– Il me sera impossible de dormir à cette heure, dit le général, en invitant Serge à prendre place dans sa calèche. Allons au b…
– Ich mache alles mit [21] ! dit Kornakov.
Et l’on vit de nouveau deux calèches, suivies d’un traîneau, filer dans les rues sombres et silencieuses. Ce n’est qu’une fois installé dans la calèche que Serge sentit sa tête tourner fortement. Il l’avait appuyée contre la paroi capitonnée du coupé, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées embrouillées, sans écouter le général qui lui confiait d’une voix tranquille :
– Si ma femme savait que je bamboche avec vous !
Les voitures stoppèrent. Serge, le général, le prince Kornakov et l’officier de la garde, montèrent un escalier propre d’apparence, bien éclairé, qui les conduisit dans une antichambre, où un domestique les débarrassa de leurs pelisses et les introduisit dans un salon violemment illuminé, décoré avec une prétention d’un goût bizarre et d’un luxe de mauvais aloi. Au son de la musique, quelques couples dansaient. Des femmes seules, en robes décolletées, étaient assises le long du mur. Nos amis passèrent dans une autre pièce où quelques-unes de ces « dames » les suivirent. On servit du champagne.
Serge s’étonna d’abord de la façon étrange avec laquelle ses compagnons se comportaient envers ces dames, ainsi que du curieux langage que celles-ci échangeaient entre elles – langage qui ressemblait beaucoup à l’allemand. Serge but encore quelques verres. Le prince, qui s’était assis sur un canapé auprès d’une de ces femmes, l’appela. Serge, en s’approchant, fut frappé, moins par la beauté de cette femme (elle était effectivement d’une beauté exceptionnelle), que par sa ressemblance avec la comtesse : mêmes yeux, même sourire ; l’expression seule était différente, tantôt trop timide, tantôt trop effrontée. Serge s’assit à côté d’elle et se mit à lui parler. Il se rappela mal plus tard le sujet de cette conversation, se souvenant seulement que l’histoire de « La Dame aux Camélias » passa dans son imagination surexcitée, avec tout son charme poétique. Il devait se souvenir que le prince appelait cette femme la « Dame aux Camélias », en disant que jamais il n’avait vu d’être plus parfait dans tous ses détails, les mains exceptées. Elle restait muette, souriant parfois d’un sourire qui déplaisait à Serge. Les vapeurs du vin faisaient tourner la tête du jeune homme peu habitué à l’alcool.
Il se souvint également plus tard que le prince avait dit quelques mots à l’oreille de la femme, puis avait rejoint le groupe qui s’était formé autour du général et de l’officier de la garde, tandis que la jeune femme l’attirait à elle, après avoir saisi sa main, et l’entraînait.
Une heure plus tard, les quatre compagnons se séparèrent devant le perron de la maison. Serge, sans répondre aux paroles d’adieu du prince, pénétra dans son coupé où il se mit à sangloter comme un enfant. Il se rappela le sentiment d’amour pur et innocent qui, deux heures auparavant, gonflait encore sa poitrine d’émotion et de vagues désirs. Il comprit que le temps de cet amour était passé pour lui. Il pleura de honte et de regrets.
De quoi se réjouissait donc si fort le général, en reconduisant le prince à son coupé et en répétant plaisamment : « Le pauvre a perdu son pucelage » ?
– Oui, répondait Kornakov, j’adore constituer de jolis couples.
À qui la faute ? À Serge, qui se laissa entraîner, subissant à la fois l’influence de personnes respectables et l’appel instinctif de la nature ? Il est coupable, certes, mais qui lui jettera la première pierre ? Est-ce la faute du prince et du général ? Ces gens, dont le rôle est de faire le mal autour d’eux, ont une utilité en tant que tentateurs ; ils sont là pour mettre le bien en valeur. C’est vous qui êtes responsables, vous tous qui les tolérez, et non seulement les tolérez, mais encore, les choisissez pour guides.
Pourquoi ? À qui la faute ?
Et pourtant, quel dommage que des êtres beaux, si bien faits l’un pour l’autre et qui l’avaient compris, soient définitivement perdus à l’amour ! Ils feront sans doute bien d’autres rencontres encore et, peut-être, aimeront-ils à nouveau. Mais que vaudra cet amour ? Ne serait-il pas mieux qu’ils en gardassent la nostalgie leur vie entière, plutôt que d’essayer d’étouffer en eux le souvenir intact de quelques instants d’amour ?