Quelque chose d’étrange se passait dans l’âme de tous les assistants, quelque chose d’étrange se sentait dans le silence profond qui suivit la sortie d’Albert.
Il semblait que chacun voulût et ne sût pas dire ce que tout cela signifiait. Que signifiaient ce salon étincelant et chaud, et ces femmes brillantes, et l’aurore pointant derrière les vitres des fenêtres, et ce sang en mouvement, et cette pure impression des sons évanouis ? Mais aucun n’essayait même d’approfondir ; presque tous, au contraire, se sentant impuissants à pénétrer ce qui suscitait en eux des sensations nouvelles, s’en irritaient.
– Mais il joue extrêmement bien, dit l’officier.
– Merveilleusement ! répondit Delessov, en s’essuyant furtivement les joues de sa manche.
– Mais il est temps de partir, messieurs, dit en se remettant un peu celui qui était étendu sur le sofa. Il faudra lui donner quelque chose, messieurs. Cotisons-nous.
Pendant ce temps, Albert était assis tout seul dans la pièce voisine, sur un divan. Les coudes appuyés sur ses genoux décharnés, il promenait sur son visage ses mains salies et couvertes de sueur, lissait ses cheveux et se souriait à lui-même avec bonheur.
La quête fut abondante et Delessov se chargea de la lui remettre.
En outre il vint l’idée à Delessov, que cette musique avait si vivement, si étrangement remué, de faire du bien à cet homme. Il lui vint l’idée de le prendre chez lui, de le vêtir, de lui trouver un emploi, bref, de l’arracher à sa pénible situation.
– Eh bien ! vous êtes fatigué ! lui demanda Delessov en s’approchant de lui.
Albert sourit.
– Vous avez un véritable talent. Vous devriez vous occuper sérieusement de musique, jouer en public.
– Je voudrais boire quelque chose, dit Albert, comme en se réveillant.
Delessov apporta du vin, et le musicien en but deux verres avec avidité.
– Quel bon vin ! fit-il.
– « Mélancolie », quelle chose exquise ! dit Delessov.
– Oh ! oui ! oui ! répondit Albert en souriant. Mais excusez-moi ; je ne sais pas avec qui j’ai l’honneur de parler ; peut-être êtes-vous un comte ou un prince : ne pourriez-vous pas me prêter un peu d’argent ?
Il se tut un moment.
– Je n’ai rien, moi ; je suis un pauvre homme. Je ne pourrai pas vous rendre.
Delessov rougit et prit un air confus. Il remit vivement au musicien l’argent recueilli.
– Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en prenant l’argent. Maintenant, nous allons faire de la musique ; je vous jouerai tout ce que vous voudrez. Je désirerais seulement boire quelque chose, boire… ajouta-t-il en se levant.
Delessov retourna lui chercher du vin et le pria de s’asseoir près de lui.
– Excusez-moi, si je suis franc avec vous, lui dit Delessov. Votre talent m’a intéressé. Il me semble que vous vous trouvez dans une situation malheureuse ?
Albert regarda tour à tour Delessov et la maîtresse de maison qui venait d’entrer dans la pièce.
– Permettez-moi de vous offrir mes services, continua Delessov. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous serais très obligé de venir demeurer chez moi pendant quelque temps. Je vis seul, et peut-être pourrais-je vous être utile.
Albert sourit et ne répondit pas.
– Pourquoi donc ne remerciez-vous pas ? dit la maîtresse de maison. C’est manifestement un bienfait pour vous… Seulement, poursuivit-elle en s’adressant à Delessov avec un hochement de tête, je ne vous le conseillerais pas.
– Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en serrant dans ses mains moites la main de Delessov. Mais à présent, allons faire de la musique, je vous prie !
Mais déjà les autres invités se préparaient à partir, et, malgré les prières d’Albert, ils sortirent dans l’antichambre.
Albert dit adieu à la maîtresse de maison, mit un chapeau usagé à larges bords et une vieille almaviva d’été qui composaient tout son vêtement d’hiver, et sortit avec Delessov sur le perron.
Lorsque Delessov fut monté dans sa voiture avec sa nouvelle connaissance, et qu’il sentit cette désagréable odeur de boisson et de malpropreté dont le musicien était comme imprégné, il commença à se repentir de son action et à regretter sa puérile bonté d’âme et son imprudence. De plus, tout ce que disait Albert était si sot, si trivial, et il devenait tout d’un coup si abominablement ivre au grand air, que Delessov se sentait mal à l’aise.
« Que vais-je faire de lui ? » pensait-il.
Au bout d’un quart d’heure de chemin, Albert se tut ; son chapeau roula entre ses pieds ; il se jeta dans un coin de la voiture et se mit à ronfler.
Les roues criaient sur la neige glacée ; la faible clarté de l’aurore perçait à peine les vitres gelées des portières.
Delessov regarda son voisin. Son long corps recouvert du manteau gisait sans vie auprès de lui. Il lui semblait voir remuer sur ce corps une longue figure avec un grand nez de couleur sombre ; mais en regardant plus attentivement, il reconnut que ce qu’il prenait pour le nez et le visage, c’étaient les cheveux, et que le vrai visage était plus bas. Il se pencha et examina les traits d’Albert. Alors la beauté du front et de la bouche sereine le frappa de nouveau.
Sous l’influence de ses nerfs fatigués, de l’insomnie et de la musique entendue, Delessov, en regardant ce visage, se revoyait de nouveau transporté dans ce monde heureux où il était entré pour un moment cette nuit-là ; de nouveau il se remémorait l’époque heureuse et généreuse [24] de sa jeunesse, et il cessait de regretter son action. En ce moment, il aimait Albert sincèrement et ardemment, et il se sentait fermement décidé à lui faire du bien.