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Le 27 août 2016, 12 heures

Lisabetta, amusée, observait la foule dans la cour de la bergerie d’Arcanu. Le soleil à son zénith faisait mijoter l’assemblée endimanchée, chacun cherchant un coin d’ombre pour se protéger. Sans le trouver. Ils s’étaient tous laissé piéger. Cassanu aurait adoré.

Il avait toujours détesté ces mises en scène lugubres dont certains Corses raffolent encore, les femmes en noir chantant les lamenti et les voceri, toutes ces légendes pour conjurer la mort, fermer les rideaux de la maison du défunt, tendre des draps sur les miroirs. Cassanu ne voulait rien de tout ça le jour de son enterrement, Lisabetta le lui avait promis.

Elle avait tenu parole.

Mais on n’avait pas pu empêcher la foule de venir.

Nombreuse, curieuse, silencieuse. Lisabetta la regardait transpirer des litres de sueur, à en former des flaques sous leurs pieds, imaginait-elle, des rigoles qui couleraient jusqu’à la Méditerranée.

Il n’y avait pas un centimètre d’ombre dans la cour de la bergerie d’Arcanu.

La foule attendait, écrasée par le soleil de plomb.

Tous prisonniers dans cette cour transformée en four. Comme si la Corse se vengeait.

Lentement, très lentement, la foule avançait.

Le cercueil était parti le premier, porté par Orsu, Miguel, Simeone et Tonio, les cousins les plus proches. Un à un, comme les grains d’un sablier, les membres de l’assemblée suivaient, sortaient de la bergerie en une procession serrée et s’engageaient dans le sentier qui rejoignait la corniche de la mer, jusqu’au cimetière de Marcone. L’interminable chenille noire semblait avancer par une lente reptation. Il était impossible de se tenir à plus de deux de front sur le chemin, de s’espacer, de respirer. Il fallait atteindre le sentier littoral pour qu’un vent timide rende la marche plus supportable, un dernier kilomètre sur les trois que comptait la marche funéraire de la bergerie au mausolée. La colonne s’allongeait sur toute la distance, le cercueil était déjà parvenu au cimetière de Marcone que les derniers visiteurs n’avaient toujours pas quitté la fournaise d’Arcanu.

Parmi la foule d’anonymes, pour patienter, on pouvait s’amuser à chercher un préfet, quatre conseillers généraux, sept membres de l’Assemblée de Corse, un président de la fédération de chasse de Haute-Corse, un directeur du Parc naturel régional… Oui, la Corse de Cassanu se vengeait. Plus le rang des dignitaires était élevé, plus ils étaient habillés de chemises serrées, de vestes boutonnées, de chaussures cirées, et plus ils souffraient de la canicule, enviant les enfants en short, les filles court vêtues, les potes en tee-shirt qui se rendaient au cimetière comme on se rend au terrain de boules.

Comme un dernier clin d’œil de Cassanu contre l’ordre établi !

La plus grande partie de la foule patientait toujours dans l’étuve de la cour d’Arcanu.

Le chêne était nu.

Lisabetta y avait pensé depuis des années ; chaque jour, des heures durant, de la fenêtre de sa cuisine, lorsqu’elle observait l’immense chêne vert au centre de la cour, elle imaginait que la cérémonie ne pourrait pas se dérouler autrement. Elle avait demandé à Cassanu de l’écrire sur son testament.

Ni fleurs ni couronnes.

Pour tous, pour elle, le chêne d’Arcanu, le chêne de la Revellata, c’était Cassanu. Alors, comme Lisabetta se l’était promis, à chaque ami, à chaque invité, à chaque visiteur venu rendre un dernier hommage à son mari, elle avait offert une branche de chêne vert, pour qu’il la dépose sur la tombe. Ils avaient été plus d’un millier à se tenir tassés autour du tronc qui ne leur offrirait pas l’ombre dont ils avaient rêvé.

Toutes les branches de l’arbre tricentenaire avaient été coupées.

Le chêne était dépouillé, comme en plein hiver. Un squelette. Un immense cadavre décharné.

C’est ce que voulait Lisabetta. Peu importaient ces gens affectés, peu importait leur nombre, en réalité cet arbre serait le seul à porter le deuil.

Pour un été.

Et dans quelques mois, il refleurirait. Alors, Arcanu pourrait revivre. Des centaines d’années, puisque Cassanu et ce chêne n’étaient qu’un. Ce n’est pas du sang qui coulait dans ses veines mais de la sève. Celle des Idrissi, depuis la nuit des temps.

Lisabetta continuait d’observer, impressionnée, le ballet des branches transportées par les milliers de fourmis noires. Les derniers membres de la procession quittaient la cour. C’est elle qui fermerait la marche, elle l’avait décidé. Avant de sortir de la bergerie, Lisabetta jeta un œil à son parterre fleuri qu’aucun invité n’avait osé piétiner, son petit jardin, quelques fleurs qu’elle arrosait chaque matin.

Elle pensa que le jour de sa mort, sur sa tombe, elle se contenterait d’une orchidée.

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Lisabetta remontait à petits pas la foule qui n’avançait plus, stoppée dès le premier kilomètre : les premiers arrivés se tenaient déjà tassés dans le cimetière de poche et tout le reste de la procession se retrouvait bloqué ; la foule s’écartait, comme au plus beau et au plus lent des rallyes de Corse. Tout juste si elle n’agitait pas les branches de chêne pour l’éventer en criant des alléluias. Personne n’osa.

La montée prit près d’une heure à la veuve.

Le caveau était ouvert, surplombant la baie de la Revellata. Pourtant, aussi beau soit le panorama, Lisabetta n’aimait pas ces caveaux, surtout ceux des grandes familles, aux dimensions monumentales. Malgré leur faste, leurs colonnes grecques ou leurs dômes ottomans, ils n’étaient guère que de vastes armoires où les générations s’empilaient dans des tiroirs. Un jour, elle partagerait pour l’éternité avec Cassanu le cinquième tiroir de droite, en partant du bas. Bien rangée, avec ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents, arrière-arrière-grands-parents aux étages du dessous. Avec leur fils qui l’attendait, au-dessus.

Je la mets dans un tiroir, elle me dit qu’il fait trop noir.

Elle chassa de sa tête cette chanson d’enfance stupide.

Elle s’avança lentement vers le caveau. Bien entendu, elle serait la première à jeter une branche de chêne sur le cercueil, mais elle avait décidé qu’elle partagerait cet honneur. Elle fatiguait pour franchir les derniers mètres, c’est du moins ce que pensa la foule impatiente. Lisabetta tourna la tête sur sa droite et Speranza comprit sans un mot, elle fit un pas et accrocha son bras droit pour l’aider. Elle aussi serait la première à s’approcher du mausolée.

Salomé, sa fille, reposait là.

Le cou de Lisabetta pivota sur sa gauche, et d’un regard qui ne souffrait aucune discussion, elle invita Palma à les rejoindre, à accrocher son autre bras.

Paul, son mari, reposait là.

Les trois femmes, se soutenant mutuellement, approchèrent du cercueil.

Lisabetta assumait. Elle avait eu cette idée hier, l’avait mûrie toute la nuit. Réconcilier Palma et Speranza, ne serait-ce que le temps d’une cérémonie. Faire la paix. En Corse, les femmes possèdent ce don.

Elles jetèrent ensemble, d’un même élan, leurs trois branches. Les feuilles vertes se posèrent doucement sur les planches vernies, comme si le cercueil de chêne, par pure magie, avait repris vie, fleuri, reverdi, et que si on le laissait là, en terre, sans l’enfermer dans le placard de marbre, au printemps prochain, les planches seraient redevenues tronc, des racines naîtraient, des glands pousseraient, des balbuzards y nicheraient. Derrière elles, Clotilde et Orsu s’avancèrent, main dans la main. Frère et sœur réunis par le destin qui s’en voulait peut-être de les avoir rendus orphelins. Ils ne portaient qu’une branche pour deux, l’avaient coincée dans la seule main dont Orsu pouvait se servir, la droite, comme deux amoureux mêlant leurs doigts autour d’une fleur unique.

Puis tous suivirent.

Une montagne de branches coupées s’amoncela, le vieux chêne nu avait offert toutes ses nuances de vert, de la mousse au jade, du lichen à l’opaline, comme si, indifférent au noir des habits, et au blanc du caveau, il ne souhaitait que défier les nuances de bleu de la Méditerranée et de rouge des roches de la Revellata.

Parmi les anonymes et les officiels dont elle ignorait souvent le visage et le rang, Lisabetta reconnut certaines figures qui lui étaient chères, ou dont elle avait appris l’histoire, une histoire liée à la sienne.

Anika demeura longtemps devant la tombe, inconsolable. La veille, dans ce même cimetière, accompagnée d’une foule dix fois moins nombreuse, elle avait enterré son mari. Lisabetta lui avait longtemps parlé, lui avait conseillé de rester à la tête du camping des Euproctes. Elle verrait, elle verrait…

Maria-Chjara Giordano fut belle et digne, toute de noire vêtue, des lunettes aux souliers, des dentelles dépassant de son sobre décolleté aux deux gardes du corps qui l’encadraient.

Franck jeta sa branche avec pudeur, rapide, discret, puis se tint en retrait, laissant Valentine seule. L’adolescente resta debout, immobile, un temps infini, les yeux vides, sans larmes, semblant posséder le pouvoir de traverser du regard les planches du cercueil. D’y voir son passé. Son père dut la tirer par la manche pour qu’elle accepte de s’éloigner.

Enfin vint Aurélia, au bras de Cesareu Garcia. Le sergent était l’unique invité à qui on avait épargné l’attente à Arcanu, la marche sur le sentier, la montée au mausolée, mais ça n’empêchait pas la chemise sombre du gendarme en retraite d’être couverte de traces blanches et sèches de transpiration.

Aurélia s’éloigna au bras de son père, adressa un sourire à Lisabetta, puis fixa la mer.

Tout le monde était là.

Seul Natale avait refusé.

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La foule se dispersait. Clotilde, après avoir embrassé longuement Lisabetta, s’éloigna vers un banc qui surplombait la Méditerranée. Palma s’y tenait assise, silencieuse. Malgré la chaleur, elle avait posé sur ses épaules un châle fin, de soie, noir aux motifs de fleurs d’églantier. Valentine était installée à côté, elle pianotait sur son téléphone portable. De sa prison, sa grand-mère avait-elle appris qu’un tel instrument rendant accros les ados avait été inventé ?

Sa mère ignorait tant de choses. Elle ignorait tant de choses sur sa mère. Elles avaient tout le temps maintenant pour se réapprivoiser. Ce ne serait pas facile. Depuis qu’elle avait retrouvé la liberté, Palma avait peu parlé, peu raconté, le plus souvent elle se taisait. Ecoutait.

Elle avait soixante-huit ans, elle était fatiguée par la lumière soudaine, le bruit, l’agitation, les questions, tout allait trop vite pour elle, elle devait intégrer trop d’informations. Trop de noms, trop de prénoms.

Elle confondait. Quand elle voyait Valentine, sa petite-fille, elle l’appelait Clotilde, comme si le temps s’était arrêté pendant sa captivité et que sa fille de quinze ans s’était transformée.

Transformée en ce qu’elle avait espéré. Une fille qui lui ressemble.

Clotilde s’en fichait. Aujourd’hui, elle était en paix.

Elle se tint debout à côté du banc où sa mère et sa fille étaient assises, les yeux tournés vers la mer.

— Il… est parti, fit Palma.

Clotilde crut d’abord que sa mère parlait de Cassanu, puis elle s’aperçut qu’elle aussi avait lancé son regard au-delà du phare de la Revellata.

Un bateau s’éloignait, toutes les deux reconnaissaient l’Aryon, on devinait à la barre la silhouette courbée de Natale Angeli.

— Il est… parti, répéta Palma.

Pour la première fois depuis sa libération, sa mère s’exprima en alignant plusieurs mots.

— J’ai… beaucoup… pensé à lui… J’avais… quarante ans… quand je suis entrée dans… ma chambre noire… j’étais encore… une belle femme… je crois… J’avais un miroir… je me suis forcée à oublier… Natale… Ma plus grande peur… était… qu’il me revoie… Le temps est cruel… injuste… avec les femmes… un homme… de cinquante-cinq… ans… n’aime… pas… une femme… de soixante-dix ans…

Clotilde ne répondit rien.

Que répondre ?

Elle se contenta de se laisser étourdir par le panorama, comme elle l’aimait tant, de laisser traîner ses yeux sur la croix des Autrichiens en haut du Capu di a Veta, puis sur la citadelle de Calvi, puis plus bas sur les Euproctes, la plage de l’Alga, de l’Oscelluccia, les ruines de la marina Roc e Mare, le phare de la Revellata.

— Regarde, maman, fit Valentine, qui avait enfin levé les yeux de l’écran de son téléphone portable.

— Quoi ?

— Là-bas, pleine mer, tout droit après le phare.

Elle ne voyait rien.

— Dans la direction de l’Aryon. Quatre points noirs.

Clotilde et Palma plissaient les yeux sans rien remarquer.

— Ce sont eux, maman ! Orophin et Idril et Galdor et Tatië. Tes dauphins !

Clotilde encaissa le choc, se demanda un instant comment sa fille connaissait ces noms sortis de son enfance, avant de comprendre. Ce cahier, bien sûr, ce cahier de l’été 89 que sa fille avait lu bâillonnée dans la Fuego.

— J’en suis presque certaine, maman ! C’est normal. Ils ont reconnu l’Aryon.

Sa fille, d’ordinaire si sérieuse, était-elle vraiment capable d’inventer un tel truc ? Les dauphins, dans le même lieu, reconnaissant le bruit du moteur du même bateau, vingt-sept ans après ?

— Un dauphin vit plus de cinquante ans, insista Valentine, et ils possèdent une mémoire incroyable, tu te souviens, maman : « La plus grande mémoire amoureuse de tous les mammifères. Capables de reconnaître une partenaire rien qu’au son de sa voix plus de vingt ans après l’avoir quittée. »

Clotilde scruta l’horizon, sans davantage apercevoir d’ailerons.

— Trop tard, fit Valou au bout d’un moment, je ne les vois plus.

Sa fille, par le miracle de la lecture de son cahier, avait-elle appris à bluffer ? Valou continua, comme si elle n’avait pas tout misé. Elle baissa les yeux vers les rochers qui surplombaient la plage de l’Oscelluccia.

— Maintenant que Cervone est mort, que vont devenir les ruines de la marina Roc e Mare ?

— Je ne sais pas, Valou. Elles resteront sans doute là des années.

— Dommage…

— Dommage pourquoi ?

Valentine se tourna vers sa grand-mère, puis vers le caveau, déchiffrant chaque prénom gravé dans le marbre, pas seulement ceux de son oncle et de son grand-père, ceux de tous les ancêtres depuis trois siècles.

— Dommage que je ne porte pas le nom d’Idrissi.

Un silence. Cette fois ce fut Palma qui le combla.

— Qu’est-ce… que… tu en ferais… du nom… d’Idrissi ?

Valentine la dévisagea. Elle semblait chercher derrière les traits ridés de sa grand-mère la femme séductrice décrite dans le cahier de sa mère.

— T’étais pas architecte, Mamy ?

— Si…

Un nouveau silence. Clotilde prit le relais et répéta la question de sa mère.

— A quoi il te servirait, Valou, le nom d’Idrissi ?

Valou fixa à nouveau le caveau, puis le point de la mer où elle avait prétendu voir des dauphins, puis la marina Roc e Mare.

— A ne pas laisser tout ça tomber en ruine !