– Tu t’ennuies, mon cher fils ? demanda le prince Kornakov à Serge, qui errait d’un salon à l’autre, sans plus prendre part ni aux conversations ni à la danse, le regard empreint à la fois d’inquiétude et d’indifférence.
– Oui, répondit-il, avec un demi-sourire, je vais partir.
– Viens donc chez moi, nous causerons.
– J’espère que tu ne restes pas à souper ici, Kornakov ? lança un gros homme de haute stature qui passait à ce moment, son chapeau entre les mains, marchant d’un pas ferme et assuré en fendant la foule entassée près de la porte. Portant une quarantaine d’années, son visage laid et bouffi exprimait une arrogance sans bornes.
– Tu as fini la partie ?
– Dieu merci, j’ai eu le temps de la terminer ayant le souper. J’évite ainsi la mayonnaise fatale, aux truffes russes, les sterlets avancés, et autres gentillesses de ce genre, cria-t-il au beau milieu de la salle.
– Et où vas-tu souper ?
– Chez Trachmanov, s’il ne dort pas encore, ou bien au Novo-Troitzki. Venez donc ; Atalov y va aussi.
– Allons-y, Ivine, dit le prince. Vous connaissez-vous ?
Serge fit un signe de dénégation.
– Serge Ivine, fils de Maria Mikhaïlovna, présenta le prince.
– Enchanté, jeta le gros homme, sans accorder un regard à Serge ; il lui tendit sa main épaisse tout en continuant de marcher. – Dépêchez-vous !
Je suppose qu’une description détaillée du gros monsieur que l’on appelait Dolgov, est parfaitement inutile. Tous les lecteurs, s’ils ne le connaissent pas, ont au moins entendu parler de lui. Il suffit donc de quelques traits caractéristiques du personnage pour que sa figure apparaisse dans toute la splendeur de sa nullité et de sa bassesse. Du moins, m’en semble-t-il ainsi. La richesse, le rang, le savoir-vivre, les dons certains et multiples – tout avait sombré dans l’oisiveté et le vice. Un esprit cynique que rien n’arrête, au service des plus basses passions ; une complète absence de conscience ; pas le moindre sentiment de honte ni davantage le goût des plaisirs intellectuels et moraux ; un égoïsme insolent, des propos grossiers et tranchants, un penchant immodéré pour la sensualité, la goinfrerie, la beuverie ; un mépris de tout, sauf de sa propre personne. Il ne considérait les choses que du point de vue du plaisir qu’il pouvait en tirer Deux traits caractéristiques dominaient son existence d’une part, une vie parfaitement inutile, oisive et sans but, d’autre part, la plus abjecte débauche que, loin d’essayer de cacher, il étalait, comme s’il tirait gloire de son cynisme même.
Il jouit d’une réputation de crapule mais, en toutes occasions on le respecte et on l’entoure. Tout ceci, il le sait fort bien, il en rit et en méprise d’autant plus son entourage. Comment pourrait-il ne pas mépriser la vertu, lui qui passe son temps à la fouler aux pieds et y prend plaisir ? Il a trouvé son bonheur à assouvir ses passions, sans cesser pour cela d’être unanimement respecté.
Serge était d’excellente humeur. La présence du prince, pour lequel il avait une grande sympathie et qui exerçait sur lui, on ne sait pourquoi, un indéniable ascendant, ne pouvait que lui être agréable. Le fait d’avoir été présenté à un important et remarquable personnage chatouillait agréablement sa vanité. Le gros monsieur ne prêta d’abord que peu d’attention à Serge. Mais, à mesure que le garçon cosaque, qui les servait au Novo-Troitzki apportait des petits pâtés et du vin, il devenait plus aimable. Remarquant les manières libres et aisées du jeune homme, il se mit à converser avec lui tout en trinquant et en lui tapotant l’épaule. Les gens de l’espèce de Dolgov ont horreur de la timidité.
Les pensées et les sentiments d’un homme amoureux sont à tel point accaparés par l’objet de sa passion, qu’il lui est impossible d’observer et d’analyser les gens avec lesquels il se trouve. Et rien ne gêne autant la connaissance qu’on peut avoir d’une personne, ainsi que la simplicité de l’attitude qu’on doit adopter à son égard, que l’habitude, propre à la jeunesse, de juger les gens sur leur apparence extérieure au lieu d’essayer de pénétrer les mobiles de leurs actes et leurs pensées intimes.
De plus, Serge se sentait ce soir-là un grand désir et en même temps des possibilités particulières de paraître aimable et brillant, sans d’ailleurs se donner beaucoup de mal pour cela. Faire connaissance avec le général en retraite Dolgov, noceur réputé, cela eût autrefois comblé son amour-propre, mais aujourd’hui il n’en ressentait qu’une joie minime, il lui semblait au contraire que c’était lui qui faisait plaisir et honneur au général en lui accordant un temps précieux qu’il aurait pu consacrer à celle qu’il aimait. Jamais auparavant, il n’eût osé tutoyer Kornakov, bien que celui-ci le tutoyât lui-même assez souvent. Il le faisait maintenant avec beaucoup d’aisance et en tirait un plaisir extraordinaire. Le tendre regard et le sourire que la comtesse lui avait accordés lui avaient donné plus d’autorité que n’avaient pu le faire son esprit, ses avantages physiques ses diplômes et les éloges dont l’accablait son entourage. En une heure, ils avaient fait de l’enfant un homme. Il prit tout à coup conscience de toutes les qualités qui faisaient de lui un homme lucide, fermeté, esprit de décision audace, fière conception de sa dignité. Un observateur attentif eut même ce soir-là, décelé un changement dans son attitude. Sa démarche était plus assurée et plus libre. Son torse se bombait, ses bras ne lui étaient plus une gêne, il portait la tête plus haut, son visage avait perdu sa rondeur enfantine et ses contours imprécis, les muscles du front et des joues étaient plus saillants, son sourire plus hardi et plus ferme.