54
Le 23 août 2016, 10 h 30
Clotilde était déjà venue, mais de nuit.
De nuit, guidée par Orsu.
De jour, elle n’avait aucune idée de comment retrouver la cabane de berger. Ses repères étaient flous, passer une rivière, grimper en pente raide ensuite, traverser une interminable garrigue.
Elle tournait dans le maquis depuis d’interminables minutes, après avoir garé la voiture au pied du sentier menant à la Casa di Stella, à l’endroit même où elle avait attendu Orsu à minuit ; portières ouvertes, les clés sur le contact, elle s’en foutait. Elle avait laissé les flics en plan à la gendarmerie de Calvi.
Campa sempre
Elle n’avait rien pu tirer de plus d’Orsu, mais peu importait, elle avait appris l’essentiel. Sa mère était vivante !
Même si elle l’avait vue mourir sous ses yeux, même si Orsu n’avait rien expliqué. Son demi-frère avait seulement confirmé sa certitude depuis qu’elle avait remis les pieds en Corse ; ce secret qu’elle portait au fond d’elle, depuis toujours.
Elle est vivante.
Elle l’attendait.
Dans cette cabane de berger.
Elle grimpa sur un petit monticule d’où on distinguait la cour de la bergerie d’Arcanu, une centaine de mètres plus bas, s’arrêta.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
Bien entendu, sa mère s’était cachée quelque part dans la montagne pour l’observer, s’y cachait encore ; de n’importe quel point sur les hauteurs de la montagne, dans le maquis, les genêts et les bruyères qui lui arrivaient à la hauteur de la taille, on pouvait voir sans être vu, on pouvait entendre sans être entendu, espionner sans être soupçonné. Bêtement, elle avait imaginé qu’une fois sur place, en plein jour, elle se souviendrait, qu’elle reconnaîtrait les ombres de la nuit, qu’elle retrouverait des repères, la forme d’une pierre, la courbe d’un tronc, la griffure d’un églantier. Impossible. Impossible de se repérer dans ce labyrinthe de châtaigniers et de chênes encerclés de genêts, d’arbousiers, de bruyères. Ce maquis à perte de vue dont le parfum lui faisait tourner la tête.
Elle allait renoncer, redescendre, retourner à Calvi, à peine cinq minutes pied au plancher, pour convaincre les flics d’Ajaccio de lui accorder un second entretien, leur faire accepter de laisser Orsu sortir de la gendarmerie, avec elle ; qu’il la guide comme l’autre nuit. Même si c’était la plus ridicule des illusions. Son demi-frère était incarcéré pour meurtre. Avant d’obtenir une commission rogatoire du juge d’instruction et qu’il accepte d’organiser une reconstitution, il faudrait des semaines.
Elle allait abandonner lorsqu’elle la vit.
Une tache, une tache pourpre perdue entre les baies d’arbousier.
Une goutte de sang.
Puis une autre, un mètre plus loin, tombée dans la terre sèche cette fois. Une troisième, collée au tronc d’un cèdre. Comme si un Petit Poucet, à court de miettes de pain ou de cailloux blancs, s’était tailladé les veines.
Pour lui indiquer le chemin ?
Instinctivement, elle suivit le sentier sanglant. Une nouvelle fois, elle se sentait stupide. Il pouvait s’agir de n’importe quel animal blessé, un renard, un sanglier, un cerf. Elle passa son doigt sur les traces écarlates. Le sang était encore frais.
Qu’allait-elle encore imaginer ? Qu’un inconnu, quelques minutes avant elle, avait voulu rejoindre la cabane de berger ? Un inconnu qui perdait son sang et qui, pourtant, voulait la devancer ? Ça n’avait aucun sens. Elle réfléchissait tout en suivant la piste dans le maquis ; les feuilles de bruyère semblaient avoir été écartées, quelques branches étaient brisées.
A moins que ce ne soit l’inverse ? pensa-t-elle d’un coup. A moins que l’inconnu blessé ne soit pas monté à la cabane, mais en soit redescendu ! Peu importait, plus elle suivait les traces et plus elle se persuadait qu’elles la mèneraient dans cette clairière où elle s’était retrouvée il y a trois jours, où Orsu l’avait laissée, où Franck l’avait rejointe ; son mari connaissait le chemin lui aussi, sans qu’elle comprenne ni pourquoi ni comment, mais il restait injoignable depuis ce matin, malgré ses appels incessants.
Des sonneries interminables.
Un répondeur.
Je t’en prie, Franck, rappelle-moi.
Rappelle-moi.
Rappelle-moi.
Plus tard, se poser ces questions plus tard.
Campa sempre
C’est tout ce qui comptait. Elle devait avancer. Elle se souvenait de quelques détails désormais, de repères, un sentier en pente plus douce, un maquis qui s’éclaircissait, un grand chêne-liège. Elle marcha encore quelques mètres, les traces de sang qui la guidaient étaient de plus en plus rapprochées ; soudain le maquis s’ouvrit et la cabane de berger apparut.
Le cœur de Clotilde faillit exploser.
Mon Dieu !
Son estomac se souleva, elle déglutit, résista à l’envie de se retourner, de s’enfuir en courant. Le Petit Poucet se tenait là, allongé : il ne s’était pas coupé les veines pour la guider.
On l’avait poignardé ! Une immense tache brune inondait son flanc droit.
Il était mort, sans doute depuis de longues minutes, gisant parmi les pétales flétris du tapis de cistes mauves et blancs. Si Clotilde n’avait pas suivi sa piste sanglante, elle aurait pu croire qu’il dormait.
Elle s’approcha. Hésita à se pencher. Hésita à parler.
— Pacha ?
Un harpon était planté dans le cou du labrador. Ce chien qui portait le nom d’un autre, celui qui avait bercé sa jeunesse. Comme si on avait voulu l’en priver une seconde fois.
La porte de la cabane était ouverte.
Des guêpes bourdonnaient autour du cadavre, cherchant déjà à s’inviter au pique-nique des charognards. Clotilde s’avança vers le bâtiment de pierre. De nuit, elle n’avait pas eu le temps de remarquer l’épais verrou qui barrait la porte de bois, une serrure métallique de cachot d’un château médiéval, aussi infranchissable que les barreaux scellés à l’unique fenêtre, doublement close par un imposant volet de chêne massif.
La prison de pierre était habitée. Quelqu’un s’y tenait. Quelqu’un y pleurait.
Sa mère se terrait-elle là ? Emmurée ? Vivante ?
Clotilde entra. Tremblante.
Toute cette scène, tout ce qu’elle vivait depuis cinq jours défiait l’imagination. Elle découvrit un lit. Une table de bois. Quelques fleurs séchées. Un poste de radio. Des livres, des dizaines de livres entassés sur les étagères de bois, posés par terre, diminuant la taille de la pièce, pourtant exiguë, presque de moitié.
Et dans un coin, lui tournant le dos, une vieille femme courbée sur un tabouret.
De longs cheveux gris cascadaient jusqu’à ses reins, comme une sage grand-mère qui en ôtant un ruban dans ses cheveux révèle combien jadis elle fut belle ; le dévoile à son miroir, à ses petits-enfants, à un ancien amant.
Rien de tel dans cette pièce unique.
La vieille femme, presque agenouillée, se confiait à un coin de pierre, à l’angle froid et sombre de deux murs aveugles. Comme une enfant punie, ce fut l’image qui vint à Clotilde. Une enfant punie qu’on a oubliée, une vie entière, que personne ne viendra jamais chercher, mais qui restera là, vieillira là, parce qu’elle est obéissante et qu’on lui a ordonné de ne pas bouger.
— Maman ?
Lentement, la vieille femme pivota.
Des marques de sang maculaient ses mains, ses bras, son cou.
— Maman ?
Le cœur de Clotilde battait à en faire exploser sa poitrine. Etait-ce seulement possible ? Une autre image s’imposait devant ses yeux, celle qui l’obsédait depuis toutes ces années, celle du corps de sa mère, vingt-sept ans plus tôt, lui aussi ensanglanté. Avant qu’un rocher ne l’écrase. Et pourtant sa mère se tenait devant elle, vivante, malgré les apparences et malgré les évidences.
Cela ne pouvait pas être autrement.
Enfin la vieille femme se retourna.
Clotilde savait, le ressentait, c’était elle.
Maman ?
Mais cette fois, les mots restèrent bloqués dans sa gorge.
La vieille femme qui la regardait, les yeux implorants, implorant son pardon, avait plus de quatre-vingts ans mais restait belle, digne, fière. Toutes ces années, ô combien elle semblait avoir souffert.
Mais cette vieille femme n’était pas sa mère.