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Délit de fuite
Jeudi 17 août 2000,
8 h 30,
port de Saint-Argan, île de Mornesey
Simon Casanova descendit du petit studio qu’il occupait pendant les deux mois d’été, au-dessus du Grand Cormoran. Mal réveillé. Il avait peu dormi, cinq heures, à peine. La veille, sur la plage de l’anse de Rubis, après les coups de feu, il avait retrouvé Candice. Elle l’attendait, toujours aussi nue, sans un centimètre de chair de poule, comme capable de bronzer sous la lune. Ils avaient fait l’amour rapidement. Maladroitement. Lui, au moins. Simon n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à ces détenus et ces coups de feu. Ils s’étaient séparés vers 1 heure du matin, Candice ouvrait le guichet des ruines de l’abbaye Saint-Antoine à 9 heures. Elle n’avait pas l’air déçue, au contraire, c’est elle qui lui avait fixé un rendez-vous pour ce soir, dans sa garçonnière cette fois.
Simon renonçait à comprendre la psychologie féminine. En sortant, sur la place, son regard fut tout de suite attiré par les affiches de L’Ilien. Didier Delpech avait pris l’habitude de coller très tôt le matin, dans toutes les rues de Mornesey, des affiches blanches et rouges informant des titres de L’Ilien.
Ce matin-là, Delpech n’y était pas allé avec le dos de la cuillère. Le titre ne pouvait pas être plus explicite : Panique sur Mornesey : deux détenus toujours en cavale !
Simon acheta le journal au comptoir du bar, sans répondre au patron qui visiblement avait envie de discuter de l’affaire. Il marcha quelques dizaines de mètres jusqu’à la place du 20-Mai-1908.
Le village se réveillait. L’agitation était déjà palpable. Les ventes de L’Ilien devaient exploser.
Avant de se rendre à la mairie, Simon décida de s’asseoir quelques minutes sur un des lourds bancs de granit de la place, juste face à la statue du cardinal Mazarin. Il se contenta de survoler la une de L’Ilien. Incontestablement, le rédacteur en chef, Delpech, avait été rapide. Clara était-elle à l’origine de la fuite ?
Les pensées de Simon s’égarèrent.
Il repensa aux coups de feu sur la plage, la nuit dernière. Quel pouvait être son rôle dans cette affaire de prisonniers en fuite ? Aucun, bien entendu, à part prévenir la police. Et pourtant, il n’allait pas se gêner pour participer à l’enquête et jouer sa propre partition.
Si l’opportunité se présentait…
Simon ne se considérait pas plus intelligent ou plus malin qu’un autre, mais il était conscient de posséder une qualité, qu’il cultivait jusqu’à l’excès : la détermination. Il se savait têtu comme une mule. Comme plusieurs, même. A neuf ans, il était venu à bout d’un puzzle du Mont-Saint-Michel de deux mille pièces ; un mois à s’obstiner sur les trois cents dernières, rien que du ciel bleu ! En terminale, il avait dragué pendant six mois, de décembre à mai, une fille de sa classe qui n’était ni plus sexy, ni plus affolante qu’une autre, simplement parce qu’elle n’avait pas voulu céder à sa première déclaration. Il avait fait le siège de sa chambre pendant six mois, pour la larguer à peine une semaine après qu’elle lui avait ouvert sa porte. L’année dernière, en fac, il avait poursuivi son prof de droit public pendant quinze jours, allant jusqu’à dénicher son mail personnel et son numéro de portable, parce que le prof en question avait oublié un demi-point sur sa copie. Simon avait pourtant obtenu la moyenne à son module, mais c’était pour lui une question de principe ! Il avait fini par coincer le turbo-prof parisien sur un quai de gare, lui avait remis sa copie en main propre… et gagné son demi-point, ainsi que la haine tenace, pour le reste de l’année, du prof et de tout le personnel administratif de son DESS.
Simon referma le journal et trottina jusqu’à la mairie.
Il souriait en pensant à la réaction du maire et du directeur du centre de détention Mazarin face à la une de L’Ilien. Raté pour le secret d’Etat ! Garcia, le maire, allait sans doute devoir revenir plus vite que prévu de la République dominicaine. Bien fait ! pensa Simon, il avait qu’à ne pas lui verser un salaire de misère.
Ses pas crissaient sur les graviers de la cour. Son regard s’arrêta sur le fronton de la mairie : curieusement, seul le mot Liberté y était gravé. Nulle trace des deux autres, Egalité et Fraternité. Simon avait cherché à connaître l’explication de cette étrange exception républicaine, mais personne n’avait pu lui répondre précisément. Manque de place ? Manque de moyens ? Disparition subite du graveur ? Oubli ? Accident malheureux ? Vandalisme ?
Quelques guides mentionnaient avec ironie cette originalité de l’île, à destination des touristes. Mais depuis hier et sa lecture de la thèse de Sadournant sur l’île des brigands, Simon ne pouvait s’empêcher d’imaginer une autre hypothèse : et si le maire de l’île, pas Garcia, celui qui avait bâti la mairie, avait volontairement fait graver ce seul mot, Liberté ? Rien à foutre, pour tous ces descendants de bagnards évadés, de l’égalité et de la fraternité !
Simon tenta d’évacuer ces réflexions troublantes.
Tout cela, c’était du passé !
Ce qui comptait, c’était l’actualité de l’île, et ce matin, elle était particulièrement agitée. Il repensa soudain à Clara.
Pauvre Clara ! Etait-elle la source du scoop ?
Il trouva la secrétaire assise à son poste, devant son ordinateur, éteint. La mine défaite. La fuite venait d’elle, Simon le devina immédiatement.
Clara avait également acheté L’Ilien. Le journal était posé à côté de son clavier.
Pas de karaoké ce matin, pensa Simon.
— Bonjour, Clara.
Pas de réponse.
— Tu fais la gueule ? insista Simon. Tu n’as pas bien dormi ?
— Justement, si ! explosa Clara.
Simon ne put s’empêcher de rire. Cela arracha un sourire à Clara.
— Alors, tu lui as craché le morceau ? demanda Simon.
— Eh oui…
— Quand ?
Elle baissa les yeux.
— J’ai honte…
— Quand ?
— A l’apéro !
Pauvre Clara, repensa Simon. Ni restaurant, ni mojito sous la disco, ni jambes en l’air. Rien ! Juste un kir, au muscadet, même pas royal !
Clara continua.
— A 9 heures moins le quart, j’étais devant ma télé. J’ai rien raté du film.
— T’es conne. Pourquoi t’as craqué ? Tu connais Delpech, pourtant.
Clara sourit de ses impeccables dents blanches.
— Il est trop fort, cet enfoiré. Il m’a mis la pression. Il m’a fait le coup de la question de vie ou de mort. Il savait qu’il y avait un problème à la citadelle. Il voulait simplement les noms, l’heure. Il m’a dit des trucs comme : « Ce sera de ta faute si on retrouve demain un gamin étranglé parce qu’il a croisé à vélo un des types en cavale. »
— T’as pas gobé ça, quand même ?
— Pas… pas tout à fait. Mais à l’apéro, il a fait mine de partir. Il a dit qu’il était excédé par mes gamineries. Que ce coup-ci, ce n’était pas un jeu, que c’était sérieux. Il m’a promis que si je lui donnais les noms et quelques détails, il allait écrire l’article en une heure et qu’il me rejoignait après.
— Et alors ?
— Ben… Il m’a téléphoné une heure plus tard pour me dire qu’il n’avait pas le temps de revenir. Remarque, Casa, c’est un peu logique. C’est quand même des circonstances exceptionnelles.
Simon rit franchement.
— T’es vraiment accro à ce type, toi. Faut que t’arrêtes, Clara. Faut que tu trouves un gentil mari.
— Un beau mari, précisa-t-elle. Gentil, je m’en fous !
Simon se pencha vers elle en lui passant une main amicale dans le dos. Ils s’installèrent côte à côte pour lire L’Ilien. Delpech avait réussi en un temps record à reconstituer la biographie des deux fuyards. Celle de Jonas Nowakoski était effrayante. Son casier judiciaire prenait toute une page, dont trois meurtres avérés. Delpech avait même réussi à dénicher des photos des deux hommes recherchés.
Clara ne put s’empêcher de glisser :
— Il est quand même fort, Delpech, tu ne trouves pas ?
— Ouais… Il va surtout semer une panique pas croyable sur cette île !
Le téléphone de la mairie sonna. Clara décrocha. Simon la vit virer à l’écarlate, pendant qu’elle tentait de bredouiller une réponse :
— Je… je… je vais vous passer une personne plus compétente que moi.
La secrétaire tendit le combiné à Simon tout en murmurant d’une voix paniquée :
— C’est la police de Granville !
Simon se présenta d’une voix forte et assurée.
— Sécurité de l’île de Mornesey, mairie de Saint-Argan.
Un interlocuteur précipité ne lui laissa pas en dire davantage.
— Parfait… On a besoin de vous. Nous venons de recevoir un appel d’urgence en provenance de la plage de l’anse de Rubis. Une mère de famille en pleine hystérie. Ses propos n’étaient pas très cohérents, mais on a compris qu’elle parlait d’un cadavre. Ça a l’air sérieux. On est déjà en route, mais vous devez pouvoir y être avant nous.
— Comptez sur moi, je fonce ! hurla Simon Casanova.