Me voici dans cette campagne où je naquis et où je passai mon enfance, dans ce Semenovskoïe, plein de souvenirs chers et charmants. C’est le printemps. Le soir. Je suis dans le jardin, à la place favorite de ma pauvre mère, près de l’étang dans l’allée aux bouleaux. Je ne suis pas seul. À mes côtés, une femme vêtue de blanc, les cheveux très simplement noués autour de sa tête charmante, cette femme est celle que j’aime, comme je n’ai jamais aimé personne, que j’aime plus que tout au monde, plus que moi-même. La lune flotte doucement dans un ciel bordé de nuages transparents, elle se reflète, brillante, enveloppée du halo lumineux des nuages qui l’entourent, sur la surface scintillante et calme de l’eau, elle baigne de sa lumière les pâles carex, les rives couvertes de fraîches verdures, les traverses luisantes de l’écluse, les saules qui se penchent et le sombre feuillage des lilas en fleur et des merisiers qui emplissent l’air de parfums printaniers, les églantiers bordant de leurs rangs épais les sentiers sinueux, les longues branches immobiles et bouclées, pendant des hauts bouleaux et la masse claire et touffue des tilleuls au long des grandes allées obscures. De l’autre côté de l’étang, dans la pénombre des arbres aux branches confondues s’élève le chant harmonieux du rossignol, qui va s’épanouir au-dessus de l’immobile surface de l’eau.
Dans mes mains, je tiens la douce main de la femme que j’aime ; mon regard plonge dans ses grands yeux, dans ses beaux yeux qui me transportent si délicieusement l’âme. Elle sourit et presse ma main. Elle est heureuse !
Rêves stupides et délicieux ! Stupides, par ce qu’ils ont d’irréalisable. Délicieux, par le sentiment purement poétique qui les imprègne. Même s’ils ne sont jamais réalisés, pourquoi ne m’y laisserais-je pas entraîner, si leur seule apparition peut me dispenser un si pur et si grand bonheur ?
Serge, en cet instant, ne pense pas à se demander comment cette femme pourra devenir sienne, puisqu’elle est déjà mariée ; et, au cas même où cela serait possible, si ce ne serait pas contraire à la morale ; et comment il aurait à organiser sa vie. La vie qu’il imaginait n’était faite que d’instants d’amour et de volupté. Le véritable amour contient en soi-même tant de sainteté, de pureté, de force, d’audace et d’indépendance, qu’il ne conçoit ni bassesse, ni obstacle, ni aucun aspect matériel de la vie…
Les traîneaux s’arrêtèrent soudain. La rupture du mouvement monotone qui le berçait réveilla Serge.