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Dimanche 20 août 1989, quatorzième jour de vacances,
ciel bleu d’abysses

C’est un baratineur. Les hommes sont tous des baratineurs.

C’est de l’arnaque, c’est du flan, c’est juste un plan.

Pour me piéger.

Et l’Aryon qui continue de tanguer, Natale qui continue de causer, il est intarissable sur les dauphins, les bélugas, les narvals, les marsouins, tous les cétacés de Méditerranée, leur milieu naturel, leur intelligence qui n’est pas une légende, leur capacité à apprendre. Il m’explique comment on fait pour les trouver avec un mot compliqué, l’upwelling ! En français, cela signifie qu’il faut dénicher un coin d’océan où l’on trouve à la fois un grand fond et un fort courant marin qui, si j’ai bien compris, pousse l’eau en surface et permet une remontée des eaux profondes… et des nutriments. Même si les courants bougent tout le temps, les dauphins sont des malins et savent les repérer. Natale aussi ! Et en particulier le plus important, le courant liguro-provençal, qui, coup de bol, passe à moins de dix kilomètres au large de la Revellata.

Qui pourrait gober ça ?

Pas moi, en tout cas. Il en trouvera, des nanas pour avaler ça, pour croire qu’on va vraiment plonger au milieu des dauphins, des nanas habillées dans des tenues Hello Kitty, des bikinis Barbie et des casquettes Minnie. Mais moi, malgré son regard de pirate, ses muscles de baroudeur et son sourire de naufrageur, il m’aura pas. D’ailleurs, il m’avait dit de changer ma tenue, histoire de ne pas effrayer ses cétacés apprivoisés, eh bien, il a vu que je ne suis pas du genre à changer d’uniforme. J’ai enfilé un jean noir, un tee-shirt des Dents de la mer et une casquette Shark. Plus équipée pour draguer les requins que les dauphins.

On est arrivés au cœur de son sanctuaire. Je sentais juste davantage de vent sur mes joues, peut-être davantage de tangage. Derrière nous, le phare de la Revellata n’était plus qu’un cure-dent planté dans une île flottante. Natale a coupé le moteur de l’Aryon et s’est mis à prier, ou tout comme.

Une prière que je connaissais.

Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes.

Et si tu décides que tu veux mourir pour elles

Rester avec elles pour l’éternité

Alors elles viennent vers toi et jugent l’amour que tu leur portes.

J’ai continué à réciter. Natale avait l’air impressionné.

S’il est sincère

S’il est pur

Et si tu leur plais

Je l’ai laissé terminer.

Alors elles t’emmèneront pour toujours1.

C’était assez dingue tout de même, je ne sais pas si vous imaginez, réciter ainsi les paroles du Grand Bleu au milieu de rien à part la mer partout.

Natale s’était allumé une cigarette. Sans m’en proposer. Comme un signe supplémentaire que je n’étais qu’une gamine à ses yeux.

— On ne va pas attendre longtemps, m’a-t-il glissé entre deux bouffées. Tu connais l’histoire du Petit Prince ? Quand il apprivoise le renard ? Tu te souviens du plus important ?

— …

— Venir tous les jours à la même heure, afin de pouvoir s’habiller le cœur. Tu vas voir, ma princesse, les dauphins sont comme les renards quand on les apprivoise. Eux aussi s’habillent le cœur et viennent toujours à la même heure. Tiens…

Et doucement, il tend le doigt sur sa gauche.

Je ne vois rien. C’est du baratin. C’est encore du baratin quand il me prend la main et la guide dans la direction voulue.

— Là… Ne bouge plus…

Ils sont là, mon Dieu… Je les ai vus.

Oui, comme je vous le dis, comme je vois à l’instant où je vous le raconte ce stylo et cette page, je les ai VUUUUUS !

Quatre dauphins, deux grands et deux plus petits, je n’ai pas seulement vu des bouts d’ailerons, je les ai vus nager et sauter, plonger, resurgir, replonger.

Et j’ai pleuré.

Je vous jure, je me suis effondrée en larmes, comme une idiote, pendant que Natale leur parlait, leur lançait du poisson. Je frottais mes yeux comme pour le cacher et je matais en douce mes doigts prendre la couleur charbon de mon mascara inondé.

— Tu es affamé, mon Orophin ? Laisses-en un peu à ta chérie ! A tes petits ! Allez, Idril, attrape. Galdor et Tatië, bougez-vous un peu.

Je vous jure, les quatre dauphins étaient à moins de trois mètres, à pousser leurs petits cris. On n’était pas dans un marineland ou un parc à la con, on était chez eux, seuls au monde, et ils étaient là, à réclamer un autre seau de poissons gelés.

— Tu veux les rejoindre ?

Je l’ai regardé de mes yeux charbon noyés, plus stupide que jamais.

— Je peux ?

— Bien sûr, si tu sais nager…

Tu parles si je sais nager.

J’ai fait sauter le jean noir dans lequel je cuisais, le tee-shirt aux grandes dents, et Natale n’a pas pu s’empêcher de sourire en me découvrant en bikini. Un sourire qui n’avait rien de pervers, plutôt celui du papa qui découvre que sa petite fille a gardé son déguisement de princesse sous son pyjama.

Je n’ai pas attendu qu’il ait le temps de détailler les reflets bleu indigo de mon maillot, les paillettes saphir et les petites fleurs ornées de perles.

J’ai plongé.

Je les ai même touchés. Les bébés surtout, Galdor et Tatië.

Vous ne me croyez pas ? Je m’en fous, je l’ai vécu ! J’ai passé ma main sur leurs nageoires, ma paume sur leur peau lisse en essayant d’en sentir les micro-déformations, j’ai regardé sous l’eau lorsque, d’un coup de queue, ils filaient à dix mètres de profondeur, je les ai vus remonter en deux ondulations, je les ai frôlés lorsqu’ils sautaient et s’éclaboussaient. Ce n’est même pas un rêve, mon lecteur du futur, c’est au-delà… Au-delà de tout ce qu’on peut vivre.

J’ai nagé avec les dauphins !

— Viens, me dit Natale en redémarrant le moteur, il faut que je te montre quelque chose.

*
* *

Le soleil venait de se coucher derrière les bungalows de l’allée C.

Il ferma le cahier et observa la photo de l’été 61 accrochée au-dessus du bar. Il était temps d’en terminer. De définitivement faire taire le passé ; d’en rassembler les traces en bûcher, de le brûler, d’en disperser les cendres.

Comme s’il n’avait jamais existé.


1. Dialogues extraits du film Le Grand Bleu réalisé par Luc Besson (© 1988, Gaumont).