CHAPITRE XXXVI
Le château cathare
Je m’en suis rendu compte à quelques dizaines de kilomètres de la ferme-forteresse, sur la route vers la montagne, alors qu’on s’était arrêtés pour pisser : si je m’éloignais de plus de dix mètres du glisseur, de violentes crampes m’agrippaient l’estomac, me pliaient en deux, m’empêchaient de marcher. Au début j’ai pensé que c’était la nourriture offerte par les vieux, contaminée ou trop naturelle, mais les crampes cessaient dès que je me rapprochais de l’appareil. Et cette phrase de Bérénice (« Ne le sens-tu pas ? Tu es obligé de venir ») qui m’obsédait…
Comme avec les créatures de la Lyre, j’ai cru que Bérénice ne pouvait agir sur moi à l’intérieur du glisseur. Sur un prétexte bidon, j’ai fait rebrousser chemin… Inutile : au bout de trois cents mètres, les crampes étaient si violentes que j’ai failli m’évanouir. J’ai expliqué à mes compagnons, inquiets de mon état, que c’était sûrement la bouffe. Aussitôt la Voyageuse a proposé d’aller dans les collines, où elle trouverait des plantes qui me soulageraient. J’ai dû la dissuader : le moindre écart de la route m’était insupportable. Heureusement, elle-même n’était guère encline à dévier ou s’attarder : elle était à court de Fleur (elle avait donné ce qu’il lui restait à son amant-de-jadis) et le manque la guettait.
Tandis que je contemplais les montagnes, barrière blanche acérée sous l’azur pâle de l’horizon, je m’inquiétais du genre de piège que me réservaient Tanarg et Bérénice (car j’étais sûr qu’elle était sa complice : je ne croyais plus à ses fables)… Nul doute qu’ils connaissaient les techniques de manipulation mentale des créatures de la Lyre : Bérénice me l’avait amplement démontré par ses « apparitions » (image hallucinatoire tirée tout droit de mes fantasmes, c’était clair – pas étonnant que moi seul la voyait), et maintenant par ces crampes coercitives… Quant à Tanarg, j’ignorais la forme et l’étendue de ses « pouvoirs ». Je ne savais rien de lui en fait, hormis que je devais le vaincre ou périr.
Je suis à leur merci, j’ai réalisé, la sueur au front et le cœur serré. Pourquoi me laissent-ils venir jusqu’à leur repaire ? À quoi jouent-ils avec moi ?
Ils jouent – c’est ça. Comme un chat avec une souris. La patte dessus, mais on la laisse gigoter encore un peu, pour le fun. Pour pomper quelques bonnes émotions épicées. Sales vampires, je fulminais en moi-même. Combien de pauvres types avez-vous torturé comme ça ? Bérénice pouvait-elle lire mes pensées aussi aisément que le Gardien du Lac ? En tout cas je n’ai pas reçu de réponse. Mais parfois la souris s’échappe… Parfois elle mord ! Je me demandais avec quoi, vu qu’on avait piqué toutes mes armes. Cependant un souvenir refoulé, une vision atroce rôdait à la lisière de mes pensées : trois corps disloqués gisant dans un corridor éclaboussé de sang…
La Voyageuse demeurait silencieuse elle aussi – pas par anxiété, bien au contraire : depuis le matin, elle gardait un air rêveur… Je savais à quoi elle pensait : à son prochain voyage sur Tatooïne, dans ce fameux laboratoire pharmaceutique secret où existait peut-être une chance de la guérir du Virus pléiadim… Elle avait tellement insisté la veille, après avoir quitté la raffinerie, pour tout savoir sur ce qui l’attendait que je m’étais enferré dans mon mensonge, invoquant le secret d’État pour éluder ses questions, lui promettant toutes explications en temps utile – repoussant le moment de lui révéler la vérité… Elle la découvrira elle-même, je songeais, amer, quand elle verra mon cadavre chez Tanarg et Bérénice.
Quant à Zag-O, il ne disait rien non plus : un droïde ne saurait mentir – par contre il sait se taire. Que pensait-il de tous ces mensonges, tromperies et manigances ? L’esprit humain devait lui paraître extrêmement tortueux, lui dont la vie se résumait aux règles de base gravées dans son cerveau bionique dès sa conception : savoir, pouvoir, servir ; soigner, guérir, entretenir ; ne pas tuer, ne pas blesser, ne pas détruire.
Était-ce si simple dans son esprit ? En tirait-il une philosophie pour sa vie ? Se posait-il des problèmes moraux, éthiques, religieux – voire existentiels, lui un pur produit de la Cuve ? Je savais, par nos longues conversations, que sa pensée était profonde – mais jusqu’où ? Quand cessait-on d’être droïde – et devenait-on humain ?…
Le glisseur attaquait les premiers contreforts des montagnes, traversait sur une route de plus en plus escarpée des villages rouges et ocre, habités par des poignées de paysans farouches et burinés, qui nous regardaient passer la main au fusil et le défi dans les yeux. Nous avons appris, au cours d’une halte, la raison d’une telle méfiance : une bande de pillards rôdait dans la région, que l’hiver avait chassée de la haute montagne.
On a poursuivi notre chemin avec circonspection, à vitesse réduite, redoutant une attaque, un barrage, une embuscade – si faciles à dresser sur cette route toute en virages, bordée de falaises et de précipices…
À notre arrivée au premier contrôle marquant l’entrée du domaine de Tanarg, aucun pillard ne s’était manifesté – par contre les obstacles naturels avaient été nombreux : éboulements, affaissements, ponts effondrés, arbres renversés… et la neige pour finir, épaisse et molle, qui effaçait la route et dans laquelle le glisseur se taillait péniblement un chemin, à grandes giclées poudreuses.
On ne s’est pas arrêtés au contrôle (une double chicane de poutrelles en X aux pointes adoucies par la neige, flanquée d’une baraque noire et basse devant laquelle une silhouette emmitouflée nous faisait signe de passer) – ce qui a surpris la Voyageuse :
— D’habitude ils m’arrêtent pour tout fouiller, et ils en profitent pour me piquer un truc. Je comprends pas…
— Peut-être qu’il fait trop froid, j’ai suggéré. (Pouvais-je révéler l’attention de Bérénice à mon égard ?)
La Voyageuse a haussé les épaules :
— Tu parles ! Ces gars-là sont issus de générations de montagnards. Ils sortent en chemise par moins quinze.
Les deuxième, troisième et quatrième contrôles ont été franchis tout aussi aisément (si on peut dire, compte tenu de la neige et des chicanes). La Voyageuse était de plus en plus perplexe – au point qu’elle a fini par avoir des soupçons :
— C’est pas possible ! Ils savent que vous êtes avec moi et ils demandent rien… Vous êtes attendus ou quoi ?
— C’est ça, oui, j’ai grimacé. (J’ai rembrayé sur mon histoire de labo :) Nous sommes à court de Fleur pure pour la poursuite de nos expériences, et Tanarg doit nous réapprovisionner…
— Parce que le vaccin est à base de Fleur ?
— Évidemment, j’ai opiné. T’es pas la seule à avoir constaté les effets inhibiteurs de la Fleur sur le Virus… Mais le problème est maintenant de rendre la Fleur meurtrière pour le Virus – et non pour l’homme. (J’improvisais totalement, sans savoir que j’étais dans la droite ligne des études qui allaient être menées quarante ans plus tard à l’initiative du CRT… Paraît qu’on piétine toujours sur ce problème de Fleur, et qu’il est question d’abandonner cette voie…, d’autant plus que la récolte de Fleur est désormais interdite.)
— Alors vous avez un biz avec Tanarg, a dit la Voyageuse, hochant la tête. C’était pas par hasard si on s’est rencontrés, si vous m’avez suivie… Tout était prévu depuis le début, hein ?
— Oui… (Sauf toi, Voyageuse, j’ai pensé. Si on en réchappe, si on rembarque, qu’est-ce tu vas devenir ?)
Franchi le dernier contrôle, nous avons garé le glisseur sur la place du village (habité uniquement par des gens travaillant pour Tanarg, d’après la Voyageuse) tassé au pied du piton rocheux où se dressait le repaire.
C’était un très vieux château entouré de hauts murs, qui se découpait dans les vermeils du crépuscule – chicot noir au sommet du piton enneigé, émergeant au-dessus du brouillard givrant qui descendait sur le village, cerné par des versants rudes et sombres aux crêtes dorées par le couchant. Un sévère bastion, toujours debout malgré tant de siècles… J’ai soudain remarqué un détail anachronique : une antenne parabolique au sommet du donjon, pointée vers le ciel.
Ils communiquent par satellites avec leurs réseaux dans la CNM, j’ai supposé. Ils doivent avoir de sérieuses complicités au sein du GRIP ! (Je n’imaginais pas à quel point : si vous voulez en savoir plus là-dessus, informez-vous sur le scandale qui a suivi – véritablement le scandale du siècle, même si tout a été tenté pour l’étouffer.)
— C’est un ancien château cathare, a déclaré la Voyageuse.
— Cathare, c’est quoi ?
— Je sais pas, coco, a-t-elle haussé les épaules. C’est ce qu’on dit…
— Les cathares, ou albigeois, est intervenu Zag-O, étaient une secte religieuse apparentée à la doctrine manichéenne, établie dans la région au XIIe siècle, et contre laquelle le pape Innocent III, chef des catholiques (une autre obédience religieuse) ordonna en 1209 une croisade pour cause d’hérétisme. La guerre meurtrière et désastreuse qui s’ensuivit causa la défaite et la disparition progressive des cathares, qui résistèrent néanmoins des années durant dans des châteaux comme celui-ci. Mais la chute de Montségur en 1244 sonna leur glas.
— Zag-O, j’ai fait stupéfait, y a-t-il une chose au monde que tu ne connais pas ?
— Oui, a-t-il répliqué.
— Laquelle ?
— L’amour.
*
**
L’accès au château était un souterrain qui s’ouvrait dans la crypte de l’église du village – une antique bâtisse bien conservée, qui servait pour l’heure de comptoir commercial et bureau de placement, d’après ce que j’ai pu entrevoir de l’activité qui y régnait.
Dans la crypte, le contrôle a été plus sérieux cette fois : fouille et questions, mais sans insistance. Le gus qui nous a ouvert la porte du souterrain nous a jetés, à Zag-O et moi, un curieux regard – presque de pitié. C’était si étonnant sur ce visage de montagnard taillé à coups de hache que j’ai cru mal voir dans la faible lumière…
Le souterrain – qui montait raide, tout droit dans la colline – était éclairé de loin en loin par des plots basse tension qui répandaient un halo jaune sur le béton brut des parois. Des yeux vidéo encastrés dans la voûte suivaient notre progression.
Parvenus au sommet, hors d’haleine et en sueur malgré le froid pinçant qui sévissait dans le tunnel, une autre porte (épaisse, en bois) nous a arrêtés – qui s’est ouverte aussitôt. Nous avons débouché dans une petite pièce en sirex-et-plastique, sans fenêtre, meublée d’une table, de deux chaises et d’un com de navette bricolé.
L’homme qui nous a ouvert (une grande asperge aux traits tombants) a brièvement salué la Voyageuse, puis nous a dévisagés sans piper mot.
— Ouais, c’est nous, j’ai grogné. Alors, c’est par où ?
— Le donjon, a lâché un autre type assis derrière la table, les pieds dessus.
Le grand échalas a déverrouillé la porte en face – et nous sommes sortis dans la cour du château, au pied du mur d’enceinte auquel ce dernier poste de contrôle était accolé. Avant qu’il ne claque la porte sur nous, je l’ai entendu dire à son collègue :
— T’as vu ça ? Elle les prend par deux maintenant !
La nuit presque tombée ne permettait guère de détailler les activités qui animaient la cour. J’ai deviné des chantiers de construction, distingué des braseros entourés de monde, aperçu un porteur antigrav chargé de sacs en plastique bleu, croisé des types en blouses blanches qui puaient la chimie… Personne ne nous prêtait attention. On devait supposer que si nous avions pu parvenir jusqu’ici, c’était parce que nous faisions partie de l’élite autorisée.
La Voyageuse nous a stoppés au milieu de la cour.
— Je vais aux écuries… (Elle a montré du pouce, dans la direction opposée au donjon, un long bâtiment bas, sous les lumières duquel s’agglomérait une petite foule.) C’est là-bas que j’achète ma Fleur pure. Pas toi, coco ?
— Je préfère traiter directement avec Tanarg. D’ailleurs il m’attend…
J’ai levé la tête vers le donjon qui déchirait de sa silhouette échancrée le bleu profond du ciel vespéral. Nulle lumière n’en émanait – il se dressait comme une sombre menace au-dessus du peuple laborieux de la cour… et du village en contrebas. J’ai frissonné – pas seulement de froid.
— O.K., a souri la Voyageuse, chacun son biz… On se retrouve plus tard près du glisseur ?
— C’est ça, j’ai fait d’une voix peu assurée.
Elle nous a quittés avec un petit signe de la main, sûre de nous revoir. Je me suis tourné vers Zag-O, qui lui aussi observait le donjon – avec, m’a-t-il semblé, une certaine appréhension… J’ai posé une main sur son épaule :
— T’inquiète pas, vieux droïde, toi t’as rien à craindre… C’est moi qu’ils veulent.
— Excuse-moi, mais je ne saisis pas très bien ce qui va se passer.
— Moi non plus, j’ai avoué.
On s’est dirigé d’un pas que j’espérais ferme vers l’entrée du donjon – une porte massive en bois nervuré, cloûtée, renforcée de fers énormes, sous un linteau portant un blason en haut-relief et une date : ANNO MCLXII.
L’an 1162. Ce château était debout depuis mille ans.
Deux gardes flanquaient l’entrée, vêtus de combis antichocs, casqués pare-balles et armés de lasers infrarouges à balayage – des armes qui n’avaient pas trois ans d’existence.
Ils nous ont ouvert la porte sans un mot, sans un signe, sans un regard.
À l’intérieur régnait un immense silence – noir, froid, profond, un silence qui avait bien plus de mille ans – ; l’éternel silence de la mort.