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Le 23 août 2016, 12 heures

Cassanu Idrissi refusa la main que sa femme lui tendait pour l’aider à sortir de l’ambulance, confia un billet de 20 euros à Giovanni, le chauffeur, avant qu’il ne reparte, et repoussa avec plus d’agacement encore la canne qu’elle avançait vers lui.

— C’est bon, Lisa, j’ai encore deux jambes.

Il gravit la marche pour entrer dans la bergerie et observa la table dressée, les couverts, les assiettes, les verres. Disposés pour quatre.

A ce moment-là seulement, il se retourna et aperçut Clotilde, debout dans un coin de la pièce.

— Nous avons une invitée, fit doucement Lisabetta.

Speranza se tenait déjà derrière les fourneaux. Rien d’autre ne semblait avoir d’importance que la cuisson du plat. Avait-elle déjà oublié tout le reste ? La nuit de la Sainte-Rose, la mort de sa fille, les derniers mots que la sorcière avait crachés à Clotilde ?

Elle s’est sauvée, ma petite chérie. Elle a égorgé Pacha, et elle s’est sauvée.

Non !

Clotilde ne parvenait pas à l’admettre. Sa mère aurait attendu vingt-sept ans, seule au milieu du maquis, pour se sauver précisément le jour où sa fille venait à sa rencontre, à l’heure précise où sa fille montait vers son refuge ? Après lui avoir envoyé des courriers d’invitation explicites ?

Ça ne tenait pas debout.

— Une invitée, plaisanta Cassanu. Quelle affaire ! Quand les enfants étaient là, quand les amis et les cousins passaient, restaient, quand la famille voulait encore dire quelque chose, jamais je n’ai connu cette table avec moins de dix personnes autour.

Lisa se tordait les doigts.

— Elle… elle s’est sauvée…

Cassanu la regarda étrangement, sans rien ajouter.

— Elle s’est sauvée, répéta Speranza. Elle a tué Pacha et elle s’est sauvée. Et… Orsu…

— Orsu est en prison, coupa le vieux Corse, je suis au courant. Giovanni m’a tout raconté en route, la police prétend qu’il a assassiné Cervone.

Il vida le verre de Clos Columbu, cul sec, posa son couteau entre son assiette et son rond de serviette sur la table. Au moment où Cassanu allait tirer sa chaise, donnant l’impression que ces informations ne le touchaient pas, ou que tous ses ordres étaient déjà donnés, Clotilde retint son grand-père par la manche et explosa.

— Orsu ne risque rien. C’est moi qui le défends. Je suis son avocate, Orsu est innocent !

Cassanu reposa son verre.

— Innocent ? répéta-t-il avec un début de sourire qu’il éteignit en passant la serviette sur ses lèvres.

C’est ça, prends-moi pour une gamine. Alors désolée pour ton petit cœur, Papé, désolée pour tes fourneaux, Mamy, je vais mettre les pieds dans le plat.

— Innocent ! répéta Clotilde en haussant la voix. Orsu serait incapable de faire du mal à une fourmi. Je le sais… et pas parce qu’il est mon frère. (Elle prit le temps d’évaluer l’effet de la bombe qu’elle venait de jeter.) Je le sais parce qu’il a été le seul à aimer ma mère. Il a été le seul à l’aider pendant toutes ces années.

Une bombe pétrifiante, pensa Clotilde. Six mains s’étaient figées. Corps momifiés. Rides creusées. Seuls les lentilles, le thym et le laurier bouillonnaient dans la marmite, abandonnés par une sorcière qu’un sortilège inconnu avait statufiée.

— Je veux la vérité, Papé, je t’en supplie. Dis-moi ce qui s’est passé.

Cassanu Idrissi hésita, un long moment, fixa Speranza, Lisabetta, la marmite, la bouteille de vin, le pain, les quatre assiettes, le couteau, puis enfin repoussa sa chaise.

— Viens, suis-moi.

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Cette fois, Cassanu avait pris soin d’emporter sa canne. Ils sortirent dans la cour et se dirigèrent vers un sentier bordé de sureaux noirs qui grimpait derrière la grange. En passant devant la fenêtre de la cuisine, ils entendirent un carillon de vaisselle qu’on déplace. Le vieux Corse se retourna vers sa petite-fille.

— Quatre assiettes… ce n’est que le début de la fin. Il faudra bien que ces deux vieilles folles s’habituent à manger en tête à tête, je ne serai plus là bien longtemps. C’est ainsi, c’est le destin des femmes, s’occuper d’hommes qui partent, les accompagner, les attendre, leur rendre visite. Choisir une maison près d’une école, quand elles sont jeunes, près d’un cimetière, quand elles sont vieilles.

Clotilde se contenta de sourire. Un instant, elle hésita à prendre le bras de son grand-père, mais Cassanu désigna le sentier devant eux.

— Je te rassure, on ne va pas monter au Capu di a Veta, même si le docteur Pinheiro est un crétin. Mes jambes continueront de marcher même quand mon cœur se sera arrêté. Je vais tout t’expliquer, Clotilde, et te montrer la Corse tout en parlant, son histoire, ça t’aidera à comprendre la nôtre… Viens… et dis-moi ce que ces deux folles t’ont raconté.

Ils avancèrent sur un chemin étroit. Clotilde lui répéta ce qu’elle venait d’apprendre, la maîtresse et l’enfant caché de son père, Salomé, le soir du 23 août, qui prend la place de sa mère, l’accident, les doutes de Lisabetta sur les dernières paroles prononcées par Palma.

Cassanu acquiesça.

— Lisabetta n’a jamais été d’accord avec moi. Elle avait, disons, des convictions différentes. Mais elle n’a rien dit. Lisa est une épouse loyale. Elle a respecté notre choix.

— Le choix des hommes ?

— Si tu veux, Clotilde… mais Speranza aussi était de notre côté.

— Que s’est-il passé, Papé ? Que s’est-il passé après l’accident ?

La canne du vieux Corse frappait la terre comme pour en tester la solidité, Cassanu parlait aussi doucement qu’il marchait.

— Tout a été très vite ce soir-là. Nous avons appris l’accident un peu après 9 heures du soir, c’est Cesareu Garcia qui m’a appelé, il était sur place, il m’a décrit la scène. La voiture dans le ravin de la Petra Coda. L’absence de survivants à part toi. Pour le reste, on ne savait rien. Un accident ? Un attentat ? Une vendetta ? J’avais quelques ennemis à l’époque. (Un bref sourire énigmatique traversa son visage.) Sur le moment, j’ai envisagé toutes les hypothèses, mais ma première décision fut d’intercepter ta mère. Elle s’était enfuie à pied de la bergerie d’Arcanu, les derniers mots qu’elle avait criés sous le chêne résonnaient encore dans ma tête, « Vas-y avec elle, mais surtout ne fais pas monter les enfants dans la voiture », comme une menace, comme si elle savait ce qui allait se passer.

Clotilde ne commenta pas. Elle se tourna et baissa son regard vers la pointe de la Revellata, quelques centaines de mètres plus bas. A cette distance, la péninsule boisée, bordée de plages miniatures, de rares villas dispersées et de petits chemins blancs pouvait passer pour un refuge paradisiaque. Quelle illusion. Une presqu’île, c’est un cul-de-sac.

Cassanu avait suivi la direction de ses yeux.

— Il n’était pas difficile de deviner où ta mère se rendait. J’ai envoyé deux hommes, Miguel et Simeone, ils l’ont coincée près du phare de la Revellata, juste au-dessus de la maison de Natale Angeli, une centaine de mètres avant qu’elle ne rejoigne son amant.

Le fantôme, pensa Clotilde, le fantôme que Natale avait vu ce soir-là. Ce spectre qui l’avait poursuivi toute sa vie. La vérité était si simple, pourtant. Si évidente. Natale n’avait pas rêvé. C’est Palma qui lui avait souri, sur les hauteurs de la Punta Rossa, avant que les hommes de Cassanu ne l’arrêtent. C’est Palma qui venait le rejoindre, sans doute pour se donner à lui ce soir-là, ou pour simplement pleurer dans ses bras. Qui pourrait savoir ? Personne, pas même eux.

Ils continuaient de progresser dans un étroit sentier qui sentait la lavande. Sur leur droite, ils passèrent devant un rocher criblé de balles. Cassanu avait choisi avec précision son trajet, Clotilde se souvenait qu’on l’appelait le rocher des Fédérés, parce que des résistants corses avaient, ici, été exécutés, en septembre 1943, quelques semaines avant que la Corse ne soit libérée. Cassanu se contenta de passer ses doigts dans les impacts de balles, tout en poursuivant son récit.

— Ta mère courait rejoindre son amant. Tu comprends, Clotilde, ça éclairait d’une tout autre lumière le film qui précédait l’accident. Devant nous tous, dans la cour d’Arcanu, devant Salomé, ta mère avait joué la victime offensée, avait récité sa tirade de femme humiliée. Pendant toutes les vacances, elle s’était montrée obsédée par la Sainte-Rose, ce fameux repas d’anniversaire avec ton père à la Casa di Stella, alors que tout n’était que mise en scène. Ta mère n’avait qu’une envie : rejoindre Natale Angeli ! Dire qu’à l’époque, ma chérie, j’ai failli t’écouter. Tu m’avais convaincu, là-haut, je lui aurais filé un bout de terrain pour ses dauphins. Ma pauvre, toi aussi, tu n’étais qu’un pion. Ces deux-là étaient complices, même si je n’ai jamais eu de preuve pour Angeli. Etait-il au courant du plan de sa maîtresse ? Avait-il participé à l’assassinat de mon fils ? Aurait-il pu l’empêcher ? Dans le doute, oui, certainement, je l’aurais fait exécuter. J’ai commencé par le menacer, pour obtenir des aveux, des certitudes. Peut-être l’ai-je trop effrayé. Ce lâche s’est marié avec Aurélia, la fille de Cesareu… Le sergent Garcia fermait les yeux sur beaucoup de choses dans ce coin de l’île, mais il ne les aurait pas fermés sur l’assassinat de son gendre. Avec le temps, je ne vais pas te dire que j’ai pardonné à Natale Angeli, oh non, mais j’en suis venu à penser qu’il avait été manipulé lui aussi, que cet alcoolique, derrière sa belle gueule, n’avait pas les couilles d’un assassin. Pas même d’un complice.

Clotilde tira son grand-père par le bras.

— Complice de quoi ?

Cassanu ne répondit pas et continua de marcher. A chaque mètre gravi, le chemin s’ouvrait plein est sur la limite entre le maquis et les villas calvaises qui le grignotaient, flanquées de leur piscine et de leur balcon sur la Méditerranée.

— La Fuego fut expertisée dès le lendemain et l’avis officiel fut délivré en fin de journée : un accident. Affaire classée. Corps rendus aux familles. On pouvait les enterrer et oublier. Les autorités respiraient. S’il s’était agi d’un meurtre, d’un règlement de comptes, c’était la guerre des clans assurée en Balagne, les Idrissi contre les Pinelli, les Casasoprana, les Poggioli… La thèse officielle – la sortie de route accidentelle, la fatigue, la vitesse, l’alcool, le destin – arrangeait tout le monde. Mais Aldo Navarri, l’expert mécanicien de Calvi, est un vieil ami. Mon père et son père ont libéré la Corse ensemble. Avant même d’en parler aux flics, c’est à moi qu’il a révélé ses conclusions : la voiture de mon fils avait été sabotée, l’écrou de la rotule de direction dévissé ; pour Aldo, ce n’était pas une hypothèse, c’était une certitude. La biellette était intacte, sans la moindre torsion, preuve qu’elle avait cédé avant la sortie de route, d’un coup, et pas après le choc. Je lui ai demandé de se taire, de dire aux flics ce que tout le monde voulait entendre, qu’il n’y avait aucune anomalie. Aldo n’a pas hésité à fournir un faux rapport à la police, il jouait à l’expert pour les flics moins de trois fois par an, et il était bien d’accord avec moi, certaines histoires de famille ne les concernaient pas.

Il évita de se tourner vers Clotilde, se contentant de survoler des yeux les villages accrochés à la Balagne. Montemaggiore. Moncale. Calenzana.

— Cesareu Garcia a mis des mois à arriver à la même conclusion que moi. Il a demandé une contre-expertise à un de ses amis… Trop tard, bien trop tard.

Clotilde le fixait, horrifiée, espérant ne pas avoir deviné ce que son grand-père allait lui avouer.

— Vous avez engagé votre propre police ? Exécuté votre propre justice ?

— Ma propre justice ? De quelle autre justice veux-tu parler ? Celle rendue par des fonctionnaires bureaucrates du continent ? Par des jurés tirés au sort qui ne sont pas concernés, à qui on rappelle en boucle la présomption d’innocence ? Malgré les évidences ? Faute de preuve, la relaxe ! Tu es avocate, ma chérie, tu vois ce dont on parle, j’ai profité suffisamment de fois de ce jeu de Grand Guignol pour le savoir. Non, Clotilde, je n’ai jamais eu confiance dans cette justice-là. Jamais eu confiance dans cette loi. Dans ce droit-là, ni dans celui de l’urbanisme, ni dans celui du commerce, et encore moins dans le droit pénal.

Clotilde titubait. Face à elle s’ouvrait l’arrondi quasi parfait du golfe de Calvi.

— Alors tu as rendu la justice toi-même ?

— Ta mère a eu droit à un procès. Aussi équitable que s’il avait été organisé par la justice française.

Clotilde ironisa.

— Ma mère avait un avocat pour la défendre ?

Cassanu la toisa. Il n’y avait pas la moindre pointe de cynisme dans sa voix.

— Je suis désolé, Clotilde, mais je n’ai jamais compris à quoi servait un avocat. Je ne parle pas pour toi, rassure-toi. Tu t’occupes des divorces, de la garde des enfants, des pensions alimentaires, c’est bien, c’est l’époque qui veut ça, il n’y a pas de bons ou de méchants, il faut bien un arbitre pour régler ces histoires-là. Mais je te parle d’un crime. A quoi sert un avocat dans ce cas ? Il y a une enquête, il y a des indices, des preuves, un dossier, on mesure de quel côté penche la vérité, et en fonction des faits, on punit ou non. A quoi sert un avocat sinon à faire pencher les preuves objectives du mauvais côté ? Pourquoi les coupables auraient-ils besoin d’avocats ?

— Et les innocents ?

Cassanu, cette fois, laissa s’envoler un grand rire gras.

— Les innocents ? Je connais la justice de ce pays, ma chérie. Un innocent est un coupable qui a un bon avocat.

Clotilde serrait les poings et laissa ses pensées bouillir sous son crâne. Tu as de la chance, Papé, tu as de la chance que je veuille savoir jusqu’où tu as poussé la folie, parce que j’en aurais des choses à dire sur ta conception de la justice, et je te parlerais aussi de ton petit-fils, qui croupit en ce moment même en prison, et pour qui tu seras le premier à payer le plus réputé des avocats, si tu n’as pas confiance en moi.

— Vas-y, Papé, raconte-moi ce procès équitable.

Cassanu fixa l’arbre devant eux et s’arrêta. Clotilde se souvenait de la vieille légende. C’est ici que le condottiere Sampiero Corso aurait fait pendre les membres de sa belle-famille qui l’avaient trahi et vendu aux Génois ; avec sa femme Vanina, il avait été plus clément et s’était contenté de l’étrangler de ses propres mains.

— J’ai réuni des amis, des gens de la région, pour constituer le jury d’Arcanu, des gens fiables, des gens qui ont le sens de l’honneur, du clan, de la famille. Une dizaine au total.

— Basile Spinello en faisait partie ?

— Oui…

— Qui d’autre ? Les cousins ? Les témoins de l’apparition de Salomé le soir de la Sainte-Rose ?

Cassanu ne répondit pas. Pas à cette question-là du moins.

— Je sais ce que tu penses, Clotilde. Tu es persuadée que ta mère était condamnée d’avance. Mais tu te trompes. Je souhaitais un véritable procès. Je souhaitais qu’on mette sous le nez des jurés des preuves, qu’ils décident en toute connaissance de cause. Qu’ils se prononcent en fonction des faits, uniquement des faits. C’était le procès du meurtre de mon fils, de mon petit-fils. Je ne cherchais pas un coupable, Clotilde. Je cherchais leur assassin.

— Et tu as trouvé Palma ? Ma mère ? S’allongeant sous notre voiture pour dévisser un écrou qui devait être serré à bloc ? Tu as trouvé dix jurés pour croire ça ?

— Ta mère était architecte, Clotilde, un métier d’homme, elle s’y connaissait en mécanique, et surtout, j’ai creusé toutes les autres pistes. Les Casasoprana, les Pinelli et les autres clans m’ont assuré qu’ils n’y étaient pour rien, sur leur honneur, et je les ai crus. En Corse, on ne règle pas les querelles de famille en sabotant une voiture et en tuant des enfants, on abat son ennemi à bout portant. Réfléchis bien, ma petite fille, il n’y a qu’une certitude dans le dossier : quelqu’un a saboté la direction de la voiture de ton père. Quelqu’un qui savait que la Fuego pouvait rater n’importe quel virage. Alors, puisqu’il s’agit d’un crime prémédité, tout se résume à deux questions : qui possédait un mobile pour tuer ton père et qui pouvait savoir qu’il monterait dans la voiture ? La réponse est simple, ma chérie, évidente, même si elle ne te fait pas plaisir. Une seule personne. Ta mère ! Ta mère qui a refusé de s’asseoir dans la Fuego ce soir-là. Ta mère qui a poussé sa rivale à s’y installer, à côté de l’homme qui ne l’aimait plus, l’homme qui allait la quitter, l’homme qui allait lui prendre ses enfants, car jamais il ne serait resté en Corse avec Salomé et Orsu sans Nicolas et toi. L’homme qui, s’il demandait le divorce, lui faisait tout perdre, y compris la fortune des Idrissi dont il hériterait un jour. Alors que s’il disparaissait, dans un accident, alors qu’ils étaient encore mariés…

Cassanu, tout en continuant de parler, éleva son regard jusqu’aux plus hautes branches de l’arbre aux pendus de Sampiero Corso.

— Ce soir-là, ta mère a ordonné à ton père de ne pas vous faire monter dans la voiture. Ni toi ni Nicolas. Elle a insisté, deux fois, puis elle est partie.

Ils continuèrent de marcher, s’autorisant quelques secondes de silence pour franchir un bloc de rochers. Ils progressèrent sous le soleil pendant une trentaine de mètres, avant de rejoindre à nouveau l’ombre du maquis. Cassanu reprenait son souffle tout en posant avec précaution sa main sur les pierres plates et chaudes. Et s’il avait raison ? pensa Clotilde. Cassanu avait martelé ses arguments avec une telle sincérité. Et si les avocats ne servaient qu’à démolir avec mauvaise foi des démonstrations imparables ? A faire passer les évidences pour des coïncidences ? A ébranler les convictions par l’émotion ? Elle plus encore que n’importe quel autre avocat.

— Je n’ai jamais eu aucun doute, continua Cassanu comme s’il lisait dans ses pensées. Ta mère fut la seule à décider de qui devait monter ou non dans la voiture ce soir-là. Ta mère possédait un mobile, plusieurs même, l’amour, l’argent, ses enfants. Ta mère allait rejoindre son amant ce soir-là. Ta mère s’est accusée elle-même, en vous protégeant, mais elle n’avait pas d’autre choix.

Il se retourna et, pour la première fois, prit la main de sa petite-fille. Celle de Cassanu était ridée et légère, comme vidée de ses chairs et de son sang. Une écorce de chêne-liège.

— Je t’assure, Clotilde. J’ai cherché. J’ai cherché d’autres coupables possibles, d’autres explications, mais aucune n’était crédible.

Enfin, Clotilde s’exprima.

— La culpabilité de ma mère n’est pas davantage une piste crédible.

Cassanu soupira. Ils parvenaient devant un champ défriché où broutaient quelques chèvres en liberté.

— Et voilà, Clotilde ! Voilà pourquoi je ne voulais pas d’avocat. Voilà pourquoi je voulais une véritable justice. Celle de ce pays aurait raisonné comme toi. Aucune preuve, donc aucun coupable, aucune condamnation. La justice de ce pays aurait bouclé l’affaire ainsi, sur un crime impuni. L’assassin de mon fils et de mon petit-fils aurait continué à vivre, tranquillement, impunément. Comment aurais-je pu accepter ça ? Le jury d’Arcanu devait condamner celui contre qui le plus de preuves s’accumulaient. Et le jury d’Arcanu n’a pas hésité. Il a voté à l’unanimité. Ta mère était coupable, personne n’en a jamais douté.

Mon Dieu… Clotilde sentait son corps trembler de froid. Son sang charriait des glaçons, que le soleil à son zénith, entre les maigres branches de bruyère et d’arbousier, faisait fondre, brûlant sa peau, glaçant ses veines. Devant eux, la prairie s’ouvrait. Cassanu s’assit un moment sur un cairn de granit. Clotilde se souvenait, elle venait souvent ici petite, dans la plaine de Paoli ; on racontait que l’indépendantiste avait fait enterrer ici un trésor de pièces d’or, celles qu’il avait fait frapper à Corte, un peu avant la Révolution, alors que la Corse n’était plus italienne et pas encore française. Un trésor qui servirait quand l’île deviendrait vraiment indépendante.

Personne n’avait retrouvé le moindre coffre, la moindre pièce.

Une légende, une rumeur, mais des preuves, jamais !

— Le jury d’Arcanu, continua Papé, a reconnu la culpabilité de ta mère. En d’autres temps, ceux décrits par Mérimée, du temps de Colomba ou de Mateo Falcone, on aurait exécuté Palma. (Sa main de liège, telle une éponge qui sèche, se raidit dans celle de Clotilde.) Il y a vingt-sept ans, je l’aurais condamnée à mort, sans aucune hésitation, mais d’autres s’y sont opposés. Lisabetta la première, Basile également. Palma restait malgré tout un membre de notre famille, une Idrissi, la mère de notre petite-fille. Et puis, c’était l’argument de Lisabetta, ta mère n’avait pas avoué. Et si, un jour, on apprenait une autre vérité ? Basile a avancé un autre argument pour la sauver, il prétendait qu’on ne pouvait pas être moins civilisés que la justice des Français, qui ne condamnait plus à mort, même les pires criminels. Alors la sentence a été appliquée : la prison à perpétuité. Ça ne manquait pas de coins, au-dessus d’Arcanu, dans le maquis, pour y enfermer quelqu’un toute une vie. D’ailleurs, ta mère n’a pas protesté. Même si elle n’a jamais avoué, elle ne s’est jamais défendue. Elle n’a jamais cherché à se sauver.

Jusqu’à aujourd’hui, pensa Clotilde. Lors de ce simulacre de procès, sa mère venait de perdre son mari, son fils, dans une voiture où elle aurait dû se trouver. Seule, traumatisée, accusée, acculée, rongée de culpabilité, quelles forces lui restait-il pour se défendre ?

Elle avait tout perdu ce soir-là.

Tout perdu sauf sa fille.

Clotilde allait parler, mais Cassanu fit glisser sa main pour la poser sur son épaule.

— Je ne suis pas un monstre, Clotilde. Ta mère n’a perdu que la liberté. C’est tout ce qu’elle a eu à payer, le même prix que n’importe quel voleur, n’importe quel violeur ou assassin. Mais pour le reste, elle n’a pas été mal traitée. Au contraire, elle l’a été bien mieux que tous ces détenus qui s’entassent à la prison de Borgo. Je peux t’affirmer que les repas préparés pour elle par Lisabetta étaient meilleurs que ceux de la cantine d’un centre de détention. Que son geôlier, Orsu, était plus respectueux que les matons de la prison. Que son chien, Pacha, était plus affectueux que les bergers allemands dressés pour tuer. Nous ne sommes pas des monstres, Clotilde, nous ne voulions que rendre la justice.

Clotilde se recula d’un pas.

— Et maintenant ? Maintenant qu’elle s’est enfuie ? Qu’est-ce que tu vas gagner ? Elle va courir chez les flics vous dénoncer.

Cassanu sourit en secouant la tête.

— Si elle l’avait fait, la police serait déjà là. Non, ma chérie, ta mère n’a pas couru à la gendarmerie pour raconter son histoire invraisemblable. Séquestrée pendant des années dans une cabane de berger ! Elle n’est pas allée nous dénoncer, et pourtant, c’est ce qu’aurait fait n’importe quel otage, tu es d’accord ? Une preuve de plus, Clotilde, une preuve de plus de sa culpabilité. (Ses yeux zigzaguèrent, cherchant à capturer ceux de sa petite-fille.) On va la chercher, on va la retrouver. Tu pourras lui parler. Un Corse peut disparaître des années dans le maquis, mais pas une étrangère, pas une étrangère qui n’a pas mis un pied dehors depuis vingt-sept ans.

Un instant, en croisant leurs regards, Clotilde imagina qu’ils pensaient la même chose. Peut-être Palma était-elle tout simplement repartie comme ce 23 août 1989, là où elle n’était jamais arrivée, dans la même direction, vers la même maison, retrouver l’homme qui vivait là-bas.

Natale Angeli.

Après tout, il habitait toujours la Punta Rossa.

— Viens, fit Cassanu, on retourne à Arcanu.

Ils rebroussèrent chemin en silence, passèrent l’arbre aux pendus, le rocher des Fédérés, en respectant un recueillement calculé par Cassanu pour lui laisser le temps d’admettre l’inadmissible, de croire l’inimaginable. Les images défilaient dans la tête de Clotilde. Sa mère enfermée, l’amitié qui petit à petit grandit entre elle et Orsu, le garçon silencieux chargé de lui apporter à manger. Ce chiot qui naît et qu’elle propose de baptiser. Des morceaux de conversations qu’elle surprend sûrement, quelques paroles échangées avec Lisabetta peut-être, et après toutes ces années de vie dans sa chambre noire, seulement éclairée de Bételgeuse certains soirs, elle apprend que sa fille revient en Corse ; elle se sert d’Orsu comme messager, lui confie quelques mots griffonnés, suffisants pour fournir à sa fille la preuve qu’elle est vivante, puis le charge de dresser une table de petit déjeuner identique à celle d’il y a vingt-sept ans, puis de la mener, à minuit, jusqu’à sa prison. Pour la revoir, simplement la revoir, pas pour la mettre en danger.

Quel danger ?

Quel secret cachait sa mère ?

Jamais elle n’aurait égorgé Pacha. Jamais elle ne se serait sauvée au moment de la retrouver. Jamais elle n’aurait touché à la barre de direction de cette voiture. Jamais elle n’aurait pu mettre en danger la vie de ses enfants, les tuer, même par accident, ce soir du 23 août. Une seule information comptait, au fond, parmi toutes celles, plus insensées les unes que les autres, qu’on lui avait jetées à la figure aujourd’hui.

Sa mère était vivante !

Campa sempre.

Maintenant, c’était à elle de jouer. C’était son métier.

Prouver son innocence.

Cassanu accélérait le pas, peut-être parce que le sentier descendait en pente douce jusqu’à Arcanu, peut-être parce qu’il avait libéré sa conscience, et qu’il ne pensait plus maintenant qu’aux quatre assiettes et au figatellu qui l’attendaient.

Pas si vite, Papé, pensa Clotilde. Pas si vite. Ta petite-fille risque fort de te couper l’appétit.

Elle posa une main sur celle de son grand-père, celle qui tenait la canne.

— Papé… Et s’il existait une autre piste ? Un autre coupable possible ?

Cassanu ne s’arrêta pas, força peut-être encore davantage l’allure.

— J’avais raison, se contenta-t-il de répondre. Mieux valait régler ça sans avocate.

Elle força l’ironie dans sa voix.

— A qui la faute ? C’est à toi que je dois ma vocation ! Souviens-toi, il y a vingt-sept ans, en haut du Capu di a Veta. Peut-être que tout était écrit, peut-être que tu m’as donné l’idée de devenir avocate uniquement pour que des années plus tard je te prouve que tu as commis la plus grande erreur de jugement de ta vie.

Ça ne fit même pas sourire Papé.

— On a suivi toutes les autres pistes, Clotilde, crois-moi.

— Même celle de Cervone Spinello ?

Cette fois, le rythme des pas de Cassanu, entre sa canne et son pied droit, se désynchronisa.

— Cervone Spinello ? Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ? Il avait quatorze ans à l’époque.

— Dix-sept ans…

— Dix-sept, si tu veux. Ce n’était qu’un gamin ! Quel rapport avec le sabotage de la Fuego ? C’est ça, la méthode des avocats du continent ? Choisir un type mort depuis quelques heures et tout lui coller sur le dos ?

Clotilde ne se laissa pas impressionner. Ils continuaient de marcher, on apercevait la cime du chêne d’Arcanu. Avec son grand-père, comme avec tous les autres hommes, il fallait bluffer.

— Cervone était au courant pour ma mère, n’est-ce pas, Papé ? Pour son procès, pour sa condamnation à perpétuité ? Cervone vous a fait chanter ?

Cassanu leva les yeux au ciel.

— Ça n’a rien à voir avec le sabotage de la voiture, mais oui, des années plus tard, Cervone a entendu Basile, son père, en discuter avec un autre juré d’Arcanu. Depuis toujours, cette fouine de Cervone écoutait tout. Après la mort de son père, en 2003, quand il a hérité du camping, il ne m’a pas fait chanter, comme tu dis, on n’emploie pas ces mots-là ici, ce sont des mots à se retrouver criblé de balles à la terrasse d’un bar. Il m’a simplement fait comprendre qu’il était au courant. Nous n’avons même pas eu besoin d’en discuter, nous connaissions tous les deux les termes du pacte. S’il parlait, à un flic, à un journaliste, à n’importe qui, alors je risquais la prison, moi et toute ma famille, et cela revenait à laisser à l’abandon la propriété d’Arcanu. Cervone m’a simplement demandé de lui laisser bâtir quelques hectares, de rénover les Euproctes en agrandissant le restaurant, en construisant des sanitaires supplémentaires, des chalets finlandais, des bungalows, une paillote sur la plage de l’Oscelluccia, quelques terrains qui continuaient de m’appartenir, mais qu’il exploitait. Pour celui de la marina Roc e Mare, il l’avait acheté, mais demandait, disons, ma protection. Entre l’honneur de la famille et quelques hectares bétonnés, il savait pour quel choix j’opterais.

— Si ce n’est pas du chantage, ça porte quel nom ?

— Une négociation. Cervone savait qu’il ne risquait rien de moi. Il était le fils de mon meilleur ami.

— Alors ce n’est pas toi qui l’as fait assassiner ?

Cassanu roula des yeux étonnés. Ils avaient atteint la cour d’Arcanu, et le chêne projetait sur eux son ombre disproportionnée.

— Non. Pourquoi aurais-je commandité un tel meurtre ? Cervone Spinello était ambitieux, peu scrupuleux, avec le sens des affaires plus que de la terre, mais il aimait la Corse, à sa façon. D’une autre façon, d’une autre génération. Peut-être même que pour le béton, c’est lui qui avait raison.

Clotilde ne releva pas. Son Papé était comme les autres, au fond. Un homme qui avait laissé filer en chemin ses illusions… Parce que le monde tournait trop vite, une gigantesque machine à essorer les utopies. Elle hésita, puis renonça, dans l’immédiat, à donner davantage de détails sur sa version : Cervone Spinello qui dévisse l’écrou de la rotule de direction de la Fuego parce qu’il est persuadé que ce soir-là, Paul et Palma Idrissi ne la prendront pas, qu’ils monteront comme prévu par le sentier dormir à la Casa di Stella. Parce que celui qui doit conduire la voiture ce soir-là, même si aucun adulte n’est au courant, c’est Nicolas. Nicolas accompagné de Maria-Chjara. C’est eux dont l’assassin voulait se débarrasser. Par envie, par jalousie, par dépit. Cette hypothèse, ni Cassanu, ni aucune personne de plus de dix-huit ans n’aurait pu l’échafauder. Les secrets d’un groupe d’ados sont plus difficiles encore à percer que ceux d’un village corse frappé d’omerta.

Ils traversèrent lentement la cour de la bergerie, contournant les parterres d’orchidées plantés par Lisabetta. Contrairement à ce que Clotilde avait cru, Cassanu ne se précipita pas vers la cuisine, mais s’assit sur le banc, celui sur lequel elle s’était endormie avant l’accident, il y a vingt-sept ans.

Non, continuait-elle de raisonner, personne n’aurait pu deviner ce qui s’était joué dans ce groupe d’adolescents, cet été-là. Personne, aucun témoin, aucun adulte.

A moins que…

Clotilde regardait Cassanu respirer lentement sur le banc. Papé ressemblait à un chat. Un gros chat endormi, qu’on croit fatigué, amorphe, incapable du moindre effort, et qui pourtant réagit et bondit au moindre signe de danger. Rapide, précis, sans pitié.

Lisabetta était sortie de la bergerie et s’approchait, inquiète. Speranza demeurait sur le seuil, vigilante.

— Ça va, Cassanu ?

Le vieux Corse ne répondit pas, il fermait doucement les yeux, laissant le soleil le pousser au sommeil, mais oui, confirma-t-il d’un signe de tête, ça allait. Une canne, un chapeau, sa bergerie, son chêne, sa tribu.

A moins que…

Les pensées de Clotilde s’affolaient.

Elle se tenait là, à la place de Cassanu, quelques minutes avant l’accident. Elle s’était endormie, elle écoutait la Mano Negra, elle avait griffonné quelques derniers mots, avant que son père ne la force à monter dans la Fuego…

A moins que…

Aucun adulte n’aurait pu deviner les drames qui se jouaient parmi les adolescents, cet été 89.

A moins que l’un d’eux n’ait lu son journal !

Mamy Lisabetta s’avança, passa une main sur son épaule, rassurée par l’état de santé de son mari. Elle se pencha vers l’oreille de sa petite-fille, comme si elle avait un secret à lui confier. Comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Le soir de l’accident, ma chérie, sur ce banc, tu avais oublié ton cahier. Eh bien…

Elle n’eut pas le temps de continuer, le téléphone de Clotilde vibra dans sa poche.

Franck !

Enfin.

Clotilde s’éloigna d’un mètre.

— Franck. Tu es rentré ?

La voix de son mari était hachée, haletante. On aurait pu croire qu’il avait couru ou que le vent soufflait autour de lui. Ils ne s’étaient pas parlé depuis deux jours mais il ne s’embarrassa d’aucun bonjour.

— Valou est avec toi ?

— Non, pourquoi ?

— Je suis aux Euproctes, à l’accueil, avec Anika. Tu as laissé un message, tu as demandé à Valentine de monter à Arcanu, en urgence.

Le sol se déroba sous ses pieds. Clotilde se retint au banc pour retrouver son équilibre.

— Ce n’est pas moi, Franck ! Je n’ai jamais rien envoyé.

— Ton grand-père alors ? N’importe qui à Arcanu.

— Je ne sais pas, c’est étrange. Attends, je vais demander.

Clotilde se planta devant Lisabetta, mais avant même qu’elle puisse l’interroger, sa grand-mère parvint à terminer sa phrase.

— Le soir de l’accident, ton cahier. C’est moi qui l’ai ramassé.