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Voiture de fonction
Vendredi 18 août
2000, 10 h 41,
rue des Pivoines, île de Mornesey
Simon enregistrait toutes les informations, stupéfait.
Le fils de Jean Remy devait hériter de cette fameuse portion de l’île, cette zone trafiquée du plan d’occupation des sols, dans moins de vingt-quatre heures. L’enquête prenait un tour nouveau. Les coïncidences étaient décidément trop nombreuses dans cette affaire, même si, pour l’instant, Simon était incapable de percevoir quelle intelligence supérieure reliait tous ces événements.
Bardon affichait un sourire satisfait.
— Il est au courant, ce fils ? demanda Simon.
— C’est bon, mon garçon, grogna le notaire. Je pense que tu en sais assez. Pour le reste, je protège mes clients.
— Il est au courant, ce fils ? répéta Simon.
— Sans doute.
— Où il habite ?
— Au revoir, mon petit. Tu as l’air d’un têtu. Alors, bon courage. Il va t’en falloir. Souviens-toi, mon étude est le seul endroit sur l’île sous haute protection, le seul qui ne sente pas le moisi. Regarde, la preuve, c’est la seule maison de Mornesey qui n’a pas des volets rouges !
C’était vrai.
Simon ne l’avait pas remarqué auparavant. Tous les autres volets des maisons de la ruelle étaient peints en rouge vif, comme la plupart des maisons de l’île, un rouge qui contrastait superbement avec les nuances de vert, bleu et jaune des jardinières posées sur le rebord des fenêtres.
Seuls les volets de l’étude étaient blancs… et fermés !
Le notaire repoussa la porte.
Simon n’avait pas la force physique de lutter contre lui. Ni l’envie. Le notaire n’en dirait pas plus. Il en avait appris assez. Il avait retenu les noms. Retrouver tous ces gens n’allait pas être trop difficile.
En pédalant tranquillement vers la mairie, une certitude montait en lui.
Il avait raison.
Raison sur toute la ligne.
Le terrain des Sanguinaires allait changer de propriétaire le lendemain. Le fils de Jean Remy héritait, dix ans après. Au même moment, Valerino s’échappait de la prison Mazarin.
Deux événements exceptionnels qui se produisent ensemble possèdent forcément un lien.
Valerino s’était évadé quelques jours avant que le jeune Colin Remy n’hérite. Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Mais quel était alors le but de Valerino ? Quel était son plan ?
Simon pensait que lui seul pouvait le découvrir. Mais une autre pensée émergeait, pressante : la conviction que ce jeune Colin Remy était en danger.
*
* *
Lorsque Simon arriva à la mairie, Clara était occupée à jouer aux cartes, une réussite, sur l’ordinateur. Elle avait retiré ses chaussures et étirait ses jambes et pieds nus sur une chaise dans un rayon de soleil qui filtrait par la fenêtre.
— Tu n’es pas trop débordée ? lança Simon en entrant en coup de vent.
— Black-out ! Ordre du maire. Black-out total. On ne répond plus aux journalistes. On ne panique pas les estivants. On laisse la police faire son travail.
— Toujours sous les tropiques, Garcia ?
— Oui. De toute façon, qu’est-ce que tu veux qu’il fasse de plus ici ?
Elle montra à Simon le téléphone de la mairie décroché.
— Tous ceux qui téléphonent tombent sur un message rassurant préenregistré par monsieur le maire. Tout va bien sur Mornesey. Il fait beau. L’eau est chaude. La police contrôle. Je te passe les détails. Il a envoyé un message aux conseillers et au personnel : il nous indique qu’on ne va pas foutre la saison touristique en l’air pour un type en cavale qui a sûrement déjà rejoint le continent et foutu le camp loin d’ici.
Simon haussa les épaules. Il attrapa délicatement la jambe dorée de Clara, la posa par terre et s’assit à côté d’elle sur la chaise ainsi libérée.
— Je ressors de chez le notaire. Bardon. Il m’a l’air louche, non ?
— Ça m’étonnerait, répliqua Clara. Il fait un peu peur comme ça, mais je peux te dire que tout le monde ici considère que c’est un type intègre.
— Ah ouais ?
— Ouais. Il est âgé maintenant mais, il y a plus de vingt ans, d’après ce qu’on m’a raconté, sa fille aînée est morte d’une overdose, sur le continent, pas loin d’ici. Elle s’était retrouvée dans un réseau de jeunes dealers originaires de l’île. Il les connaissait. Il les a dénoncés. Il a eu beaucoup d’ennuis depuis. Beaucoup de gens sur l’île auraient bien voulu se débarrasser de lui, mais apparemment, il connaît des secrets sur tout le monde. Et il est prudent. On raconte que c’est l’une des rares personnes de l’île à qui on peut faire confiance.
— Mouais, fit Simon, moyennement convaincu. Tu es toujours une pro d’Internet ?
— La meilleure. Tu veux quoi ? Sites de rencontre ? De karaoké ? Potins mondains ?
— L’annuaire !
— Trop simple ! Tu veux qui ?
— Gabriel Borderie.
— T’as rien de plus ?
— Quelque part sur la Côte d’Azur, à ce qu’il paraît. C’est le P-DG d’Eco-Stone. Une grosse boîte de BTP, anciennement appelée Eurobuild…
Clara s’étonna un peu.
— Tu progresses, Casa… Méfie-toi, cherche pas trop à te rapprocher du soleil.
Clara essaya de trouver l’adresse de Gabriel Borderie dans tous les départements du sud de la France. Sans succès. Ils n’eurent par contre aucune difficulté pour trouver celle du siège social d’Eco-Stone, à Saint-André-de-la-Roche, dans la périphérie nord de Nice.
— A priori, il doit pas habiter loin de là, fit Simon.
— Ouais. Mais il est sur liste rouge, ton coco. Pas étonnant si c’est un gros bonnet de la Côte d’Azur.
— Et si on téléphone à la boîte, pour avoir son adresse ?
— Mais oui, bien sûr. Tu peux y croire. Tu prends les secrétaires pour des connes ?
Simon battit prudemment en retraite.
— OK, OK, te fâche pas. Piste numéro deux. L’héritier… Colin Remy. Tu étais sur l’île à l’époque ?
— Ouais. Je n’avais pas trente ans. J’étais jeune et belle et désirable. J’avais toute l’île à mes pieds. C’était le paradis, petit con.
Simon regarda le visage un peu ridé de Clara et n’osa pas glisser jusqu’au décolleté bronzé. Elle portait un petit bustier à fleurs orange.
— Je plaisante, Casa. A l’époque, j’étais fidèle et entichée d’un petit loulou de l’île qui dealait les autoradios et les pièces détachées de bagnoles… Et qui doit encore être entre deux prisons en ce moment.
— Et le fils de Jean Remy ?
— Aucun souvenir de lui. Je sais juste ce que tout le monde sait. Son père s’est noyé en mer. Sa mère s’est tuée en voiture quelques jours après. L’orphelin a été recueilli par son oncle et sa tante. Ils sont partis sur le continent. Depuis, plus de nouvelles. Ça fait…
— Dix ans, cherche pas. Dix ans jour pour jour. Tu as le nom de l’oncle ?
— Ça arrive ! On a tout scanné il y a quelques années.
Avec une dextérité étonnante, Clara cliqua sur l’ordinateur et ouvrit un dossier archive. Puis elle cliqua à nouveau sur un dossier nommé Associations, puis sur un autre intitulé Association Saint-Antoine. Une photographie en couleurs, titrée Jean Remy, président, s’afficha. Simon fut frappé par le regard franc et le sourire rieur du personnage, bronzé, le front haut, les cheveux longs. Plusieurs autres clichés présentaient l’association. On y voyait de jeunes adultes travailler sous un soleil de plomb, remuer des pierres, creuser, manger autour d’une grande table. Suivaient ensuite des photos plus techniques de ruines, de pierres, de morceaux de faïence, toutes commentées et numérotées.
— Ils avaient l’air heureux, fit Simon. Tu les as connus ?
— Pas trop, répondit Clara. C’étaient des étrangers ici. Des emmerdeurs, des fouineurs. C’est comme ça qu’on m’en parlait, chez moi. Moi, ils me plaisaient plutôt bien, ces babas cool tout bronzés, avec leurs biscotos, à charrier des pierres toute la journée. On les croisait de temps en temps à Saint-Argan. Ils étaient exotiques… Mais moi, j’étais avec mon loulou. Et sur l’île, tout le monde n’avait qu’une envie : qu’ils foutent le camp !
— Ils gênaient ?
— Ouais…
— Bon, et le nom de l’oncle et de la tante ?
— Pas difficile.
Elle descendit un peu, ouvrit un fichier Word et la liste des membres de l’association apparut. Ils s’arrêtèrent sur les noms de Thierry et Brigitte Ducourret.
— Voilà, c’est eux. Pas de doute !
— Retour à l’annuaire ?
Après moins de deux minutes de recherche, ils découvrirent qu’un certain Thierry Ducourret habitait dans la commune de Cormeilles-en-Parisis, 2, square Louise-de-Vilmorin.
— Bingo ! J’appelle.
Clara soupira et relança sa réussite.
Simon attendit un long moment, plus d’une dizaine de sonneries, sans succès.
— Personne ! fit-il, déçu.
— A cette heure, soit ils bossent, soit ils sont en vacances.
— Bordel !
— Tu croyais quoi ? Que tu allais résoudre tout ça par télépathie dans le salon de la mairie ? Tu les auras au téléphone ce midi. Ou ce soir. Ou demain. Cool, Casa. Ça te dit, un petit duo en karaoké pour te détendre ?
Simon ne répondit pas et réfléchit à voix haute.
— Le petit est en danger. Le jeune Colin Remy est dans l’œil du cyclone. Je le sens. T’as raison, Clara, je ne vais pas m’en sortir par télépathie. Je ne vais pas attendre ici comme un con jusqu’à ce midi ou ce soir.
Clara faisait défiler des titres.
— Il était une fois. J’ai encore rêvé d’elle. On essaye ?
Simon n’entendait pas. Il se concentrait sur son enquête.
Clara continua, amusée.
— Allez ! Le top ! Peter et Sloane ? Non ? Paroles… Paroles, Dalida et Delon ?
Simon pensa à haute voix.
— D’ici à Cormeilles-en-Parisis, il y a quoi ? En comptant le ferry, cinq heures à tout casser !
Clara s’arrêta, tranchante.
— A vélo, si tu fais Mornesey-Paris en cinq heures, faut arrêter garde champêtre et faire maillot jaune.
Simon ne répliqua pas.
— Cinq heures… Je suis là-bas dans l’après-midi. Dix heures maxi aller-retour… Ça se fait dans la journée.
— T’es à VTT ! Y pas de voiture de fonction à Saint-Argan, je te rappelle.
Simon se retourna vers Clara, sourit de toutes ses dents blanches et demanda d’un ton naturel :
— C’est bien une Twingo, ta voiture ?
Clara se redressa et prit une pose de tigresse.
— Pas question ! N’y pense même pas, Casa !
— Sans forcer, je peux être de retour presque à minuit.
— N’y pense même pas.
— Tu ne vas pas te servir de ta voiture aujourd’hui ?
— Insiste pas, je te dis…
Simon regarda Clara au plus profond des yeux. Elle n’avait jamais remarqué qu’il les avait aussi bleus.
— OK, OK, fit lentement Simon. On attend là. Karaokons peinards. Allons-y. Tu proposes quoi ? Ringo et Sheila. On laisse les gondoles à Venise ? On en a rien à foutre, après tout, de ce type en cavale sur l’île qui enterre ses cadavres sur des plages où jouent des mômes. On apprendra son prochain meurtre, à la radio, ce midi ou ce soir. Quelque part dans la banlieue parisienne. Sans doute ce jeune orphelin, Colin Remy.
Clara se leva en hurlant et se planta, droite, le décolleté dans le nez de Simon.
— Tu me fais chier, Casa ! J’en ai plus que ma claque de vous tous, les mecs ! Les clés de la bagnole sont dans mon short. T’as qu’à venir les chercher.