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Un Clinton noir ?
« Bernard-Henri Lévy, répète-t-il en se moquant
parce que j’ai dû, en me présentant, détacher trop les syllabes...
Avec un nom pareil, vous auriez fait un malheur à la Convention. »
Et moi, du tac au tac, dans la salle à manger d’hôtel où nous
l’attendons, à quelques-uns, depuis une heure : « et Barack Obama,
donc! avec un nom comme ça, et avec le tabac que vous avez fait,
vous, hier soir, on devient Président des Etats-Unis en cinq
minutes. » Il rit. Esquisse un faux pas de danse devant les autres
convives éberlués. Me donne une bourrade, s’éloigne comme s’il
prenait son élan pour mieux ajuster un coup de poing, me fait une
accolade, rit encore, et répète comme une comptine : « Barack
Obama, Bernard-Henri Lévy ; Barack Obama... »
Voilà l’homme qui a incendié, hier, l’amphithéâtre
du Fleet Center. Voilà l’auteur du seul authentique événement d’une
soirée dont les attractions furent, avant lui, la First Lady de
l'Iowa ; le maire de Trenton ; le sénateur du Sud Dakota, Tom
Daschle; ou les chapeaux haut de forme à bannière étoilée, lapins,
gratte-ciel, World Trade Centers en pain de sucre, des délégués de
l’Arizona, de l’Oklahoma ou du Nevada. Il n’a pas dit grand-chose,
d’accord. Et il y avait dans son insistance à se réclamer des Pères
fondateurs, à dire et répéter que l’Amérique est « un pays
religieux » et qu’il est lui-même « un tempérament religieux », il
y avait dans la foi avec laquelle il s’est exclamé : « oubliez
l’Amérique noire, l’Amérique blanche et l’Amérique hispanique :
n’existent que les Etats-Unis d’Amérique », il y avait dans sa
façon de dire que le problème n’est pas « un autre Président pour
une autre politique » mais « un nouveau Président pour la même
politique que l’ancien n’a plus assez de crédit pour mener », il y
avait, dans tout cela, quelque chose de désespérément consensuel
pour un Français habitué aux grandes querelles. Mais enfin... Son
aisance... Sa gouaille de Clinton noir... Sa beauté de mauvais
garçon passé par Harvard... Sa mère blanche née à Kansas City, son
père black né au Kenya... Ce double métissage, autrement dit... Ce
métissage au carré... Ce désaveu vivant de toutes les identités – y
compris, et c’est le plus nouveau, cette identité afro-américaine,
sudiste, qui fonctionne comme une prison pour tant de Noirs... Son
adversaire, dans l’Illinois, ne vient-il pas de lui reprocher de
n’être « pas assez noir » ? Qui est ce nègre blanc qui n’est même
pas le descendant d’un esclave de La Nouvelle-Orléans? Son
éloquence... Cette parole qui, comme toutes les paroles dites
depuis deux jours, a été calibrée à l’intonation près, mais dont il
donnait le sentiment, lui, d’improviser le moindre soupir... La
salle a vibré. Elle a senti, dès qu’il a surgi, que quelque chose
d’important se produisait. Et le premier à le sentir fut
d’ailleurs, comme il se doit, celui dont il ravissait le rôle : le
Révérend Al Sharpton ; l’éternel candidat noir à toutes les
investitures ; l’homme de la National Urban League, l’autre matin,
à Dearborne, face à Bush; le provocateur patenté; l’homme de toutes
les insolences; l’auteur, aussi, du seul discours hors normes de
toute la Convention; le seul à avoir osé quitter les rails des «
speech writers » du Parti pour citer Ray Charles et hurler, poing
levé, que les sans-logis de Louisiane et de Virginie attendaient
toujours les vingt hectares promis, il y a un siècle et demi, aux
esclaves affranchis ; sauf que là, soudain, rien ne va plus ; ses
colères tombent à plat; ses anathèmes sonnent faux; Obama est
passé, et c’est comme si la grâce avait quitté la vieille star
désavouée.
Barack Obama... Il faudra se souvenir de ce nom.
Il faudra ne pas oublier cette image de lui, quand, à 23 heures
précises, il a bondi sur la scène de son pas légèrement dansant,
s’est projeté sous les sunlights et a offert à l’assistance médusée
son étrange visage de « Brown American ». Et il ne faudra pas
oublier non plus cette image de lui, aujourd’hui : très gai,
facétieux, et puis, soudain, las, un peu lent, drogué par son
succès de la nuit, presque ennuyeux quand il entreprend de
m’expliquer, voix traînante, s’inventant un bégaiement comme s’il
voulait traîner encore davantage, la fragilité de tout ceci; il ne
faudra pas oublier ce moment de suspens et presque d’incertitude où
il me dit qu’il ne faut pas rêver, pas aller plus vite que la
musique, l’Amérique est le pays des météores, « next month,
somebody else will be the story », encore un mois et c’est
quelqu’un d’autre qui fera l’événement, rappelez-vous le
représentant du Tennessee, Harold E. Ford Jr, 30 ans, noir aussi, à
qui l’on avait, en 2000, pareillement demandé un discours – quatre
ans après, qui s’en souvient ? Je regarde Obama. J’observe ses
gestes de voyou magnifique mâtiné de King of America. Je repense à
cet article où j’ai lu que Barack, en swahili, veut dire « béni ».
Et je sens que quelque chose, quoi qu’il en dise, se joue dans cet
écart assumé par rapport à toutes les communautés. Le premier Noir
à avoir compris qu’il ne fallait plus jouer sur la culpabilité mais
sur la séduction? Le premier à vouloir être, au lieu du reproche de
l’Amérique, sa promesse ? Le passage du Black en guerre au Black
qui rassure et rassemble ? Un futur Président métis ? Un ticket, un
jour, avec Hillary ? Ou le commencement de la fin des religions
identitaires ?
Hillary et la tache
Savait-elle? Tolérait-elle? A-t-elle, maintenant,
pardonné ? Est-elle vraie, cette histoire de divan où il raconte,
dans ses Mémoires, qu’elle l’a consigné
avant de passer l’éponge ? Est-ce possible que l’on fonctionne
ainsi, chez les Clinton, comme chez n’importe quel couple de
petits-bourgeois ? Degré de complicité, dans ce cas? Parts
respectives de la solidarité et de la rancune ? Comment vit-on
quand le pays, la planète, sont entrés dans votre chambre à coucher
pour vous épier? Et la Maison-Blanche? Quid, dans ce contexte, du
désir qui lui est prêté d’entrer un jour à la Maison-Blanche ?
L'Affaire y a-t-elle sa part ? Comment, plus exactement,
pourrait-elle ne pas l'avoir ? Comment une femme bafouée
pourrait-elle, sans y penser au moins un peu, envisager d’entrer,
de travailler, de venir et revenir, tous les matins et les soirs de
la vie, dans le lieu de son humiliation? Pourquoi, dans ce cas, le
fait-elle? Pourquoi envisage-t-elle de s’asseoir, à son tour, sur
le fauteuil de l’infamie? Pour l’amour du bien public, soit. For
the sake of America, ok. Parce qu’elle est une femme moderne et
qu’une femme moderne a sa carrière personnelle, très bien. Mais
après? Qui jurera que, dans sa tête, la nuit, ne tournent pas
d’autres raisons? Ira-t-elle pour se venger ou le venger ? Pour
occuper le terrain, signer sa victoire, montrer, et au monde, et à
lui, ce que peut être une Présidence Clinton sans tache ? Ou
ira-t-elle, au contraire, pour l’aider, effacer définitivement la
souillure et permettre que l’on tourne la page ? Et serait-elle,
alors, comme ces héroïnes de films noirs dont le mari a commis un
crime et qui, après avoir caché le cadavre, retournent sur les
lieux pour faire disparaître les indices ?
Voilà à quoi je pense pendant que parle le
sénateur Hillary Rodham Clinton, très droite, très belle, dans ce
restaurant branché de Boston où nous a conviés Tina Brown.
Voilà à quoi pensent, forcément, de cette façon ou
d’une autre, les Michael Moore, les Carolyn Kennedy, le vieux
sénateur McGovern, tous les autres invités qui s’appliquent à
l’interroger sur le terrorisme, l’Irak, les failles du système de
santé, les déficits.
Car on a beau dire. On a beau faire comme si
Hillary était un personnage à part entière, qui ne doit rien à son
retraité de mari. On a beau répéter qu’elle a été élue, seule,
sénateur de l’Etat de New York et qu’il en ira de même si, un jour,
elle est candidate à la magistrature suprême. L'équation est si
singulière, le raz de marée moral a été si dévastateur, les traces,
surtout, qu’il a laissées sont si vivaces, qu’on ne peut pas, quand
on l’écoute, ne pas avoir une oreille pour ce qu’elle dit et une
seconde, voire une troisième, pour l’autre texte, encore muet –
celui de l’extravagante, abracadabrante et inédite situation où
elle se trouve.
Car bientôt, oui, elle se déclarera.
Elle dira, ou non, qu’elle est candidate.
Et, la Maison-Blanche n’étant pas l’Etat de New
York, je prétends que ces questions prendront, ce jour-là, une
importance plus grande encore – je prétends qu’il n’y aura pas de
question politique plus sérieuse, soudain, que de savoir : primo,
ce que le sénateur a dans la tête en projetant d’entrer, à son
tour, dans ce bureau associé aux frasques de son mari; secundo, ce
qu’électeurs et électrices auront eux-mêmes à l’esprit en voyant
rebondir ainsi le vaudeville le plus fou de l’histoire
contemporaine.
J’imagine les femmes bafouées d’Amérique se
sentant vengées par cette femme admirable et digne, si droite sous
les crachats, si pudique, si intègre, Tocqueville aurait dit si «
chaste » et aurait vu dans cette « chasteté » (Livre II, Troisième
Partie, Chapitre XI) l’apanage d’un « état social démocratique » –
j’imagine tout le politiquement correct américain se rangeant
derrière cette sainte qui a épousé un voyou, qui a souffert mille
morts et qui lui fait le cadeau, pourtant, de laver l’honneur
familial : jamais n’aura semblé si vrai le mot fameux, et si bête,
sur la femme avenir de l’homme...
J’imagine les Républicaines les plus militantes
hurlant que non! le contraire! aucune moralité! aucun respect de
rien! ces Clinton n’ont-ils donc aucun principe? cette femme
manque-t-elle à ce point de classe et de fierté ? moi, si mon mari
me trompait, et, de surcroît, avec une pouffiasse, j’exigerais de
déménager! le lieu où la chose s’est passée serait irrévocablement
maudit ! alors la Maison-Blanche, vous pensez! J’imagine, oui, le
chœur des Erinyes criant qu’il y aurait là, dans la situation même,
un outrage aux bonnes mœurs et à la raison : voulez-vous d’une
Présidente qui, au lieu d’avoir la tête aux affaires, ne serait
obsédée, du soir au matin, que par ce qui s’est passé là, non, ici,
sous ce bureau, sur ce coin de moquette – vertige des signes et
mémoire des lieux, mauvais venin de la jalousie, est-ce ainsi qu’on
conduit un Etat ?
Et puis j’essaie d’imaginer, enfin, la réaction du
gros de l’opinion à cette perspective en effet insolite d’une
Présidente Clinton succédant à un Président Clinton dans ce bureau
oral, pardon ovale, qui n’est pas un bureau tout à fait normal dans
l’histoire de l’Amérique : ah ! si seulement l’Amérique était la
France! pas de bureau ovale, en France! pas de symbolique du bureau
! les Présidents changent et ils changent, s’ils le veulent, de
bureau! alors qu’en Amérique, non ! pas de fait du prince ni de
caprice ! l’Amérique étant une vraie démocratie, c’est le lieu qui
l’emporte, une fois pour toutes, sur le tenant lieu ! dans les «
bibliothèques » que bâtissent les anciens Présidents et qui sont
censées témoigner, après eux, de l’excellence de leur gestion, le
bureau ovale n’occupe-t-il pas, chaque fois, la place de roi ?
comment, alors, dans les journaux, les télévisions, l’esprit des
gens en général, y aurait-il place, ce jour-là, pour autre chose
que pour la scène folle, inimaginable, et, en même temps,
passionnante, de la vertueuse Hillary revenant pour la première
fois sur les lieux du vice de son mari ?
L'Amérique étant ce qu’elle est, c’est-à-dire un
pays où Hollywood a définitivement pris le pas sur Hegel et où, par
conséquent, le « tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui
est rationnel est réel » du maître d’Iéna a cédé la place au « tout
ce qui est réel doit être spectacle, tout ce qui est spectacle
doit, d’une manière ou d’une autre, apprendre à devenir réel » des
producteurs de reality shows, les Etats-Unis étant, si l’on
préfère, un pays où l’on ne résiste jamais, non pas, comme en
France, à un bon mot, mais à la joie d’une bonne image, je prends
le pari que, rien que pour cette raison et cet instant, rien que
pour le plaisir de voir la scène tournée ou, en tout cas,
enregistrée par les opérateurs du grand spectacle médiatique qui
est la version nouvelle de l’Histoire universelle, on verra Hillary
Rodham Clinton entrer un jour à la Maison-Blanche.
La place des fanatiques
Je connaissais Witness, le film de Peter Weir, avec Harrison
Ford.
Je savais que c’était une secte étrange, vaguement
anabaptiste, vivant dans le dépouillement, au rythme de la nature
et des moissons.
Alors voilà. De retour à Des Moines, et en
attendant de reprendre ma route en direction de la côte
californienne, je me mets en quête de ces fameux « Amish », les «
plain people », les « hommes simples », dont nul ne sait me dire
avec précision où je les trouverai.
Commencer par Pella, ce « village historique »,
garanti 100 % faux et ouvert de 9 heures à 18 heures : « non, nous
ne sommes pas Amish, me dit, un peu vexé, le responsable de la
vingtaine de maisonnettes du XVIIIe
rebâties à l’identique, du Vermeer Mill certifié conforme à un
moulin hollandais de 1850 et du bureau du père fondateur, plus
ancien encore, où l’on a poussé le souci de la reconstitution
jusqu’à poser une canne contre la table à l’endroit exact où il la
posait ; nous ne sommes pas Amish, on vous a mal orientés...
»
Continuer avec les Amana et leurs sept villages
fondés, à l’est de Des Moines, au milieu du XIXe siècle, par une secte de « True Inspirationists »
allemands persécutés par les luthériens classiques : « nous ne
sommes pas Amish, me répète Meg Merckens, l’actrice qui, tous les
après-midi, en robe bleue et coiffe blanche, joue Home in Iowa, un long monologue contant les
histoires du bon vieux temps des Amana; les gens font souvent la
confusion, mais nous n’avons, malgré la proximité des noms, rien à
voir avec les Amish que vous trouverez plus loin, à soixante
kilomètres, à Kalona. »
Pousser donc jusqu’à Kalona, autre village
Potemkine, vide à nouveau, avec sa poste d’époque, son saloon, son
magasin général, toujours le même trompe-l’œil, encore le même
décor : sauf que le décor, cette fois, n’est pas juste un décor et
qu’il y a bien, dans les fermes avoisinantes, cachés aux regards,
coupés du monde, des hommes et des femmes vivant selon l’ancestrale
loi des Amish.
Amish, ces paysans que je vois, de loin,
travaillant avec des charrues d’il y a cinq cents ans.
Amish, ces routes à dessein non goudronnées où les
carrioles – car les Amish ne roulent qu’en carriole – soulèvent,
devant ma voiture, d’aveuglants nuages de poussière.
Amish, ces hommes en pantalon marron et larges
bretelles qui semblent sortis d’un tableau de Le Nain – et Amish
ces femmes en robe de bure et coiffe blanche qui ne se coupent
jamais les cheveux.
Amish, le refus de l’électricité, sinon pour les
grands malades.
Amish, le refus des études secondaires et, en
fait, des études en général – tout, pour les « plain people », est
dans la Bible; l’existence doit pouvoir être, d’un bout à l’autre,
rythmée par la lecture de la Bible.
Amish, ces autres paysans, retour des champs, qui
fuient devant ma caméra : Dieu a dit tu ne feras ni idoles ni
images ; à plus forte raison, n’est-ce pas, des images du visage et
du regard ?
Amish, enfin, le Community County Store où l’on
vend des pains Amish, des sucres d’orge Amish, des canettes Amish
(inoxydables), des emballages Amish (artisanaux).
« Vous vous servez d’une machine à calculer,
dis-je à la vieille Amish bossue qui tient la caisse ?
— Oui, lâche-t-elle d’une voix étonnamment vive et
flûtée; car elle est à piles, elle n’a pas besoin d’électricité.
»
Et quand j’essaie d’en savoir plus long sur la
difficulté d’être Amish dans l’Amérique contemporaine, quand
j’entreprends de l’interroger sur l’espèce de citoyen qu’on est
lorsqu’on est Amish, si on vote et pour qui, si on lit les journaux
et lesquels, comment on a vécu l’attaque du 11 septembre, si on se
sent concerné, et comment, par la menace terroriste, une brève
conversation s’engage, trop vite interrompue, hélas, par son neveu
qui, lui, se méfie : non, les Amish ne votent pas ; oui, les Amish
sont mauvais patriotes et mauvais citoyens; un Amish ne sert ni
dans la fonction publique ni dans l’armée; être Amish c’est se
foutre du 11 septembre, d’Al Qaïda, de la sécurité des Américains
et du reste.
La vieille dame, d’ailleurs, ne dit pas « les
Américains » mais « les Anglais ».
Pour les Amish, les Etats-Unis ne sont pas un pays
mais une abstraction, une fiction.
Qui sont les Amish, alors ? Qui sont ces hommes et
ces femmes qui vivent en autarcie économique, l’œil fixé sur
l’éternité ?
Une contre-société ? Une anti-Amérique en Amérique
? Le cas, unique en Occident, d’une communauté a-communautaire,
appliquant le précepte biblique de camper à part, séparée ? Des
Chouans non exterminés? Des sécessionnistes définitifs? Je me
souviens comment, dans les années 60, l’on disait des hippies
qu’ils s’étaient modelés sur les Indiens : peut-être pas, au fond ;
peut-être le modèle était-il les Amish...
A moins qu’il ne faille prendre la chose encore
autrement. A moins qu’il ne faille mettre l’entêtement des « Hommes
Simples » en regard de cette philosophie politique, disons «
exceptionnaliste », dont je sais qu’elle n’est pas moins présente,
dans les têtes américaines, qu’à l’époque de Tocqueville. Un
supplément au pacte social. Une pièce additionnelle au contrat.
Cette clause de plus, cet article de trop, que n’avaient pas prévus
les Pères fondateurs mais qui entrent dans leur intention : le
premier logicien venu sait que telle est la condition pour qu’un
Tout ne soit pas saturé et qu’une société, ayant du jeu, réalise
mieux son concept et ses desseins.
Ou bien l’inverse, encore. Les témoins, non de
Dieu, mais de l’Amérique. Ses vrais et ses derniers pionniers. Les
seuls à n’avoir pas cédé et à ne pas résumer leur religion au « in
God we trust » des billets de banque. Les sourciers de la pureté
perdue. Les héritiers du Mayflower. Les
témoins muets, mais vraiment muets, car, contrairement aux Indiens,
ou aux Noirs, eux ne disent rien, ne réclament rien et n’ont aucun
grief vis-à-vis de quiconque, les témoins muets, donc, des valeurs
qui furent celles de l’Amérique mais auxquelles celle-ci tourne le
dos depuis qu’elle s’est vendue à la religion de la
marchandise.
Non plus l’anti-Amérique, mais l’hyper-Amérique.
Son conservatoire. Son Reste au sens de la Bible. Sa mauvaise
conscience vivante mais, encore une fois, silencieuse. Vous avez
trahi l’idéal des Pères fondateurs ? Tourné le dos à vos principes
? L'Amérique est un pays raté ? Une utopie non réalisée ? Eh bien
voilà. Nous sommes là. Juste là. Nous ne vous reprochons rien. Mais
nous sommes les Amish. La vérité profonde, enfouie, oubliée,
déniée, mais vivante en nous, de l’Amérique.
Mystère – et grandeur – d’un pays qui tolère cela.
J’imagine les Amish en France. J’imagine ces deux cent mille hommes
et femmes, leur démographie positive, leur persévérance, leur
témoignage, leur irrédentisme définitif, dans mon vieux pays
jacobin, si sourcilleux sur les rites de sa propre religion
nationale.
Tocqueville à Minneapolis
C'est un centre commercial. Le plus grand des
Etats-Unis. Le deuxième au monde après celui d’Edmonton, au Canada.
C'est un bloc de cinq cents magasins, posé à l’entrée de la ville
et où j’ai vu, soit dit en passant, des battes de base-ball « made
in Honduras », des t-shirts « made in Peru », des nains de jardin
et des articles de plage « made in Bangladesh », des poupées « made
in Mexico » à l’effigie de Reagan, Kennedy et Clinton, toutes
sortes d’« Americanas » faits au Sri Lanka, en Egypte, en Jamaïque,
aux Philippines, au Chili, en Inde, en Corée, en Indonésie, mais
aucun produit, ou quasiment aucun, « made in America ». C'est un
temple de la consommation new age. C'est une église – une autre! –
à la gloire du capitalisme triomphant et de l’être-pour-le-commerce
du néo-Américain. Sauf – et c’est là que les choses deviennent
intéressantes ! – que c’est un lieu qui se veut aussi de
convivialité et de vie. C'est, m’expliquent John Wheeler et Anna
Lewicki, respectivement vice-président et chargée des relations
publiques de ce Mall of America, le lieu de Minneapolis, et presque
du Minnesota, où les humains esseulés, désocialisés, drogués à
internet et aux prestiges du virtuel, viennent tâter du réel et se
refaire une piqûre de communauté. On y trouve des crèches. Des
restaurants. Des salles de cinéma projetant le meilleur de
Hollywood. Une banque où l’on dépose son argent avant de le
dépenser. Des lieux de culte. Un parc d’attractions, Camp Snoopy,
avec des dinosaures en Lego, des bacs à sable, des rocades
artificielles et une fausse odeur de piscine censée ravir le cortex
des enfants sans danger de tomber dans le bassin. Une école de
commerce, la National American University, pour les adolescents
travailleurs. Des espaces verts. Une clinique. Une bibliothèque qui
ressemble à un Lunapark. Une entreprise de pompes funèbres. A quoi
les concepteurs du Mall n’ont-ils pas pensé ? Quelle est la
circonstance de l’existence qui ne trouve un cadre possible dans
cette bulle, ce Metropolis rose, cette Megachurch de la
marchandise, où l’on pourrait, en droit, passer sa vie ?
On y vient le matin, avant l’ouverture, pour le
plaisir. Le midi, au lieu de déjeuner, pour marcher. Il y a des «
Mall walkers », des marcheurs du Mall, deux cents par jour environ,
qui viennent là, sans acheter, juste pour jogguer, parce que c’est
gratuit, qu’il y fait bon, jamais trop chaud, jamais trop froid, et
que, surtout, c’est safe, sans danger, surveillé vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, on a même fini par y interdire, les
vendredi et samedi soir, après six heures, les mineurs non
accompagnés car le bruit avait couru que des bandes d’enfants
sauvages se préparaient, tels des loups, à y semer la terreur. De
là, les patrouilles de « Mighty Moms » et de « Dedicated Dads », de
« sacrées mamans » et de « dévoués papas », volontaires pour, les
week-ends, surveiller et chaperonner les enfants méchants. De là
qu’il faille attendre le jour de ses 15 ans pour avoir le privilège
d’accéder au saint des saints et d’être, vraiment, « de Mall ».
L'idéal est de les fêter là ses 18 ans. Il y a toute une
population, dans les villes jumelles de Minneapolis et Saint Paul,
dont le rêve est, pour les grandes occasions de la vie, d’être ici,
dans ces longs boyaux sans fenêtres, sans air pur, pleins de chiens
espions, truffés de caméras de surveillance, bruyants, étouffants.
On y vient pour draguer. Flirter. Se remonter le moral quand ça ne
va pas. Passer le temps. S'offrir une lune de miel festive. Se
marier. Très important, oui, le mariage. Il y a un endroit, au
dernier étage, où une femme toute ronde, au débit de mitraillette,
vous offre le choix, dans sa chapelle minuscule mais attenante à un
magasin de robes et accessoires de mariée, entre un « wedding
Premiere » (cérémonie d’une heure, musique, champagne, consultation
prénuptiale, le tout pour 669 dollars les lundi et mardi, 699 les
autres jours, 799 le samedi), un « Petite Plus wedding » (une
demi-heure ; cinquante invités au lieu de soixante-dix; 569, 599,
699 dollars), un « Petite wedding » (trente invités ; 469, 499, 599
dollars) un « Dream wedding » (vingt minutes ; deux invités ; 269,
299, 399 dollars) ou un « Dream Plus wedding » (même chose, mais
douze invités et prix qui, du coup, remontent à 369, 399 et 499
dollars).
C'est une aventure, le Mall ! Une grande aventure
urbaine, moderne, totale! C'est, si j’en juge par l’affluence aux
abords de la boutique de souvenirs où l’on vend des tasses, des
verres, des chopes de bière, des t-shirts et autres fanfreluches
marqués aux armes et couleurs du Mall lui-même, une expérience en
soi et, pour ceux qui la découvrent, un moment exceptionnel! Ce
qu’elle dit, cette expérience? Ce que nous raconte de la
civilisation américaine ce tombeau de la marchandise, cette
accumulation pyramidale de faux biens et de non-désirs dans un
décor de fin du monde? Effet, sur les humains américains
d’aujourd’hui, de cet espace confiné, de cette serre, où semble ne
subsister qu’un ersatz de vie? On songe au visage grégaire, presque
animalisé, dont Kojève disait qu’il serait celui de l’humanité au
temps, selon lui imminent, de la venue de la fin de l’Histoire. On
songe à ce pouvoir « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux
» annoncé par Tocqueville et dont le trait dominant devait être un
état de « perpétuelle enfance » où le maître serait « parfaitement
content que les gens puissent se réjouir pourvu qu’ils ne pensent
qu’à se réjouir ». Et l’on est, dans les deux cas, saisi d’une
épouvante obscure. Comme si l’on découvrait, soudain, le vrai
visage de Big Brother : enveloppant et séduisant, pur amour – et
d’autant plus menaçant, dangereux.
Qui a tué Ernest Hemingway ?
Cent cinquante kilomètres plus au sud. A
Rochester, Minnesota, cette ville ingrate, infestée de moustiques
l’été et, j’imagine, glacée l’hiver, équidistante de Boston et de
Los Angeles et, donc, centrale pour le voyageur « coast to coast »,
c’est à Ernest Hemingway que je pense tout de suite. N’est-ce pas
ici, juste au-dessus de la ville, qu’en 1959, en pleine dépression
maniaque, il manque se jeter de son avion-taxi ? Et n’est-ce pas à
Mayo même, dans cette clinique de pointe qui est le but de ma
visite, qu’il est admis le 30 novembre 1960 puis, à nouveau, en mai
1961 : officiellement pour diabète sucré et hypertension, en
réalité pour y subir, sous le nom d’emprunt de George Saviers, dans
le service dit des « suicide watch », des malades suicidaires et à
surveiller de près, la double série d’électrochocs dont nombre
d’hemingwayens croient, aujourd’hui encore, qu’elle a précipité sa
perte? La clinique, je m’en aperçois vite, a le choix entre deux
mémoires. Cette mémoire littéraire qu’elle ne semble pas
particulièrement chérir : pas de trace du docteur Howard Rome qui
fut à l’origine de la double décision, d’abord de traiter
psychiatriquement, puis de laisser sortir, l’auteur de Paris est une fête ; pas de portrait de lui dans le
Plummer Building où sont les photos de tous les médecins qui ont
marqué l’établissement; pas de photo non plus du suicidé de
Ketchum, Idaho ; pas de document de tout cela quand tout,
d’habitude, fait document; embarras quand j’évoque le sujet; grands
yeux incrédules de Jessica, l’attachée de presse de la clinique,
quand je lui cite le mot de Martha Gelhorn, l’une de ses ex-femmes,
murmurant, après la mort de « Papa », que « la clinique Mayo a fait
des erreurs terribles » et que la première de ces erreurs fut de
laisser filtrer l’identité réelle du faux George Saviers; stupeur,
apparemment non feinte, quand j’évoque les soupçons récurrents,
chez les hemingwayens les plus dévots, d’une possible connivence
entre le bon docteur Howard Rome et le FBI d’Edgar Hoover qui a
longtemps passé pour acharné, dans ces années, à la perte du vieux
Rouge, ancien de la guerre d’Espagne et ami de Fidel Castro ;
dossier inaccessible, de toute façon, finit-on par me répondre ;
vieille histoire ; affaire classée ; rideau. Et puis l’autre
légende, plus heureuse, de William Worrall Mayo, ce médecin
recruteur de la guerre de Sécession qui, seul d’abord, puis avec
William James et Charles Horace, ses fils, pose, il y a un siècle
et demi, la première pierre d’une clinique qui reste, jusqu’à
aujourd’hui, pour toutes les cliniques du pays, un modèle de
technicité, de transversalité en même temps que d’humanité dans la
relation avec les malades : traitement de pointe pour certains
cancers du poumon; nouveau médicament, le Donepezil, pour certains
cas de maladie d’Alzheimer ; systèmes de check-up sophistiqués, «
benchmarqués », mathématisés, qui attirent une clientèle venue du
monde entier et séjournant dans les suites du Kahler Grand Hotel,
relié à la clinique, comme les autres hôtels de la ville, par un
système de galeries aériennes et de souterrains qui font de tout
Rochester un gigantesque complexe hospitalier; constitution, avec
IBM, d’une banque de données génomique riche de six millions de
noms ; archives de la maladie ; cellules souches ; recherche sur
les cellules souches ; bien sûr que Bush est contre; bien sûr
qu’elles sont au cœur, ces cellules souches, de la campagne
électorale et qu’il y a bataille autour de l’allocation ou non de
fonds fédéraux à une recherche dont Ron Reagan semblait dire,
l’autre soir, à Boston, qu’elle aurait pu sauver son père ; mais
Mayo est une clinique privée; Mayo est une institution académique,
donc privée, qui met un point d’honneur à ne compter que sur
elle-même et à ne pas demander un sou au pouvoir fédéral ou
régional; Mayo est un lieu exemplaire; Mayo est une clinique
éthique ; Mayo est un établissement où les médecins sont payés
comme dans un kibboutz et où la volonté de guérir n’a égal que le
désir de savoir; et non, par conséquent, on n’a pas attendu, à
Mayo, l’issue de la bataille politique pour se porter en première
ligne de cette recherche sur les cellules souches... Bon. Vu l’état
de délabrement du système de santé américain, vu tout ce que
j’entends, depuis que je suis ici, sur les médecins paralysés par
la peur des procès ou sur les cliniques qui dégraissent faute de
profits suffisants, vu, ce matin, l’article du Spokesman Review racontant comment le Sacred Heart
Medical Center de Spokane vient de licencier 174 personnes, dont
nombre de ses infirmières les plus qualifiées, parce qu’il n’était
pas sûr d’atteindre les 3 % de croissance des résultats promis par
le management aux actionnaires, vu qu’il y a là l’un des problèmes
majeurs du pays, l’une de ses plaies ouvertes et ouvertement
purulentes, vu que la réforme de la santé publique est l’un des
défis les plus redoutables qu’il devra relever dans les prochaines
années, je choisis, légende pour légende, d’oublier
exceptionnellement la légende littéraire et de m’intéresser à la
légende médicale. Vive Mayo. Vive ses toubibs consultants. Vive sa
philosophie de l’éternel salariat et ses buts si fièrement non
lucratifs. Vive sa culture de l’excellence et son culte de la
performance. Vive ses chercheurs de génie qui semblent le portrait
des savants tocquevilliens mettant la même « énergie sans pareil »
(Livre II, Première Partie, Chapitre X) à la « pratique des
sciences » que les savants d’une « nation aristocratique » à leur «
théorie ». Vive la douce folie de ces hommes des Lumières qui ont
déclaré la guerre à la maladie et qui, l’œil rivé sur leur
ordinateur, leur capital d’observations et de malades, leurs
protocoles chaque jour plus affinés, savent qu’ils sont les plus
forts, qu’ils ne laissent aucune chance à l’ennemi et que, pour
cela, ils gagneront. Puisse Mayo faire école. Puisse le modèle Mayo
l’emporter sur l’antimodèle dominant. Face à leur système de santé
en ruines, et où semblent se cumuler les vices, en principe
incompatibles, du néolibéralisme déchaîné et de l’irresponsabilité
des médecines assistées, puissent les Etats-Unis se donner les
moyens de créer deux, trois, dix nouveaux Mayo.
Danse avec un loup
Je suis, depuis Sioux Falls, entré dans le Sud
Dakota. La plaine. Les motards. Des bandes de « Hell’s Angels »
filant vers Rapid City avec leurs blousons, leurs cuissardes
lacées, leurs écussons de métal dans le dos, leurs bandanas dans
les cheveux, leurs lunettes d’aviateurs. Mitchell et son musée du
maïs. Chamberlain et sa St Joseph Indian School où l’on a longtemps
« rééduqué » les enfants indiens. La plaine encore. Le désert.
Nuages longs et nets. Descente, en fin de journée, après dix heures
de route, vers la réserve de Lower Brule. Végétation de ronces et
d’arbustes. Route mal carrossée. Guimbardes. Ecriteaux indiquant le
nombre d’accidents mortels survenus au virage. Bêtes étiques dans
des enclos de fortune. Troupeau de bisons dans le lointain.
Ivrognes écroulés sur le bas-côté. Petits lacs. Et puis Lower Brule
enfin. Lower Brule proprement dite. J’attendais un village. Mais
non. Maisons éparses. Roulottes fixes. Un côté campement militaire
ou camp de réfugiés qui fait plus Sud Soudan que Sud Dakota. Une
dernière mare, infestée de moustiques. Un pauvre casino, le Golden
Buffalo. Rien à voir avec les temples kitsch dont les tribus
indiennes ont, paraît-il, le monopole. Juste des machines à sous
crasseuses dans un décor de saloon. Juste une poignée de petits
Blancs alcoolisés et tristes qui errent entre les tables en serrant
bien fort leurs jetons. Et puis, quelques kilomètres plus loin, en
plein champ, après une sorte de check-point où le numéro
d’immatriculation de notre voiture a été visiblement annoncé, un
cercle balisé comme pour un rodéo, des tentes, des chaises de
plastique et des gradins de bois sous les tentes : c’est là que
doit avoir lieu le powwow, la danse sacrée, où l’on a, honneur
insigne, admis aujourd’hui deux groupes de Blancs – outre mon
équipe, le sénateur du Sud Dakota, Tom Daschle, accompagné de sa
famille.
Conversation avec John Yellowbird Steele, le
président de l’« agence tribale », petit homme bedonnant et
prospère, casquette et blouson de supporter d’équipe de base-ball,
ray-bans, à qui je demande pourquoi les Indiens d’Amérique ne
songent pas à un Mémorial sur le modèle de ce qu’ont fait les juifs
: « la mémoire est ici, me répond-il en se frappant la poitrine;
ici; au-dedans de nous; un Mémorial ne ferait que durcir les
choses, braquer et énerver les Blancs, alors qu’il est tellement
plus astucieux d’instrumentaliser la souffrance indienne, oui, j’ai
bien dit instrumentaliser, attendez le sénateur, vous verrez.
»
Réponse de Linda Vargas, travailleur social à
Lower Brule, taille de danseuse, sexy, joli chignon gris sous le
chapeau de cow-boy, très Bardot dans Viva
Maria, qui a écouté la fin de la conversation et explose : «
corruption ; trahison ; maudits soient ceux qui bradent, ainsi, le
malheur indien ; il y a une raison de refuser votre idée de
Mémorial mais elle n’a rien à voir avec ce que vous dit ce vendu ;
on fait un Mémorial pour signifier que la guerre est finie; or,
cette guerre n’est pas finie; regardez les expropriations qui
continuent, les traités rompus, le génocide qui se poursuit ; la
guerre n’est pas finie, et le Mémorial n’a pas lieu d’être. »
Remplissage, pendant ce temps, des gradins et des
rangées de chaises en plastique ; centaines de pauvres gens, venus
de toute la réserve, qui se mettent sagement en rond; enfants trop
maigres et chafouins; femmes prématurément vieillies; hommes en
jeans et blousons que seuls leurs cheveux tirés en catogan ainsi,
hélas, que leurs gueules cassées, dévastées par l’alcool et la
misère, distinguent du fermier américain moyen; il y a là le bureau
des affaires indiennes au grand complet, les employés de la Wells
Fargo et de l’usine de pop-corn, les gens des Services indiens de
santé et du casino, les chômeurs, les clodos ; il y a, à Lower
Brule, 1362 Indiens recensés, dont un bon tiers de nécessiteux ; à
vue de nez, tout le monde est là.
Et puis frémissement de la foule enfin : c’est le
sénateur Tom Daschle qui est arrivé, bien coiffé, propre sur lui,
pantalon beige un peu court, chemise à carreaux rouges sans veste,
sosie démocrate de George W. Bush, accompagné de sa femme, sa
fille, son fils – photos, autographes, légère imposition des mains
aux malades et aux paralytiques, embrassade avec Yellowbird,
baisers aux jeunes Indiennes en polo jaune, pas trop typées, qui
brandissent les pancartes « Tom Daschle, une voix forte pour le
pays indien », la mascarade peut commencer.
Je ne pense évidemment pas, quand je dis
mascarade, à la danse elle-même, très belle, très émouvante, avec
sa centaine de femmes couvertes de bijoux, ses guerriers au visage
peint et empreint de béatitude, ses sorciers nus et portant dans le
dos des grandes ailes d’ange, ses anciens en tête de cortège
frappant le sol en cadence avec leur lance, ses flûtes emplumées,
ses tambours, ses mélopées suaves et graves aux aigus montant
soudain très haut, « Je suis un Lakota, je souffre pour mon peuple
» – c’est le chant de Crazy Horse, me souffle mon voisin, ému aux
larmes, c’est aussi celui de Kills Enemy et de Burgess Red
Cloud...
Non. Je pense à la famille Daschle. Je pense à
l’image pitoyable de Linda, sa femme, pull noué sur les épaules
comme pour un week-end à Newport, très First Lady de province se
trémoussant à contre-rythme. Je pense à son dadais de fils, Nathan,
la tête ailleurs, raide, tapant mollement du pied, sans se donner
la peine de suivre la cadence. Je pense à Lindsay, sa fille, tout
sourire à mon cameraman, agitant gracieusement la main entre deux
Indiennes en transe. Et je pense à lui, Daschle, se poussant, pour
la photo, entre les danseurs de tête : ballet étrange, un peu
macabre, mais qui, sans lui, eût été beau, d’un guerrier lakota
brandissant le drapeau US et d’un autre, en uniforme de l’armée de
Custer, portant une bannière lakota – longs pas glissants,
génuflexions, cris modulés, puis tête rejetée vers le ciel en signe
d’extase ou de désespoir, et lui, Daschle, content de lui, oh ! si
manifestement content de son pauvre coup politique !
Comment ne pas songer, là, à ce qu’ont signifié
ces danses et que, peut-être, elles signifient encore ? Comment ne
pas se dire que ce sont les mêmes danses des spectres qui
suscitaient, il y a un siècle, chez les ancêtres de Daschle, une
terreur si vive qu’ils les interdisaient sous peine de mort?
Comment ne pas songer à Wounded Knee et à la fin de Sitting Bull ?
Comment ne pas avoir à l’esprit ces milliers d’Indiens massacrés
parce qu’ils s’adonnaient à ces danses que singent aujourd’hui Tom
Daschle et sa famille? Quand je dis mascarade, je pense aussi aux
Indiens qui consentent à cette singerie; je pense au Chef qui,
ensuite, debout aux côtés du sénateur, pérorera que le peuple
lakota a pris le drapeau des mains de Custer et que, maintenant, le
drapeau est à lui ; je pense à la distribution de soupe, par les
majorettes du sénateur, en t-shirt et casquette orange, à la fin de
la cérémonie.
Déception de Tocqueville lorsqu’il arrive à
Buffalo et que, au lieu de ces « sauvages sur la figure desquels la
nature aurait laissé la trace de quelques-unes de ces vertus
hautaines qu’enfante l’esprit de liberté », il rencontre des hommes
à la « petite stature », aux membres « grêles et un peu nerveux »,
à la « figure ignoble et méchante », marqués des « vices » et «
dépravations » conjoints de leur civilisation et de la nôtre.
Mélancolie de Chateaubriand, puis de Fenimore Cooper, face aux «
derniers des Mohicans » qu’ils décrivent en des termes à peine plus
flatteurs. Qu’auraient-ils dit, les uns et les autres, de cette
cérémonie sacrée qui, à Lower Brule, tourne à la distribution de
jeux et de pain ?
Rushmore comme un mythe
Trois faits dont je ne suis pas sûr que soient
conscients les innombrables touristes qui viennent, chaque année,
en pèlerinage au mont Rushmore et que, moi, en tout cas,
j’ignorais.
L'architecte d’abord. Ce fameux Gutzon de la Motte
Borglum à qui l’on doit la conception, puis l’essentiel de la
construction, des quatre figures de pierre qui sont, dans le monde
entier et, plus encore, depuis Hitchcock, le symbole de la
démocratie américaine. Je découvre à Wounded Knee, de la bouche
d’une vieille Indienne rencontrée au seuil du monument construit
sur l’emplacement du massacre de 1890, qu’il fut un membre éminent
du Ku Klux Klan; que son premier grand projet fut, en Géorgie, à
l’initiative du Klan, un mémorial confédéré à la gloire des trois
héros sudistes Robert E. Lee, Jefferson Davis et Stonewall Jackson;
et que ce n’est qu’après l’échec de ce premier projet, après sa
rupture donc avec les très douteuses United Daughters of
Confederacy, qu’il se rabattit sur Rushmore.
Le site ensuite. Ce site magnifique sans doute,
choisi pour la direction de sa lumière, la profondeur de sa roche
granitique et sa faible érosion à travers les âges, mais dont
l’autre caractéristique est d’être placé au cœur de ces Black Hills
qui sont un lieu saint pour les Indiens et, en particulier, pour la
nation lakota à qui il avait été garanti aux termes du Traité de
Fort Laramie. Il y avait d’autres options possibles. Les Rocheuses,
et même les Appalaches, ne manquaient pas de lieux superbes où le
disciple de Rodin eût pu donner corps à son rêve. Or il a choisi
celui-ci. Lui et ses commanditaires, à commencer par le patron de
la South Dakota Historical Society, Doane Robinson, n’ont rien
trouvé de mieux à faire que de ficher leur monument dans cette zone
éminemment disputée, au cœur de ce que la nation indienne a de plus
sacré. Etrange.
Et puis le nom enfin. Ce nom de mont Rushmore qui
semble aller de soi et dont j’ai toujours pensé, comme tout le
monde, qu’il était immémorial. Eh bien justement non. Rien de moins
immémorial que ce nom de mont Rushmore. Car voici le plus énorme,
que je vais découvrir, plus tard, en surfant sur les sites internet
consacrés au tourisme dans la région. C'est le nom de Charles E.
Rushmore, un avocat qui, en 1885, en pleine ruée vers l’or, au
moment où l’on cherchait tous les moyens militaires et légaux
d’exproprier les derniers Indiens, sillonnait les Black Hills pour
le compte de compagnies aurifères américaines. Comment s’appelle
cette belle et riche montagne ? aurait-il demandé à son guide. Pas
de nom, lui aurait répondu celui-ci. C'est une vieille montagne
indienne sans nom. Donnez-lui donc le vôtre et cet acte de
nomination vaudra expropriation.
S'ajoute à cela le caractère pathétique du
Mémorial de Wounded Knee, planté au milieu de nulle part, à
l’intersection des deux routes, là où se dressait jadis le village
du même nom et où j’ai rencontré ma vieille Indienne : un simple
bloc de ciment, tout rond, très sommaire, atmosphère de pénombre et
de chapelle ardente, où il n’y avait, le jour de mon passage, que
deux jeunes du voisinage venus acheter des calicots « Vote for
Russel Means ».
S'y ajoute l’impression de malaise que laisse, un
peu plus loin, sur la même route, l’autre Mémorial indien, le vrai,
dédié à Crazy Horse, et qui, dans l’esprit de ses promoteurs, dans
celui, en tout cas, de Chief Henry Standing Bear, le leader lakota
qui, en 1947, en passa commande au sculpteur polonais Korczak
Ziolkowski, était supposé faire pièce à Rushmore (Ziolkowski fut
lui-même assistant de Borglum, donc passé par le chantier Rushmore)
: monumental, certes, cet hommage à Crazy Horse; lyrique; soutenant
donc, en principe, la comparaison ; mais sous-financé ; inachevé;
le corps glorieux du héros indien, celui de son cheval ailé, encore
pris dans la pierre non taillée; et l’absurdité, enfin, du musée,
attenant à la statue équestre, et dont le clou, l’attraction la
plus courue, celle qui, cet après-midi, suscitait le seul
attroupement, est une vieille maquette de carton jauni, non pas du
monument lui-même, ni même de ce qu’il sera au jour de son
achèvement, mais de ce que l’on pensait, il y a vingt ans, qu’il
finirait par devenir lorsqu’il serait un jour achevé – nouvelle
variante dans le délire muséographique américain! autre version du
syndrome de l’assiette de fromage de John Kerry! et pathétique
aveu, surtout, de la virtualité définitive où, à l’inverse de
Rushmore, l’Amérique a installé son mémorial indien ! D’un côté un
monument fini, une cathédrale de pierre. De l’autre cette ébauche,
ce travail bâclé, ce haut-relief en souffrance dont tout le
dispositif ambiant est fait pour nous accoutumer à l’idée que la
souffrance, qui dure depuis vingt ans, pourrait durer jusqu’à la
fin des temps.
Le moins que l’on puisse dire est que tout cela
est bien gênant. Bien triste, bien gênant et, pour la mise en scène
de la mémoire américaine, finalement embarrassant. Pour en revenir
à Rushmore, une chose, au moins, est sûre. Ce temple de l’Idée, ce
quasi-sanctuaire où viennent en pèlerinage des millions
d’Américains croyant y trouver l’expression même de la destinée
manifeste de leur pays, ce symbole, dans le monde entier, de la
démocratie, ce bouquet d’icônes que sculpta, sur une terre volée
aux Indiens et baptisée par un chercheur d’or, un ancien du Ku Klux
Klan dont j’ai découvert, depuis, qu’il n’a, après sa rupture,
jamais complètement renoncé ni à son antisémitisme ni à ses idées
sur la suprématie de la race blanche, tout cela est un outrage en même temps qu’un mémorial. Les Américains le savent-ils ?
Sentent-ils, ne serait-ce qu’obscurément, que leurs Pères
fondateurs sont, ici, des pères profanateurs ? Et est-ce la raison
pour laquelle le mémorial qui avait, à l’origine, vocation à
s’étendre, à sculpter et honorer d’autres figures, à aller, par
exemple, jusqu’à l’autre Roosevelt ou jusqu’à Kennedy, en est,
finalement, resté là? Tout ce que je peux dire c’est que l’Idée
américaine est une idée trop sérieuse, trop belle et trop
indispensable, aussi, à l’économie symbolique du monde, pour être
laissée à la garde des fétichistes de Rushmore.
Un héros indien frappé par
l’antisémitisme
Question de cours : le statut de victime, ou de
porte-parole de victimes, donne-t-il tous les droits ?
Travaux pratiques : rencontre avec Russel Means,
l’activiste fameux, vétéran de Wounded Knee, ami de Marlon Brando,
avocat infatigable de la cause et du malheur indiens, icône, héros,
figure haute en couleur et légendaire, que je suis heureux et fier
de rencontrer.
Lieu de l’action : au cœur de la réserve de Pine
Ridge, au milieu d’un terrain vague entre Potatoe Creek et
Porcupine, une roulotte montée sur pilotis, à laquelle on accède
par un sentier d’herbes folles, puis de planches délabrées, qui
enjambent un ruisseau d’eaux usées – sa maison ? sa maison.
Décor : cuisine en désordre ; longue table autour
de laquelle nous prendrons place lorsque commencera l’interview;
livres par terre; gros fax d’il y a vingt ans ; aquarelles que je
prends d’abord pour des vitraux mais dont il m’expliquera qu’elles
sont de lui; photos des films où, comme jadis Chief Big Tree ou
Chief Thundercloud, il a tourné ; affiche « ne m’en veuillez pas,
je vote pour Russel Means »; tracts de la campagne en cours, pour
la présidence de l’agence tribale, contre le chef sortant, l’homme
du powwow d’hier, John Yellowbird Steele; tracts de soutien à
George W. Bush auquel je savais qu’il s’était, en effet,
rallié.
Première phrase, debout encore, sur le seuil de la
roulotte, très grand dans la lumière raide de plein midi, très
imposant, cheveux noirs et longs noués en queue de cheval jusqu’au
milieu du dos, short et maillot de corps bleu pétrole, baskets,
biceps puissants sous la peau nue, énergie, charisme, bagues à tous
les doigts, bracelets et colliers de corne – phrase, donc, de
bienvenue accompagnée d’un éclat de rire : « vous ici, monsieur
Lévy ? pas encore en Israël ? j’ai pourtant entendu à la radio que
Sharon avait demandé à tous les juifs de France d’émigrer à
Tel-Aviv ! – ah ! ah ! ah ! »
Et comme je sursaute, comme je lui signifie que je
n’ai pas fait toute cette route pour écouter ce genre de mauvaises
blagues et comme je lui signale aussi qu’il tombe mal, que je suis
un juif, non seulement universaliste, humaniste, etc., mais
solidaire de la cause indienne et venu l’interroger sur
l’opportunité de créer, au lieu de ces casinos qui ne veulent rien
dire et sont un venin à effet lent, un Yad Vashem de la douleur
indienne, cette réponse, terrible, dont chaque mot est pesé,
martelé, sur un ton de colère contenue : « je n’ai pas de leçon à
recevoir des sionistes; vous m’entendez, pas de leçon; quand j’ai
eu besoin d’eux, ils n’étaient pas là ; je suis allé les voir, je
suis allé chercher les juifs de Cleveland, et j’ai attendu, oh !
tellement attendu, et personne, vous m’entendez personne, n’a
répondu; alors pas de leçon, hein ! un peu de décence, pas de leçon
! quoi ? la secte Moon ? mais oui, monsieur, la secte Moon ; ce
n’est pas une rumeur, c’est la vérité; il est exact que j’ai fait
une tournée de conférences sous l’égide de la secte Moon ; ils
m’ont fait moins de mal que les catholiques; contrairement à vous,
les juifs, ils m’ont, eux, tendu la main ; quand on est dans notre
situation, monsieur Lévy, quand on a le monde entier contre nous,
on ne fait pas de détail, on prend ce qui vient... »
La suite de l’entretien restera baroque,
véhémente, parfois loufoque, mais, tout de même, plus maîtrisée.
Russel Means, à qui je raconterai l’épisode du powwow, me répondra
que « Tom Daschle est un serpent », le « pire être humain de toute
l’Amérique » et que c’est la raison pour laquelle il est « un
leader du parti démocrate ». Il m’expliquera que la « politique
indienne » telle qu’elle s’est formalisée dans le Indian
Reorganization Act de 1934, a réalisé le tour de force d’être le «
modèle secret d’Hitler » dans son traitement des « indésirables »,
la « photocopie », avec soixante ans d’avance, du Bantu Development
Act d’Afrique du Sud et, aujourd’hui, début du XXIe siècle, le dernier cas au monde de « pur et
simple communisme ». Il m’avertira, œil de feu, voix de stentor,
que « chaque officiel indien que je rencontrerai dans ce pays » est
un corrompu, un collabo, vous entendez, un collabo (il dit
exactement, en forçant sur l’accent français, « un Vichy »), un «
apple Indian, rouge dehors et blanc dedans ». Il évoquera, non sans
éloquence, ces Indiens, son peuple, qui sont assis sur « 40 % des
ressources naturelles du pays » mais restent « les plus pauvres
d’entre les pauvres », dotés de « l’espérance de vie » la plus
faible d’Amérique, « le peuple le plus abîmé, le plus détruit, de
toute la part occidentale de la planète ». J’aurai droit à un
développement cocasse, mais sincère, sur la nécessité de « jeter
l’homme blanc dehors », autrement dit de faire sécession, et, en
même temps, sans que la contradiction semble le moins du monde lui
apparaître, sur le fait que l’on pourrait, pour y attirer les
entreprises, profiter de ce que les réserves indiennes ont un
statut privilégié qui fait qu’elles « n’ont pas à se soucier de
salaire minimum », qu’elles n’ont pas le problème des « systèmes de
sécurité sociale et de santé » et, surtout, que l’on n’y connaît
guère les syndicats. Il me dira de belles choses sur les langues
indiennes oubliées, de moins en moins parlées et, pourtant,
magnifiques. Il me chantera la grandeur de cette culture qui, comme
celle des anciens Grecs, mettait et met encore l’héroïsme au poste
de commande : ne pas parler des Indiens au passé, tonnera-t-il; ne
pas tenir pour acquise la mort de leur monde et de leurs valeurs ;
ce fut la grande erreur de calcul des Blancs ; ils partaient, les
Blancs, du principe que la nature prendrait le relais et que cette
sale race d’Indiens allait s’éteindre doucement; eh non; c’est la
surprise; « nous sommes la communauté d’Amérique qui a le plus fort
taux de croissance; nous étions 250 000 il y a un siècle, nous
sommes plus de deux millions aujourd’hui; voilà notre réponse,
monsieur, à la politique génocidaire... » Rien, pourtant, ne me
fera oublier ses phrases terribles du début. Rien, aucune belle
parole ni émotion, n’effacera, à mes yeux, la brutalité fétide de
son accueil.
A qui la palme du martyre ? Qui dans le rôle
terrible du roi de la souffrance ? Et est-ce que les juifs, avec
leur Shoah, leur mémoire obsessionnelle, leurs lobbys, ne nous font
pas un tort irrémédiable ? C'est, en gros, ce qu’il m’a dit. Et
tant qu’il y aura des leaders indiens pour tenir, comme lui, ce
type de langage, tant qu’ils n’auront pas clairement rompu avec la
logique de la concurrence victimaire et de la guerre des mémoires
et des souffrances, tant que, par conséquent, ils céderont à un
antisémitisme qui a toujours trouvé dans cette guerre ses arguments
les plus faciles, il y aura comme une ombre sur la légitimité de la
cause qu’ils défendent.
Rencontre avec Jim Harrison
En voilà un que la réaction de Russel Means n’a
pas l’air de beaucoup surprendre.
La rencontre a lieu le lendemain, au Chathman’s
Livingstone Bar and Grill, à Livingstone, au cœur de ce Montana où
il s’est installé parce qu’il en avait assez de voir son Michigan
envahi par les Républicains et les gens de Bourse.
Dieu sait s’il les a aimés, les Indiens... Dieu
sait s’il les aime encore quand ils ont le visage de Louis Owens,
Ron Querry, Sherman Alexie, ses écrivains amis. Mais Russel
Means... Il ne connaît pas Russel Means. Mais il devine. Il sait
les ravages que fait la culture blanche quand elle va au bout de sa
logique de corruption des âmes et des cœurs. Il sait comme elle
peut transformer les meilleurs en clowns, pantins, fantômes
d’eux-mêmes. Un mémorial ? Bon, un mémorial. On peut même, si j’y
tiens, lancer un Comité international pour le Mémorial. Mais ce
n’est pas un mémorial qui rendra son âme à Crazy Horse et à ses
guerriers mystiques. Ce n’est pas un mémorial qui sauvera
l’héritage sublime de Sitting Bull et de Dava. Est-ce que j’ai lu,
au fait, le livre de James Welch sur la bataille de Little Big Horn
? Et est-ce que j’ai senti, puisque j’en arrive, l’atmosphère
étrange, électrique, encore magique, qui règne à Wounded Knee ?
Non, bien sûr, je n’ai rien senti. La cause est perdue, on ne sent
plus rien. Restent les écrivains, ces gardiens des morts – mais bye
bye les âmes vives, adieu la culture indienne.
Big Jim est triste. Il me regarde de son œil
unique, puis regarde la bouteille de côtes-du-rhône déjà vide que
son ami Chathman, selon un rituel sans parole mais bien réglé, lui
remplace illico, et il est triste. Il retrouve un peu d’éloquence
lorsqu’il me parle de sa maison, dans la montagne, où il entend le
chant de la nature. Ou quand il évoque le retour des loups dans le
Montana et le fait que jamais, vous m’entendez, jamais, l’on n’a
enregistré un cas de loup qui s’en soit pris à un humain. Ou quand
il dit son goût pour Faulkner qu’il préfère à Hemingway : c’est
agaçant, à la fin, cette façon qu’ont les journalistes pressés de
toujours le comparer à Hemingway alors que c’est Faulkner le vrai
frère, Faulkner le vrai écrivain – n’est-ce pas votre Tocqueville
qui dit que l’Amérique n’a pas de poètes? et n’est-ce pas la raison
pour laquelle on a si souvent tendance, chez vous, à sous-estimer
Faulkner? Il retrouve de l’enthousiasme, aussi, lorsqu’il parle de
la France qui lui a tant donné à l’époque où l’Amérique le traitait
comme un vaurien. Il s’échauffe quand il se met à faire l’éloge du
décalage horaire, cet état délicieux où l’on est, non seulement
entre deux espaces, mais entre deux temps, plus tôt ou plus tard,
crépuscule ou matin du monde – il faudrait un poème pour dire,
quand on est à Paris, Hôtel de Suède, ou chez l’ami Bourgois, ou
chez Michel Le Bris, la grâce de cet entre-deux ! Mais il suffit
que la conversation revienne vers l’Amérique, non seulement les
Indiens, mais l’Amérique en général, cette Amérique qui, dit-il,
n’a jamais été si pauvre, ni si vulgaire, ni si liberticide depuis
Nixon, il suffit que l’on revienne à ça pour que, sur sa trogne de
vieux flibustier, marbrée, à mesure qu’il boit, de plaques rouges
ou tirant sur le mauve, achève de s’imprimer un air de lassitude
accablée.
Bien, je lui dis. Mais l’Amérique de Nixon ce fut
aussi, n’est-ce pas, celle de la révolte des sixties. Est-ce qu’on
ne peut pas imaginer la même chose ? Est-ce qu’il ne sent pas, dans
les tréfonds de son pays, un sursaut de liberté de la même espèce ?
Et est-ce qu’il ne devrait pas mettre sa gloire, sa légende, au
service de... ?
Il me regarde, là, comme si je me fichais de lui.
M’intime, du geste, l’ordre de ne pas en dire davantage. Vide son
verre. Redemande une autre bouteille. Regarde le plafond de l’air
d’un aveugle qui voudrait se souvenir de la lumière. Puis part d’un
rire énorme, et complètement inattendu, qui fait se retourner, dans
l’autre pièce, les clients du restaurant.
Arrêtez avec la légende, il me dit. C'est ce qui
n’était pas supportable, justement, chez Hemingway. Et c’est ce qui
a fini par le tuer. Alors que moi... Je mourrai de quelque chose,
forcément... Peut-être de ça (il montre la nouvelle bouteille, déjà
bien entamée)... Ou d’autre chose (il regarde Anika, mon
assistante)... Mais sûrement pas de cette foutue légende qui m’est
complètement étrangère !
Et puis rien de comparable, il me dit aussi. Car
la situation, il insiste, est bien pire que sous Nixon. Il y a les
Républicains à droite, les politiquement corrects à gauche. Les
affamés des marchés financiers, d’un côté; les crétins qui, de
l’autre, veulent nous empêcher, mon pote Nicholson et moi, de
fumer, de boire et (nouveau regard à mon assistante) d’apprécier la
beauté du monde. Le problème, je vais vous dire, c’est Yale. Oui,
Yale. L'école de Bush et de Kerry. L'école aussi, notez-le, de mon
David Burkett III. Je savais bien qu’un jour Yale prendrait le
pouvoir. Eh bien voilà. On y est. Ce n’est plus le « grand
forestier » mais le « grand prédateur ». Et ce triomphe du grand
prédateur, cette victoire des goinfres, des avides, sur les hommes
de progrès, c’est la vraie vérité de l’Amérique. Savez-vous que
j’ai envoyé Hollywood se faire foutre le jour où j’ai estimé que le
système devenait fou et, en me payant trop cher, allait me
transformer, moi aussi, en un salaud insatiable et goulu ? Reste à
refuser, oui. Et à rire. Et à faire de la littérature. Et, comme
les Indiens, à sauver les morts. Et, puisqu’on en est aux Indiens,
reste à sauver, chacun, la part d’Indien qui est en soi.
L'Indien, catégorie de l'âme ? Région de l’être et
de l’esprit? Harrison, à cet instant, parle comme Bohumil Hrabal,
dans son appartement de Prague, en 1989. Il parle, toutes
proportions gardées, comme mes amis dissidents, dans la Russie des
années de granit, qui ne voulaient plus croire qu’en une résistance
morale, nichée au cœur de chacun. Il se veut écrivain et dissident.
Ecrivain, donc dissident. L'histoire qu’il me raconte est celle
d’un homme, découragé mais intraitable, sans illusions mais
offensif, qui, tant qu’il y aura des hommes libres, c’est-à-dire
des écrivains et des Indiens, fussent-ils, comme lui, des Indiens
blancs, ne désespérera ni de la vie ni de l’Amérique. Je ne suis
plus très sûr, à cet instant, de le suivre. Je suis même certain de
ne pas trop aimer cette idée d’une Amérique comparée à un pays
totalitaire qui ne laisserait d’autre issue aux âmes que le
retrait. Mais voilà. Je suis trop passionné pour l’interrompre.
Trop captivé pour polémiquer. Et, donc, je le laisse dire – je
l’écoute et je le laisse dire.
Pauvre Israël
C'est la journée à laquelle j’aurais préféré
pouvoir échapper.
Je suis revenu à Washington, puis à New York, pour
la Convention républicaine. Et, ayant un peu de temps, j’ai décidé
de le passer à Brooklyn, quatrième ville des Etats-Unis – oui,
c’est une chose que l’on a tendance à oublier en Europe et que,
moi, en tout cas, j’oublie toujours : la ville d’Arthur et Henry
Miller, Barbra Streisand, Mel Brooks, Hubert Selby Jr, Spike Lee,
la ville qui symbolise, vue de France, la vitalité du judaïsme
américain, est, avec ses deux millions et demi d’habitants, la
quatrième ville des Etats-Unis.
Enseignes en yiddish. Paysage de garages et
entrepôts jouxtant des restaurants kasher. Hommes en noir. Tefilin.
Lourd appareillage, malgré la chaleur de l’été, de la kippa, du
chapeau, de la redingote et, pour les femmes, de la jupe longue et
du fichu. Temps immobile. Recueillement. Seule note d’affairement
dans ce monde inhabituellement silencieux et dont je ne connais
d’autre équivalent que le quartier de Mea Shearim à Jérusalem, le
passage, toutes sirènes dehors, de la nouvelle ambulance des
Hazdaleh, ce service de volontaires juifs qui consacrent un tiers
ou une moitié de leur semaine à secourir les laissés-pour-compte du
système de santé public. Et les deux événements, enfin, pour
lesquels je suis venu. Une réunion du bureau de l’Ohel Children’s
Home and Family Services où tout, depuis les lambris de bois
écaillé, les photos en noir et blanc de l’époque des pionniers
d’Israël, les casquettes style ghetto de Varsovie de la plupart des
hommes, les chapeaux-cloches des femmes, leur maquillage démodé,
leur air de sortir d’un plan d’Exodus,
jusqu’aux silhouettes et aux gestes, semble témoigner d’un temps
révolu mais, ici, en plein New York, mystérieusement retrouvé. Et
puis, à la yeshiva voisine, au coin de la 47e Rue et de la 6e
Avenue, dans un décor plus austère encore et qui rappelle les
salles d’études de Lituanie, la réunion du Conseil des Sages de la
Torah : assis autour d’une longue table où trône un maître à barbe
blanche, Rabbi Yaakov Perlow, Rebbe de Novominsk et chef spirituel
de l’Agudath Israel of America, une assemblée de rabbins, très
belle, très poétique, je ne crois pas en avoir jamais vu de
semblable, qui semble surgie, cette fois, d’un roman de Isaac
Bashevis Singer et où débarquent deux étranges personnages venus,
disons le mot, négocier le soutien des juifs orthodoxes à Bush et à
son camp.
L'un, Norm Coleman, candidat républicain – et juif
– au siège de sénateur du Minnesota, est un yuppie blond aux dents
trop blanches et au sourire de loup.
L'autre, Rick Santorum, sénateur républicain et
catholique de Pennsylvanie, je l’interviewerai, plus tard, en marge
de la Convention et il m’expliquera que c’est en tant que
catholique, parce que juifs et catholiques révèrent le même Dieu,
parce qu’ils voient le monde et la société d’une façon similaire
et, aussi, parce que les catholiques ont besoin d’un Israël
paisible, fidèle et, surtout, juif pour le jour du Jugement, qu’il
soutient l’Etat hébreu.
Merci, commence en substance le premier, sous
l’œil méfiant et imperceptiblement amusé des rabbins... Merci, non
d’être là, mais d’être tout court et d’exister... Je suis né pas
loin d’ici et vous incarnez pourtant un autre monde... Ce monde est
un exemple... Votre monde est un modèle... Votez pour moi.
Votre foi, renchérit le second, plus mielleux
encore, plus flatteur, cherchant désespérément à croiser le regard
du rabbin Perlow qui, dans son grand manteau noir satiné qu’il ne
quittera pas de la séance, visage fermé, œil dans le vague, semble
définitivement absent... Votre foi et la mienne... L'image de votre
foi et de votre appartenance est ce qui m’aide à vivre et à
croire.... Demain, je dois m’adresser à une assemblée de chrétiens
très pieux; eh bien sachez que, quand je leur parlerai de la foi,
des pouvoirs et de la grandeur de l’espérance, c’est à vous que je
penserai, c’est votre exemple que j’aurai à l’esprit.
Et les rabbins, méfiants donc, ironiques, air
d’insondable dédain, écoute flottante de ceux qui ont tout vu, tout
entendu et qui observent ce ballet du boniment depuis leurs
millénaires d’histoire et de sagesse, s’ennuient en silence, posent
quelques questions, se consultent du regard et finissent par dire,
mais comme ça, sans insister, sans se départir de leur ostensible
détachement à l’endroit de tout ce qui n’est pas, directement ou
indirectement, lié à leur souci du ciel : « voilà, puisque vous y
tenez, les besoins de notre communauté... voilà ce qu’il nous faut
en matière d’écoles, de synagogues, de services de santé et de
soutien à Israël dans sa lutte contre le terrorisme. »
De cette scène, de ce face-à-face pénible entre la
foi et l’appétit, la plus haute exigence de l’esprit et
l’indifférence carnassière des pêcheurs de voix, je ne sais qui il
faut blâmer le plus ; et peut-être n’y a-t-il lieu, d’ailleurs, de
ne blâmer personne et suis-je juste en présence de l’une de ces
opérations de marchandage ou de lobbying qui sont l’ordinaire du «
pragmatisme civique » dont parle Tocqueville et qui ont au moins le
mérite, par rapport à l’hypocrisie européenne, de jouer cartes sur
table. Mais d’une chose, néanmoins, je suis sûr. J’ai mes propres
radars. J’ai mon tableau de bord personnel où clignotent, sur les
sujets sensibles, les signes annonciateurs du meilleur et du pire.
Eh bien je n’ai pas senti, en Rick Santorum et Norm Coleman, les
amis sincères qu’ils prétendent être et qui sont supposés faire de
ce pays l’indéfectible soutien d’Israël. Je les ai entendus.
Observés. J’ai vu, chez l’un comme chez l’autre, la considération
obligée pour une communauté puissante, soudée, et qui tenait, pour
partie, leur destin politique entre ses mains. Mais
qu’adviendrait-il d’une situation où ladite communauté se
trouverait soudain moins puissante ? Que se passera-t-il le jour
(dont nul ne peut exclure qu’il finisse par arriver) où une autre
communauté, qui fera de la haine des juifs le cœur de son
programme, acquerra une puissance supérieure ? Et quant à la
brillante idée, chez Santorum, d’un Etat juif qui doit rester juif
pour mieux devenir, un jour, catholique, quant à l’argument (que
l’on trouve plutôt, d’habitude, chez les nouveaux Evangélistes)
selon lequel il est capital que la Palestine soit juive au moment
où auront lieu la bataille de l’Armageddon et le retour triomphal
du Christ, comment ne pas sentir que c’est le type de raisonnement
qui dure ce que durent les malentendus ? Je me trompe peut-être.
Mais je ne donnerais pas cher du soutien américain aux rescapés de
la Shoah s’il venait à dépendre, vraiment, de personnages de cet
acabit.
Retour de l’idéologie
Qu’est-ce qu’un Républicain ? Qu’est-ce qui, dans
l’Amérique d’aujourd’hui, le distingue d’un Démocrate ?
Existe-t-il, ce partage des deux Amériques, la bleue et la rouge,
la progressiste et la conservatrice, que récusait Barack Obama mais
auquel Jim Harrison, lui, semble croire ?
D’un côté, il est vrai, je ne cesse de rencontrer
des Démocrates qui pensent comme des Républicains et vont, sans
état d’âme, sans songer une seule seconde à quitter leur parti
d’origine, voter pour George Bush (l’ancien maire de New York Ed
Koch; l’ancien directeur de la CIA James Woolsley).
De la même façon, je ne cesse de voir des
Républicains qui, sans état d’âme non plus et sans même comprendre
le sens de mon étonnement, s’apprêtent soit à voter Kerry (Ron
Reagan, fils du Président Reagan et apôtre du soutien fédéral à la
recherche sur les cellules souches), soit à s’abstenir (cette
association d’homosexuels conservateurs dont j’ai interviewé, à
Washington, l’un des animateurs, Chris Barron, et qui ne peut ni ne
veut soutenir la prise de position du candidat Bush en faveur d’un
amendement constitutionnel proscrivant les mariages gays).
D’un côté, donc, un régime d’appartenance
original, sans comparaison avec ce que nous connaissons, nous, en
Europe, et où le lien avec le parti est à la fois très fort et très
flou, terriblement tenace et, en fin de compte, assez vide : un
lien essentiel, si l’on veut (Koch, par exemple, n’y renoncerait à
aucun prix et c’est avec fierté qu’il me montre, dans son bureau de
la 5e Avenue surplombant sa chère New
York, tout près des images sacrées de Sadate, Dizzie Gillespie,
Teddy Kollek ou Mère Teresa, ses photos avec Hillary), mais dénué
de toute espèce de contenu et même de prescription (quand je lui
demande ce que cela veut encore dire, quand on vote républicain, de
se déclarer démocrate, il hésite, se trouble un peu, regarde la
photo d’Hillary comme si elle allait lui souffler la réponse et
finit par lâcher : « entêtement et nostalgie – un mélange
d’entêtement et de mémoire, d’habitude et de fidélité, c’est tout
»...).
Mais de l’autre côté, en revanche, j’ai suivi,
depuis trois jours, la Convention républicaine de New York. J’ai
écouté les discours de Giuliani et du gouverneur Pataki. J’ai
écouté Bush. J’ai vu Arnold Schwarzenegger raconter, avec une
émotion qui ne m’a pas semblé entièrement jouée, son expérience
d’immigrant venu – sic – d’un pays
communiste pour découvrir cette Amérique qui lui a ouvert les bras.
J’ai interviewé, surtout, des foultitudes de délégués du Wyoming,
de l’Idaho, du Nevada, du Kansas ou de l’Arkansas à qui j’ai,
chaque fois, posé la même question de ce que signifiait, pour eux,
le fait d’être républicains et d’être là. Et la surprise, la très
très grande surprise, c’est que les réponses qui m’ont été données
n’ont rien à voir avec le cliché français mais aussi américain
d’une politique spectacle réduite à sa pure dimension festive,
joueuse, carnavalesque et, donc, sans enjeux.
Les uns m’ont parlé avortement et mariage gay...
D’autres m’ont expliqué que rien ne leur semblait plus important
que de renforcer le rôle des Eglises ou de réduire celui des élites
urbaines... D’autres, que le retour à Main Street contre Wall
Street, la réhabilitation des valeurs de l’Amérique rurale contre
celles de l’Amérique interventionniste et cosmopolite, la défense
d’une conception des droits de l’homme allant jusqu’au droit de
posséder une arme de guerre pour défendre sa liberté et ses biens,
étaient les seuls combats qui vaillent... Pour d’autres, la haine
des Clinton tenait lieu de programme... Et, pour d’autres encore,
c’était le procès d’une France assimilée à un mélange instable de «
féminité », d’« immoralité décadente », d’« intellectualisme snob »
et de « radicalisme chic » dont le sénateur du Massachusetts et
Teresa, sa ploutocrate de femme, seraient l’incarnation...
On peut penser ce que l’on veut de ces thèmes. On
peut les juger naïfs, rétrogrades, insupportables, contradictoires.
On peut trouver plaisant d’entendre les mêmes vertueux conspuer les
milliards de Teresa pour défendre, finalement, les hedge funds
contre le welfare State. La seule chose que l’on ne puisse pas dire
c’est qu’il s’agisse d’un discours faible. Ou mou. Ou purement
pragmatique, et réduisant le gouvernement des Etats-Unis à un
conseil d’administration amélioré. La seule chose que l’on ne
puisse pas prétendre c’est que l’on ait assisté là à une autre
kermesse, une autre étape d’un identique Barnum, un second sommet
du même nihilisme ayant décliné, des Démocrates aux Républicains,
ses deux versions symétriquement ordinaires – la seule chose que
l’on ne puisse, sans mauvaise foi, soutenir c’est qu’entre le
discours de ces gens et celui des délégués qui, à Boston,
ovationnaient Michael Moore ou le sénateur Ted Kennedy, il n’y ait
pas de différence de contenu et d’idéologie.
Car on peut prendre le mot dans le sens que l’on
voudra. On peut l’entendre au sens banal de représentation du
monde. On peut l’entendre au sens d’illusion masquant aux acteurs
sociaux la réalité de leur condition. On peut penser aux « systèmes
» et autres « utopies » dont Tocqueville, au chapitre X, déjà cité,
sur « la pratique des sciences », estimait que les Américains « se
défient ». Ou on peut encore prendre, à l’inverse, cette manie des
« causes générales » dont il redoute, au chapitre XX de la même
section, que les historiens des nations démocratiques n’inoculent
le goût à leurs lecteurs car cela ne peut, prévient-il, que «
paralyser le mouvement des sociétés nouvelles » et transformer
leurs membres « en Turcs ». Eh bien voilà. Nous y sommes. Ces gens
qui disent « l’essentiel, c’est les valeurs », ces militants pour
qui la lutte contre Darwin est une cause sacrée qui devrait être
plaidée dans les écoles, ce col-blanc de Buffalo à qui j’explique
que l’engagement du Président sortant à réduire les impôts fédéraux
aura pour effet mécanique d’appauvrir encore sa ville et qui me
répond qu’il s’en fiche car ce qui compte, pour lui, c’est le
problème posé par l’inflation d’un Etat devenu quasi soviétique,
ces hommes et femmes qui sont prêts, en un mot, à faire passer les
questions qui les touchent directement après des questions de
principe qui, dans le cas, par exemple, de la légalisation du
mariage gay dans le Vermont, n’ont et n’auront jamais aucune espèce
d’incidence sur leur existence concrète, est-ce qu’ils ne
réagissent pas en idéologues et en fonction de critères qu’il faut
bien appeler idéologiques ?
Drôle d’histoire. Et étrange renversement. Il me
surprend, moi, Français, venu d’un pays qui a vécu plus qu’aucun
autre sous l’empire de la passion idéologique chauffée à blanc et
qui en est revenu. Mais je vois bien qu’il déconcerte tout autant,
ici, les analystes les plus fins de l’évolution d’une société où
l’appréciation, par chacun, des justes dividendes qu’il peut tirer
du contrat social semblait être le premier et dernier mot de la
politique. What’s the matter with Kansas? Qu’est-ce qui se passe
avec l’Amérique profonde? Depuis quand la politique n’obéit-elle
plus au franc calcul des intérêts et, à la rigueur, des ambitions?
Comment des hommes éclairés, raisonnables, pragmatiques,
peuvent-ils travailler à leur servitude en croyant lutter pour leur
liberté ? Eh oui, Thomas Frank. Cela s’appelle l’idéologie. C'est
très exactement le mécanisme qu’ont décrit, en Europe, un La
Boétie, un Karl Marx, et dont nous n’avons, nous, hélas, que trop
souvent fait l’expérience. A votre tour, amis. Et, comme nous
disons, en France : à votre santé.