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7 juin 2144

Ainsi, les circonstances contraignaient le cirque à se transformer en tripot et je le déplorais autant que les autres. Malgré ma réticence morale, cependant, je ne fus pas long à succomber au charme frelaté des arnaqueurs.

Une navette nous descendit, Boston Beau et moi, puis nous cahota d’une ville à l’autre et dans chacune d’elles, nous ramassions un associé ou deux.

– Vois-tu, Cicéron, même seul un arnaqueur sera toujours à l’abri du besoin, mais s’il veut vraiment décrocher la grosse galette, alors il doit s’intégrer à un cirque, me confia Boston Beau. Le cirque est l’habitat naturel du pigeonnus prosperus. Là, plus qu’ailleurs, l’homme de science a tout loisir de l’observer et de le plumer.

– L’« homme de science » ?

L’éclat artificiel de son sourire me sauta au visage.

– Nous ne sommes pas des joueurs, camarade. Les joueurs prennent des risques.

Il me désigna un des passagers de la navette, une masse molle coulée dans un complet brique d’où elle débordait aux poignets et à l’encolure. Ecroulé dans son fauteuil, son couvre-chef – une sorte de canotier plat – rabattu sur les yeux, l’homme semblait assoupi.

– Voici Jack Jack, un de nos plus éminents spécialistes. Le plus habile bonneteur…

– Le plus habile filou…

– Cicéron, tu me déçois. Je ne t’aurais pas cru l’esprit aussi borné. Jack Jack est non seulement un homme de science, mais un grand artiste. Un des plus grands de sa profession.

J’opinai en souriant. Je savais ce qu’était le bonneteau. Enfantin. Il s’agit pour l’officiant de mélanger trois cartes après les avoir retournées, le client, le pigeon autrement dit, devant deviner où se trouve l’une d’entre elles. Je souriais, car les Pendiiens ont les meilleurs yeux de tout le Quadrant et je me flattais de percer à jour la technique du prestidigitateur le plus adroit.

– J’aimerais beaucoup le voir à l’œuvre, murmurai-je. Présentez-moi.

Nous prîmes place face à lui, moi sur le siège en vis-à-vis et Boston Beau près du hublot. L’arnaqueur se pencha et lui toucha la main.

– Jack Jack, je t’ai amené un admirateur.

L’obèse leva un bras. D’un coup de pouce, il fit basculer sur son front le galurin primesautier, révélant deux petits yeux à l’éclat terni. Ils étaient rivés sur les miens.

– Es-tu prêt à recevoir une leçon, mon garçon ?

Je soutins son regard sans sourciller.

– Vous êtes bonneteur, je crois ? Pouvez-vous me faire une démonstration ? Je suis certain de pouvoir vous prendre en défaut.

Rien ne bougea sur son gras visage de bouddha. Il plongea la main dans sa veste et en ramena un paquet de cartes scellé.

– Petit, apprête-toi à recevoir une leçon d’une valeur inestimable. Après ça, tu ne seras plus jamais le même car tu auras pénétré le secret de la science.

Boston Beau abaissa et bloqua la table escamotable.

– Une leçon gratuite, Jack Jack. L’accord passé avec O’Hara est formel sur ce point : interdiction de se plumer entre collègues.

Le bonneteur haussa les épaules. Ce simple frémissement semblait lui demander un effort considérable.

– Toute recherche scientifique doit être financée. Si ce garçon… comment s’appelle-t-il, déjà ?

– Cicéron, natif de Pendiia. Il tient le carnet de route et M. John l’a chargé de rédiger un texte à notre sujet.

Jack Jack rompit le sceau du paquet de cartes. Ses yeux ne me quittaient pas.

– Monsieur est donc Pendiien. On dit que les Pendiiens ont des yeux de lynx, est-ce vrai ?

Mon sourire s’épanouit. Une imperceptible fêlure venait d’apparaître au fond des prunelles impassibles.

– C’est vrai, oui.

Il sortit les cartes de l’étui et les étala à l’endroit sur la table. Il préleva deux valets.

– Choisis une carte, petit.

Au terme d’une brève hésitation, je lui tendis l’as de cœur.

Jack Jack rassembla le reste du paquet et le glissa dans l’étui qu’il fit aussitôt disparaître au fond de sa poche. Tout en alignant les valets et l’as de cœur, rectos visibles, il s’adressait à Boston Beau.

– Je le dis et je le répète, la recherche scientifique a besoin de capitaux. J’ai des frais considérables. As-tu surveillé le prix des cartes, ces derniers temps ? Il n’a cessé de grimper. Ce jeune téméraire va recevoir une leçon dont il tirera un profit extrême. Cela mérite bien un petit investissement.

Boston Beau me jeta un coup d’œil en biais. C’était à moi de me débrouiller.

– Quelle mise avez-vous en tête ? demandai-je, vaguement inquiet.

– Mon Dieu, juste un petit quelque chose symbolique pour sauvegarder les apparences. Nous sommes entre collègues, n’est-ce pas ? Disons… un crédit ?

Je sortis mon portefeuille. Boston Beau me saisit vivement le bras.

– Un instant, Cicéron. Quand tu rapporteras ta mésaventure au Pacha, n’oublie pas de préciser que j’ai tenté de te décourager, entendu ?

– Entendu.

À l’instant où mon billet entra en contact avec la table, Jack Jack exhiba une liasse volumineuse. Il en extirpa un crédit, le lissa et le plaça sur le mien. Ensuite, il me regarda de ses petits yeux bordés de rose.

– Ecoute-moi bien, petit. Je vais retourner ces cartes, les mélanger et tu tâcheras de trouver l’as.

De trois pichenettes, il les coucha sur le ventre, puis les remit à l’alignement. Je repérai aussitôt un minuscule biseau à l’angle supérieur gauche de Tas de cœur. Quelque chose que seul un Pendiien pouvait remarquer. Jack Jack déplaça les cartes sans hâte excessive. J’eus tout loisir de suivre le biseau. Soudain, ses mains s’immobilisèrent.

– Alors, Œil de Lynx, où est l’as de cœur ?

Je retournai la carte de droite.

– Le voilà.

Ses sourcils firent un bond.

– Ça alors ! Quelle vue perçante, mon garçon, (il sortit l’énorme liasse.) Que dirais-tu d’un second essai ?

– Pourquoi pas ? (Je lui montrai les deux billets.) On double la mise ?

Jack Jack ajouta ses deux crédits aux miens et replaça les cartes dans l’ordre de départ, valet, as, valet. Hop, il les fit valser sur l’envers. Il se mit à les brasser à une telle vitesse qu’il me fut impossible de suivre l’as de cœur. Abruptement, les cartes se retrouvèrent en ligne.

– Alors ?

L’avouerai-je ? Ce ne fut pas sans ressentir une gêne confuse que je lui désignai la carte de gauche, celle dont l’angle supérieur gauche révélait un défaut presque invisible. Le bonneteur retourna la carte.

– L’as de cœur ! C’est incroyable. Ma parole, fiston, si tous mes clients étaient comme toi… Laisse-moi encore une chance, d’accord ? Pour la dernière fois.

Personne n’est à l’abri de la cupidité. Une vision s’imposa brusquement à mes yeux éblouis : des dizaines de billets exécutant une sarabande lascive. Voyons, combien pouvait en contenir cette énorme liasse ? La mienne, celle que je tirai de mon portefeuille, était infiniment plus mince. Elle comptait quarante-sept crédits exactement, tout ce qu’il restait de mon salaire hebdomadaire. Je la posai sur le côté, pas trop loin, comme s’il était évident que son séjour hors de ma poche devait être de courte durée. Jack Jack fit la moue.

– Cicéron, mon ami, tu sembles bien sûr de toi.

J’opinai. À son tour, il sortit son argent, compta quarante-sept billets qui vinrent grossir ma pile. Il disposa les cartes selon son habitude, les retourna de trois chiquenaudes et leva les yeux. Jamais je n’oublierai ce sourire.

– Et maintenant, jeune Pendiien, la leçon promise.

Ses mains voletèrent à une rapidité foudroyante. Je ne tentai même pas de suivre ma carte. J’attendais. Quand il eut fini son exercice de haute voltige, je regardai les cartes. Mes yeux sautèrent de l’une à l’autre. Mon sang se glaça. Toutes les trois étaient biseautées.

– Euh…

Comment sauver la face ?

Ma main resta en suspens au-dessus de la carte de gauche. Puis d’un seul coup, je l’abattis sur celle du milieu. C’était un valet.

Sans perdre une seconde, Jack Jack rafla le paquet de crédits, et je ne sais pourquoi, ce fut moins ce geste qui me souleva le cœur que l’ignoble bruit de succion par lequel la petite bouche de Jack Jack souligna cette prise de possession. La stupeur me paralysait. Je sentais monter à mon front le rouge de la colère et de la honte. Boston Beau replia la table. Il m’empoigna par le bras et tout en se levant me hissa sur mes pieds.

– Merci, Jack Jack. Je suis certain que notre ami a saisi toute la portée de cette démonstration.

– Mais pas du tout ! Je…

Je fis mine de vouloir me dégager, mais l’arnaqueur tenait bon. Il m’entraîna vers mon siège dans lequel il me fit choir. Il s’installa posément dans le sien et croisa les jambes.

– Une science, ainsi que je le disais. Es-tu convaincu, à présent ? (Il m’adressa son sourire en lame de faucille.) As-tu apprécié toute la subtilité du piège de la carte biseautée ?

Je le regardai de travers.

– Parce que vous aussi, vous l’aviez vue ?

– Non, mais je savais qu’il y avait un signe quelconque. Tu es Pendiien, Cicéron. Jack Jack en a profité pour jouer sur ton amour-propre. Persuadé d’avoir gagné deux fois de suite grâce à une ruse, un biseau invisible à l’œil du bonneteur, tu pouvais difficilement protester quand tu t’es trouvé confronté à trois cartes biseautées.

Je me renfrognai.

– Pourquoi à-t-il fait ce bruit d’aspirateur répugnant ?

– Oh ça ? T’es-tu jamais demandé d’où venait le terme de gobeur ? À la réflexion, compte tenu de là direction que prend l’argent, le gobeur n’est pas vraiment celui qu’on pense. Le gobeur, ce serait plutôt Jack Jack, et toi… (son sourire alla droit au fond de mon portefeuille vide)… tu serais plutôt le gobé de la fable !

Je me retournai. L’obèse avait repris son somme, ses mains grassouillettes croisées sur sa panse, le canotier sur l’œil.