20
La secrétaire s’arrêta sur le seuil du bureau plongé dans l’ombre. À mesure que ses yeux s’accoutumaient, elle discernait une forme noire silhouettée contre le scintillement des lumières de la ville. Debout devant la grande baie, Karl Arnheim ne semblait pas l’avoir entendue entrer. Quelques secondes s’écoulèrent. Janice avança d’un pas.
– Monsieur Arnheim ?
Arnheim ne tourna même pas la tête.
– Oui, Janice ?
– Monsieur Arnheim, je vais rentrer chez moi. Dois-je appeler votre voiture ?
– Non.
La jeune femme se trémoussa dans l’obscurité. Elle sentit la gêne lui grimper le long du cou comme une main brûlante. Elle étreignit la poignée.
– J’ai pris rendez-vous avec votre médecin. Votre contrôle annuel aura lieu demain à 10 heures.
– Annulez-le.
– Monsieur Arnheim, c’est la troisième fois en…
– Annulez-le !
Arnheim pivota sur lui-même. Dans la tache indistincte de son visage, les yeux farouches luisaient d’un éclat insolite. Janice ne les voyait pas, mais elle sentait sur elle leur charge de haine.
– Avez-vous effectué le transfert de fonds sur Ahngar ainsi que je vous l’avais demandé ?
– C’est fait, monsieur. Hum. Tout est prêt pour la réunion du conseil de demain. Le vote sera serré. Un grand nombre d’actionnaires partagent l’avis de Milton Stone en ce qui concerne…
– En ce qui concerne quoi ?
Le silence tomba entre eux comme un couperet. Janice sursauta quand le poing s’écrasa de toutes ses forces sur le bureau.
– Stone ! Ce comptable de quatre sous ! Que sait-il faire, à part tailler ses crayons ? Je continuerai à diriger cette boîte comme je l’ai toujours fait. Seul ! J’ai décidé d’abattre John J. O’Hara, dussé-je pour cela pomper toute l’énergie de Arnheim & Boon. Et personne, personne ne m’en empêchera !
Janice battit des cils. Ses mains s’unirent telles des amies désemparées devant ; une catastrophe. Elle désirait ardemment refermer la porte et déguerpir.
– Monsieur, je…
– Janice, à la fin de la saison, O’Hara sera sur la paille. Il a déjà pas mal de plomb dans l’aile. Il est obligé de saisir la perche que nous lui tendons. Il n’a pas le choix.
– Oui, monsieur.
Arnheim pivota de nouveau. Comme pour lui-même, il murmura :
– Dans quelques mois, les trois syllabes de son nom ne vaudront pas la salive que je dépense pour les prononcer.
Janice compta jusqu’à dix.
– Bonsoir, monsieur.
Ne recevant aucune réponse, elle sortit et referma doucement la porte derrière elle. À l’homme en gris qui se trouvait dans l’antichambre, elle adressa un signe de tête négatif.
– C’est sans espoir, monsieur Stone.
Milton Stone esquissa un sourire si mince qu’il ne modifia même pas l’expression de ses yeux.
– C’est la guerre, alors. Le conseil ne peut pas l’empêcher de s’investir à fond dans sa vendetta personnelle, mais nous pouvons au moins lui couper les vivres. »
Il inclina la tête de deux centimètres, tourna les talons et sortit.
Janice considéra la porte du bureau. Devait-elle ou non laisser de la lumière dans l’antichambre ? Le patron ne cessait de tempêter au sujet du gaspillage sous toutes ses formes. Si elle éteignait, cependant, comment gagnerait-il l’ascenseur sans se cogner aux meubles ? Janice haussa les épaules. Depuis trois jours et trois nuits, Karl Arnheim n’avait pas quitté son bureau. Elle éteignit et sortit.