20
Zone NA
Jeudi 17 août 2000,
14 h 15,
mairie de Saint-Argan, île de Mornesey
Clara léchait d’une langue gourmande les dernières traces de yaourt sur sa petite cuillère. Elle se retourna vers Simon.
— Comment ça ? Bonne en calcul ?
Clara éclata de rire.
— Tu sais parler aux femmes, Casa. Tu as tout de suite su repérer mes qualités.
Elle rit à nouveau.
— J’avais déjà du mal à faire les leçons de mes frangins. Et tu te doutes qu’ils ont pas été bien loin à l’école…
— OK, fit sérieusement Simon. Alors, tu tiens la calculette. On va tout recompter.
— Quoi ?
— Pour voir si le plan est trafiqué, il n’y a qu’une solution. Comparer les surfaces du plan de zonage avec celles calculées dans le rapport de synthèse du plan d’occupation des sols.
— Tu me traduis ?
Simon attrapa le dossier cartonné qui contenait le POS. Il sortit un cahier orange qu’il feuilleta rapidement.
— Voilà, page 63, total des superficies des parcelles de l’île, par type de zonage. L’île de Mornesey fait 1 512 hectares, dont, selon le POS, 345 hectares de zones urbanisées, 852 hectares de zones non constructibles et 315 hectares de zones NA, c’est-à-dire constructibles dans l’avenir. Il suffit de calculer sur le plan de zonage si cela correspond. Si ça ne correspond pas, c’est que le POS a été trafiqué en 1990.
Clara se prit la tête entre les mains.
— T’es malade, ça va prendre des plombes.
— Mais non… C’est juste un peu de géométrie. J’ai fait ça toute ma vie. Trafiquer discrètement le plan de zonage, effacer une frontière et en mettre une autre, c’était sans doute possible. Trafiquer le rapport de synthèse, c’était certainement plus difficile pour Valerino.
— Avec un traitement de texte, ce n’est pas très dur.
— A condition d’avoir le fichier… Allez, on s’y met.
Clara soupira. Elle alla chercher à contrecœur une calculette dans le secrétariat, puis s’installa dans le fauteuil le plus confortable de la salle municipale, c’est-à-dire le fauteuil de velours rouge du maire.
— Au moins je n’aurai pas tout perdu. J’ai toujours rêvé d’enfoncer mes fesses ici !
Simon pensa qu’il était utile d’encourager Clara.
— Votre rouge à lèvres est parfaitement assorti avec le fauteuil, madame le maire.
— Cause pas. Balance ta science. J’ai les doigts qui s’engourdissent.
Le calcul prit près de trois heures. Simon avait présumé de ses compétences en géométrie. Le recensement des parcelles s’avérait finalement très complexe. Il se contenta de recalculer sur le plan de zonage l’ensemble des zones NA. Simon mesurait les coordonnées avec une règle et transmettait les chiffres à Clara qui multipliait et additionnait l’ensemble. Lorsque Simon annonça les dimensions de la dernière parcelle NA, il demanda avec inquiétude à Clara :
— Alors, combien ?
Clara prit une profonde inspiration.
— 315 hectares. Pile-poil ! La bonne nouvelle, c’est qu’on sait compter tous les deux. La mauvaise, c’est que le plan d’occupation des sols n’a pas été trafiqué ! 315 hectares NA dans le rapport des experts. 315 hectares NA sur le plan. On s’est tapé trois heures de géométrie pour rien. Remarque, Casa, pour s’occuper, c’est pas plus idiot que des mots fléchés. Mais moi, la prochaine fois…
— Clara ! cria Simon.
Il était visiblement vexé et avait du mal à accepter les sarcasmes de la secrétaire.
Clara sifflotait.
— Chier ! Merde ! s’énerva Simon. L’enfoiré, il a bien verrouillé son affaire.
— Ou il n’a rien trafiqué du tout !
Clara sortit de son sac à main un vernis à ongles rouge vif. D’un geste souple, elle envoya valser sa sandalette de cuir sur le plan de zonage et posa son pied sur la grande table ovale. Délicatement, elle commença à se vernir les ongles des doigts de pied.
Simon soupira.
Il fixa le dossier du plan d’occupation des sols. Une chemise cartonnée orange. En haut à droite de la couverture, il repéra le nom du bureau d’études qui avait réalisé le POS : Sites et Territoires. Architecte urbaniste conseil. Simon releva la tête. Clara, pour peindre les ongles de ses orteils, se tenait dans une position particulièrement impudique : sa jupe orange à grosses fleurs vertes avait glissé le long de sa jambe levée, jusqu’en haut de ses cuisses.
Simon toussota.
— Ils doivent toujours exister, ces architectes ? demanda-t-il. Tu les connais ?
— Laisse tomber, lâcha Clara sans même relever le regard vers lui.
Elle terminait le premier pied.
— Jamais !
La secrétaire haussa les épaules.
— Inconnue au bataillon, cette boîte. Mais c’est forcément une boîte du coin. Pour les POS, on prend pas des Parisiens.
— T’as l’annuaire ?
— On est en août, Casa. Ils doivent être en vacances.
— D’accord. Neuf chances sur dix pour qu’ils soient en vacances. Je mise sur la dixième.
Clara souffla sur ses orteils pour les faire sécher.
— T’as de la chance, c’est sec…
Elle se redressa et passa en lui lançant un regard frondeur.
— Comment tu dis ?
— Sites et Territoires.
— Je vais voir ce que j’ai sur ma bécane.
Une minute plus tard, elle revenait et tendait une feuille imprimée à Simon.
— Voilà ton bureau d’études. Adresse, téléphone, fax, e-mail, raison sociale. Je téléphone ou tu vas pouvoir te débrouiller tout seul ?
Simon jeta un coup d’œil à la sandalette restée sur le plan de zonage.
— Fais l’autre pied avant que M6 débarque !
— T’as aimé ça, hein, te rincer l’œil ?
— J’ai adoré. Tes cuisses sont ce que t’as de mieux conservé !
— Connard !
Clara retourna s’asseoir dans le fauteuil du maire et fit valser sa seconde sandalette sur le plan de zonage, presque à côté de la première. Elle reprit sa pose provocante. Mais avec l’autre jambe.
Simon attrapa le portable accroché à son ceinturon et composa le numéro du bureau d’études. Il poussa presque aussitôt un juron.
Clara jubila.
— Personne ?
Simon lui fit signe de se taire d’une grimace. Il prit une voix solennelle et déclama :
— Police de Saint-Argan, île de Mornesey. Nous avons besoin d’un renseignement très précis et particulièrement urgent concernant le POS de Saint-Argan révisé en 1990. Vous aviez réalisé le rapport et le plan de zonage. Je dois connaître la surface exacte des zones NA de l’île de Mornesey. C’est inscrit dans le POS dans le rapport de synthèse, page 63, si vous l’avez conservé en archive. Merci de rappeler le plus rapidement possible au 06 11 26 36 31. C’est peut-être une question de vie ou de mort.
— Répondeur ! fit Clara, goguenarde.
— Ils vont rappeler !
— Sûr… Tu leur as mis la pression ! A condition qu’ils aient ton message avant fin août. En attendant, une autre idée ?
— Tu commences à me connaître. Je ne renonce jamais.
Simon se mit à réfléchir à haute voix.
— Les plans d’occupation des sols, c’est simple. Il y en a deux exemplaires officiels : un à la mairie, pour qu’ils puissent être consultés par tous les habitants, c’est la loi. Et un autre centralisé à la Direction départementale de l’équipement, pour que l’Etat puisse contrôler sa légalité, et ensuite la conformité des décisions municipales vis-à-vis du POS. Plus éventuellement une copie au bureau d’études qui a fait le boulot…
— Eventuellement, ironisa Clara.
— Clara, avant de prendre ton deuxième pied, peux-tu me trouver le numéro de la DDE, à Saint-Lô ?
Clara prit un air faussement nostalgique.
— Ah… Prendre mon deuxième pied…
— Delpech peut plus ?
— Petit con ! Fais le 12 !
Elle saisit à nouveau son vernis à ongles et leva le plus haut qu’elle put sa jambe, découvrant même ostensiblement une petite culotte rouge. Simon détourna les yeux et composa le 12.
— Passez-moi la DDE de Saint-Lô. C’est urgent. Commissaire Simon Casanova. Ile de Mornesey.
Clara ne put s’empêcher de pouffer.
Dix secondes plus tard, Simon obtenait la DDE de Saint-Lô.
— Mademoiselle, commissaire Simon Casanova, en mission spéciale sur l’île de Mornesey. Vous êtes au courant, je suppose, les infos ne parlent que de ça, la cavale sur l’île, le meurtre sur la plage. Vous êtes la secrétaire de la DDE ?
— Oui, répondit une voix timide.
— OK. Vous savez où sont archivés les POS ?
— Oui, aux archives…
Simon soupira.
— OK, mademoiselle. Vous allez me chercher dans les archives le POS de la commune de Saint-Argan, sur l’île de Mornesey. Attention, mademoiselle, pas l’actuel, celui de 1990.
— Oh là là, fit la secrétaire peu enthousiaste. Je ne sais pas si on l’a encore. On ne m’a jamais demandé ça. Il a été révisé depuis 1990 ! Vous êtes certain que vous ne voulez pas le plus récent ?
— Non ! hurla presque Simon. 1990 ! Vous ne jetez rien à la DDE. Je le sais.
— Ben justement. Si ça se trouve, il est tout en dessous de la pile.
Simon s’énerva.
— On a un assassin en cavale sur l’île, mademoiselle. Il peut frapper d’un instant à l’autre. Alors foncez !
Simon entendit des pas s’éloigner. Pas si rapidement qu’il l’aurait souhaité. Il attendit plus de dix minutes.
Clara avait terminé son second pied et laissait sécher ses orteils.
— J’aimerais bien me faire poser un piercing. Mais j’ose pas. T’en penses quoi, Casa ?
— Hein, quoi ?
— Un piercing ? A mon âge, ça fait pas trop…
— M’en fiche !
— Ils l’ont paumé, ton dossier, Casa. Ou, mieux, Valerino l’a fauché !
Au même instant, Simon entendit des pas qui se rapprochaient.
— Je l’ai, monsieur !
— Commissaire.
— Pardon.
— Ouvrez la page 63, s’il vous plaît. Vous y êtes ? Lisez-moi, dans le tableau Total récapitulatif du plan de zonage, le chiffre qui est inscrit dans la colonne NA.
— La colonne NA ?
— Oui…
— 315, monsieur le commissaire !
— 315 ? Vous êtes certaine ?
— Absolument, monsieur le commissaire.
Devant la mine déconfite de Simon, Clara tenta de lui faire un signe de réconfort. Mais Simon n’abandonnait pas.
— Il y a le plan de zonage, dans le dossier ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Dépliez-le. Vous allez suivre le trait de côte jusqu’à l’anse de Rubis. OK, vous y êtes ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Vous n’êtes pas obligée de dire « monsieur le commissaire » à chaque fois.
— Oui… Monsieur… Casanova.
Simon souffla avec lassitude.
— Au-dessus de l’anse de Rubis, il y a une zone NA, qui possède à peu près la forme d’un losange. Vous la voyez ?
— Oui… Mons… Mais ce n’est pas exactement un losange. Il y a un losange plus une bande de terrain, près de l’endroit qui est appelé abbaye Saint-Antoine. La zone, c’est un losange plus cette espèce de doigt.
— Je vous remercie, mademoiselle.
Simon claqua le téléphone de rage et hurla.
— Et merde ! C’était certain. Valerino a fait son stage à la DDE, après celui à la mairie. Il a eu tout le temps de faire l’échange du texte et du plan de zonage.
Clara se leva puis se pencha sur la table pour récupérer ses sandalettes. Elle se tourna vers Simon.
— Ou bien il n’a rien échangé du tout et tu délires ! Rends-toi à l’évidence. Les deux exemplaires des POS à la mairie et à la DDE sont rigoureusement identiques. Même s’ils avaient été trafiqués, comment veux-tu trouver une preuve, dix ans après ?
Simon réfléchissait. Il regardait le plan de zonage un peu jauni étalé sur la table.
Un plan de trois mètres sur deux.
— Tu te rends compte, fit Clara. Trafiquer un tel truc !
Simon ne répondit pas. Il resta longtemps le regard fixé sur la gigantesque carte. Un éclair passa enfin devant ses yeux.
— Bien sûr ! Tes doigts sont encore capables de taper sur un clavier ?
Clara fit une grimace.
— Prépare l’annuaire électronique, continua Simon. J’ai encore une idée de génie, une autre…
— Jamais il fait une pause, le génie ? soupira Clara.
— Non. Et là, tu vas être épatée.