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Le 23 août 2016

On aurait dit des frères jumeaux qui n’ont pas vieilli à la même vitesse. Le premier avait un col roulé autour du cou et le second un tatouage de serpent jusqu’à l’omoplate, le premier avait de grosses lunettes de myope sur le nez et le second un piercing d’argent qui lui transperçait la narine. Le premier avait enfilé un costume élimé de velours côtelé vert bouteille et le second un jogging rouge et blanc, aux couleurs d’Ajaccio, un peu trop moulant.

Frères Castani, occasions et pièces détachées, précisait l’annonce.

Le col roulé était venu avec le camion, le tatoué avec la caisse rouge.

Le col roulé comptait les billets, le tatoué soulevait le capot cabossé.

— Pour 1 500 euros, fit-il en essuyant ses mains sur son jogging immaculé, faut pas vous attendre à traverser le continent avec.

Le client n’était pas bavard, mais il payait cash. Il avait juste exigé un rendez-vous discret, sur le parking du réservoir d’eau, en lisière de la forêt de Bocca Serria. Après tout, ce n’était pas pour déplaire aux frangins Castani : pas de contrôle technique, pas de carte grise, pas d’immatriculation, juste quelques billets échangés contre une antiquité à peine encore en état de rouler.

Le col roulé glissa les billets dans sa poche.

— Vous ferez gaffe, quand même… La voiture a dormi dans la casse depuis des années, je voudrais pas que vous vous plantiez.

Le tatoué referma le capot.

— J’ai vérifié ce que j’ai pu, la direction, le parallélisme, les freins, ça devrait tenir un petit moment. Mais évitez de vous faire arrêter !

Il tendit les clés.

— A vous de jouer.

Le tatoué cligna un œil au col roulé et les deux frangins remontèrent dans le camion sans poser davantage de questions. D’habitude, lorsqu’ils vendaient de vieilles pièces de collection, c’était pour des bricoleurs, des mécanos amateurs, des accros au tuning. Mais visiblement, le client, la mécanique, ça n’était pas son truc. Le tatoué accéléra alors que le col roulé regardait le type disparaître dans le rétroviseur. Après tout, les frangins Castani se foutaient de ce qu’il ferait de cette antiquité.

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Il attendit que le camion des frères Castani disparaisse derrière le Cap Cavallo et observa un moment la voiture, presque incrédule. En quelques heures sur Internet, sur n’importe quel site d’annonces, en Corse comme ailleurs, on pouvait dénicher ce que même le génie d’une lampe merveilleuse n’aurait pas pu vous rapporter. Il s’avança jusqu’au 4 × 4 garé derrière les pins laricio, dans la forêt. Il n’avait pas choisi par hasard le lieu de rendez-vous avec les ferrailleurs : le coin était isolé, avec la possibilité de se garer en retrait. Il ouvrit la portière du 4 × 4 et attrapa le cahier sur le fauteuil passager, puis le posa sur le siège avant de la voiture qu’il venait d’acheter.

Histoire de s’entraîner.

Le plus difficile était à venir.

Il ouvrit le coffre du véhicule tout-terrain garé sous les pins, écarta quelques branches sans se soucier de la piqûre des épines, et se pencha.

— On change de carrosse ?

Elle écarquilla les yeux, étira ses bras et ses jambes, ankylosée d’avoir attendu des heures. Elle huma l’odeur de pin.

« On change de carrosse ? » avait-il dit.

Pour quelle raison ?

Elle était courbaturée, presque paralysée d’être restée recroquevillée dans le coffre du véhicule tout-terrain. Il l’aida à sortir, à marcher quelques pas. Elle ne comprenait pas ce changement de voiture, avançait en aveugle. Ses yeux clignaient face à la lumière, peinant à affronter le plein soleil.

Petit à petit, ils s’habituaient.

Alors, elle vit la voiture ; pile devant elle.

Une Fuego rouge. Modèle GTS.

Il sentit les jambes de la femme qu’il épaulait chanceler. Il la retint, il avait anticipé sa surprise.

— Cela vous rappelle des souvenirs, madame Idrissi ?