Jimbo :
— J'ai déjà rendu visite à onze directeurs de
banques à succursales.
— Pourquoi à succursales ?
— Tu le sauras le jour où tu projetteras de voler
un milliard de dollars en t'aidant d'un ordinateur.
— Tout s'éclaire. Et on t'a reçu facilement
?
— Tous les informaticiens des États-Unis me
connaissent.
— Excuse-moi, dit Mélanie. J'oubliais ce
détail.
— Je leur ai expliqué que je recherchais un homme
— ou une femme — qui, en utilisant un ordinateur, a volé au moins
cent millions de dollars. On m'a écouté. Les vols électroniques
sont la hantise de tous les banquiers du monde. Chaque année ils
perdent entre cent cinquante et deux cent millions de dollars, rien
qu'aux États-Unis. Et le moindre de ces vols atteint cent mille
dollars.
— Et les Sept auraient volé de l'argent ?
— Au moins cent millions. Peut-être
davantage.
Il raconta la double affaire des « huitièmes de
butin ». Douze mille, puis douze millions de dollars.
— Tu en as parlé à Ann ?
Il la considéra avec une patience légèrement
exaspérée :
— Mélanie, j'aurais très bien pu voler cet argent
moi-même. En fait, j'y ai pensé souvent, comme à un jeu, comme on
pense à assassiner son prof de français parce que les verbes
irréguliers vous emmerdent. Je ne l'ai pas fait. Les Sept, si. Les
dix millions de dollars de Mackenzie, le million de Tom Wagenknecht
viennent de là.
— C'est donc ça, ton idée : prouver qu'ils sont
coupables de ce vol ?
Il répondit avec la même patience :
— Impossible. Ils sont trop intelligents. Il n'y a
que trois façons de découvrir un voleur par ordinateur : le prendre
sur le fait, s'interroger sur sa fortune subite et inexpliquée,
déceler l'erreur qu'il pourrait commettre en remettant l'argent
volé en circulation. Les Sept n'ont pas commis d'erreur.
— Je sais, dit Mélanie. Mais je ne comprends
toujours pas.
— Les Sept n'ont même pas seize ans.
— Et alors ?
— Ils sont trop jeunes pour ouvrir un compte. Ils
ne pouvaient pas se présenter à un guichet comme n'importe quel
adulte.
Un temps.
— Si bien qu'ils n'ont pas eu d'autre solution que
d'utiliser un adulte, qui a agi pour eux.
— Ils l'ont peut-être tué, quand ils n'ont plus eu
besoin de lui.
— Ils l'ont certainement fait. Je crois même que
c'est le premier meurtre qu'ils ont commis. Mais ce meurtre-là
présentait une caractéristique particulière, un facteur
d'incertitude, qu'ils n'ont pas pu éliminer.
— Qui est?
Très doucement :
— Cette fois-là — et c'est la seule fois — la
victime a pu s'attendre à être tuée.
Un temps.
— J'ai appelé la victime de ce premier meurtre le
Cavalier. Et le Cavalier a pu laisser quelque chose derrière lui,
par précaution.
— Et si le Cavalier n'en a rien fait?
Plus doucement encore :
— Ça n'a pas beaucoup d'importance, Mélanie.
Un temps.
— Parce que les Sept n'en sont pas sûrs.
Et c'était le motif de son séjour à Atlanta.
Jimbo raconta. Il était arrivé à Atlanta dans la
soirée du 26 décembre, vers sept heures. Il avait prévenu de son
arrivée en téléphonant de Washington. Le directeur avait tenu sa
promesse : non seulement lui-même était resté à son bureau pour
attendre Farrar, mais il avait littéralement assigné à leur poste,
arme au pied, tous les membres du personnel concernés par la
gestion informatique des comptes clients.
— Vous allez me ruiner en heures supplémentaires.
Et en plus vous affirmez que quelqu'un nous aurait volé Dieu sait
combien de millions de dollars ?
— Je vous ai dit exactement : soit on vous a volé
de l'argent, soit on s'est servi de comptes fictifs pour faire
transiter de l'argent volé.
— J'ai appelé Miss Killian au téléphone. Elle m'a
prié de vous laisser faire, et de vous accorder toute ma
confiance.
Il pinça les lèvres :
— Elle a également ajouté que, si je vous
emmerdais — c'est le mot qu'elle a employé —, elle rachèterait ma
banque à tous les actionnaires pour le seul plaisir de me flanquer
à la porte. Que puis-je faire pour vous ?
Le directeur fit venir son chef programmeur, Lew
Wolff. Jimbo lui expliqua ce qu'il attendait de son service :
communiquer à Fozzy tous renseignements concernant les comptes
clients ouverts dans n'importe quelle agence du groupe entre le
mois de mai dernier et la fin octobre.
Et tous les mouvements sur ces comptes.
— Plutôt crever ! dit Wolff. Si on a réussi à nous
piquer du fric, moi et mon ordinateur pouvons le découvrir.
— Comparé à Fozzy, votre ordinateur est un moulin
à légumes, répondit Jimbo de son ton le plus suave.
D'ailleurs, la banque d'Atlanta n'allait pas être
la seule à transmettre cette énorme quantité de données à Fozzy; de
nombreuses autres banques dans tout le pays allaient en faire
autant.
Et il fallait bien coordonner cette gigantesque
opération de contrôle bancaire, trier ces centaines de millions
d'informations et en sélectionner quelques centaines
significatives.
Et le plus rapidement possible.
Qui d'autre que Fozzy en était capable ?
Jimbo expliqua pour finir :
— Mon hypothèse est qu'une seule personne a opéré,
ouvrant des centaines de comptes, chaque fois sous un nom
différent.
En vérité, à ce moment de l'histoire, Jimbo Farrar
pensait que les Sept avaient contacté le Cavalier à distance.
C'était logique. Trouver un Cavalier n'avait pas dû être facile, en
trouver plusieurs relevait de l'impossibilité statistique. Les
risques auraient été considérablement accrus pour les Sept.
Et il estimait disposer d'autres éléments
permettant d'identifier l'inconnu qui avait sauté de banque en
banque comme un cavalier sur un échiquier :
— quand on ouvre un compte, on dépose une
signature. Le Cavalier avait sans doute usé de centaines de noms
différents mais l'écriture, elle, devait être à chaque fois la
même;
— pour avoir accepté de prendre part à ce qui
était visiblement une escroquerie, le Cavalier ne devait pas avoir
bénéficié d'un sens moral très élevé. Peut-être avait-il déjà eu
des ennuis avec la police;
— le Cavalier était vraisemblablement mort.
— Autre chose, dit Jimbo à Mélanie. Le Cavalier a
été vu par des centaines de guichetiers. En recueillant les
témoignages, Fozzy devrait arriver à me fournir un signalement
assez précis.
— Nous saurons alors si c'est un homme ou une
femme. Il ne restera plus que cent vingt millions de suspects si le
Cavalier est américain. Mais il est peut-être britannique,
canadien. Ou australien. Sans parler du Zimbabwe.
— C'est beaucoup plus simple que ça, Mélanie.
Fozzy va recevoir des centaines de millions d'informations sur
toutes les ouvertures et tous les mouvements de comptes entre le 17
mai...
— C'est mon anniversaire; mais à part ça, pourquoi
le 17 mai ?
— Parce que c'est le jour où les Sept se sont
rencontrés. Entre le 17 mai et le 30 octobre, mois pendant lequel
j'ai reçu douze millions de dollars, ce qui signifiait que
l'opération était achevée. Fozzy recevra cette première masse de
données et les analysera. Dans le même temps, il enregistrera et
triera tout ce qui concerne le signalement du Cavalier.
— Et je dois intervenir auprès des banques pour
qu'elles expédient leurs renseignements confidentiels à Fozzy ? Et
qu'elles fassent appel à la mémoire de leurs guichetiers ?
— Exactement. Ce n'est pas tout. Dans le même
temps, Fozzy examinera les morts survenues sur le territoire
américain entre le 17 mai et le 30 octobre. Plus les morts
d'Américains dans les pays étrangers au cours de la même période.
Morts naturelles ou non.
— Et c'est encore moi qui dois intervenir?
— Qui d'autre ? Mélanie ?
— Oui, Jimbo?
— J'ai réfléchi, cette nuit : les Sept vont
essayer de te tuer dans les jours qui viennent...
Silence.
— Intéressant, dit enfin Mélanie.
— Quitte les États-Unis pendant quelques jours.
Prends des vacances.
— Tu finirais réellement par me faire peur, tu
sais !
— Je veux que tu aies peur.
— Je devais partir pour le Brésil dans un mois; je
peux avancer mon voyage.
— Parfait. Quelques jours suffiront. Après, ils
n'auront plus de raison.
Elle le dévisagea, incertaine, ses doutes
revenus.
— Et quand pourrai-je me considérer hors de
danger?
— Quand toutes les informations commenceront à
arriver à Fozzy. Ils comprendront alors que tu m'as aidé et que tu
as mis à contribution trop de gens importants pour pouvoir les
supprimer tous.
Suivre Jimbo dans ses raisonnements était parfois
comme courir derrière un avion, mais le sens de ces dernières
paroles éclaira soudain l'esprit de Mélanie. Elle leva vers lui des
yeux stupéfaits :
— Fozzy va effectuer ce travail fantastique alors
même que les Sept seront à l'écoute ?
— Oui.
— Les Sept vont pouvoir suivre ton enquête sur
eux?
Il acquiesça, ajoutant qu'il serait comme un
policier solitaire, dans la nuit, traquant un assassin prêt à
fondre sur lui, à mesure qu'il approchait de la vérité...
Elle secoua la tête, vraiment horrifiée cette fois
:
— Mais c'est toi qu'ils vont tuer, Jimbo ! Toi
!
— Justement, répondit Jimbo. Justement.
Après Atlanta, Philadelphie. Mêmes demandes, mêmes
difficultés initiales pour faire admettre par les banquiers cet
exceptionnel transfert de données confidentielles à destination
d'un ordinateur étranger. Mais il y avait le précédent d'Atlanta.
Et la caution de Mélanie. Jimbo s'entendit avec les informaticiens
des banques pour régler les modalités des transferts.
Ensuite la Nouvelle-Orléans, Houston, Saint
Louis.
Puis New York. Les visites successives de Jimbo
avaient donné l'alerte, à l'échelon le plus élevé des hiérarchies
bancaires, et dans le secret le plus absolu. A compter du jour où
il s'attaqua à New York, Jimbo Farrar trouva des interlocuteurs
prêts à accepter sa demande par la vertu de ce simple raisonnement
que, si quelqu'un avait été capable de voler au moins cent millions
de dollars sans que le vol fût découvert, rien n'interdisait de
penser qu'il pût recommencer à tout moment.
Peut-être un second vol était-il en cours à cet
instant même...
Arguments que les banquiers comprenaient au
premier mot.
Et pas seulement les banquiers à la tête de
banques commerciales. Si vol il y avait eu, il avait pu porter sur
de l'argent, certes, mais aussi sur des valeurs mobilières.
Banques d'investissements et agents de change
entrèrent alors dans la ronde se tenant prêts à déverser à
destination de Fozzy un gigantesque torrent d'informations...
Sur ce point capital, Jimbo avait fermement
insisté : les transferts de données vers Fozzy ne devaient
commencer qu'à son seul signal.
Pas avant.
En aucun cas.
Il lui fallait le temps de regagner le Colorado
afin de programmer Fozzy, et donc de préparer la réception de la
monstrueuse manne.
On demanda à Jimbo à quelle date il pensait être
prêt, et donnerait par conséquent le signal.
Il répondit : « Ce mois de janvier. Le 7. »
Évidemment.
— Il n'y a pas d'autre alternative, Mélanie. On ne
peut pas arrêter les Sept, on ne peut pas les accuser de meurtre,
même pas de vol. Est-ce que tu imagines ces sept gosses devant un
jury, et toi et moi les accusant de vingt et un assassinats, sans
preuves ?
Les montagnes bleues de la Shenandoah émergeaient
de la nuit, entourées de brume.
— Les séparer ne servirait à rien...
C'était comme s'il eût réfléchi seul, à haute voix
:
— Ne parlons pas de les tuer. N'en parlons même
pas.
Il s'immobilisa un court instant.
— Ni les faire arrêter, ni les révéler au grand
jour, ni les tuer. Les Sept sont indestructibles, Mélanie. Personne
ne peut les détruire en tant que Sept.
Il reprit son va-et-vient.
— Personne sinon les Sept eux-mêmes. J'ai réfléchi
à en devenir fou, Mélanie. La seule solution est de créer un
conflit entre eux, capable de provoquer leur éclatement. C'est pour
cela que je suis allé voir Liza. Non, il ne s'agissait pas d'une
simple affaire de coucherie, mais du début de mon plan.
Il dressa le pouce :
— D'abord, identifier le Cavalier. Ils
l'apprendront, puisqu'ils écoutent Fozzy. Ils seront irrités.
Ensuite leur faire savoir que moi, Jimbo Farrar, qui les ai réunis
et protégés pendant plus de dix ans, j'ai enfin choisi mon camp, en
décidant de m'attaquer à eux.
Dressa l'index.
— L'heure est venue pour eux de me tuer. Toutes
les précautions que je pourrais prendre...
— Que je prendrai, dit Mélanie.
— Ne serviront à rien. Je vais les attendre là où
tout a commencé, en compagnie de Fozzy. Et ils viendront.
Dressa le majeur.
— Ils seront devant moi. Et je fais un pari,
Mélanie : parmi eux, au moins un, ou deux, ou trois, n'accepteront
pas que je sois tué.
Dressa l'annulaire.
— Quitte à attendre la dernière seconde pour
intervenir.
Il ouvrit la porte-fenêtre. La brume avait effacé
la crête des montagnes.
— La vérité, dit Mélanie, c'est que tu veux savoir
si, parmi eux, il y en a au moins un qui t'aime.
Il s'immobilisa.
— Et même si cela était, où serait le mal ?