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CARNET DE ROUTE

15 avril 2148

Nous filons droit sur le Système 9-1134. Malgré la rupture inopinée des réservoirs d’énergie, nous maintenons une vitesse avant de six mille kilomètres/seconde, mais en admettant que 9-1134 possède quelque chose autour de quoi nous pourrons graviter, nous allons avoir besoin d’une énergie considérable pour les corrections de trajectoire et la mise en orbite. Le sabotage du régénérateur d’oxygène réduit notre capacité de quatre-vingts pour cent. Le recycleur d’eau ne fonctionne plus et toutes les communications extérieures sont coupées.

Robert Naseby, aimablement rebaptisé Croquemort par la communauté de ses patients reconnaissants, détourna les yeux de la civière et considéra le visage assombri du Pacha, absorbé dans la contemplation du cadavre de Karl Arnheim.

– Pourquoi a-t-il fait ça, Croquemort ? Que sommes-nous, comparés à la formidable puissance d’A&BCE ? Il aurait pu s’offrir les services des meilleurs saboteurs du Neuvième Quadrant. Alors pourquoi s’est-il sacrifié ?

– Pourquoi ? Parce que certains types se prennent pour Dieu le Père jusqu’au jour où par malice ou par mégarde, quelqu’un ébranle la foi qu’ils ont en eux-mêmes. Vous avez insinué dans son esprit le poison du doute. Depuis trois ans que nous avons échappé au bagne de Mystienya, il a eu le temps de ruminer ses défaites successives. Il y a autre chose. Karl Arnheim était malade. La radio a révélé une tumeur au cerveau. Il…

– Il était dingue ? C’est ce que tu essayes de me dire ?

– C’est une façon de voir les choses, marmonna le médecin, s’adressant aux étoiles. La tumeur était petite, mais je suis certain qu’elle n’était pas étrangère à l’incohérence de son comportement. Naturellement, il aurait suffi de trois jours de traitement intensif pour le remettre à neuf, mais encore lui fallait-il trouver ces trois jours…

– Et accepter de se mettre à la disposition d’autrui.

– Mauvais calcul de sa part. En fin de compte, il a été obligé de passer la main.

O’Hara tirailla sur le lobe de son oreille gauche, signe de désarroi pour tous ceux qui le connaissaient.

– Ne vous y fiez pas. L’air que nous respirons est déjà si épais qu’il pèse sur la langue comme de la poix et nous ignorons ce qui nous attend si nous atteignons 9-1134. Jusqu’à nouvel ordre, c’est toujours ce tas de chair racornie qui mène la danse.

Norden entra sur ces entrefaites. Le chef-mécanicien semblait la proie d’une agitation considérable qu’il s’efforçait de contenir, par égard peut-être pour la dépouille à demi carbonisée de l’ennemi.

– Ça y est, nous avons partiellement réglé le problème de la maniabilité. Reste celui de l’air. À ce propos, savez-vous ce qu’a fait Pony Red ? Il s’est bouclé dans la navette de la ménagerie avec tous les bestiaux. Il menace de rompre les amarres si nous essayons de forcer l’entrée. Loin de moi le désir de transformer sa ménagerie en abattoir, mais avez-vous une idée de la consommation en oxygène d’un seul de ses éléphants ?

Pendant un instant, O’Hara parut plongé dans un état de torpeur et d’indécision extraordinaire.

– Allons-y ! dit-il soudain.

La Flibuste le suivit le long des couloirs qui conduisaient au sabord de chargement de la ménagerie. Trois hommes montaient la garde devant l’écoutille.

– Où en est-il ? cria O’Hara dès qu’il les aperçut.

Goofy Joe secoua la tête.

– Rien à faire. Il ne cédera pas. (Le monteur se renfrogna.) À sa place, j’en ferais autant.

Norden le toisa, les poings sur les hanches.

– Ce n’est pas ça qu’on te demande. On te demande d’obéir. As-tu coupé l’arrivée d’oxygène ?

– C’est fait, grommela le malabar. Il puise sur la réserve de la navette. Avec les éléphants et tout ça, il ne tiendra pas plus de deux jours.

Fidèle à son surnom, Babouin avança sa remarquable lippe en une moue approbatrice.

– Plus que ça, si on compte les inhalateurs, vous savez, ces machins installés spécialement pour les animaux. Ça lui fait une bonne journée de rab.

O’Hara étreignit le bras du chef-mécanicien.

– En tenant compte des réserves des navettes et des inhalateurs, est-ce qu’on a une chance de s’en sortir ?

À contrecœur, Norden sortit un calculateur de sa poche et se livra à une série d’opérations. Silencieux, les yeux fixés sur la machine, les autres attendaient. Quand elle cessa de cliqueter, Norden regarda le Pacha.

– Voilà. En raclant tous les fonds de tiroir, et j’inclus là-dedans les réserves des scaphandres de sortie, en espérant que le générateur se cramponne à ses vingt pour cent de capacité opérationnelle et en supposant que nous ne respirions qu’une fois sur deux, nous y arriverons de justesse.

O’Hara le remercia d’une bourrade.

– Goofy, tu peux annoncer à Pony Red que ses protégés sont tirés d’affaire.

Norden branla du chef avec désespoir.

– J’aime les animaux autant que vous, mais en les épargnant, vous supprimez toute marge de sécurité.

Le Pacha souleva un peu la tête jusqu’à ce que son œil rencontrât le visage désemparé de Goofy Joe.

– Ne fais pas le cabochard, Goofy. Je t’ai donné un ordre. Exécution. (Il se tourna vers Norden.) T’est-il venu à l’esprit que si nous atteignions « de justesse » une des planètes de 9-1134, ce serait grâce à Karl Arnheim ? Il aurait pu tout faire sauter ou nous réduire à une mort lente et inéluctable. Il ne l’a pas voulu.

– Vous avez une explication ?

– L’objectif de Karl Arnheim, ce désir qui avait pris possession de lui au point de devenir sa raison de vivre et une raison suffisante de mourir, était la destruction du cirque. Quelle magnifique Goatha posthume si c’était nous qui lui avions porté le coup fatal ! Comprends-tu à présent pourquoi nous devons coûte que coûte sauver la ménagerie ? (Tournant les talons, il s’éloigna à grandes enjambées.) Quoi qu’il arrive, le cirque vivra !

CARNET DE ROUTE

27 avril 2148

L’air devient irrespirable et l’eau commence à manquer. La gravité artificielle est annulée partout sauf dans la ménagerie afin d’économiser l’oxygène.

Patati dérivait malaisément entre les couchettes du grand dortoir. Tel un nageur à bout de souffle sur le point d’atteindre le rivage, il se propulsait vers le lit de son collègue dont le faciès rubicond avait pris une teinte océanique de circonstance.

– Patata, mon pauvre ami, toujours patraque ? Les pilules de Croquemort n’ont eu aucun effet ?

Patata lui décocha un regard meurtrier.

– Cesse donc de planer au-dessus de moi comme un vautour ou je te lance à la tête mes tripes et mes boyaux. Les pilules ne peuvent rien pour moi. Mon mal de l’espace est d’origine purement métaphysique. La preuve, c’est que je ne peux ni fermer l’œil, ni faire le vide dans mon esprit. Quand je fais mine d’essayer l’un ou l’autre, la douleur empire. Réfléchir, méditer, croûtonner, je ne suis bon qu’à ça ! Le galérien des cellules grises, c’est moi.

Patati pointa le menton vers l’autre extrémité du dortoir.

– Ça tombe bien. J’ai justement besoin d’un cerveau. Il y a là-bas quelqu’un qui a besoin d’un coup de main. Allez, déboucle ta courroie et amène-toi.

Patata prit l’air effaré.

– Tu oses me demander de quitter mon lit dans l’état où je suis ? Ce type est bon pour la camisole ! Plutôt me faire couper la langue… Oh, Seigneur ! (L’image engendrée par cette comparaison imprudente le fit verdir un peu plus.) Au nom de notre amitié, pars et laisse-moi reposer en paix.

– Arrête ces simagrées, veux-tu ? Coin-Coin est au trente-sixième dessous depuis la disparition du Blitz. J’ai besoin de ta haute compétence pour m’aider à lui remonter le moral.

Patata poussa un soupir à fendre l’âme. De ses doigts gourds, il entreprit de déboucler la courroie qui le rivait à sa couchette.

– Que ne donnerais-je pas pour être en tôle à l’heure qu’il est. Une petite tôle bien peinarde sur le plancher des vaches. Vivre dans l’isolement, cramponné à de solides notions d’abstinence… Je ne demande rien d’autre. Je jure qu’il en sera toujours ainsi, si je sors vivant de l’aventure. Ce dont je doute fort. (Il imprima une légère poussée contre le matelas et prit son essor.) Allons voir ce malheureux.

Ils le trouvèrent pressé contre la cloison, recroquevillé entre un conduit et un placard, les yeux vides. Patati agrippa la poignée du placard et prit pied sur le plancher.

– Salut, Coin-Coin.

Patata déglutit. Il ressentait déjà les effets de ce bref parcours aérien. Il fit halte sur une couchette dont il se servit comme d’un tremplin pour s’enlever jusqu’au conduit autour duquel il s’enroula, emporté par son élan. Patati le récupéra au milieu de la seconde rotation. L’attaché de presse avait surveillé ces pitreries d’un œil atone. Il leur adressa un pauvre sourire.

– Inutile de vous donner tout ce mal. Il est trop tard. Je n’aurai plus jamais envie de rire…

Patata arrêta ses roulements d’yeux pathétiques et pour la première fois dévisagea Coin-Coin avec une attention aiguë.

– Tu as l’air au creux de la vague… oh, malheur, encore un mot à éviter ! Toujours est-il que lui et moi, on a décidé de t’aider à remonter le courant.

L’attaché de presse opina avec lassitude.

– Croyez que j’apprécie votre sollicitude, mais je suis trop loin, à présent. Archimède était mon ami. J’aurais dû me trouver sur le Blitz quand il a explosé. Je n’ai plus de goût à rien. Je suis vidé, rétamé, flagada. Vous vous fatigueriez pour rien. Quand le Blitz a sauté… je vous dis que je suis foutu.

Les deux aboyeurs échangèrent un regard entendu. Patati haussa les épaules et tendit sa main libre.

– À vrai dire, si nous sommes venus, c’est pour te demander de régler un petit différend entre nous. Voici. Je prétends que tu es l’auteur du coup de Brighton et Patata l’attribue à Buttons Fanglia.

Avec effort, Coin-Coin haussa jusqu’à Patata ses yeux de chien battu.

– Navré, mon vieux, mais le coup de Brighton, c’était moi.

L’aboyeur fronça les sourcils avec emphase.

– Tiens ! J’ai dû tout mélanger. Ça t’ennuierait de me rafraîchir la mémoire ?

Coin-Coin contempla le plafond.

– Ça ne date pas d’hier. J’étais coincé à Brighton avec le cirque Bull. Nous étions fauchés au point de ne pouvoir remplacer un fusible. Bullard, le patron, se demandait s’il n’allait pas être obligé de dissoudre la troupe. Nous avions déjà donné trois représentations et autant dire que nous avions été les seuls à en profiter. Notre calendrier prévoyait une halte de deux à trois semaines à Brighton, comme c’était la coutume à l’époque. Bref, les clients nous boudaient et nous étions dans de sales draps. Le patron me fait venir et m’annonce tout de go que si nous ne trouvons pas un stratagème pour remplir les gradins, nous mettons la clé sous le paillasson. Vous pensez si je me suis creusé les méninges. J’avais envoyé les laïus habituels à tous les journaux, mais à moins d’être vraiment en mal de copie, aucun directeur de canard ne passera jamais les papiers envoyés par l’attaché de presse d’un cirque quelconque. La pub payante, peut-être, mais les articles, je t’en fiche ! À cette époque, rappelez-vous, l’Irlande du Nord recommençait à flamber et les médias se moquaient pas mal de l’agonie d’une troupe foraine.

Patata hocha sombrement la tête.

– Je me souviens. Et alors ? Comment l’idée t’est-elle venue ?

Tout au fond du regard éteint naquit une petite lueur, évaporant l’insondable tristesse.

– Le truc, c’était d’obtenir de la pub à l’œil, justement. Je me suis acoquiné avec O’Toole, « l’homme qui tirait plus vite que son ombre ». Nous l’utilisions en fait pour asperger les éléphants. Forcément. Vous voyez d’ici la tête des enragés de l’Old Blight ({4}) tombant sur une pub qui vanterait les mérites d’un tireur d’élite nommé O’Toole !

» Il avait pas mal de parents et d’amis en Irlande. Il a pris quelques contacts. Le résultat n’a pas traîné. La police du comté fut mystérieusement avertie qu’un commando de l’IRA envisageait de faire une descente sur Brighton afin de régler son compte au cirque Bull, qualifié de traître à la cause irlandaise. Notre dernière tournée en Irlande remontait à plus de quatre ans, mais personne ne s’en soucia ou ne chercha à le savoir. Nous étions des ennemis de l’IRA, cela seul comptait. Le plus beau, ce fut l’ardent éditorial que l’un des principaux quotidiens de Brighton consacra à l’affaire. Le soir même, à l’occasion d’une conférence de presse, Bullard fustigeait les voyous qui auraient l’audace de s’en prendre à une poignée d’artistes au cœur pur.

» En un clin d’œil, n’écoutant que leur esprit de solidarité, les braves citoyens de Brighton formèrent la queue devant nos guichets et quelques interventions au Parlement nous valurent la protection de deux régiments qui finirent par s’installer sur nos strapontins. Les caisses se remplissaient. À vrai dire, ce fut une magnifique saison. Partout, cette histoire nous précédait et d’étape en étape s’enflait aux dimensions d’une épopée au gré de l’imagination enfiévrée des pisse-copies locaux, enchantés de l’occasion qui leur était offerte de verser dans le romantisme patriotique. L’année suivante, nous fîmes la République. Naturellement, notre ruse de guerre subit quelques modifications. Nous devînmes la cible des Orangistes et l’aventure prit un rythme épuisant à notre arrivée en Ulster où, selon les villes, il convenait de s’être attiré les foudres de l’armée britannique ou celles de l’IRA. À notre retour sur la grande île, ce fut presque un soulagement de n’avoir sur les talons que les seuls combattants républicains. Le coup de Brighton nous servit pendant trois saisons juteuses au terme desquelles les journaleux commencèrent à flairer quelque chose.

– Le jargon familial n’était pas le même, n’est-ce pas ? s’enquit Patata, les yeux brillants d’intérêt.

– Il était beau, alors. Au lieu de chef-monteur, on disait le Grand Vergue, et savez-vous comment nous appelions les monteurs ? Des Tchèques.

– Des chèques ? s’étonna Patati. Comme le bout de papier contre lequel on te donne de l’argent à la banque ?

– Non. Tchèques comme Tchécoslovaquie, un petit pays d’Europe centrale dont une des villes avait le quasi-monopole de la formation des monteurs de cirque. D’où le sobriquet commun. Que voulez-vous savoir d’autre ?

Il parlait maintenant avec un certain détachement qui n’était pas encore de la gaieté, mais déjà le désir de continuer à parler. Or, Patati n’était jamais à court de baratin. Coin-Coin allait mieux. Il ne fallait surtout pas s’arrêter en si bon chemin.

– Tout à l’heure, dit-il, tu as employé une expression très ancienne dont le Pacha se sert à l’occasion, et de plus en plus fréquemment ces derniers temps. « Dans de sales draps ». Je sais ce que cela signifie, mais d’où vient cette histoire de draps ?

L’attaché de presse rumina un instant.

– J’aurais aussi bien pu dire « dans de beaux draps », déclara-t-il rêveusement. Le sens est le même, curieusement. L’expression a dû naître pendant la Grande Epidémie, quand les gens entortillaient les morts dans leurs draps avant de les confier aux chariots de ramassage. Quand le cadavre était celui d’un être cher, je suppose qu’il avait droit à un linceul brodé. Par conséquent, être dans de beaux draps ou dans de sales draps… que se passe-t-il, Patata ? Tu as l’air tout drôle…

L’aboyeur regarda son collègue comme s’il avait envie de mordre.

– Bravo, Patati. Tu as le chic pour soulever les problèmes les plus savoureux. Bon sang ! Qu’on me donne un sac… vite, un sac !

À l’autre extrémité du dortoir, ligoté à sa couchette, Weasel, le tenancier du « bistrot », se passait la langue sur ses lèvres craquelées en rêvant de l’eau pure et limpide d’un lac de montagne. On lui secoua l’épaule. Il entrouvrit les paupières de quelques millimètres et le regretta aussitôt. Projetée au premier plan, une bouteille en plastique remplie d’un liquide rose lui dissimulait en partie la physionomie à peine plus réconfortante de Loto, le maître d’hôtel.

– Tiens. Cesse ce manège répugnant et avale ça.

Weasel roula farouchement la tête sur son oreiller.

– Ôte cette bouteille de ma vue, par pitié ! On dirait de la limonade. On dirait ma limonade !

– C’en est. Nous en avons trouvé des centaines de litres dans le congélateur.

Sous le choc, Weasel écarquilla les yeux.

– Quelle vision de cauchemar ! Ne compte pas sur moi pour en absorber une seule goutte. On me paie pour vendre ce truc, pas pour le consommer !

– Tu vas être obligé de surmonter ton dégoût. Il n’y aura bientôt plus rien d’autre à boire.

Weasel se demanda si le léger accent de satisfaction sadique qu’il décelait dans la voix du maître d’hôtel était le fruit de son imagination.

– Mais pourquoi l’avoir mis dans une bouteille de ketchup ? gémit-il.

– Tu préférerais lui courir après à travers tout le dortoir ? Ne fais pas l’idiot. Ces flacons proviennent des réserves secrètes de l’accessoiriste. Ils n’ont jamais servi.

Weasel prit la bouteille dans une main moite et approcha le goulot de ses lèvres, frissonnant d’horreur anticipée. Il pressa le flacon. Il déglutit. Ses sourcils grimpèrent. Il fit claquer sa langue.

– Ça alors ! Mais ce n’est pas dégueulasse du tout !

– Mais bien sûr. Jette-toi des fleurs pendant que tu y es ! (La face lunaire de Loto s’illumina d’un brusque sourire.) Pour les bouées, tu repasseras. On l’a bien cherché, mais ton simili-citron reste introuvable.

Weasel plongea la main sous son oreiller. Elle réapparut, crispée autour d’un énorme citron d’un jaune agressif et luisant.

– Il devait me faire la saison, mais puisque les circonstances l’exigent… arrosons !

Son scaphandre bouclé, La Flibuste se dirigea vers la navette numéro dix. Arrivé en vue du sabord de charge, il se figea. Une douzaine de malabars étaient attroupés là, silencieux, avec des mines d’enterrement. Puis Jon Norden remarqua le voyant rouge au-dessus du sabord.

– Poil de Carotte, pourquoi la dix est-elle sous vide ? hurla-t-il en se propulsant en avant aussi vite que le lui permettait son accoutrement.

– Les gars sont dehors en train de larguer le grand chapiteau. (Le monteur lui jeta un regard outré.) C’est toi qui en as donné l’ordre, non ?

Norden les dévisagea avec stupeur.

– Bougre de têtes de mules ! Vous étiez censés m’attendre. Qui dirige les opérations ?

Goofy Joe le toisa avec commisération.

– Donald. Il a dit que si quelqu’un devait larguer la toile, ce serait lui et personne d’autre.

– Donald ! Mais il sait tout juste enfiler son scaphandre !

– Ah oui ? Dommage que tu n’aies pas été là, riposta Goofy, goguenard. Tu aurais pu essayer de le convaincre.

Norden soupira.

– Ecoutez, nous n’avons pas le choix. Il faut jeter un maximum de lest, vous comprenez ? Chapiteaux, mâts, piquets, fourgons, roulottes, tout doit disparaître. Tout, c’est-à-dire huit cents tonnes que les propulseurs n’auront plus à traîner dans les corrections de trajectoire.

Leur silence lui parut tout à coup trop pesant. Il cachait quelque chose. Il scruta un visage sinistre après l’autre, mais autant vouloir sonder un mur.

– Allez-y, dit-il. Videz votre sac. Que s’est-il passé ?

Babouin se gratta la nuque.

– C’est Donald, murmura-t-il comme à regret. Il avait une drôle de tête quand il est entré là-dedans.

Les autres opinèrent, bouches cousues. Le malabar hésita, puis dans un élan de sincérité :

– Il faut bien voir comment ça va se passer. L’écoutille grande ouverte et la toile qui fiche le camp dans toute cette nuit… il y a de quoi vous flanquer la chair de poule.

Il secoua la tête. Goofy Joe lui mit sa grosse main sur l’épaule.

– Ce qu’il veut dire, fit-il d’une voix étonnamment douce, c’est que Donald est capable de sauter pour la rattraper, afin qu’elle se sente moins seule, là où elle va.

Norden abattit son poing contre la paroi. Un instant, il demeura penché en avant, tête baissée, le poing vissé à la tôle. Quand la boule de frustration et de colère se fut dissoute dans sa gorge, il murmura :

– Je ne peux pas rester ici toute la vie. Il y a d’autres navettes à décharger.

Il pivota sur lui-même et s’éloigna sans regarder personne.

Diane et Mistenflûte arrivaient en sens inverse. La fillette avait les yeux rouges. La Reine du Trapèze arborait un masque d’impassibilité aussi fragile qu’une couche de maquillage.

– Vous avez entendu, dit Norden.

– Oui.

Ses yeux cherchèrent nerveusement la tangente.

– Je suis désolé, bafouilla-t-il. J’espère que tout ira bien. J’espère qu’il reviendra.

Il voulut partir, mais Diane le retint d’une main légère sur son poignet.

– Tu n’y es pour rien. Donald aurait agi à son idée, de toute façon.

Il les suivit des yeux tandis qu’elles s’éloignaient vers le sabord. Il aurait donné n’importe quoi pour être plus vieux de quelques instants.

Il longea l’interminable couloir jusqu’au centre géographique du vaisseau, carrefour de galeries secondaires qui rayonnaient dans toutes les directions. Il en choisit une et gagna le pont supérieur. Cicéron, l’historiographe de la troupe, l’attendait devant le sabord de la navette numéro un.

– Enfin, je te trouve ! s’exclama le Pendiien.

– Et alors ?

– Alors le Pacha te fait dire que le piano à vapeur reste à bord.

– Mais il doit bien peser dans les quatre tonnes !

Cicéron haussa les épaules.

– Je n’y suis pour rien. Si on m’avait demandé mon avis, il y a longtemps que cette casserole ne serait plus là..

Norden le regarda avec incrédulité.

– Balancer le piano ? À ta place, je ne le répéterais pas. Tu as bien assez de bosses comme ça.

Cicéron prit l’air penaud.

– Que veux-tu, j’aime la musique, la vraie, et j’ai les oreilles sensibles. En tout cas, il y en a un qui va être fichtrement content d’apprendre la nouvelle.

Norden s’engouffra par le sabord.

Au milieu d’un invraisemblable capharnaüm, le Dr Weems était assis à son piano. Ses doigts effleuraient silencieusement les touches.

– Je n’aurais jamais cru que le destin nous séparerait un jour, dit-il, les yeux sur le clavier.

– Ne pleure plus, Chopine. Tu gardes ton piano.

Chopine dressa la tête. Sa trogne fleurie rayonnait d’une joie qui n’osait encore se reconnaître.

– C’est vrai ? C’est bien vrai ?

– Voilà quatre tonnes que je vais devoir prélever ailleurs, grommela le chef-mécanicien.

Chopine inclina la tête de côté. Il fit hum et ha, puis croisa les mains sur sa bedaine.

Mon Dieu, il y aurait peut-être un moyen de l’alléger un peu. Ce serait de vider la chaudière.

– La chaudière ! (Norden claqua dans ses doigts.) Mais bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Combien contient-elle ?

– Disons deux cents, trois cents litres. Pourquoi est-ce si important ?

– Pourquoi ? Pauvre innocent ! Tu mériterais d’être fessé en place publique. Nous manquons cruellement d’eau et pendant tout ce temps, tu planquais ce trésor !

– À vrai dire, l’eau n’a jamais été au centre de mes préoccupations, marmonna Chopine. D’ailleurs, depuis le temps qu’elle croupit dans la chaudière, elle ne doit plus être de première fraîcheur.

– Nous l’épurerons !

Là-dessus, l’interphone grésilla. Norden bondit vers le sabord et plaqua la main sur l’interrupteur.

– La Flibuste. Numéro un.

– Ici, Goofy. Ça y est, ils reviennent. J’ai pensé qu’il valait mieux te prévenir.

Norden se propulsa dans le couloir et rama comme un fou tout le long du chemin. Comme il arrivait à destination, surgit du sabord un énorme scaphandre surmonté par la hure sauvage de Donald Tarzak. Le chef-monteur tenait son casque sous le bras. À la vue de tout ce monde massé pour l’accueillir, il se figea et promena alentour un regard ahuri. Mistenflûte jaillit comme un boulet et se suspendit à l’une de ses jambes. Diane ondula timidement jusqu’à lui. Elle le dévisagea comme si elle n’était pas certaine qu’il fut de retour après tout, puis sans crier gare lui planta un baiser sur la bouche.

– Le comité de réception te félicite de ta décision, dit-elle.

La révélation s’opéra lentement. L’œil ahuri de Donald se fit sceptique, puis soupçonneux, puis courroucé, puis terrible.

– Tas d’idiots ! Vous avez vraiment cru que j’allais sauter ? Vous avez vraiment cru que le cirque n’était pour moi que quelques milliers de mètres carrés de toile usagée ?

Il se propulsa lourdement en avant, fendant le « comité de réception » qui s’éparpilla. Mistenflûte se cramponnait. Diane se maintenait dans le sillage. En arrivant devant leur cabine, il courait presque. Il entra et les enlaça toutes les deux.

– Elle m’a dit adieu, fit-il d’une voix frémissante. Elle rapetissait à vue d’œil et c’était comme un mouchoir qu’on agite. Elle m’a dit adieu, je le jure.

Artiche parcourut son bureau d’un regard écœuré. Ils avaient tout balancé, les contenants et les contenus, ses classeurs bien cirés et ses dossiers bien ordonnés, tout, jusqu’au terminal d’ordinateur. Restait le coffre, solide comme un roc, une tonne et demie d’acier trempé, un rescapé de l’époque héroïque. L’espace allait l’engloutir. Après le cirque, c’était ce à quoi le trésorier tenait le plus au monde. De l’index, posément, il composa le code. Brrr, clic. La porte bascula. À l’intérieur, liasses et sacs flottaient paisiblement. Une énorme quantité de liasses et de sacs. Artiche les contempla, accroché au coffre pour ne pas s’envoler. Tout à coup, son bras se détendit… Il happa une liasse, en rompit la bande d’un coup de dents et d’un geste ample lança les billets en l’air où ils dérivèrent au petit bonheur, stagnant comme de la fumée. Quand il en eut fini avec les billets, il libéra les pièces, et quand le coffre fut vide, un étrange sourire aux lèvres, il regarda la merveilleuse pluie suspendue qui emplissait la roulotte et plongea dedans la tête la première.

– Ahhhhhhhhhhhhhh !