5
Une fois de plus, Jimbo prit l'avion entre Boston et Denver. Il retrouva sa voiture à l'aéroport Stapleton, prit la route de Colorado Springs et se rendit directement au centre de recherches Killian.
Une heure plus tard :
— Fozzy ?
— Oui, mec.
— Ça va?
— Ça va.
— Je ne sais pas quoi faire, Fozzy.
Silence. Sur le visage de Jimbo des reflets de lumière multicolores se succédaient, dus aux clignotements incessants de Fozzy.
Il gardait les yeux sur l'un des écrans cathodiques où s'inscrivaient régulièrement les opérations de contrôle qu'une autre partie du cerveau de Fozzy était en train de conduire. Ce contrôle concernait la fabrication, en Californie, de microprocesseurs, derniers investissements en date de l'empire Killian. Fozzy n'intervenait pas dans la fabrication elle-même. Son seul travail consistait à vérifier le bon fonctionnement des infinitésimaux circuits intégrés gravés sur de microscopiques lamelles de silicium et, le cas échéant, de les rejeter pour défectuosité.
— Tu m'as entendu, Fozzy?
— Cinq sur cinq, mec.
La voix de Fozzy était alors celle de Jack Lemmon, déguisé en femme, dans « Some like it hot ».
— Fozzy, je n'ai pas encore annoncé aux Sept que j'allais les quitter. Demande-moi ce qui va se passer quand je les abandonnerai.
— Que va-t-il se passer quand tu les abandonneras?
— Du vilain, Fozzy. Et je me fais du souci.
— Vu, dit Fozzy.
Une troisième partie du cerveau de Fozzy — pas celle qui répondait à Jimbo ni celle qui contrôlait la fabrication des microprocesseurs — effectuait pour le compte d'une société californienne de constructions aéronautiques des calculs qui auraient pris douze cents ans à une armée de mathématiciens. Et Fozzy devait fournir les résultats de ces calculs le lendemain.
Il était huit heures du soir moins sept minutes. « Un-neuf-cinq-trois » pour Fozzy.
— Je me fais du souci, reprit Jimbo. Ils sont capables de tout, Fozzy. De tout. Ils ont commis un premier vol, ils vont probablement en commettre un second. Mais ils ne s'en tiendront pas là. Demande-moi pourquoi ?
— Pourquoi, mec?
— A cause de leur haine et de leur mépris pour l'humanité tout entière. A cause de l'agression dont ils ont été victimes le jour où ils ont été réunis pour la première fois. Mais ça n'a été qu'un révélateur. Tu sais ce qu'est un révélateur, Fozzy ?
— Chimiquement parlant... commença Fozzy.
Jimbo le coupa :
— Pas question de chimie. Je parle au figuré.
— Pas de programmation au figuré, annonça Fozzy.
Jimbo hocha la tête. Il jeta un coup d'oeil sur la partie de Fozzy effectuant les calculs pour les Californiens. Tout allait bien. Fozzy avait même quarante secondes d'avance sur le programme établi par Ernie Sonnerfeld. Ce qui n'était pas normal : « Ernie s'est encore trompé. Je lui en parlerai demain. » Jimbo :
— Fozzy, note à Ernie. Texte à communiquer par imprimante : « Ernie, tu t'es gouré de quarante secondes. Terminé. »
— Noté, dit Fozzy.
Jimbo changea de travée et marcha sur quelques mètres pour voir où en était le quatrième programme que Fozzy exécutait ce soir-là. Ce programme était confidentiel : une expérience de transmissions de données à très haute vitesse, non par câble mais par satellite. Entre Fozzy et un autre ordinateur, se trouvant en Floride.
— Clé Six code Sidney, dit Jimbo à Fozzy. Tout va bien avec ton copain de Floride ?
— Au poil, mec. Sauf qu'il est con comme un balai, mon copain de Floride.
Jimbo sourit. Il continua de marcher. Un peu plus loin, le cinquième programme de Fozzy était en cours. Celui-là était ultra-top-secret. Des recherches pour le compte du département de la Défense. Nom de code : Roarke.
— Fozzy, clé 678, code Umbrella. Tu en es où ?
Tellement ultra-top-secret qu'en dehors de Jimbo seul Tom Wagenknecht et Ernie Sonnerfeld avaient été autorisés à y travailler.
— Ça boum, répondit Fozzy. Mais faut le temps.
Jimbo s'assit à même le sol, allongea ses jambes, posa sa nuque contre l'une des consoles de Fozzy.
— Ils vont tuer des gens, Fozzy. Tôt ou tard.
Jimbo tourna la tête; une partie de son visage vint au contact de Fozzy. Il ferma les yeux, fatigué.
— Fozzy, j'essaie seulement de comprendre. Pas facile.
— Tu n'es pas seul, dit Fozzy avec la grosse voix de Lee Marvin. Je suis là, mec.
— Je sais.
Un temps.
— D'abord ce que Emerson Thwaites a dit sur les jeunes. Leur besoin d'absolu, leur impatience, leur désespoir. Tout ça, Fozzy. Et la cruauté naturelle. Et ce moment d'éternité où on n'est plus un enfant et pas encore un adulte. Le moment dangereux, Fozzy.
— Mais tu es un adulte.
Jimbo sourit :
— Personne n'est tout à fait un adulte. Heureusement.
Il bâilla, décidément très fatigué.
— Les Sept sont des adolescents, Fozzy. Ils sont dans le moment d'éternité, en plein dedans. Et le monde qu'on leur offre les met très en colère, Fozzy.
Le téléphone se mit à sonner. Jimbo ne réagit pas.
— Téléphone, dit Fozzy.
— Laisse!
Un temps.
— Je les ai réunis, Fozzy. Sacré risque que j'ai pris là. Parce que je crois que leurs colères ne se sont pas simplement additionnées : elles se sont multipliées les unes les autres. Et ça me fout la trouille.
La sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Jimbo n'y prêta pas davantage d'attention.
— Peut-être que je délire complètement, Fozzy. Peut-être que je suis fou.
— Jimbo pas fou, dit Fozzy. Jimbo pas fou, Jimbo pas fou, Jimbo pas fou, Jimbo...
— STOP!
Un temps.
— Merci quand même, Fozzy.
— Pas de quoi, mec.
La sonnerie s'interrompit.
— Qui pourrait les arrêter à présent, Fozzy? Peut-être même pas moi. Si je leur parle, ils vont me regarder en souriant, comme des enfants ordinaires. Ils sont bien plus intelligents que moi, ils devinent ce que je pense, et ce que je pourrais faire.
Pour la troisième fois, le téléphone.
— Ils me fascinent, Fozzy. Je suis peut-être l'un d'eux. Ils l'ont compris. Et ils s'en servent.
— Huit-zéro-zéro-zéro p.m., autrement dit huit heures pétantes, dit Fozzy, parlant toujours comme Lee Marvin. Programme Calcul terminé, programme Floride terminé, programme Usine interrompu.
Le téléphone cette fois insistait, sonnant toujours. Jimbo se leva, alla décrocher l'un des récepteurs muraux et, sans prendre le temps d'identifier la voix qui l'appelait, dit :
— J'ai fini, Ann. Je rentre.
La Nuit Des Enfants Rois
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