Une fois de plus, Jimbo prit l'avion entre Boston
et Denver. Il retrouva sa voiture à l'aéroport Stapleton, prit la
route de Colorado Springs et se rendit directement au centre de
recherches Killian.
Une heure plus tard :
— Fozzy ?
— Oui, mec.
— Ça va?
— Ça va.
— Je ne sais pas quoi faire, Fozzy.
Silence. Sur le visage de Jimbo des reflets de
lumière multicolores se succédaient, dus aux clignotements
incessants de Fozzy.
Il gardait les yeux sur l'un des écrans
cathodiques où s'inscrivaient régulièrement les opérations de
contrôle qu'une autre partie du cerveau de Fozzy était en train de
conduire. Ce contrôle concernait la fabrication, en Californie, de
microprocesseurs, derniers investissements en date de l'empire
Killian. Fozzy n'intervenait pas dans la fabrication elle-même. Son
seul travail consistait à vérifier le bon fonctionnement des
infinitésimaux circuits intégrés gravés sur de microscopiques
lamelles de silicium et, le cas échéant, de les rejeter pour
défectuosité.
— Tu m'as entendu, Fozzy?
— Cinq sur cinq, mec.
La voix de Fozzy était alors celle de Jack Lemmon,
déguisé en femme, dans « Some like it hot ».
— Fozzy, je n'ai pas encore annoncé aux Sept que
j'allais les quitter. Demande-moi ce qui va se passer quand je les
abandonnerai.
— Que va-t-il se passer quand tu les
abandonneras?
— Du vilain, Fozzy. Et je me fais du souci.
— Vu, dit Fozzy.
Une troisième partie du cerveau de Fozzy — pas
celle qui répondait à Jimbo ni celle qui contrôlait la fabrication
des microprocesseurs — effectuait pour le compte d'une société
californienne de constructions aéronautiques des calculs qui
auraient pris douze cents ans à une armée de mathématiciens. Et
Fozzy devait fournir les résultats de ces calculs le
lendemain.
Il était huit heures du soir moins sept minutes. «
Un-neuf-cinq-trois » pour Fozzy.
— Je me fais du souci, reprit Jimbo. Ils sont
capables de tout, Fozzy. De tout. Ils ont commis un premier vol,
ils vont probablement en commettre un second. Mais ils ne s'en
tiendront pas là. Demande-moi pourquoi ?
— Pourquoi, mec?
— A cause de leur haine et de leur mépris pour
l'humanité tout entière. A cause de l'agression dont ils ont été
victimes le jour où ils ont été réunis pour la première fois. Mais
ça n'a été qu'un révélateur. Tu sais ce qu'est un révélateur, Fozzy
?
— Chimiquement parlant... commença Fozzy.
Jimbo le coupa :
— Pas question de chimie. Je parle au
figuré.
— Pas de programmation au figuré, annonça
Fozzy.
Jimbo hocha la tête. Il jeta un coup d'oeil sur la
partie de Fozzy effectuant les calculs pour les Californiens. Tout
allait bien. Fozzy avait même quarante secondes d'avance sur le
programme établi par Ernie Sonnerfeld. Ce qui n'était pas normal :
« Ernie s'est encore trompé. Je lui en parlerai demain. » Jimbo
:
— Fozzy, note à Ernie. Texte à communiquer par
imprimante : « Ernie, tu t'es gouré de quarante secondes. Terminé.
»
— Noté, dit Fozzy.
Jimbo changea de travée et marcha sur quelques
mètres pour voir où en était le quatrième programme que Fozzy
exécutait ce soir-là. Ce programme était confidentiel : une
expérience de transmissions de données à très haute vitesse, non
par câble mais par satellite. Entre Fozzy et un autre ordinateur,
se trouvant en Floride.
— Clé Six code Sidney, dit Jimbo à Fozzy. Tout va
bien avec ton copain de Floride ?
— Au poil, mec. Sauf qu'il est con comme un balai,
mon copain de Floride.
Jimbo sourit. Il continua de marcher. Un peu plus
loin, le cinquième programme de Fozzy était en cours. Celui-là
était ultra-top-secret. Des recherches pour le compte du
département de la Défense. Nom de code : Roarke.
— Fozzy, clé 678, code Umbrella. Tu en es où
?
Tellement ultra-top-secret qu'en dehors de Jimbo
seul Tom Wagenknecht et Ernie Sonnerfeld avaient été autorisés à y
travailler.
— Ça boum, répondit Fozzy. Mais faut le
temps.
Jimbo s'assit à même le sol, allongea ses jambes,
posa sa nuque contre l'une des consoles de Fozzy.
— Ils vont tuer des gens, Fozzy. Tôt ou
tard.
Jimbo tourna la tête; une partie de son visage
vint au contact de Fozzy. Il ferma les yeux, fatigué.
— Fozzy, j'essaie seulement de comprendre. Pas
facile.
— Tu n'es pas seul, dit Fozzy avec la grosse voix
de Lee Marvin. Je suis là, mec.
— Je sais.
Un temps.
— D'abord ce que Emerson Thwaites a dit sur les
jeunes. Leur besoin d'absolu, leur impatience, leur désespoir. Tout
ça, Fozzy. Et la cruauté naturelle. Et ce moment d'éternité où on
n'est plus un enfant et pas encore un adulte. Le moment dangereux,
Fozzy.
— Mais tu es un adulte.
Jimbo sourit :
— Personne n'est tout à fait un adulte.
Heureusement.
Il bâilla, décidément très fatigué.
— Les Sept sont des adolescents, Fozzy. Ils sont
dans le moment d'éternité, en plein dedans. Et le monde qu'on leur
offre les met très en colère, Fozzy.
Le téléphone se mit à sonner. Jimbo ne réagit
pas.
— Téléphone, dit Fozzy.
— Laisse!
Un temps.
— Je les ai réunis, Fozzy. Sacré risque que j'ai
pris là. Parce que je crois que leurs colères ne se sont pas
simplement additionnées : elles se sont multipliées les unes les
autres. Et ça me fout la trouille.
La sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Jimbo
n'y prêta pas davantage d'attention.
— Peut-être que je délire complètement, Fozzy.
Peut-être que je suis fou.
— Jimbo pas fou, dit Fozzy. Jimbo pas fou, Jimbo
pas fou, Jimbo pas fou, Jimbo...
— STOP!
Un temps.
— Merci quand même, Fozzy.
— Pas de quoi, mec.
La sonnerie s'interrompit.
— Qui pourrait les arrêter à présent, Fozzy?
Peut-être même pas moi. Si je leur parle, ils vont me regarder en
souriant, comme des enfants ordinaires. Ils sont bien plus
intelligents que moi, ils devinent ce que je pense, et ce que je
pourrais faire.
Pour la troisième fois, le téléphone.
— Ils me fascinent, Fozzy. Je suis peut-être l'un
d'eux. Ils l'ont compris. Et ils s'en servent.
— Huit-zéro-zéro-zéro p.m., autrement dit huit
heures pétantes, dit Fozzy, parlant toujours comme Lee Marvin.
Programme Calcul terminé, programme Floride terminé, programme
Usine interrompu.
Le téléphone cette fois insistait, sonnant
toujours. Jimbo se leva, alla décrocher l'un des récepteurs muraux
et, sans prendre le temps d'identifier la voix qui l'appelait, dit
:
— J'ai fini, Ann. Je rentre.