V – L’amour

Pour le jeune amoureux, le bal passa comme un rêve séduisant et magnifique auquel on pense avec crainte et ravissement. La comtesse ne disposait plus que du sixième quadrille, elle le lui accorda. Leur conversation était celle qui convient à l’ambiance d’un bal mais, pour Serge, chaque parole, chaque sourire, chaque mouvement, chaque regard, prenait une signification particulière. Au cours du quadrille, D…, le cavalier attitré de la comtesse, se trouva à côté d’eux. Serge eut l’impression que D… le traitait en gamin, ce qui eut le don de l’exaspérer. Mais la comtesse était particulièrement gentille et bonne pour son nouvel ami ; elle parlait à D… très sèchement, tandis que, se tournant vers Serge, son regard et son sourire exprimaient le plaisir le plus évident. Il n’est pas de sentiments qui soient à la fois aussi liés et aussi contradictoires que l’amour et l’amour-propre Le pauvre petit Serge était actuellement la proie de ces deux passions qui s’étaient unies pour lui faire perdre complètement la tête. Au cours de la mazurka, par deux fois la comtesse le choisit comme partenaire, il fit de même. Pendant l’une des figures, elle lui tendit son bouquet Serge en arracha une fleur et la dissimula dans son gant. La comtesse répondit à ce geste par un sourire.

La comtesse ne restant pas au souper, Serge la reconduisit jusqu’au perron.

– J’espère vous voir chez moi, dit-elle en lui tendant la main.

– Quand me le permettez-vous ?

– N’importe quel jour.

– N’importe quel jour ? répéta-t-il d’une voix émue, et, sans y prendre garde, il serra la petite main qui s’attardait avec confiance dans la sienne.

La comtesse rougit, sa main frémit. Voulait-elle répondre à cette pression ou se dégager ? Dieu seul le sait. Mais un timide sourire trembla sur ses lèvres et elle descendit l’escalier.

Serge ne se sentait pas de joie Ce sentiment d’amour, éveillé pour la première fois en son cœur, il ne pouvait le concentrer sur un seul objet, il déferlait sur tout et sur tous. Le monde entier lui paraissait beau et aimable. Il s’arrêta sur une marche, sortit la fleur de son gant, et la porta plusieurs fois à ses lèvres avec une émotion qui fit briller une larme dans ses yeux.

– Eh bien, mon cher, êtes-vous satisfait de notre « charmant débardeur » ? interrogea le prince Kornakov.

– Oh ! comme je vous suis reconnaissant ! Jamais je ne me suis senti aussi heureux, répondit-il en lui serrant chaleureusement la main.