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CARNET DE ROUTE

2 mai 2148

Plus que six jours. 9-1134 se rapproche à vue d’œil. Le générateur de gravité artificielle se rend de nouveau utile en pompant l’oxygène des réserves d’eau. Le résultat, c’est que nous respirons un peu mieux et buvons de la limonade.

Peru Abner ouvrit les yeux, vit ses camarades rassemblés autour de sa couchette, et l’espace d’un instant se crut déjà transporté au paradis, celui des clowns, bien sûr, le seul paradis où les anges ont ce genre de têtes.

– Qu’est-ce que c’est ? grogna-t-il. Une veillée funèbre ?

– Croquemort ne peut donc rien faire ? murmura Traîne-Galoche.

– Au point où j’en suis, il me faudrait une machine à remonter le temps, rien de moins. Croquemort est en rupture de stock, justement.

Ses paupières fripées s’affaissèrent. Deux parenthèses se formèrent aux coins de ses lèvres pâles.

– Je pense souvent à Ahssiel… Notre numéro, de Mutt & Jeff ({5}), c’était vraiment quelque chose, non ?

Traîne-Galoche se trémoussa silencieusement. Quand il riait, tout son corps semblait parcouru de décharges.

– Vous faisiez la paire, ça on peut le dire ! Je donnerais cher pour que le gosse soit là. Pas nécessairement dans cette mélasse, mais avec nous. Avec toi, surtout.

– C’est un prince, pauvre cloche ! Les princes se doivent à leur royaume. Mais quand son heure viendra, il fera un souverain du tonnerre. Vous le voyez, tenant audience dans son costume de paillasse ?

Traîne-Galoche tressaillit de plus belle. Soudain, il plongea pour éviter Godillot qui venait de louper une poignée et fonçait sur lui tête baissée. Son crâne alla percuter la cloison. Il fit semblant d’être K. O. Drôle de performance, en apesanteur. Peru Abner éclata de rire. Un rire caverneux qui se détériora en quinte de toux.

– Mes agneaux, le vide vous va à merveille. Traîne-Galoche, si le public pouvait voir ton numéro dans ces conditions, il s’en ferait éclater la rate.

Le Paillasse battit modestement des paupières.

– Je te remercie, Peru, mais je sais que tu n’as jamais aimé mon numéro. Vous autres aristocrates, vous méprisez les clodos. Depuis toujours.

Peru Abner secoua la tête avec véhémence.

– De la jalousie, mon cher. Rien que de la jalousie. Bien sûr, les clients apprécient nos clowneries sophistiquées, mais quand vous arrivez, alors là, ils se marrent vraiment. Et c’est ça qui nous reste en travers de là gorge, à nous, les aristos. Ton numéro est superbe, Traîne-Galoche. Vous tous, vous êtes des as. Je voudrais en profiter une dernière fois. Non, ne vous faites pas prier. Nous travaillons pour le plaisir de l’âme, ne l’oubliez jamais. Nous sommes des artistes. Allez-y. Allez-y, mes agneaux. Montrez-moi le meilleur de vous-mêmes. Montrez-moi votre âme.

Traîne-Galoche se concentra un instant. Puis, sans pesanteur et sans maquillage, il s’éleva à quelques mètres du sol où l’infortuné Paillasse, l’éternel vaincu recherchant sans espoir la considération, le bienheureux qui réchauffe dans son cœur usé une inextinguible flamme d’allégresse, se montra fidèle à sa légende en déployant ses trésors désopilants, ses humbles trésors, offrandes irrésistibles que des générations avaient peaufinées jusqu’au génie.

L’un après l’autre, ses compagnons l’imitèrent. En l’espace de quelques instants, la bousculade fut générale et la rigolade si sincère qu’ils en avaient les larmes aux yeux. Enfin Traîne-Galoche se ressaisit et se laissa descendre jusqu’à la couchette de Peru Abner.

– Bon Dieu, Peru, j’en viens à rêver d’une planète sans gravité, d’un chapiteau en apesanteur ! Peru, tu m’écoutes…

Il regarda le visage souriant, les yeux largement ouverts au regard serein. Serein pour l’éternité. Le dernier grand clown de l’histoire venait de mourir.

CARNET DE ROUTE

3 mai 2148

Dans cinq jours, nous croiserons l’orbite de la quatrième planète. Afin de stimuler les esprits et de remonter le moral de la troupe, un concours a été organisé sur le thème : qui baptisera la planète inconnue ? Le Pacha a proposé de l’appeler Momus en hommage à l’antique divinité terrienne du ridicule. Lolita est morte sous tranquillisant. Le Pacha ne quitte plus sa chambre. Il ne cesse de décliner.

Ayant refermé son carnet, Cicéron le glissa dans sa poche et regarda autour de lui. Rivé à son siège, la tête rejetée en arrière, La Flibuste dormait. À l’autre bout de la salle, Achab s’était affaissé sur son pupitre. Depuis que le Baraboo était coupé du reste de l’univers, le fauteuil du radio était demeuré vide.

Le Pendiien s’attarda sur l’immense écran de contrôle qui surplombait le tableau de Norden et peu à peu s’atténua la sensation de solitude angoissante. La planète sans nom y semblait une énorme prunelle d’un bleu laiteux. Formations nuageuses, calottes glacières, continents, océans… rien ne manquait, encore que l’eau ne représentât qu’un quinzième de la surface totale. C’était peu, mais il ne fallait pas trop en demander. La quatrième planète du Système 9-1134 était habitable et cela seul tenait du miracle.

Tout à coup, Cicéron ouvrit des yeux comme des soucoupes, les frotta, cligna derechef et tel un oiseau effarouché s’envola en battant frénétiquement l’air. Quelque chose venait de se matérialiser sur l’écran. L’instant d’avant, il y avait le globe brumeux et prometteur de leur île déserte et voilà qu’un objet non identifiable avait surgi devant le Baraboo et s’y maintenait avec obstination, une sorte d’épave déglinguée qui ressemblait plutôt à un amas de pièces rapportées par un fou.

Sans perdre de vue l’extravagant phénomène, il secoua l’épaule du chef-mécanicien.

– La Flibuste, réveille-toi. RÉVEILLE-TOI ! Achab ! brailla-t-il sans se retourner, regarde et dis-moi si tu vois ce que je vois !

Les deux hommes se frottèrent les yeux, tout comme il l’avait fait lui-même. Puis Achab pivota et brancha son propre écran.

– Non, murmura Norden, s’adressant à l’image. Non, non et non. C’est le Blitz.

Personne ne pipa. Le Blitz était de retour.

Une gerbe d’étincelles jaillissaient de ce qu’il fallait bien appeler l’arrière de cette ruine sans queue ni tête. Norden se frappa les cuisses.

– Willy, tu as vu ? Tu as vu les réacteurs. Ils ont réussi à le mettre en marche !

Le commandant s’arracha au spectacle grandiose pour vociférer dans le micro du réseau.

– Roger-Roger ? Où que tu sois, tu as trente secondes pour rejoindre ton poste.

– À quoi bon le déranger ? s’étonna Norden. La radio est morte, de toute façon.

– Je sais. Mais Roger-Roger est le seul qui sache déchiffrer le morse. Tu n’as pas remarqué ces flamboiements, juste devant la navette supérieure ?

Dans un silence théâtral, ils attendirent l’arrivée du chef-radio. Celui-ci s’arrêta sur le seuil, et quand il fut las de promener son regard d’un écran à l’autre, il se laissa dériver jusqu’à la cabine de pilotage.

– Qu’est-ce que je peux faire ?

– Regarde bien. Le Blitz nous raconte sa vie.

Roger-Roger plissa les yeux.

– C’est du morse, pas de doute. Ecoutez : Baraboo… répondez… réveillez-vous… ban… de de… ploucs… Willy, où faut-il appuyer pour allumer le sabord de chargement de la cale avant ?

On lui montra un bouton carré de couleur orange. Son index se mit à pianoter.

– Cinq sur Cinq, c’est bien toi ?

L’espace de quelques secondes, le Blitz se tut. Puis il recommença à émettre en une succession de rafales plus ou moins longues. Le radio traduisait à mesure.

– Roger-Roger… espèce… de… mar… motte…

– Dans… quel… état… êtes… vous ?

– En… mille… morceaux… Rien… d’irréparable… Nous étions… tous… dans… le… dortoir… quand… le… gouvernail… a… absorbé… le choc…

Nul ne remarqua le départ de Cicéron.

Tout était noir derrière la porte. Noir et silencieux. Le Pendiien tendit l’oreille. Pas un souffle.

– Monsieur John ? Monsieur John ?

– Qui est là ? Qui est-ce ?

– Cicéron, monsieur John.

Cicéron progressa à tâtons vers le lit. Il chercha l’interrupteur de la lampe de lecture et donna de la lumière.

Le visage émacié bascula vers lui.

– Quoi de neuf, Mois de Marie ?

La voix était râpeuse et si faible qu’elle semblait s’épuiser à franchir le seuil des lèvres.

– Le Blitz est de retour, monsieur John. Ils sont tous en vie.

O’Hara s’étrangla. Il toussa longuement. Puis Cicéron l’entendit haleter. Il lui posa sur le bras une main hésitante.

– Il est tout cabossé, si vous saviez. Je ne l’avais même pas reconnu.

– Merci d’être venu, Cicéron. Merci de m’avoir averti. (Un râle, tout au plus. Un râle tenace.) Cicéron ?

– Oui, monsieur John ?

– Tu tiens toujours le carnet de route ?

– Bien sûr, monsieur John.

– Depuis combien de temps es-tu avec nous ?

– Ç’aurait dû être ma cinquième saison.

– Il n’y en aura jamais de sixième, Cicéron.

Le Pendiien se demanda pourquoi il ne pouvait retirer sa main. Elle était soudée à la manche du mourant comme un gage de superstition puérile. Il avait peur de l’ôter. Dieu sait ce qui arriverait alors.

– Je ne comprends pas, dit-il. Pourquoi êtes-vous si pessimiste, monsieur John. Surtout maintenant…

– Si nous moisissons sur cette planète, la troupe va connaître la saison la plus noire de son existence. Pas de public, un travail acharné, une lutte de tous les instants pour survivre. Elle ne s’en remettra pas. Le cirque mourra, Cicéron ! (Le vieil homme roula des yeux affolés.) Cicéron ! Où es-tu ?

Le Pendiien renifla et lui serra le bras à le briser.

– Je suis là, monsieur John. Je ne vous quitte pas.

La main noueuse chiffonna le drap.

– Le Grand Cirque O’Hara s’est embarqué pour l’enfer. Le plus formidable cirque de tous les temps ! Il mourra, Cicéron. Tout doucement, au fil des jours. Au fil…

– Monsieur John ?

Cicéron lutta contre l’immobilité pétrifiée qui lui grimpait le long des jambes. Il se pencha pour chuchoter.

– Monsieur John, pas encore ! Pas en…

La main se détendit et lui broya la nuque dans une étreinte de fer pour l’attirer tout contre les lèvres balbutiantes.

– Cicéron, tu es leur mémoire, à présent. Je compte sur toi pour qu’ils n’oublient jamais ce qu’ils sont. Je compte sur toi.

Les doigts se desserrèrent. Le bras retomba lentement, dans un flottement gracieux, comme à regret.

Pendant un long moment, le Pendiien ne fit rien d’autre que regarder le lit. Quand son corps se mit en mouvement, ce fut presque à son insu. Il se retrouva devant le bureau du Pacha et quelqu’un avait allumé la lampe. Alors il sortit le carnet, l’ouvrit et à l’aide du crayon qui y était attaché, il écrivit deux lignes.

3 mai 2148

Momus se rapproche. Le Blitz est revenu avec tous ses passagers. John J. O’Hara vient de mourir.