CARNET DE ROUTE
6 juin 2144
Après avoir été chassés de Wallabee en raison de notre petit différend avec le cirque Abe, nous nous retrouvions bel et bien le bec dans l’eau. Non seulement ce chamboulement imprévu de notre calendrier menaçait notre équilibre financier, mais le moral du Pacha s’en ressentait cruellement. Erkev IV, souverain d’Ahngar, avait avancé les quatre-vingts millions de crédits quand le vaisseau allait passer sous le nez d’O’Hara et celui-ci mettait un point d’honneur à rembourser chaque traite rubis sur l’ongle. Si la saison 2144 avait marché selon ses prévisions, la dette aurait pu être amortie sans trop de problèmes, mais voici qu’un tiers de la recette s’envolait et le Pacha redoutait de ne pouvoir faire face à l’échéance.
Le Baraboo stationnait en orbite autour d’Ahngar. La bataille rangée avec Abe avait entraîné de lourdes pertes en hommes et en matériel. Il fallait retaper les chapiteaux et recruter du monde. Profitant de ces loisirs forcés, O’Hara et Routard, l’organisateur de tournées, s’efforcèrent de mettre sur pied un itinéraire de fortune. Trois planètes seulement se trouvaient à distance acceptable de Vistunya et Grole th, les deux derniers points de chute prévus à notre programme. Aucune d’elles n’avait jamais reçu la visite du moindre cirque. Or il n’est pas facile d’étrenner une planète. Cela suppose une enquête préalable, une foule de prises de contact, etc. Au point où nous en étions, une seconde tournée inachevée nous eût été fatale. Après avoir étudié à la loupe les renseignements que Routard avait pu glaner sur les trois planètes en question, le Pacha décida de ne pas prendre de risque et de terminer sur Ahngar le premier tiers de la saison. Les grandes métropoles n’avaient pas eu le temps de nous oublier, mais il restait suffisamment d’agglomérations de moyenne importance pour compenser notre manque à gagner.
Affalés dans les fauteuils du carré des officiers, Routard et moi-même échangions des propos mélancoliques sur les aléas de la profession quand Merlan Frit, l’animateur du petit chapiteau, passa la tête par l’entrebâillement de la porte pour nous annoncer que le Pacha désirait nous voir sur-le-champ.
À peine entrés dans le bureau, nous fûmes présentés à un personnage fort sémillant, pantalon à rayures et frac marron, qui lança vers nous une main manucurée dont les bagues accrochaient la lumière. Un bouchon de carafe flamboyait sur sa cravate. En parlant, il tortillait fréquemment sa moustache raide ou d’un geste onctueux lissait sa chevelure d’un noir de jais, collée à son crâne par la brillantine.
Le Pacha nous désigna tour à tour. Sourires. Poignées de main.
– Les gars, voici Boston Beau Danser.
Pour une surprise, c’en était une. Nous étions bouche bée. Tous, nous connaissions de réputation le fameux Boston Beau, l’Homme aux Doigts d’Or, mais jamais nous n’aurions pensé qu’il ferait un jour équipe avec nous. Le Pacha tenait les arnaqueurs en piètre estime, personne ne l’ignorait. Nous marmonnâmes quelques vagues formules de bienvenue et nous nous laissâmes tomber sur les sièges disposés en croissant autour du bureau.
O’Hara se racla la gorge.
– Mes amis, notre entreprise traverse une mauvaise passe, vous le savez. J’irai droit au but. Boston Beau m’a fait une offre si avantageuse que je n’ai pu me résoudre à la décliner. En échange des privilèges d’usage, il nous garantit un bénéfice suffisant pour couvrir le reliquat de notre dette, plus un petit excédent. Cela veut dire…
– Des « blouseurs » ! s’exclama Merlan Frit, écarlate. Je ne comprends pas, monsieur John. Le cirque s’est toujours refusé à racler les fonds de poubelle. Et notre réputation ?
O’Hara haussa les épaules.
– As-tu une meilleure solution à me proposer, Frank ? Tu dois comprendre…
– Rien du tout ! Je rends mon tablier !
Là-dessus Merlan Frit sauta sur ses pieds et sortit en claquant la porte. O’Hara tambourinait sur l’angle de son bureau.
– Je suis désolé, Boston Beau. Laissons-lui le temps de s’habituer.
L’arnaqueur lui décocha un sourire éblouissant -comme sa poignée de main, il valait son pesant d’or.
– Dans ma situation, la susceptibilité est un luxe, monsieur O’Hara. (Il extirpa un carré de dentelle de sa manche, le huma et le remit en place.) Mettons les choses au point une bonne fois pour toutes. En échange des vingt-deux millions de crédits que je dépose gracieusement dans votre corbeille, mes hommes prennent en main la billetterie et les stands de jeux. Naturellement, nous conservons la totalité de nos gains. Encore deux choses : je préfère établir mon propre itinéraire et pour éviter tout risque de frottement, mon équipe n’aura pas de contact avec le reste de la troupe.
– Ça, c’est pour la première planète. Au terme de la tournée, si nous sommes l’un et l’autre satisfaits de notre collaboration, je t’offre la possibilité de renouveler le contrat, Boston Beau. (Le Pacha avança le menton vers moi.) Tu oublies la question du carnet de route.
Boston Beau me dévisagea. Son sourire aurifère s’épanouit subitement.
– Tout l’honneur est pour moi.
– Dans ce cas, tout est parfait…
L’arnaqueur acquiesça d’un signe de tête. Son regard rusé glissa sur Routard.
– Où que nous allions, il y aura toujours la possibilité de s’en mettre plein les fouilles, dit-il. Mais tout de même, pour satisfaire ma curiosité, quelle sera notre destination ?
Routard regarda le Pacha.
– Routard, pour satisfaire la curiosité de Monsieur, donne-lui donc quelques chiffres sur Chytew.
Routard sortit une fiche de sa poche, soupira et débita d’un ton monocorde :
– La population est concentrée dans les centres industriels et commerciaux. Aucun cirque n’y a jamais effectué de tournée mais les distractions ne manquent pas et reçoivent toujours un bon accueil. Pour l’année 2143, le bénéfice brut de l’économie planétaire atteignait quatre-vingt-dix trillions de crédits. Les premiers résultats de la présente année laissent prévoir une augmentation de seize pour cent…
Boston Beau l’arrêta d’un geste péremptoire.
– Cela me suffit. Je ne veux pas en savoir davantage. (Il pivota vers O’Hara et lui serra la main.) Donnez-moi dix heures pour rassembler mon argent et mon équipe. Allons-y, Cicéron. À partir de maintenant, tu ne me quittes plus d’une semelle.
Du regard, j’interrogeai le Pacha. Il sourit.
– Ainsi va la vie, fiston. Depuis toujours, Boston Beau et ses semblables sont les vilains petits canards de la grande famille des forains. Des cousins germains honnis et encombrants, en quelque sorte. Je veux que tu l’accompagnes partout, en échange de quoi il a promis de te révéler ses infâmes secrets.
Boston Beau s’écarta de la porte. Il claqua des talons et tendit la main.
– Après toi, Cicéron.
Je m’exécutai, la mort dans l’âme.