En ce mois de juin 1971, Ann Morton a vingt-trois
ans. Elle n'a pas encore épousé Jimbo Farrar. Si elle écoutait sa
mère, elle n'en ferait rien. Mme Veuve
Jonas Morton, de son prénom Janice, ne voit pas Jimbo Farrar d'un
très bon œil. Elle lui préférerait comme gendre n'importe quel
individu de sexe mâle, à la simple condition qu'il soit de
nationalité américaine, et ni Noir ni catholique ni basané de
quelque façon — pour elle les Français et les Allemands du Sud sont
basanés, mais curieusement pas les Suisses — ni Juif évidemment, ni
Californien ni New-Yorkais ni démocrate, et bien entendu avec un
minimum d'argent deux cent mille dollars de revenu annuel sois
raisonnable ma chérie qu'au moins il ne t'épouse pas pour ton
argent et d'ailleurs ton Jimbo, quel surnom ridicule, est un raté,
ami d'enfance ou pas.
— Oui, mais il me fait rire, répond Ann.
Ann vient d'achever des études de journalisme et
de droit. Elle peut occuper un poste dans un journal de Denver avec
d'autant plus de facilité que le journal appartient à la famille,
comme pas mal de choses dans le Colorado. Elle peut aussi partir
pour Los Angeles ou New York, ou pour l'Europe. Pas de problème.
Et, si elle veut entrer à la télévision, ABC, NBC ou CBS, aucune
difficulté. L'oncle Harold leur verse assez d'argent en
publicité.
Côté Killian Incorporated, Ann n'a qu'une seule
porte d'entrée. Et ce n'est pas l'entrée de service : il s'agit
tout simplement de Mélanie, l'unique petite-fille du vieux Joshua.
Mélanie et Ann ont fait leurs études ensemble. Et Mélanie sera tôt
ou tard la grande patronne de Killian Inc. (son père, qui, à ce
moment de l'histoire, occupe les fonctions de président-directeur
général, est un crétin). Cette amitié, profonde entre les deux
jeunes filles va jouer un rôle.
Ann Morton est blonde et grande. A trois reprises,
les gens de « Playboy » sont venus lui demander de poser pour leur
page triple du milieu, vêtue en tout et pour tout d'une rose entre
les dents.
Elle a failli dire oui, à seule fin d'emmerder
Mme Veuve et l'oncle Harold. Elle a dit
non.
En bref, s'agissant de son avenir, avec ou sans
Jimbo, pour l'heure elle se tâte.