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Le 23 août 2016

D’un coup de talon, il écrasa le téléphone portable contre un long caillou plat. Même s’il ne connaissait rien à toute cette technologie, il avait vu suffisamment de séries policières pour se douter qu’un téléphone portable, même éteint, suffisait à les localiser. Avec plus ou moins de précision. Et cela devait prendre un certain temps.

Il ne s’était pas précipité. Pendant que Valentine lisait le journal de sa mère, mains nouées, bouche cousue, yeux mouillés, il avait longuement détaillé le contenu du téléphone portable de l’adolescente.

Quelle déception ! Il n’avait rien appris.

Il avait ouvert le journal des messages envoyés et réceptionnés, lu les textos échangés, affiché les photos archivées, écouté quelques extraits de musiques téléchargées. Il s’était immergé quelques minutes dans l’univers de cette fille de quinze ans, sans rien y trouver. Pas un mot de trop balancé contre ses parents. Pas un centimètre de peau de trop dévoilé sur les photos. Pas une bouteille en arrière-plan, pas de petit copain à exciter, pas de copine à faire enrager.

Une jeune fille sage.

Bien dans sa peau. Bien comme il faut.

Sans haine, sans problème, comme si la vie était juste un cadeau offert par un bienfaiteur anonyme, à déballer, à apprécier, sourire, dire merci, souffler les bougies sans mélancolie, croire que le père Noël sera toujours là, avec maman et papa, un bon Dieu ou un Bouddha. Une adolescence sans fissures, sans fêlures. Le contraste avec le cahier de sa mère, rédigé au même âge, était saisissant !

Une simple question de technologie ? s’interrogea-t-il. Après tout, un portable sert à se connecter au monde, un journal intime à s’en protéger.

Une simple question de génération ?

Il ramassa une pierre et l’écrasa sur ce qui restait du Samsung. Cette fois, il était certain que si on cherchait à le localiser avec cet appareil, le dernier signal envoyé serait celui de cette forêt.

Ne plus traîner, filer maintenant.

Il jeta un œil vers les portières verrouillées de la Fuego, observa par les vitres le visage des deux femmes, Palma et Valentine. Leur ressemblance était frappante. Grandes, fines, droites. Elles partageaient cette beauté classique, ce port de tête, ce regard fier, cette assurance princière que les années, les rides et les kilos n’altèrent pas. Elégantes, attirantes, rassurantes.

Sur ce plan également, le contraste avec Clotilde était saisissant ! Clotilde Idrissi était jolie, elle aussi, mais son charme tenait presque aux qualités inverses. Petite. Energique. Anticonformiste.

Peut-être, s’amusa-t-il à imaginer alors qu’il jetait la pierre au loin, que le sorcier qui mélange les gènes à la naissance n’a qu’un seul stock par famille, alors il doit répartir au mieux les ingrédients, entre parents et enfants, entre frères et sœurs, le temps de faire mijoter à nouveau sa potion. Ainsi, la génétique, souvent, saute une génération.

Il marcha vers la Fuego tout en continuant de penser à la fille, la mère et la grand-mère. Clotilde n’avait jamais su communiquer avec sa mère, c’était inscrit dans son journal. Elle n’y parvenait pas davantage avec sa fille, il l’avait suffisamment observée pour l’affirmer.

Sacrée ironie…

Car la grand-mère et la petite-fille, elles, se seraient aimées, appréciées, comprises. Ça crevait les yeux !

Dommage…

Dommage que leur rencontre se résume à deux heures passées dans une Fuego rayée et cabossée, la bouche trop bâillonnée pour s’embrasser, les mains trop ligotées pour pouvoir se serrer l’une contre l’autre.

Il s’égarait. Il ne devait plus tarder à quitter ce lieu.

Il ouvrit la portière de la Fuego.

20 h 34

Parfait, il serait ponctuel au rendez-vous.

Il observa une dernière fois Valentine, assise à l’arrière. Elle continuait de tourner les pages du journal intime de sa mère, mais sans les lire. L’adolescente ne parvenait plus à distinguer les lignes, des larmes coulaient le long de ses yeux. Est-ce que ce cahier l’aiderait à enfin aimer sa mère ? Ou plus encore, à la détester ?

Peu importait.

Valentine n’aurait jamais l’occasion de lui avouer.

Il ouvrit la portière.

Personne ne bougea.

— Il est l’heure, madame Idrissi. Nous avons rendez-vous à la corniche de la Petra Coda.