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Les fourmis carnivores
Samedi 19 août
2000, 9 h 38,
camp de la presqu’île sauvage, île de Mornesey
Au camp, ma disparition fit l’effet d’une bombe.
J’ai écouté, plus tard, plusieurs versions des événements qui se sont enchaînés dans les minutes, dans les heures qui ont suivi.
Celle du père Duval, de Yoyo, de Stéphanie, bien entendu.
Celle d’Armand et de Madi, surtout.
Le chemin qu’ils ont suivi. Leur propre vérité.
Tout ce qui s’est joué, sans moi. Malgré moi.
Le père Duval était entré dans une fureur indescriptible. Yoyo n’en menait pas large, et Stéphanie, le corps couvert de piqûres d’orties, n’osait pas se plaindre. Immédiatement, le père Duval téléphona à la police. Toutes les activités du camp furent annulées : baignade, voile, quartier libre.
Personne n’osait trop protester. Devant les adultes au moins.
Yoyo regardait Madi et Armand d’un œil soupçonneux, comme s’il avait deviné que les complices, c’étaient eux. Mais il n’osait rien dire de peur de faire une nouvelle gaffe. Il régnait une ambiance étrange dans le camp.
Presque comme si j’étais déjà mort.
Ce fut Armand qui prit les devants. Il entraîna discrètement Madi au fond de la cour, près du pommier, et interpella l’adolescente.
— On ne va tout de même pas rester là comme des cons ?
— Comment ça ? fit Madi.
— Putain, ça me les casse de rester là à rien foutre et à attendre les flics. Et en plus, on va tous passer à l’interrogatoire. Ça craint !
— Et tu proposes quoi ?
— On se casse !
— Quoi ? répéta Madi comme si elle avait mal entendu.
— On se casse ! On agit !
Madi regarda Armand sous un jour nouveau.
— Tu déconnes ?
— Si on ne se barre pas avant que les flics débarquent, après c’est mort. On va vivre la fin de toute cette affaire comme des blaireaux. Dans ce camp à se faire chier.
— T’aurais vraiment les couilles de fuguer ?
— On risque quoi ? Rien ! On prend juste un peu d’avance sur les flics.
— Justement…
Armand remarqua que la question de la police dérangeait Madi.
— T’as les jetons, Mad Girl ?
— Non… Mais qu’est-ce qu’on va foutre dans l’île ?
— Fouiner ! Filer un coup de main à Colin. Rester en couverture. Un peu comme une armée de réserve. Et puis on peut mener notre contre-enquête. Tout ce que nous a raconté Colin m’a l’air de s’enchaîner un peu trop parfaitement… C’est louche !
— On va se faire gauler, protesta Madi.
— On s’en branle, on est mineurs ! A part se faire engueuler, qu’est-ce que tu veux qu’il nous arrive ? Alors, tu viens avec moi ou j’y vais tout seul ?
Madi n’hésita pas. Elle s’avança vers Armand pour bien lui faire comprendre qu’elle le dominait d’une tête.
— Plutôt crever que de te laisser y aller seul !
*
* *
Le père Duval, Yoyo et Stéphanie s’attendaient à tout sauf à voir disparaître deux autres adolescents. Armand et Madi profitèrent d’un moment où ils étaient au téléphone avec la police pour s’échapper du camp.
— On va où ? interrogea Madi une fois sur le chemin de terre, cinquante mètres après le camp.
— Vers la Crique-aux-Mauves. C’est là que tout s’est passé, non ?
— Si tu le dis…
— Ouais, je te le dis. C’est l’instinct !
Vingt minutes plus tard, alors qu’ils marchaient sur le sentier qui menait à la Crique-aux-Mauves, Armand arrêta Madi.
— On doit s’approcher du lieu du crime, fit-il.
— Le fossé où le père de Colin a explosé la cervelle de Valerino ?
— Ouais. Colin a dit à un quart d’heure de la crique. On ne doit pas être loin.
Madi observa Armand qui cherchait avec attention des traces de sang.
— Rien, grognait Armand. Pas une trace ! A croire qu’il nous a raconté des bobards, Colin. D’ailleurs, ça ne serait pas impossible qu’il ait inventé toutes ces histoires à la con. On ne le connaît pas, nous, ce mec. C’est peut-être un malade ?
— C’est toi le malade, répliqua l’adolescente. Je suis sûr que t’es un sadique. A renifler comme ça des traces de sang. Si tu jouais pas dans les poids mouches, je suis certaine que tu chercherais à me violer.
Armand ne répondit pas. Il continua de chercher. Soudain, il s’écria, excité :
— Perdu. Colin ne baratinait pas. C’est là !
Armand désigna à Madi des traces de sang sur une pierre de la taille d’un ballon de football, trois mètres en contrebas, dans le fossé. L’adolescente le regarda un instant, comme blasée.
— Super, commenta-t-elle. Du sang sur une pierre. Ça valait le détour ! Papa Remy a dû enterrer le macchabée dans un coin. Tu veux aller faire des pâtés de sable sur la plage pour retrouver le cadavre avant les gosses du camping ?
— Sans façon…
— Alors maintenant, Navarro. Qu’est-ce qu’on fait ?
Armand regardait la tache de sang, fasciné.
— Colin disait bien la vérité, admit-il. Valerino s’est vraiment fait buter par son père !
— T’y croyais pas ?
— Non ! Je suis un sceptique de nature. Mais bon, je dois admettre… Allez, on se casse.
Madi jeta un dernier coup d’œil à la tache de sang. Soudain étonnée, elle se retourna vers Armand. Elle lui posa alors la question la plus incongrue, mais pourtant la plus importante de sa vie.
— Dis donc, Navarro, les fourmis, c’est carnivore ?
Armand la regarda sans comprendre.
— C’est quoi ton délire ?
— Réponds juste. C’est carnivore, les fourmis ?