CHAPITRE XXX

Enez Sizun

J’ai émergé au milieu de mon rêve – c’est ce que j’ai cru tout d’abord : la cheminée de pierres devant moi, où fumait un feu de tourbe qui répandait son odeur un peu âcre ; les deux vieux de chaque côté, sombres et voûtés, murmurant gravement ; la longue table de bois, au milieu de la pièce basse aux poutres épaisses et noires, où pendaient vêtements, ustensiles et plantes séchées.

Ahuri, je clignais des yeux sur ce décor qui se fondait dans l’ombre, chichement éclairé par une petite fenêtre où s’infiltrait un jour gris. La vieille maison de mon rêve…

Zag-O est entré dans la pièce, brisant l’illusion. Cette maison était bien réelle – et mon rêve prémonitoire. J’étais couché dans un lit épais, chaud, ancien, construit dans un placard. Zag-O n’a pas remarqué tout de suite que j’étais réveillé : il parlait à un jeune rouquin vêtu de vieux habits décolorés, dans une langue que je ne connaissais pas. Les deux anciens observaient Zag-O avec une certaine méfiance.

— Hé ! je suis là, je me suis manifesté.

Il s’est tourné vers moi :

— Bienvenue ! En forme ?

— J’ai mal partout, j’ai grimacé. Sinon ça va. On est où ?

— « Spiritus promptus est, caro autem infirma »… Nous sommes sur une île.

— Une île ?!

Je me suis redressé sur le lit, tout à fait réveillé. Malgré le feu, il faisait froid dans la maison.

— Son nom est Enez Sizun, dans la langue du pays, a dit Zag-O. Elle est petite, plate et faiblement peuplée par une société archaïque.

— Je vois que t’as déjà exploré… T’es jamais fatigué ?

— J’ai plus d’endurance, et je récupère plus vite qu’un homme moyen.

Je me suis rappelé qu’ici Zag-O ne devait pas révéler son état de droïde. J’ai jeté un œil au garçon, qui nous dévisageait les yeux ronds. Manifestement il ne comprenait pas un mot de notre conversation. Zag-O me l’a confirmé :

— Golwen ne connaît pas le LIS. Il parle seulement la langue locale, et un peu de français… Il s’avère que je possède quelques rudiments de français.

Devinant qu’on parlait de lui, le rouquin a dit quelque chose que Zag-O m’a transmis :

— Il demande si on vient des États-Unis.

Cette question m’a effaré. Les États-Unis ! Ce nom m’évoquait les anciennes nations d’avant l’ère spatiale, ces États querelleurs aux frontières arbitraires, qui ne s’entendaient que sur les moyens de piller plus efficacement la planète. Les États-Unis avaient disparu depuis au moins un siècle… Se pouvait-il que ces gens en soient restés là – qu’un siècle soit passé sans les effleurer ? Ou bien ce nom avait-il demeuré, par tradition ou commodité ?

— Dis-lui oui, j’ai soupiré. Raconte-lui qu’on est venus en bateau, mais qu’il a coulé dans la tempête.

J’ai écarté les couvertures pour me lever. Les vieux ont détourné la tête avec un cri d’effroi, l’adolescent a rougi jusqu’aux oreilles. Au regard de Zag-O j’ai compris la raison d’une telle réaction : j’étais à poil (mes habits séchaient devant la cheminée, pendus à une poutre), et ça devait être tabou de se montrer nu dans cette île archaïque.

Zag-O a pudiquement rabattu les volets du lit clos et m’a passé mes fausses hardes terriennes, encore humides et raides de sel. J’ai vérifié qu’il ne manquait rien, dans les caches et poches étanches, du matériel miniature fourni par le GRIS. Je me suis habillé tant bien que mal, coincé dans ce placard et perclus de courbatures, et j’ai rejoint les autres devant la cheminée (seul endroit à peu près confortable de la pièce). La vieille avait posé sur la table un assortiment de légumes terreux et rabougris, qu’elle commençait à éplucher. Le vieux a sorti de sa poche une cigarette fripée, d’apparence artisanale, et s’est mis à la lisser consciencieusement entre ses doigts noueux, les yeux brillants de plaisir anticipé. Le garçon m’a avancé une chaise devant l’âtre.

— Merci, ai-je dit en m’asseyant, me frottant les mains au-dessus des braises odorantes. Si en plus je pouvais avoir un café, ce serait parfait.

Zag-O a transmis ma demande, que Golwen a traduite à la vieille, laquelle s’est lancée dans une longue explication, résumée par Golwen à Zag-O qui me l’a résumée à son tour (à ce train-là, je risquais d’avoir peu de contacts avec les autochtones) :

— Ces gens possèdent très peu de café, qu’ils réservent pour les grandes occasions. Il paraît extrêmement difficile de s’en procurer, sur le continent uniquement, et encore pas souvent. De plus ça coûte très cher…

— Ça coûte ? Il y a un système monétaire sur Terre ? Je croyais que toute monnaie avait été supprimée…

— Toute société, si rudimentaire soit-elle, crée une monnaie, ou au moins un système d’échanges. Cela établit les valeurs.

J’ai hoché la tête, songeur. Tay ne nous avait pas parlé de ça… Elle avait été plutôt avare de détails sur ce qui se passait sur Terre. J’imagine que le GRIP lui-même n’en savait guère plus, s’il se contentait de surveiller l’espace circumterrestre. Même si certains prisonniers importants étaient marqués d’un traceur, celui-ci ne renseignait que sur leur position – pas sur leurs activités. Quels rackets, quelles mafias, quelles tyrannies s’étaient développées, depuis vingt-cinq ans que cette planète malade et contaminée avait été transformée en bagne ? Quelles lois prévalaient ? Quelles voies étaient les plus sûres ? On ne savait rien des coutumes locales : ces gens qui nous avaient recueillis – était-ce par bonté d’âme, ou attendaient-ils quelque chose en échange ?

— Zag-O…, demande au garçon si on doit payer pour l’accueil et la nourriture.

Dont acte. Golwen a nié avec véhémence. Zag-O m’a communiqué sa réponse :

— Surtout pas ! C’est le devoir de chaque habitant de cette île de recueillir et soigner les naufragés. La chance sourit à la maisonnée à qui échoit cet honneur : elle sera assurée de ne perdre aucun marin dans l’année. (L’adolescent a ajouté quelque chose d’une voix hésitante.) Cependant, il n’est pas interdit de faire des cadeaux. Les gens sont pauvres, ici, a conclu Zag-O.

Golwen louchait avec ostentation sur mon bracelet de cuivre incrusté de fausses pierres, qui était en fait un détecteur du Virus pléiadim. Impossible de lui donner ça. J’ai secoué la tête, l’air désolé.

— Dis-lui que c’est un bijou de famille et que j’y tiens plus qu’à mes yeux… Mais s’il peut nous emmener sur la côte, je trouverai quelque chose pour lui.

Je me demandais quoi, tandis que Zag-O traduisait. Satisfait, Golwen nous a appris qu’un bateau se rendait le lendemain « sur le continent » pour vendre du poisson au marché.

Au marché ! Il y avait donc un marché, dans un port probablement… Allons, cette planète n’était pas aussi sauvage qu’on nous le faisait croire.

Tandis que la grand-mère poursuivait patiemment, silencieusement, l’élaboration de la soupe, nous sommes sortis, Zag-O et moi, afin d’établir un plan d’action à l’écart des regards indiscrets.

La maison de nos hôtes était en dehors du bourg, au bord d’une route boueuse portant quelques vestiges de bitume, face à la lande ployée sous le grand vent de l’océan. De l’autre côté de la route, des murets de pierres sèches délimitaient de chiches plantations, des champs minuscules d’herbe rase. Pas âme qui vive alentours, sinon trois moutons au loin dans la lande. Et soulignant l’horizon, la mer… noire sous le gris du ciel, écume blanche contre les rochers, souffle géant qui emplit l’espace…

Le vent nous a happés dès le pas de la porte. Il descendait en grondant du ciel lourd et bas, couchait les bruyères dans les dunes, gémissait entre les rochers, s’engouffrait en sifflant dans les ruelles étroites du village… Courbés sous cette froide bourrasque, nous sommes partis dans la direction opposée, en quête d’un endroit abrité où étudier la carte. Nul arbre alentours, pas un buisson ni un taillis : juste la lande déserte, cernée par l’océan…

Nous nous sommes accroupis au pied d’une murette qui nous coupait le vent, et Zag-O a déployé sur ses genoux la carte-flexe cachée dans sa boucle de ceinture. J’ai sorti la boussole, l’ai réglée sur « coordonnées » (elle a affiché notre position précise) et l’ai posée sur la carte. Plastique à mémoire, le flexe a réagi aussitôt : le point correspondant à notre position a scintillé, à l’extrême ouest du pays. Sur la carte, l’île était une patte de mouche à proximité d’un cap acéré, qui délimitait au sud une large baie en forme de gueule.

Nous étions à mille kilomètres (à vol d’oiseau le long de la côte) de la région où nous aurions dû débarquer.

(Eh oui, Yanik, je vois à ta tête que tu as deviné : c’était bien ton pays natal. Je t’ai dit un jour que je le connaissais… Tu ne m’as pas cru.)

Que s’était-il passé ? Comment une telle erreur de trajectoire s’était-elle produite ? Les plans avaient-ils changé au dernier moment, pendant que nous attendions dans la capsule ?

Le seul moyen de savoir était de contacter Tay par le minicom transpace. Zag-O a lâché la carte qui s’est repliée d’elle-même (par mémoire de forme) et l’a glissée dans sa boucle de ceinture. J’ai ôté la mienne – dont la boucle constituait justement le minicom, les écouteurs étant insérés dans le cuir. Pour communiquer, je devais donc attacher ma ceinture autour de ma tête, les écouteurs sur les oreilles et le micro-pointe de la boucle devant ma bouche. Pendant ce temps Zag-O, avec nos deux couteaux, devait toucher deux points-contacts de la boucle afin de constituer l’antenne. Une situation pour le moins bizarre et grotesque – mais c’était le prix de notre discrétion…

Alors que j’ajustais la ceinture autour de ma tête (Zag-O tenant les couteaux telles deux banderilles, prêt à les piquer sur la boucle), une pierre est tombée d’un muret alentour – suivie d’un bruit de course étouffé.

On s’est précipités dans cette direction – trop tard : on n’a entrevu qu’une silhouette furtive, se faufilant dans le dédale de jardins qu’elle connaissait certainement comme sa poche. Inutile d’essayer de la rattraper… Inutile également de poursuivre notre tentative de communication.

Cette île qui paraissait déserte recelait des présences cachées – ainsi que nous l’ont confirmé, plus tard, un mouvement de rideau au coin d’une fenêtre, un grincement de porte dans notre dos…

Au cours du souper chez les grands-parents, Golwen n’a pas pu soutenir mon regard inquisiteur, malgré la pénombre qui régnait, faiblement repoussée par une lampe à pétrole. (La seule source d’électricité de l’île, d’après les renseignements pris par Zag-O, était une turbine marémotrice qui suffisait tout juste à alimenter le phare – fierté des îliens, sûreté des marins.) Il plongeait le nez dans son assiette chaque fois que je captais son regard intrigué.

Il nous a vus délirer dans un champ avec une ceinture et des couteaux, j’ai réfléchi. Il a dû également apercevoir la carte-flexe… Parlera-t-il ? D’autres plus malins que lui devineront-ils de quoi il retourne ? J’ai envisagé de le prendre à part après le repas pour lui raconter une histoire et lui recommander le silence – mais Golwen s’est éclipsé avant la fin, s’est fondu dans la nuit venteuse et embrumée. Comment demander aux deux vieux où il était parti ? Même Zag-O ne saisissait pas un mot de leur dialecte antique…

*

**

Golwen est venu nous réveiller le lendemain à l’aube. Un réveil rude et froid, silencieux, sans café, sans feu dans la cheminée. (Les vieux avaient récupéré leur lit clos, et nous avaient installé une paillasse dans le grenier glacial, sous le toit d’ardoises où le vent s’infiltrait en hululant.) Un départ en catimini, courbés sous la grisaille de l’aube, le pas raide et claquant des dents, parmi des venelles austères et désertes…

Il régnait davantage d’activité sur le port, autour du bateau qui emportait le poisson sur le continent : chargement, embarquement, adieux et messages… Les gens se taisaient sur notre passage, et nous observaient avec le même mélange de méfiance et de curiosité que les grands-parents de Golwen.

Celui-ci a sauté sur la passerelle du bateau (un chalutier trapu, regréé en voilier) pour parler au capitaine, un gros type chauve et barbu adossé à la cabine.

Sans paraître aucunement surpris, le capitaine nous a fait signe de monter à bord. Il parlait français comme Golwen, aussi Zag-O a pu s’entretenir avec lui.

— Puisqu’on n’a pas d’argent, le prix de notre voyage sera une participation aux manœuvres, m’a ensuite résumé le droïde. « La mer est plutôt grosse et deux paires de bras musclés ne seront pas de trop pour prendre un ris ou parer à virer. » Ce sont les propres termes du capitaine.

— Aïe, j’ai grimacé. Est-ce que tu lui as dit qu’on n’avait jamais navigué ?

— Non : Golwen lui a répété l’histoire de notre bateau coulé dans la tempête.

— Mettons que c’était un bateau autopiloté…

— L’argument me paraît douteux, a objecté Zag-O.

— On verra bien, j’ai soupiré. On fera de notre mieux.

— « Le mensonge peut courir un an, la vérité le rattrape en un jour »…

— Commence pas avec tes proverbes bidons, j’ai grommelé. Je suis pas d’humeur.