n’était plus lui-même. Lui non plus. Un AVC l’avait coupé en deux, lui paralysant le côté droit. Il me dévisagea de l’œil gauche en le bougeant de haut en bas plusieurs fois. Il me fit signe de m’approcher de son fauteuil, comme s’il voulait me dire quelque chose.
— Pourriture, baragouina-t-il avec peine, agitant la canne sur laquelle il s’appuyait de la main gauche.
— Maman est morte, annonça Sabrina sur un ton égal. Elle a vidé l’armoire de la salle de bains et elle s’est suicidée.
— Pourriture, répéta une nouvelle fois Ilario.
— Et tu sais quand c’est arrivé ? me demanda mon ex.
Je secouai la tête.
— Pendant que papa et moi, on était en taule.
— Je suis désolé, bougonnai-je en observant avec préoccupation Sabrina qui enfilait une paire de gants en cuir.
— Quand papa l’a su, il a fait une attaque. Maman et lui étaient un couple très uni.
— Je suis désolé.
— Par contre, à moi, la taule, ça m’a fait un bien fou. J’ai pris quelques kilos et j’ai appris à casser la gueule aux balances, continua-t-elle en tendant la main vers son père qui lui donna sa canne. Et t’es la pire de toutes, celle qui a bousillé nos vies. Si Parenti ne nous avait pas emmenés ici, on serait dans la rue en train de faire la manche.
Elle se mit à me frapper comme un forgeron, et la dernière chose que je vis, ce fut Ilario Sambin qui battait des mains comme un chimpanzé heureux, avec la bave qui lui coulait d’un coin de la bouche.