La maison de campagne de Doug Mackenzie se
trouvait dans le Connecticut, à proximité d'un terrain de golf.
Elle était relativement isolée, à environ huit cents mètres de
l'habitation la plus proche.
Dans la nuit du 26 au 27 décembre, à trois heures
trente du matin, le téléphone sonna.
Il sonna longuement. Comme à son habitude,
Mackenzie avait pris un somnifère léger. L'appel l'atteignit alors
qu'il se trouvait dans la première phase de son sommeil, la plus
profonde. Il lui fallut presque quarante secondes pour simplement
se souvenir qu'il s'appelait Douglas Mackenzie...
... que la femme couchée dans le lit voisin était
en train de lui flanquer des coups de pied pour qu'il répondît
enfin; que cette femme était la sienne, la dernière en date.
Complètement hébété, il allongea le bras et
miraculeusement le récepteur se trouva dans sa main. La sonnerie
s'interrompit.
— Oui, Mélanie, dit Mackenzie.
Mais, par extraordinaire, la voix dans l'écouteur
n'était pas celle de Mélanie Killian. La voix dit :
— Allumez et regardez ce qu'il y a au pied de
votre lit.
— Qui est à l'appareil ?
— Allumez et regardez ce qu'il y a au pied de
votre lit.
Il alluma, se dressa à demi sur son lit. Ce ne fut
qu'à ce moment-là qu'il sentit l'odeur. Il regarda au pied de son
lit et découvrit le jerrycan.
— Allez jeter un coup d'œil, dit la voix. Prenez
votre temps.
C'était un jerrycan très ordinaire, en plastique
de couleur verte, dont le double bouchon était relevé, d'une
contenance de cinq gallons — pas tout à fait dix-huit litres.
Mackenzie crut même le reconnaître. Il y en avait deux exactement
identiques dans son garage. Il se pencha sur le goulot ouvert : le
jerrycan était plein, l'odeur venait de là.
Dans le lit jumeau, sa femme à son tour s'était
assise et contemplait le jerrycan. Elle dit avec son aigreur
ordinaire, sa précision coutumière, son incroyable et exaspérante
aptitude à poser les questions nécessaires :
— Qu'est-ce que c'est que cette idée imbécile de
monter un jerrycan dans notre chambre?
— C'est bien l'un des vôtres, dit la voix au
téléphone à Doug Mackenzie. Pris dans votre garage.
Un temps.
— A présent, Mackenzie, allez à la fenêtre sur
votre droite et regardez ce qu'il y a dans le jardin.
Mackenzie était éveillé, maintenant, même si ses
réactions étaient encore un peu ralenties par les effets du
somnifère.
Il commençait à avoir peur.
A l'intention de sa femme, il plaça un doigt sur
ses lèvres, recommandant le silence. Il désigna le téléphone puis
fit des signes : « En bas, l'autre ligne. » Ses lèvres formèrent
silencieusement le mot « Police ». Nouveau geste : « Vite! »
La voix dans le récepteur :
— L'autre ligne est coupée, Mackenzie. Et vous
comprendrez qu'appeler la police ne servirait à rien, quand vous
aurez vu ce qu'il y a dans le jardin. Inutile de reposer le
récepteur, le fil est assez long pour que vous alliez jusqu'à la
fenêtre.
Il alla à la fenêtre de droite. Le ciel était
couvert, la nuit sombre. Mais soudain cette nuit s'éclaira, trouée
par le double pinceau des phares d'une voiture.
— Regardez, Mackenzie.
Elle avait quinze ans et c'était sa propre fille.
On l'avait placée au centre du dallage intermédiaire entre la
terrasse d'été et la plage de pierre de la piscine. Elle était nue,
ses yeux ouverts exorbités, on l'avait bâillonnée et surtout,
surtout, son corps luisait dans la clarté blanche des phares, comme
si on l'avait ointe d'huile. Ses bras étaient levés au-dessus de sa
tête, les poignets liés par une bande de tissu. Elle était
suspendue à la branche basse d'un sycomore.
— Elle a été arrosée d'essence, Mackenzie.
Regardez maintenant cinq mètres plus à droite.
Dans un des grands candélabres de jardin, on avait
fiché une torche à la flamme bleutée. La voix reprit :
— Les choses pourraient se passer ainsi, Mackenzie
: d'abord les phares vont s'éteindre, l'obscurité viendra, il n'y
aura plus alors que la torche. Vous verrez la torche se déplacer,
sans même pouvoir distinguer qui la porte. Votre fille sera arrosée
avec le reste de l'essence, cette essence prendra feu, votre fille
brûlera vivante.
Silence. Il sentit à ses côtés la présence de sa
femme — cette femme épousée trois ans plus tôt, et qui n'était pas
la mère de sa fille.
Il demanda :
— Qu'attendez-vous de moi ?
La voix le lui dit. C'était certainement une voix
d'homme, étouffée par un mouchoir.
— Je ne ferai rien de tout cela! s'exclama
Mackenzie avec une énergie rageuse.
— Vous le ferez. Pour votre fille. Et parce qu'en
cas de refus votre maison sautera. Vous mourrez tous les trois. La
bombe est bien plus puissante que celles de Washington et du
Colorado. Votre mort n'est pas le but poursuivi.
La voix lui dit où trouver l'enveloppe : dans la
pièce voisine, qui était son bureau. Il s'y rendit : c'était une
grosse enveloppe portant le cachet de Nassau, Bahamas. Elle portait
son nom et l'adresse d'une boîte postale dans Manhattan. Il
l'ouvrit. Le banquier lui écrivait nommément : « Suite à vos
instructions écrites, la somme de $ 10 000 000 a été virée ce jour
sur la banque de Panama, compte numéro... »
Il revint dans la chambre. Sa fortune personnelle
n'avait jamais dépassé quatre cent mille dollars, et encore. Avec
deux pensions alimentaires...
La voix :
— La cassette parviendra à Mélanie Killian, au
courrier de demain matin. Il est trois heures trente-six. Cela vous
laisse plus de vingt-quatre heures pour vider votre compte bancaire
et, en compagnie de votre femme et de votre fille, prendre un avion
pour Panama, le Mexique ou tout autre pays de votre choix. Encore
une fois, votre mort n'est pas le but poursuivi.
— Au nom du Ciel! lui dit sa femme, fais ce qu'on
te dit!
Et il le fit.
Après être une nouvelle fois revenu à la fenêtre,
pour contempler le corps nu et blanc, luisant dans la lueur des
phares.
— Recommencez, dit la voix. Une fois encore, vos
intonations ne sont pas les bonnes. Et bien entendu, utilisez une
cassette vierge.
Mackenzie ôta du magnétophone la cassette qu'il
venait d'enregistrer, la remplaça par une nouvelle, appuya sur la
touche enregistrement, répéta pour la cinquième fois :
— Mélanie, je suis désolé. Je ne pensais pas qu'il
y aurait mort d'homme et que les choses iraient si loin. Même ce
pauvre Tom, mon Dieu...
Il marqua le temps d'arrêt qui lui avait été
prescrit et ajouta :
— Il n'y a pas d'autre solution...
Silence.
Il mit fin à l'enregistrement.
— Ça ira cette fois, dit la voix. A présent,
portez la cassette dehors, à l'arrière de la maison. Posez-la sur
le sol, à l'entrée du garage. Allumez avant de sortir, éteignez en
rentrant.
Il obéit.
A ceci près qu'au passage dans le salon du bas, il
ouvrit l'armoire où étaient normalement rangés ses fusils de
chasse.
Mais les fusils n'y étaient plus.
Il remonta dans la chambre.
— Maintenant, attendez. Restez en ligne.
Il comprit : « Ils écoutent la cassette, pour en
vérifier le contenu. » De nouveau, il se porta à la fenêtre,
cherchant désespérément ce qu'il pourrait faire. Ses sentiments
variaient de minute en minute : tantôt il était convaincu qu'on
allait le tuer, ainsi que sa femme et sa fille, tantôt il parvenait
à se convaincre de ses chances de survivre. Fût-ce en Amérique du
Sud. Après tout, il y avait ces dix millions de dollars. Il avait
lu tous les documents envoyés de Nassau, il avait assez
l'expérience des banques et des opérations bancaires pour en être
persuadé : les dix millions avaient été versés, et à son nom. Qui
diable mettrait en jeu dix millions de dollars dans le seul but de
l'assassiner ?
— Mackenzie?
— Oui.
— L'enregistrement est bon. Votre fille va être
libérée, vous ne mourrez pas. Mais certaines précautions doivent
être prises. Vous avez avec vous les papiers de Nassau ?
Il les avait laissés dans le bureau.
— Allez les chercher.
Il s'exécuta.
— Gardez-les. Ils sont à vous. Ils sont aussi la
preuve que vos vies ne sont plus menacées désormais.
— Qu'allez-vous faire ?
— Vérifier que vous n'avez pas enregistré une
autre cassette ou laissé un message qui annulerait votre message à
Mélanie Killian. Maintenant, éteignez toutes les lumières du
rez-de-chaussée, celles du bureau.
Ce fut ce dernier ordre, surtout, qui persuada
Mackenzie. Un espoir fou, énorme, l'envahit : « s'ils ne veulent pas que nous voyions leurs visages, c'est
bien parce qu'ils n'ont pas l'intention de nous tuer!
»
Il éteignit la dernière lampe du bureau, regagna
une nouvelle fois la chambre :
— A présent, Mackenzie, votre femme et vous
reprenez vos places dans vos lits, sous les draps. Et ne bougez
surtout plus. C'est à cette seule condition que vous
survivrez.
Un temps.
« Et la lampe à votre chevet? vous avez oublié de
l'éteindre. On ne bouge plus, Mackenzie. D'accord ? »
La voix était presque amicale, maintenant.
— D'accord, dit Mackenzie.
— Vous verrez que tout se passera bien. Et
l'Amérique du Sud peut être très agréable, avec dix millions de
dollars. Mackenzie ?
— Oui.
— Restez en ligne. Et parlez. Très fort. Dites
n'importe quoi, ça n'a pas d'importance.
Un temps. Mackenzie chercha désespérément quelque
chose à dire. Pour finir, il se mit à compter.
— Excellente idée, Mackenzie. Mais comptez plus
fort. Hurlez. Et que votre femme compte avec vous.
A « soixante-dix sept », la double charge de
chevrotines tirée juste sous son menton, à un centimètre de la
peau, lui emporta la gorge, la mâchoire inférieure et une bonne
partie de la tête.
Après celle-là, il y eut deux autres détonations.
L'une immédiatement après la première, la troisième quatre à cinq
minutes plus tard.
Le corps de la jeune fille n'était pas arrosé
d'essence mais d'eau simplement. On la sécha alors qu'elle était
encore vivante. On lui remit sa chemise de nuit, on la fit se
recoucher, on lui fit exploser la tête. Sans prêter la moindre
attention à ses supplications.
La lampe de chevet fut rallumée dans la chambre de
Mackenzie et de sa femme.
Les quatre cassettes ayant servi aux répétitions
de Mackenzie furent emportées et remplacées par quatre cassettes
identiques, mais vierges. Pour le cas où quelqu'un aurait tenu un
compte du nombre de cassettes se trouvant dans la maison.
La cassette contenant l'enregistrement jugé
satisfaisant fut replacée par des mains gantées dans le
magnétophone...
... Qu'on oublia volontairement d'éteindre. Parce
que c'était naturel qu'un homme sur le point d'assassiner sa femme
et sa fille avant de se suicider ne s'embarrasse pas d'un détail
semblable.
Le dallage sous le sycomore fut soigneusement
examiné, pour y effacer toutes traces.
La deuxième ligne téléphonique, celle du bas, fut
rebranchée. A aucun moment, elle n'avait été coupée.
La bombe ne fut pas enlevée, pour la bonne raison
qu'elle n'existait pas.
Les fusils furent remis en place. Presque
tous.
Les documents de Nassau furent laissés où ils
étaient : sur le lit de Mackenzie. Ils étaient maculés de sang et
de minuscules morceaux de chair et d'os. Ils témoignaient que
Mackenzie avait bien perçu dix millions de dollars : n'importe
quelle enquête le prouverait.
Le jerrycan fut remis à sa place dans le
garage.
On éteignit les phares de la voiture de Mackenzie
et on s'en alla.