47
Derrière le mur
Samedi 19 août
2000, 11 h 03,
grange de la Crique-aux-Mauves, île de Mornesey
Madi prit Armand par l’épaule et l’invita à se lever avec précaution. Leurs yeux, à travers les herbes, se dirigèrent vers la grange. Ils se tournèrent un peu, lentement. Au fond du champ, à une cinquantaine de mètres de la grange, partiellement dissimulé par un mur de pierres sèches, Jean-Louis Valerino se tenait debout, bien vivant. Le même visage fiévreux, aux formes saillantes et aux yeux creusés, que sur la photo de L’Ilien. Il fumait nerveusement. Dans sa main droite, ils repérèrent une arme, un revolver.
Les deux adolescents se recouchèrent avec précaution dans les herbes.
— Il ne m’a pas l’air trop bouffé par les fourmis carnivores, fit Madi. Qu’est-ce qu’il fait là ?
Armand ne répondit pas. Il tremblait.
— Il les attend à la sortie, continua Madi. Il les attend pour les buter tous les deux.
Armand semblait tétanisé, dépassé par les événements.
— Il faut prévenir les flics. Vite.
— On n’a pas le temps, répliqua Madi. On est à trois bornes du village. Colin et son paternel sont pris au piège. Il y a que nous qui pouvons faire quelque chose.
— Faire quoi ? demanda avec inquiétude Armand, tremblant de plus en plus.
L’adolescente souleva à nouveau ses yeux au-dessus des herbes. Au moment où elle regarda en direction de Valerino, celui-ci orienta sa tête vers leur cachette.
Madi s’effondra dans les fourrés.
— Putain…
— Tu t’es fait repérer ?
— Je ne sais pas. Je ne crois pas.
— Comment ça, tu crois pas ? Faut se tirer. Faut se tirer et revenir avec les flics.
— Il a posé son flingue sur le mur, fit Madi.
— Quoi ? cria Armand, trop fort.
— La ferme, chuchota Madi en bâillonnant Armand avec sa main. Et arrête ton numéro d’épileptique ou c’est toi qui vas nous faire repérer. Tu vois le petit mur de pierre à côté duquel il se planque ? Ce salopard a posé son flingue sur le mur.
— Et lui, il est où ?
— A côté.
— Et alors, ça change quoi ?
— On n’a qu’à ramper derrière le mur. On attrape le flingue et c’est marre.
Armand regarda Madi d’un air ahuri.
— C’est marre ? T’es complètement givrée ? T’as déjà touché un flingue ?
— Ouais !
Sans davantage discuter, l’adolescente commença à ramper dans les herbes pour se rapprocher du cabanon, tout en restant dissimulée par le mur de pierre.
— Je reste là, fit Armand. Pour faire diversion au cas où…
Madi se retourna.
— Connard. Si tu fais diversion, la première chose qu’il va faire, c’est reprendre son flingue. Suis-moi !
A contrecœur, Armand rampa derrière Madi. Moins de cinquante mètres plus loin, ils se tenaient derrière le muret. Madi, d’un doigt sur sa bouche, fit signe à Armand de se taire. Puis, de son même doigt, elle désigna un point invisible au-dessus du muret. Armand ne voyait rien.
Rien que le ciel.
Il écarquilla les yeux.
Enfin, il comprit.
Une légère fumée grise s’élevait vers le ciel au-dessus du mur. Une fumée de cigarette. Le fugitif se tenait à quelques mètres d’eux, de l’autre côté du mur. Armand se sentit défaillir. La peur glaçait chacun de ses muscles.
Madi ne se soucia pas de lui et s’avança encore. Elle parvint au mur de pierre et s’accroupit derrière. Le mur devait être haut au plus d’un mètre vingt. Armand n’arrivait pas à détacher ses yeux de la fumée, comme si elle pouvait lui indiquer la position du fugitif. Il aurait fallu se lever pour apercevoir au moins le haut du crâne de Valerino.
La dernière chose qu’Armand envisageait.
Madi se releva avec précaution.
Elle souleva son bras et, lentement, fit remonter sa main le long des pierres. Comme un lézard, pensa Armand. D’un coup, ses cinq doigts se refermèrent sur le revolver. Dans le même instant, Madi bondit et se tint debout, campée sur ses jambes écartées. Dans ses deux mains jointes, elle tenait l’arme et la pointait au-dessus du mur. En se relevant, elle dissimula le soleil et Armand se retrouva soudain dans l’ombre. La gigantesque silhouette de l’adolescente avait quelque chose d’irréel.
Armand se leva à son tour.
De l’autre côté du mur, Jean-Louis Valerino, incrédule, la cigarette toujours à la bouche, resta décontenancé, soulevant instinctivement ses mains. Il regarda longuement les deux ados pour évaluer leur âge et leur détermination. Il retrouva enfin le sourire et, d’un geste désinvolte, prit sa cigarette et la jeta à terre.
— Mains en l’air, enfoiré ! cria Madi.
Valerino ricana, mais souleva tout de même sa main. Il regarda Madi droit dans les yeux.
— Pose ce joujou, ma petite. T’as pas l’âge…
— Ta gueule !
Valerino se tourna vers Armand.
— T’as l’air raisonnable, toi. Dis à ta copine d’arrêter de se prendre pour Lara Croft. Elle va finir par se blesser.
Madi, inflexible, visait toujours Valerino. Armand n’avait aucune idée de l’expérience et de la détermination réelle de l’adolescente.
— Bon, fit Valerino. De toute façon, vous n’allez pas me tirer dessus. Alors, on arrête de jouer. File-moi ce flingue !
Il tendit la main vers Madi.
— L’écoute pas, hurla Armand.
Valerino s’avança avec sang-froid vers Madi.
— Tire ! hurla Armand.
Très concentrée, Madi leva légèrement le canon du revolver et appuya sur la détente.
La détonation résonna dans le silence de la lande. Le coup passa juste au-dessus de l’oreille de Valerino. Le fugitif s’arrêta net, brusquement convaincu du cran de la jeune fille.
— Si t’avances encore, hurla Madi, je loge la prochaine balle entre tes deux yeux de bulot. Armand, va prévenir Colin et son paternel.
Armand n’eut pas le temps d’obéir.
*
* *
J’étais plongé au plus profond de mes souvenirs lorsque le coup de feu explosa. Un instant, je crus qu’il avait été tiré dans la pièce.
Il semblait si proche.
Mon père se précipita dehors. Je le suivis. Je ne sais pas ce qui m’étonna le plus.
Voir Madi et Armand ici ?
Voir Madi avec dans les mains un revolver ?
Ou voir ce Valerino devant moi, debout, les mains en l’air, bien vivant ?
Je n’eus pas le temps de réfléchir, ni de poser des questions. Mon père s’avança.
— Ce sont tes amis, Colin ? demanda-t-il sans prendre le temps de me jeter un regard.
— Oui, bafouillai-je.
Il esquissa un petit sourire. Sans davantage comprendre la situation, un sentiment de fierté monta en moi. Mes amis ! Triomphants. J’avais eu raison de leur faire confiance ! Mon père s’avança vers Madi.
— Bien joué, mademoiselle. Donnez-moi ce revolver.
Madi regarda mon père avec un regard méfiant qui m’énerva.
— Vous vous êtes débrouillée comme une championne, insista mon père. Mais mieux vaut que je prenne les choses en main.
Madi hésitait. Je regardai Valerino. Il me fit l’effet d’un fauve prêt à bondir à la moindre hésitation. Je criai.
— Magne-toi, Madi. File ce flingue à mon père !
Madi se résigna.
— Tenez, monsieur, fit Madi avec dépit en tendant le revolver à mon père.
Je regardai avec effroi Valerino, persuadé qu’il profiterait de ce moment pour tenter quelque chose.
Il ne bougea pas, n’esquissa même pas un geste.
Mon père tenait le revolver. Un sentiment de sécurité m’envahit. Un court sentiment.
Très court.
L’instant d’après, tout bascula dans la folie.
Mon père se retourna vers Valerino avec un sourire surréaliste. Il lui tendit le revolver en prononçant ces phrases insensées :
— Te faire rouler ainsi par des mômes. Tu appelles ça faire le guet ?
Valerino haussa les épaules tout en pointant le revolver vers Armand et Madi.
— Allez, continua mon père. Assez joué, les enfants, on rentre tous dans la grange.