En route!
Alexis de Tocqueville, la vérité m’oblige à dire
que, comme de nombreux intellectuels français, je l’ai rencontré
tard.
Raymond Aron déjà, en ouverture au texte fameux où
il évoquait l’état, dans sa jeunesse, des études tocquevilliennes
en France, avouait qu’on ne le « lisait guère », alors, « à l’Ecole
Normale Supérieure ou à la section de philosophie de la Sorbonne
».
Mais pour ma génération, pour un normalien venu à
la philosophie, à la fin des années 60, dans une conjoncture
idéologique encore plus fortement dominée que la sienne par le
marxisme et le léninisme, pour quelqu’un qui, comme moi, a eu vingt
ans dans une France où le fin mot de la pensée était la pensée Mao
Tsé Toung et où l’esprit nouveau, l’audace, le prestige
intellectuel et politique, l’intransigeance, avaient le visage
d’une compagnie de penseurs qui conjuguaient révolte et
théoricisme, liberté de pensée et antihumanisme théorique, pour les
témoins de ce moment structural, à la fois enragé et glacé, qui fut
le parfum de notre jeunesse, la méconnaissance de ce modéré, à
cheval sur l’ancien monde et le nouveau, les Orléans et les
Bourbons, la résignation à la démocratie et la peur de la
Révolution, a été, je le crains, plus profonde encore.
Les temps changeront, bien entendu.
Avec l’écroulement des grands récits, avec le
déclin des visions matérialistes du monde et de leurs machineries
implacables et simples, avec la nécessité, surtout, de réfléchir à
l’échec du socialisme et aux illusions du progressisme, à la
désirabilité de l’idée de révolution et aux conditions de
possibilité de l’invention démocratique, les mentalités évolueront
et nous rapprocheront d’un mode de pensée qui avait pour premier
mérite de conjurer le face-à-face des héritiers de Comte et de
Marx.
Mais la situation, pour l’heure, était
celle-là.
Longtemps, très longtemps, Alexis de Tocqueville a
été perçu, chez nous, comme un auteur de second rayon.
Longtemps, très longtemps, cet apôtre de la pensée
libre, cet annonciateur des courants antitotalitaires de la fin du
XXe siècle, ce précurseur d’Hannah
Arendt qui nous aurait, si nous nous étions, comme François Furet
et quelques autres, avisés plus tôt de son importance, fait gagner
un temps précieux et évité bien des faux débats, cet éclaireur, ne
nous a pas été beaucoup plus familier qu’un Guizot, un
Royer-Collard, un Prévost-Paradol, un Augustin Cochin.
Et le fait est que j’ai passé la première moitié
de ma vie à voir cet écrivain de haut vol doublé d’un théoricien de
grande puissance comme la plupart de mes contemporains et comme,
d’ailleurs, les siens (Barbey d’Aurevilly, Sainte-Beuve,
Custine...) n’ont finalement cessé de le voir : un aristocrate
vieillot et maladif, adepte de la pensée tiède et du juste milieu,
raisonneur et timoré, belle âme, dilettante, publiciste ennuyeux et
faussement moderne, actionniste pompeux, homme de conversation
jouant à l’écrivain, politicien manqué, pâle imitateur de
Montesquieu, version grise d’un oncle Chateaubriand qui aurait
préempté les rôles avantageux, auteur de Souvenirs que l’on ne savait lire que comme le
témoignage d’une époque heureusement révolue et auteur, avant cela,
d’un long récit de voyage tombé, presque aussitôt, dans la
désuétude propre aux textes de circonstance.
Tout ceci pour dire que, lorsque l’Atlantic Monthly est venu me proposer l’idée de ce
nouveau voyage en Amérique, lorsque ce vénérable magazine m’a
offert de remettre mes pas, 173 ans après, dans ceux de mon
compatriote, j’en savais moins, sur lui, que les Américains
moyennement cultivés et habitués, depuis un siècle, à voir dans
De la démocratie en Amérique, non
seulement un monument, non seulement un manuel ou un bréviaire,
mais une sorte de miroir où, comme dans les westerns, comme dans
Naissance d’une nation de Griffith,
comme à Rushmore, ils contemplent l’image anticipée de leurs
vertus, de leurs vices, des heureuses ou fâcheuses tentations qui
les guettent, de leur naissance providentielle, de leur
destin.
Et ceci aussi pour avertir que, même si je me suis
évidemment, et aussitôt, plongé dans ses textes, même si j’ai pris
le temps, avant de me mettre en route, de refaire par la pensée
l’itinéraire de cet aîné, même si ma passion neuve, ma volonté de
rattraper le temps perdu ainsi que mon désir de voir ce grand
esprit à l’œuvre, m’ont conduit à reprendre, outre le livre, ses
notes, ses correspondances, les relations de ses voyages en
Algérie, en Angleterre, en Suisse ainsi que les écrits de son
compagnon d’équipée Gustave de Beaumont, il ne faut pas s’attendre
à voir ce livre honorer le bel et ambitieux programme proposé par
l’Atlantic – ceci pour prévenir que les
temps ont trop changé, que le périmètre du pays est devenu trop
différent de ce qu’il était à l’époque où l’Amérique s’arrêtait aux
rives du Mississippi et que je suis moi-même, encore une fois, un
tocquevillien trop récent pour que le récit que je tire de
l’aventure, le journal de voyage tenu au jour le jour et dont on
trouvera ici la substance, puissent être lus comme la réplique, le
prolongement, voire la reprise, auxquels devaient songer les
initiateurs de ce périple.
Tout au plus ai-je repris, lorsque ce fut
possible, certaines des étapes et des figures imposées du modèle :
je pense – c’est un exemple – à cette enquête sur les prisons qui
était le prétexte officiel du voyage de Tocqueville et Beaumont et
que je me suis, celle-là, employé à réactualiser. Beaucoup de
prisons dans ce texte. Cinq, exactement. Et une sixième,
Guantanamo, dont on verra qu’elle n’est pas sans lien avec les
autres et que ses traits les plus révoltants s’expliquent par le
régime général de détention que j’ai pu observer ailleurs et qui en
dit long, hélas, sur l’Amérique contemporaine. Alors, je sais que
l’idée d’interroger un système pénitentiaire et d’attendre qu’il
vous réponde sur la nature de la société où il s’inscrit, le
réflexe qui consiste, pour en savoir plus sur les ressorts secrets
d’un monde, à scruter, non seulement ce qu’il cache, mais la façon
dont il le cache et, une fois qu’il l’a caché, l’exclut, je sais
que tout cela relève d’une vision des choses moderne et, en
l’occurrence, foucaldienne et nietzschéenne qui n’avait nul besoin
de Tocqueville pour être mise en œuvre. Mais enfin... Je crois,
tout de même, que ceci est lié à cela. Je ne pense pas que je me
serais attardé dans les quartiers haute sécurité de la prison de
New York, dans les ruines d’Alcatraz ou les couloirs de la mort du
Nevada et de Louisiane, si je n’avais eu en tête, aussi, le
précédent tocquevillien; je ne pense pas que j’aurais passé ce
temps à explorer, depuis le pénitencier d’inspiration quaker de
Pennsylvanie jusqu’aux camps de Guantanamo Bay, l’envers du décor
américain sans cette contrainte, finalement assez formelle, mais
qui, comme toutes les contraintes formelles, aura été un bon
opérateur de vérité et de sens.
Tout au plus me suis-je armé, chaque fois que je
l’ai pu, de certaines de ses intuitions, si extraordinairement
prémonitoires, et dont je n’ai cessé, livre en main, de vérifier
avec quel talent la réalité américaine s’ingénie à les valider. Le
triomphe qui, à son époque, n’était pas joué de l’égalité sur la
liberté. La dictature, qu’il est le premier à avoir pointée, de ce
nouveau maître, non moins féroce que l’autre, qu’est la « majorité
» ou l’« opinion ». La « pression », pour le dire en d’autres mots
et pour le dire, je m’en aperçois, dans des mots qui pourraient
être ceux de l’Amérique communautariste d’aujourd’hui, « de
l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », de l’esprit du
groupe ou de l’ethnie sur le libre procès des sujets. Les avatars
d’un « individualisme » qui, lorsqu’il va au bout de lui-même,
lorsqu’il laisse les sujets s’enivrer, non de leur autonomie, mais
de leur indépendance, lorsqu’il leur fait trancher les liens qui
les attachent les uns aux autres et tous à la chose politique,
lorsqu’il les réduit à cette « foule innombrable d’hommes
semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se
procurer de petits et vulgaires plaisirs » qu’avait entrevue la fin
de la Deuxième Démocratie et que j’ai
retrouvée dans les Supermarchés, les Megachurches et les ligues de
vertu de l’Ouest profond, risque de se résoudre en une tyrannie
dont le « pouvoir immense et tutélaire », aussi « absolu » que «
détaillé », aussi « inflexible » que « prévoyant et doux », les «
fixe dans l’enfance » et finit par leur ôter jusqu’au « trouble de
penser ». Le pressentiment, autrement dit, d’un écartèlement dans
la personne du Souverain qui, parce qu’il démembre ses deux corps,
parce qu’il disjoint sa tête politique de son corps d’associations
mais aussi, à l’intérieur de ce tissu d’associations, les sujets
les uns des autres, témoigne d’une émancipation apparente – mais
qui, à d’autres égards, parce que la passion dont il procède
demeure celle, non du duel, mais de l’unité et, au fond, de
l’indifférencié, réassigne les individus à un sol de servitude qui
n’a rien à envier à celui de l’étatisme jacobin des Français. Bref,
toutes ces thèses dont la présence sensible dans l’Amérique
contemporaine est parfois si aveuglante que l’on croirait ces
fictions dont la réalité s’inspire et non l’inverse – toutes ces
thèses, il faudrait dire ces fables, qui annoncent moins l’Amérique
qu’elles ne l’ont façonnée et dont j’aurais mauvaise grâce à ne pas
dire que je les ai eues, sans cesse, présentes à l’esprit.
Et puis, bien sûr, un style. Une façon,
tocquevillienne encore, de mêler les choses vues à la pensée, la
chair visible des choses à leur chiffre secret, le texte manifeste
que donnent à lire une coutume ou une institution au principe qui,
comme chez Aristote ou Montesquieu, en constitue la trame. Une
façon, pour cela, de se dessaisir méthodiquement de soi sans
renoncer à plaider pour sa vision du monde. Une façon d’aller d’une
matière à l’autre, de n’écarter, a priori, aucun incident ni
prétexte à observation et de trouver dans un fait de la vie
quotidienne comme dans un débat d’idées, dans la morne poésie d’une
autoroute comme dans la rencontre avec un écrivain ou un haut
personnage de l’Administration ou du Spectacle, la substance non
moins féconde d’une réflexion sur l’Idée. La détermination, si l’on
préfère, à écrire un livre ondoyant, divers et, en même temps,
obsessionnel dont je m’aperçois qu’elle ne me ressemble pas tant
que cela mais que je la dois, derechef, à celui qui, dans sa Lettre
à Molé, décrivait son Amérique comme « une forêt aux mille routes »
convergeant vers « un même point » et qui, lors même qu’il
paraissait s’égarer, musarder ou céder au bon démon de la curiosité
et du hasard, ne cessait de plier ce qu’il voyait à la discrète
logique de la conséquence et du sens. L'auteur des deux
Démocraties n’est-il pas l’inventeur,
après tout, de cette forme moderne de reportage où l’attention au
détail, le goût de la rencontre et de la circonstance,
n’interdisent pas, bien au contraire, la fidélité à une idée fixe ?
N’est-il pas, n’en déplaise à Custine qui ne lui pardonna jamais
d’avoir, à quelques années près, fondé le genre avant lui, le
prototype de ces « voyageurs philosophes » qu’appelle Jean-Jacques
Rousseau dans une note fameuse de l’Essai sur
l’origine de l’inégalité et dont tout l’art consiste à
former les bonnes inductions reliant l’inflexion la plus ténue d’un
parcours dans un pays inconnu aux lois éternelles, ou nouvelles, de
ce qui ne s’appelait pas encore la pensée sociologique ? Y avait-il
meilleur guide, en un mot, pour, en Amérique comme ailleurs, me
conduire sur le chemin de cette autre « époché » phénoménologique
qui, lorsqu’elle se confronte aux choses mêmes, les met moins entre
parenthèses qu’en examen et, de leur évidence muette, déduit les
principes générateurs de la vie en société ?
Mais les questions, pour l’essentiel, sont les
miennes.
De même que lui, Tocqueville, prenait la route des
Etats-Unis pour essayer de répondre à des questions posées par la
conjoncture française de son temps, de même qu’il s’y rendait pour
retrouver et expliquer l’« inexplicable vertige » qui était, pour
son contemporain Benjamin Constant, le propre de la Terreur, de
même que l’enjeu était, pour lui, d’aller chercher dans les
colonies de Nouvelle-Angleterre la forme chimiquement pure de cette
« révolution démocratique » dont il avait le sentiment de vivre, en
Grande-Bretagne et en France, l’irrésistible triomphe et de même,
enfin, que sa grande affaire restait, une fois cette forme
identifiée, de distinguer entre les deux voies susceptibles de
conduire un peuple « à la servitude ou à la liberté, aux lumières
ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères » – de même j’y
suis allé pour répondre à des interrogations qui sont celles, non
de son temps, mais du mien et prendre des nouvelles, non seulement
de vous, amis américains, mais de nous, européens notamment
français.
D’abord l’anti-américanisme. D’abord, oui, cette
sinistre et ancienne passion qui s’appelle l’antiaméricanisme et
qui était en train, au moment où j’entreprenais ce voyage, de
déferler comme jamais sur les opinions publiques de nos pays. Or
c’est une chose de dire cela. C'est une chose de dénoncer
l’absurdité d’un discours qui fait des Etats-Unis une figure de
rhétorique en même temps que le bouc émissaire des erreurs,
insuffisances, inconséquences des autres nations. C'est une chose
de rire – car il faut bien, aussi, en rire – des monomaniaques qui,
quand la guerre ravage le Darfour, quand des centaines de milliers
d’hommes, femmes et enfants meurent de faim au Sri Lanka ou au
Niger, quand les néotalibans humilient les femmes de leurs villages
afghans alors que les islamistes pakistanais préfèrent, eux, les
brûler vives et appellent ça un crime d’honneur, quand les élites
incompétentes et corrompues des pays les plus pauvres saignent
leurs propres peuples et les sacrifient sur l’autel de leurs
intérêts, ne savent que répéter, tels des automates déréglés : « la
faute aux Etats-Unis ! c’est une fois de plus, et comme toujours,
la faute aux Etats-Unis ! ». C'est une chose – la même chose – de
faire, comme je l’ai maintes fois fait, l’archéologie d’un virus
qui, avant de passer dans le sang, c’est-à-dire dans la langue, des
peuples du monde, a commencé par une longue, très longue, opération
de distillation idéologique qui l’a vu transiter par le laboratoire
des savants (Buffon liant la corruption des âmes et des corps du
Nouveau Monde à l’excessive humidité de son climat), le cabinet des
écrivains (Drieu la Rochelle, Céline, Bernanos, contempteurs d’une
« Amérique intérieure », qui, des années 30 à nos jours, aura été
l’un des lieux communs les plus fréquentés de la droite et extrême
droite littéraires), la bibliothèque des philosophes (Heidegger
fustigeant, en même temps qu’il adhère au nazisme, cette «
émergence » de la « monstruosité » dans les « temps modernes »
qu’est, selon lui, la naissance des Etats-Unis). C'est une chose,
en d’autres termes, de montrer que l’anti-américanisme a toujours
eu, en Europe, partie liée avec nos mauvais penchants et qu’il
devient, en ce début de XXIe siècle, le
plus formidable attracteur du pire dont disposent, depuis que les
méga-récits totalitaires ont déclaré forfait, tous ces thèmes
orphelins, tous ces petits astres chus des galaxies doctrinaires
d’autrefois, tous ces débris épars, cette limaille affolée et en
quête de l’aimant qui va lui permettre de se remettre en ordre et
mouvement, c’est une chose de montrer, oui, que l’anti-américanisme
est devenu l’aimant qui manquait et qui
remagnétise, en Europe, dans le monde arabe, dans toute une part de
l’Asie, en Amérique latine, le chauvinisme, le souverainisme, la
volonté de pureté, l’ethnicisme, le racisme et l’antisémitisme,
l’intégrisme. C'en est une autre d’aller, sur le terrain, juger sur
pièces – c’en est une autre d’opposer à la chimère le corps et le
visage de l’Amérique concrète d’aujourd’hui. Tantôt ce visage sera
flatteur. Tantôt il sera plus ingrat et, pour les amis de
l’Amérique, décevant ou désespérant. Mais au moins aura-t-il le
mérite de n’être plus imaginaire. Au moins rompra-t-il, ou
tentera-t-il de rompre, avec le manichéisme, l’essentialisme et le
règne des clichés. C'est, de mon point de vue, la première, la plus
honnête et, surtout, la plus efficace des réponses à la
fantasmagorie anti-américaine.
La question, ensuite, de l’Europe. La question,
non plus de l’image de l’Amérique en Europe ni, d’ailleurs, de
l’Europe en Amérique, mais celle, ontologique, de la part réservée
à l’Europe, à sa culture, à ses valeurs, dans la constitution de
l’Amérique d’aujourd’hui. On sait avec quelle force les Pères
fondateurs ont tenu à se détacher de leur continent d’origine. On
sait – Tocqueville, dès l’introduction de son livre, y insiste –
que toute l’idée des pionniers qui avaient échoué, en Angleterre,
puis en Hollande, à créer la Cité selon leurs rêves, était de
dégager « en quelque façon le principe de la démocratie de tous
ceux contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés
de l’Europe », de le « transplanter » sur les lieux supposés
vierges du « nouveau monde » et, là, dans ce laboratoire, cette
serre, cette terre neuve et inentamée par les corruptions de
l’Histoire, de lui permettre de « grandir en liberté ». Mais on
sait aussi que l’Amérique, depuis, n’a cessé d’osciller entre les
deux pôles, les deux projets et, au fond, les deux identités.
Tantôt : « nous sommes les inventeurs d’une civilisation qui ne
doit rien à aucune autre et sera une anti-Europe ». Tantôt : «
comme Rome dont Polybe disait qu’elle restait une puissance
hellénique, nous fûmes Européens et n’avons d’autre choix, nous le
savons, que de le rester ». Tantôt même, au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, quand il fallait faire pièce à l’offensive de
l’empire soviétique : « Europe, enjeu pour l’Amérique; Europe, idée
américaine; nous sommes, nous, les Américains de l’époque du Plan
Marshall, les vrais Pères fondateurs d’une Europe sauvée du
naufrage et de l’abjection. » Alors ? Où en est-on, aujourd’hui, de
ce débat qui a l’âge des Etats-Unis ? Que dit de sa part européenne
un pays dont l’immigration est devenue, pour l’essentiel,
hispanique et asiatique? L'idée d’Occident (qui n’est rien d’autre,
en fin de compte, que la synthèse des deux entités, j’allais dire
des deux Europe) conserve-t-elle un sens, maintenant que la guerre
froide est terminée et que, face aux nouvelles menaces, face à la
nouvelle guerre déclarée par le terrorisme, les deux alliés
semblent camper sur des stratégies distinctes et même, parfois,
divergentes ? Et que penser des anathèmes jetés contre la « vieille
Europe » (le mot est de Hegel dans un passage de La Raison dans l’Histoire où il évoque le fameux «
cette vieille Europe m’ennuie » de Napoléon ainsi que « ceux que
lasse le bric-à-brac historique de la vieille Europe ») par ces
intellectuels « néoconservateurs » qui ont pris tant de place, on
le verra, dans le débat public et les organes de gouvernement – et
tant de place, on le verra aussi, dans le bestiaire français et
européen ? Quand ils appellent à se dissocier d’une Europe féminine
et veule, immorale et corrompue, fille de Vénus et sœur des plus
abominables dictatures, quand ils instruisent le procès de son
interminable compromission, avant-hier avec les Soviétiques, hier
avec les Baasistes de Saddam Hussein, aujourd’hui avec les
proconsuls de l’empire du Mal, s’agit-il d’un mouvement d’humeur,
d’une querelle de circonstance ou est-ce la traduction d’un divorce
plus profond? Pour qui croit en l’universalité du message européen,
pour qui considère l’Europe comme le théâtre des plus effroyables
hécatombes en même temps que comme la source des discours qui ont
permis de penser ces hécatombes et qui peut-être, demain,
permettront d’en empêcher le retour, pour les tenants d’une Europe
entendue comme figure de l’esprit née, comme disait Husserl, de
l’idée de raison et de l’esprit de philosophie, cette question est
essentielle. Elle l’est pour l’Amérique qui, si elle devait tourner
définitivement ou même durablement le dos à sa source européenne,
perdrait un peu de sa mémoire et de son âme. Mais elle l’est
également pour l’Europe qui, si elle perdait sa ressource
américaine, si elle voyait mourir cette chance, chantée par Goethe
dans Den vereinigten Staaten, de voir
sa propre Histoire recommencer dans l’Amérique de la liberté, si
elle perdait de vue ce modèle américain qui est, dans ses moments
de doute, la seule preuve tangible que son propre rêve
supranational n’est ni une billevesée ni un idéal inatteignable,
perdrait un peu de ses raisons de croire et donc de son moteur :
son fameux patriotisme constitutionnel, son projet d’ajouter à
l’appartenance nationale de chacun l’allégeance libératrice à une
Idée, quel autre gage ont-ils, dans le réel, que la possibilité
vivante de l’Amérique ?
Et puis une dernière question, enfin. Peut-être,
compte tenu du moment choisi pour ce voyage, la principale. Celle
de savoir ce qu’il en est, aujourd’hui, de cette démocratie dont
les Américains sont, à juste titre, si fiers et dont ils ont
toujours voulu qu’elle soit un exemple pour le reste du monde. Des
voix s’élèvent, dans le pays, pour fustiger les atteintes aux
droits constitutionnels qu’implique la lutte contre le terrorisme
et dont l’opinion, dopée au patriotisme, tétanisée par les
attentats, s’accommode de plus en plus aisément. D’autres – ou les
mêmes – s’inquiètent de la série de micro-dérèglements qui, avant
même le 11 septembre, ont commencé d’affecter le fragile équilibre
des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire (ici, un abus de
pouvoir... là, l’excès de zèle d’un service secret... là,
l’inquiétante et douteuse croisade d’un procureur indépendant lâché
aux trousses d’un Président libertin...). D’autres disent assister
à la mise en place, sournoise mais sans répit, de minutieuses
machines de surveillance dont le triomphe, s’il venait à se
confirmer, donnerait raison, pour le coup, tant à Tocqueville qu’à
Foucault ou même au Nietzsche qui, dans la prolifération des
règlements transformant en délit tout écart par rapport à la règle
communautaire, voyait le signe, soit d’une société émasculée, soit
d’une subjectivité déliquescente, soit des deux. Cela ne serait
rien, ajoutent les plus pessimistes, si ceux dont le métier est de
rendre compte de ces dérives et d’exercer, contre elles, les
ressources de leur pensée critique n’étaient eux-mêmes l’objet
d’une mise au pas disciplinaire sans précédent – cela ne serait
rien si la presse américaine, ce modèle, ce phare, ne traversait
une crise où l’on ne sait ce qui pèse le plus lourd de la
soumission aux lobbies et, notamment, au lobby de l’argent, de la
tentation de l’autocensure face aux puissances de la propagande, du
risque pour leur propre liberté que prennent celles et ceux qui, en
protégeant leurs sources, tiennent bon sur le respect des règles de
leur métier ou bien encore du consentement, quand elle se fait trop
complaisamment l’écho des pratiques d’une politique réduite à la
délation et aux affaires, à ce que l’époque peut, dans le genre,
produire de plus vil. Et je ne parle pas, enfin, de ce tiers-monde
intérieur, de ce cancer de la pauvreté qui ravage tant de villes
américaines et que le gouvernement fédéral ne semble avoir ni les
moyens ni la volonté d’affronter. Et je ne parle pas non plus de
cette offensive des valeurs morales, de cette vague néopuritaine,
voire de cette obsession de l’appartenance et de la transparence,
qui deviendraient, selon certains, le premier et le dernier mot du
civisme nouveau – je ne parle pas de ces activistes de la bonne
pensée, de ces milices de la Vertu et de l’Ordre, de ces sorcières
d’un nouveau Salem aux frontières de l’Amérique qui viennent
prêcher la fin, non de l’Histoire, mais du monde et, dans la
perspective de cette fin, la mobilisation générale, l’alignement
des esprits et, en somme, la guerre sainte intérieure. Alors, là
encore, qu’en est-il ? De ce débat-ci, que faut-il penser ? Le
modèle est-il en panne? La démocratie est-elle malade? L'Amérique
serait-elle, comme à l’époque de la guerre de Sécession, comme avec
la Grande Dépression et le New Deal, à un tournant de son histoire
? Est-ce la dictature de la majorité qui menace ? Celle des
minorités? N’est-ce pas d’ailleurs la même chose? Le même modèle
miniaturisé? Quand les secondes reprennent le langage des
premières, quand leur style, leurs semonces, leur manière d’imposer
leurs canons et de mettre les récalcitrants au pas s’inspirent du
modèle majoritaire et se contentent de le démarquer, n’est-ce pas,
au fond, le même danger ? Qu’advient-il de l’exceptionnalisme
américain, dans ce cas ? Qu’est-il arrivé au rêve fou, et qui nous
a fait rêver, de construire une République exemplaire, conforme à
la destinée manifeste d’un peuple lui-même admirable? Bref,
sommes-nous revenus aux sombres temps où cet ami de Huston et de
Dos Passos qu’était Sartre, cet amoureux de Manhattan et de ses
gratte-ciel, cet admirateur de l’American way of life et de son
arrachement programmé au mauvais démon des sources et des racines,
pouvait s’exclamer, en plein maccarthysme : « l’Amérique a la rage
» ? De même qu’un autre écrivain, Thomas Mann, lançait, quelques
années plus tôt, dans un contexte historique qui n’est, évidemment,
pas comparable, son fameux « Prends garde à toi, Europe », faut-il,
aujourd’hui, recommander à nos amis américains de prendre garde à
cette Amérique qui a fait l’admiration du monde, qui a terrassé le
fascisme et le communisme, qui a fait que l’Europe elle-même a pu
en triompher mais qui commence, de leur aveu même, à donner des
signes de lassitude ? Faut-il se souvenir – et, si besoin, leur
rappeler – qu’il n’y a pas de civilisation qui ait survécu à son
entrée dans ce que Walt Whitman nommait le « Sahara de l'âme »
?
Telles sont les questions.
Tel fut le cahier des charges implicite d’un
voyage dont le hasard a d’ailleurs voulu qu’il dure, presque au
jour près mais avec, il est vrai, des retours en France et des
coupures, le temps de celui de Tocqueville et Beaumont.
A quoi la vérité impose d’ajouter quelques autres
arrière-pensées, moins américaines mais non moins tocquevilliennes,
comme l’insistante défaveur qui, au même moment, en France,
semblait affecter l’idée et jusqu’au mot de « libéralisme ».
L'affaire venait de loin, sans doute. Cette haine du libéralisme
comme tel, cet étrange retournement sémantique, la transformation
en marque d’infamie de ce beau mot qui fut celui des carbonari et
des révolutionnaires français et italiens du temps de Tocqueville,
est une vieille et sombre histoire dont l’archéologie remonte aux
riches heures de la droite révolutionnaire, c’est-à-dire de
l’antidreyfusisme et du premier fascisme français. Mais enfin...
Constater la migration vers l’autre bord du spectre politique de ce
thème patrimonial de l’extrême droite, entendre une bonne moitié de
la gauche française reprendre une rengaine dont il suffisait d’un
minimum d’oreille pour percevoir les douteux accents, la voir,
cette part de la gauche, liquider ainsi, sans vergogne, toute la
densité de mémoire populaire, voire révolutionnaire, dont ce
libéralisme – le mot, la chose – tirait sa vraie substance, bref,
assister une fois de plus, comme avec l’anti-américanisme, comme
avec l’antisémitisme, à l’un de ces chassés-croisés dont
l’idéologie française est coutumière mais dont l’impudence surprend
toujours, était terriblement troublant. Et ce trouble, vu
d’Amérique, c’est-à-dire d’un pays où le mot comme la chose ont
poursuivi leur carrière sémantique et conceptuelle, se sont
bonifiés, enrichis et, au bout du compte, métamorphosés, m’était à
la fois plus navrant et plus intelligible.
La méthode, elle, sera aussi simple que les
questions, les arrière-pensées, le propos, étaient complexes.
La route, pour l’essentiel.
Oui, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, puis, encore,
du Sud au Sud puis au Nord, à travers le Texas, l’Arkansas, les
villes mythiques du Tennessee, les deux Caroline, la Virginie, les
Etats de Nouvelle-Angleterre, cette route, en grec cette
ode, littéralement cette méthode, dont un autre écrivain, mais américain
celui-là, et contemporain, a montré comment, à condition de la
parcourir comme lui, à condition de se placer dans la même
disposition spirituelle et physique que lui, à condition de bien se
tenir, par exemple, à la droite du conducteur et de s’appliquer à
adhérer charnellement, presque sensuellement, à ce ruban de
kilomètres qui défile sous vos roues (manger des kilomètres comme
les prophètes bibliques recommandaient de manger la langue : route
et langue ne sont-elles pas, après tout, sœurs en humanité ? ne
sont-elles pas, toutes deux, synonymes de commerce, de médiation et
même – Michel Serres nous l’enseignait naguère dans ses « Hermès »
– de mathésis, de métaphysique, d’accès au sens, de civilisation?),
cette ode donc, cette méthode, qui sont, encore une fois, le nom
originaire de la route et dont cet autre écrivain, Jack Kerouac, a
définitivement montré que ce n’est pas la pire voie d’accès à la
réalité du pays.
Non que, bien entendu, je prétende comparer un «
gros » voyage comme celui-ci, adossé à un grand magazine et suivi,
depuis Washington, par de vigilants assistants, avec les dérives
présituationnistes des clochards célestes, des quasi-réprouvés, des
anges de la désolation de la Beat Generation.
Et l’honnêteté oblige d’ailleurs à dire que j’ai
fait des exceptions, notables, à cette règle de la route : le
survol de la frontière mexicaine ; celui des déserts du Nevada; un
autre encore, au-dessus du delta du Mississippi, puis des
plates-formes pétrolières du golfe du Mexique; telle rencontre, à
laquelle je tenais, mais qui m’obligeait à revenir sur mes pas ou à
brûler, au contraire, une étape; les trois jours à Guantanamo ; ou
les rendez-vous d’une campagne électorale qui se trouva coïncider
avec cette plongée dans l’Amérique profonde et qui, même si elle
n’était, d’aucune façon, mon souci principal, m’a parfois imposé
son calendrier.
Mais enfin c’est tout de même bien ainsi que, pour
l’essentiel, les choses se sont passées.
C'est par la route que se sont faits ces
vingt-cinq mille kilomètres de course lente à travers ce pays-monde
dont j’ai vite compris que, comme souvent, d’ailleurs, les
Américains, je ne savais finalement pas grand-chose : routes
grandes et petites ; routes mythiques et routes oubliées; Route
101, de la frontière de l’Oregon à celle du Mexique; Route 1, celle
de Robert Kramer, mais à l’envers, en remontant depuis la Floride;
Route 49, le long de la Sierra Nevada; Route 61, du Nord au Sud;
Route 66 ou, du moins ce qu’il en reste, à l’Ouest du Grand Canyon,
où rôdent les ombres des Raisins de la
colère; routes numéros; routes matricules; routes balisées,
calculées, normalisées et routes qui, en même temps, selon qu’elles
longent le Mississippi ou le Pacifique, selon qu’elles traversent
les hauts reliefs du Nebraska, les forêts de pins et les gorges du
Colorado ou encore les jardins de pierres, les tumulus de granit
sculpté et les brusques rafales de poussière des déserts du Sud
Dakota, réinventent leurs paysages, redessinent leurs bas-côtés et
redeviennent exotiques ; tout ce maillage de routes dont on a dit
que c’est lui qui, avec le chemin de fer, a fait les Etats-Unis et
les a faits unis – et que c’est lui qui, en même temps, aux yeux de
qui sait lire la langue de la route, contribue à préserver leur
intraitable diversité...
Et si je cite Kerouac (mais j’aurais aussi bien pu
citer des cinéastes; j’aurais pu citer Wenders, ou le Hitchcock de
La Mort aux trousses, ou Easy Rider, ou Vanishing
Point, ou encore, mais plus longuement, le film de Kramer le
long de la Route numéro 1 ; j’aurais pu citer, en fait, n’importe
lequel de ces road movies qui, bien plus que Tocqueville, ont
façonné mon imaginaire américain; et j’aurais pu citer, encore, le
Thoreau des « vieilles routes qui mènent hors des villes » ou le
Whitman qui, « à pied, le cœur léger, part sur la grand-route », ou
même le Nabokov prétendant que la voiture est « le seul lieu, en
Amérique, où il n’y a ni bruit ni courant d’air » et que c’est la
raison pour laquelle il aime tant y travailler), si je cite Kerouac
donc, si j’ai immédiatement pensé à Kerouac au moment d’arriver,
par exemple, à San Francisco, si On the
Road de Kerouac m’a été, d’un bout à l’autre, un bréviaire
annexe et plus secret, c’est que procéder ainsi, prendre le temps,
comme lui, de traverser ce pays par la terre, suivre ce réseau à
double entrée, ces lignes de chance et de vie du paysage, épouser
ces sillons d’asphalte et, dans le désert, de feu que sont les
routes américaines, choisir, autrement dit, ces chemins qui
semblent d’abord les plus longs et les plus indéterminés présente
une série d’avantages, décisifs pour un écrivain.
C'est la possibilité, déjà, de la rêverie.
C'est un exercice de lenteur et de patience.
C'est une façon de se placer dans cet état second,
cette vigilante et alerte léthargie, que connaissent les amateurs
de vitesse et qui rend d’autant plus réceptif au surgissement de
l’inopiné.
Alors que le voyage en avion écrase temps et
distances, alors qu’il fait se compénétrer points de départ et
d’arrivée, alors que le train lui-même est, au dire de Proust, ce
véhicule « magique » qui vous transporte par enchantement de Paris
à Florence ou ailleurs, ce voyage-ci, ce long et endurant voyage en
voiture, ce voyage qui ne vous épargne rien des accidents de
l’espace et donc du temps, renvoie le voyageur à une finitude qui,
seule, le met à l’unisson de celle des paysages et des
visages.
Mieux : en lui rendant ce sens de la distance et
de la gravité des lieux, en y ajoutant celui d’une immensité à
laquelle il est très vite confronté, en le lançant à la poursuite
d’une frontière qui, à mesure qu’il s’en approche, et jusqu’au
Pacifique, se dérobe tel un horizon, en faisant alterner déserts,
montagnes, plaines inhabitées et sauvages, villes énormes et bourgs
bivouacs, déserts encore, réserves indiennes, parcs, en jouant
enfin, jusqu’à la lassitude et au-delà, sur ce goût de la liberté
qui n’existe plus, dans les déplacements modernes, qu’à titre
d’improbable souvenir, ce type de voyage a le mérite supplémentaire
d’offrir une réminiscence vécue des mythes fondateurs de la nation
américaine : terre promise et refusée, lignes de fuite, mémoire
tremblée, Mur du Pacifique, American dream – la dernière chance, en
ce monde, d’avoir ne serait-ce que le parfum de cette expérience
initiatique que fut, pendant des siècles, la découverte, par
chacun, de l’Amérique.
Et puis, enfin, prendre le parti de la route
contre celui du vol d’oiseau, choisir le savoir des chemins contre
la frivolité de la pensée des surplombs, « chevaucher la ligne
blanche en route – Kerouac encore – vers une destination
inexistante », rouler, ne se laisser décourager ni par les
supermarchés du sommeil que sont devenus les motels d’antan ni par
ces villages potemkinisés qui, de temps en temps, entre deux
machines à nourrir franchisées, sont supposés réinjecter un peu
d’humanité dans un espace sans qualités, dépersonnalisé,
neutralisé, rouler encore, rouler toujours, n’est-ce pas voyager de
la seule façon qui convienne à un écrivain : en flânant, en
s’attardant, en allant à la fois quelque part et nulle part, en
hésitant, en prenant le vent, en laissant venir à soi le hasard
comme un petit enfant, en improvisant ?
Car peu de préparation, finalement, dans ce
voyage.
A l’exception d’un itinéraire général vu, lui,
avant de partir et auquel je ne suis même pas certain de m’être
scrupuleusement tenu, peu d’agencement; peu de préméditation; pas
tellement de grandes rencontres, organisées de loin et par avance ;
ou alors oui; mais elles étaient un début, pas un but ; un point
d’entrée, jamais d’arrivée; une ruse pour apprivoiser le lieu et,
ensuite, s’y perdre un peu.
Un jour, le choc d’un visage anonyme.
Un autre, la « hâte dévorante » d’un paysage
urbain devenu banlieue.
Un autre, un incident ; un accident d’abord dénué
de sens ; un policier tocquevillien me signifiant que la route
américaine est aussi devenue le lieu d’un « keep moving » devenu
fou; l’inquiétante étrangeté d’un lieu commun; une séquence de vie
ordinaire ou infra-ordinaire – un pauvre et dérisoire comice dans
ce que Flaubert appelait la litière du quotidien.
Un autre encore, la rencontre avec un chef indien
antisémite; un Président américain démagogue et puéril; une
possible future Présidente; une star hollywoodienne parlant comme
une politique; un écrivain se prenant pour un Indien; un cinéaste
clarinettiste; une serveuse de bar chantant, à voix très basse, le
soleil noir de sa malédiction ; un tycoon ; un « Blanc ethnique » à
New Orleans ; un journaliste de Louisiane prédisant un Déluge
imminent ; un fou de Dieu évangéliste ; un responsable de l’Eglise
mormone illuminé et sévère – premiers rôles de la prodigieuse
comédie humaine qu’est aussi cette Amérique, personnages hauts en
couleur de ce grand spectacle permanent qu’elle a toujours offert
et qui semble, moins que jamais, décidé à faire relâche.
Et, un autre encore, rien ; une sensation ; une
impression ; la vision, telle une torchère flottant dans un ciel
rose, de la pointe du premier gratte-ciel de Seattle; les fantômes
amicaux de Savannah; la sensualité rêveuse d’une jeune fille à San
Diego ; la lumière neuve, sans limites, de la route de Los Angeles
; une conversation dans un bordel de campagne, aux abords de la
Vallée de la Mort ; l’ombre d’un chercheur d’or; celle, impalpable,
presque introuvable, mais d’autant plus passionnément traquée, de
Fitzgerald ou d'Hemingway ; un air de jazz à New Orleans ; un orage
en Floride ; la bonne et joyeuse présence d’un compagnon de
toujours, mué en preneur d’images ; les pleurs d’enfant d’un prêtre
de Birmingham se souvenant des luttes pour les droits civiques ; le
tumulte d’un chant montant à l’assaut des voûtes d’une autre
église, à Memphis ; une phrase laissée en suspens ; un signe
indéchiffré ; tous ces riens miraculeux ou malicieux, parfois ces
moments de bonheur, que j’ai juste tenté de capter avec des mots et
qui font l’autre prix de ce voyage.
Est-ce la route qui fait le trafic ou le trafic
qui fait la route demande, dans Ulysses, Leopold Bloom à Dedalus. C'est la route
qui a fait le livre. C'est l’ode qui a fait la méthode qui a,
elle-même, inspiré ce work in progress d’un impossible portrait de
l’Amérique. Allons.