XI

Sema et Matréma pleuraient de crainte et de joie, en apprenant quel était celui qu’ils avaient accueilli et abrité six années sous leur toit.

L’ange continua :

– Abandonné de Dieu, je me trouvais tout nu sur la route. Je n’avais auparavant aucune idée de la condition des hommes, et j’avais besoin de devenir l’un d’eux pour éprouver leurs misères et apprendre à connaître la faim et le froid. Affamé et transis, je ne savais m’aider dans ce pressant besoin. Alors m’apparut plus loin, dans la campagne, une chapelle consacrée à Dieu. Je m’approchai et voulus y entrer, mais elle était fermée et je m’affaissai au pied du mur. La nuit était noire, la terre glacée. Je pensai que j’allais mourir, lorsqu’un homme s’avança sur la route. Il avait une famille à nourrir, à peine de quoi se vêtir, certainement qu’il ne pouvait me secourir. Quand il me vit, son visage s’assombrit et me fit peur ; il se hâta de continuer sa route. Le désespoir s’emparait de moi, lorsque ce passant revint sur ses pas ; je revis ses traits, ce n’était plus le même homme. La première fois que je le regardai, j’avais vu la mort hideuse sur son visage, maintenant la vie et la lumière y brillaient : je reconnus l’image de Dieu. Il s’avança vers moi, se dépouilla de ses habits pour me couvrir et m’emmena chez lui. Nous entrons : une femme nous reçoit sur le seuil. Son visage est horrible, l’esprit de la mort sort de sa bouche, elle veut me repousser dans la froide nuit. Je savais que sitôt son dessein accompli, elle mourrait. Son mari lui parle de Dieu et tout en elle change soudain. Elle nous fit souper, et, comme elle me regardait fixement, je jetai les yeux sur elle ; son visage était radieux et j’y reconnus l’image de Dieu, et j’entendis sa première parole : « Tu apprendras ce qu’il y a dans le cœur de l’homme. » Je savais maintenant qu’au fond du cœur de l’homme il y a l’amour, et cela me valut mon premier sourire.

« J’habitais sous votre toit, et, quand une année fut écoulée, un homme se présenta et demanda des bottes qui chausseraient ses pieds pendant un an sans s’user ; je regardai cet homme, et je vis derrière lui un de mes compagnons du ciel, l’ange de l’amour ; je ne pouvais me tromper, et je sus ainsi qu’avant le soir l’âme du gentilhomme serait redemandée, et, raisonnant en moi-même, je me dis : « Voilà donc un homme qui s’inquiète pour une année entière et qui doit mourir ce soir. » L’homme ne peut dire à l’avance ce dont son corps aura besoin. Cela est certainement la deuxième parole de Dieu : « Tu sauras ce qu’il n’a pas été donné à l’homme de connaître. » Je souris alors, parce que ma peine s’allégeait.

« J’attendis patiemment au milieu de vous que Dieu me révélât sa troisième et dernière parole. Enfin, après six années, la bonne dame est venue ici, et, dans ses petits chérubins, j’ai reconnu aussitôt les deux jumelles de la morte, et, raisonnant toujours en moi-même, je me suis dit : « Tu as tant supplié que leur mère ne leur fût point ravie, croyant que, sans père ni mère, elles devaient cesser de vivre ! Et voilà qu’une femme étrangère est venue les allaiter et les a prises chez elle pour les élever… » Et quand la bonne dame pressait sur son cœur ces enfants d’une autre en versant des larmes d’amour, j’ai reconnu en elle le Dieu vivant lui-même, j’ai vu ce qui garde la vie des hommes, j’ai entendu la troisième et dernière parole, et j’ai compris que Dieu m’avait pardonné. Voilà ce qui a été cause de mon troisième sourire. »