1
Un peuple et son drapeau
C'est ici, à Newport, un peu au sud de Boston,
dans l’Etat de Rhode Island, sur cette côte Est qui porte encore si
clairement la marque de l’Europe, qu’a débarqué Alexis de
Tocqueville. Cette plage cossue de Easton’s Beach. Ces bateaux de
plaisance. Ces palais palladiens et ces maisons de bois peint qui
me font penser aux villes balnéaires de Normandie. Un musée naval.
Une Atheneum Library. Des auberges avec portrait de la patronne à
la place de l’enseigne. De beaux arbres. Des courts de tennis. La
synagogue de style géorgien que l’on me présente comme la plus
ancienne des Etats-Unis mais qui, avec ses bois gris bien briqués,
ses piliers torsadés, ses chaises de rotin noir impeccable, ses
gros bougeoirs, sa plaque incrustée de lettres nettes à la mémoire
d’Isaac Touro et des six ou sept grands rabbins qui lui ont
succédé, son drapeau US disposé à côté du rouleau de la Torah sous
verre, me semble étrangement moderne.
Et puis, justement, les drapeaux, une débauche de
drapeaux américains, aux carrefours, aux façades, sur les capots
des voitures, les téléphones, les meubles dans les vitrines de
Thames Street, les bateaux à quai et les anneaux sans bateau, les
parapluies, les parasols, les porte-bagages des bicyclettes, bref,
partout, sous toutes les formes, claquant au vent ou en
autocollants, une épidémie de drapeaux qui s’est répandue sur la
ville et lui donne un bizarre air de fête. Il y a aussi, pour être
franc, une foultitude de drapeaux japonais. C'est l’ouverture du
festival de culture japonaise avec expositions d’estampes,
dégustation de sushis sur le port, combats de sumos dans les rues,
aboyeurs hélant le chaland pour qu’il vienne affronter ces
prodiges, ces monstres, « mais si ! regardez-les ! tout blancs !
tout poudrés! trois cents livres! des jambes comme des jambons! si
gros qu’ils ne peuvent plus marcher! il leur a fallu trois places
chacun dans l’avion ! profitez-en ! » – et, donc, drapeaux blancs à
pois orange, symboles de l’empire du Milieu, accrochés aux balcons
de cette rue des bijoutiers, près du port, où je cherche un
restaurant pour déjeuner. Mais enfin, ce qui domine c’est quand
même les drapeaux US. Ce qui frappe c’est, jusque sur les t-shirts
des gamins venant affronter les sumos sous les vivats de la foule,
l’omniprésence de l’étendard étoilé...
C'est le drapeau de la cavalerie américaine dans
les westerns. C'est le drapeau des films de Capra. C'est l’objet
fétiche qui est là, dans le cadre, chaque fois que paraît le
Président américain. C'est ce drapeau chéri, presque un être
vivant, dont je lis, dans la documentation fournie par
l’Atlantic, que l’usage est soumis à
des règles, que dis-je ? une étiquette, d’une précision extrême –
ne pas salir, ne pas singer, ne pas tatouer sur les corps, ne
jamais laisser tomber à terre ni suspendre à l’envers, ne pas
insulter, ne pas brûler ou, s’il est trop vieux, hors d’usage, et
n’est plus en état de flotter, le brûler au contraire, ne pas le
jeter, ne pas le chiffonner, mieux vaut encore le brûler, oui, que
l’abandonner dans une décharge. C'est le drapeau outragé de Janet
Jackson au Super Bowl et c’est le drapeau de Michael W. Smith, dans
son There she Stands, écrit au
lendemain du 11 septembre, où « elle » n’est autre que « lui », le
drapeau, l’emblème américain visé, défié, atteint, bafoué par les
barbares, mais toujours fièrement déployé.
C'est étrange, cette obsession du drapeau. C'est
incompréhensible pour quelqu’un qui, comme moi, vient d’un pays
sans drapeau, où le drapeau a pour ainsi dire disparu, où l’on ne
le voit plus flotter qu’au fronton des bâtiments officiels et où sa
nostalgie, son souci, son évocation même, sont signe d’un passéisme
devenu ridicule. Effet du 11 septembre? Réponse à ce traumatisme
dont nous nous obstinons, nous, Européens, à sous-estimer la
violence mais qui, trois ans après, hanterait plus que jamais les
esprits ? Faudrait-il déjà, dans Tocqueville, relire les pages sur
la chance d’être, du fait de la géographie, à l’abri d’une
violation de l’espace territorial national et voir dans ce retour
de l’étendard une abréaction névrotique à la stupeur du viol
néanmoins advenu? Ou bien, autre chose? Un rapport plus ancien, et
plus conflictuel, de l’Amérique à elle-même et à son être national?
Une difficulté d’être nation, plus grande que dans les pays sans
drapeau de la vieille Europe et qui produirait l’effet inverse
?
Parcouru les premières pages de One Nation after All que m’a passé, hier soir, le
sociologue Alan Wolfe. Peut-être le secret est-il dans cet « after
all ». Peut-être le patriotisme américain est-il plus complexe,
plus douloureux, qu’il n’y paraît de prime abord et la surenchère
vient-elle de là. Ou peut-être s’agit-il au contraire, comme
l’avait également vu Tocqueville dans la section « De l’esprit
public aux Etats-Unis » de sa Démocratie en
Amérique, d’un de ces « patriotismes réfléchis » qui, ne
devant rien à l’« amour instinctif » en vigueur dans les vieilles
nations, serait forcé d’en rajouter côté emblèmes et symboles. A
suivre... Mais bonne question à se poser à l’orée de ce voyage qui
va me conduire, presque une année durant, d’un bout à l’autre de ce
pays dont je m’aperçois tout à coup que je le connais si mal. Dieu
sait si j’y suis venu. Dieu sait si je l’ai aimé et si, depuis ma
jeunesse, sa littérature, son cinéma, sa culture, m’ont façonné.
Mais voilà. Quelques drapeaux de plus aux fenêtres, un air de
parade patriotique – et j’ai le sentiment d’aborder à une terra
incognita...
Dis-moi ce que sont tes prisons...
Le premier propos de Tocqueville était donc une
enquête sur le système pénitentiaire américain. Il est allé
au-delà. Il s’est intéressé au système politique dans son entier.
Mais enfin, ses notes, son journal, ses lettres à Kergorlay, le
texte même de De la démocratie en
Amérique, l’article du Mercantile
Advertiser annonçant, le 12 mai, l’arrivée, à bord du «
paquebot Havre », des « deux magistrats
de Beaumont et de Tonqueville [sic] »,
en attestent : c’est par cette histoire de « mission d’information
» pour le compte du ministre de l’Intérieur français que tout a
commencé. Et c’est pourquoi j’ai, moi aussi, depuis Newport,
demandé à entrer dans la terrible et mystérieuse prison de New
York, Rikers Island : cette ville dans la ville, cette île, qui
n’est pas indiquée sur toutes les cartes et dont les New-Yorkais,
je m’en aperçois, ne connaissent pas toujours l’existence.
Rendez-vous avec Mark J. Cranston, du New York
City Correction Department, ce mardi matin, 5 heures, dans le
Queens, à l’entrée d’un pont qui, ne menant officiellement nulle
part, n’a, logiquement, pas de nom. Paysage de lagunes désolées
dans la lumière brouillée du matin. Barbelés électrifiés. Hauts
murs. Un check-point, comme à l’orée d’une zone de guerre, où se
croisent les matons, presque tous noirs, qui viennent prendre leur
service et, en sens inverse, entassés dans des bus grillagés qui
ressemblent à des autocars scolaires, les prisonniers,
majoritairement noirs aussi, ou hispaniques, que l’on va conduire,
fers aux pieds, vers les tribunaux du Bronx et du Queens. Un badge
de sécurité avec ma photo. Fouille. De l’autre côté de l’East
River, dans la brume, un bateau blanc, genre vaisseau fantôme, où
l’on enferme, faute de place, les criminels les moins dangereux.
Et, très vite, collés, finalement, à New York (l’aéroport La
Guardia est si proche qu’il y a des moments, quand le vent souffle
dans le mauvais sens, où le bruit des avions oblige à hausser le
ton ou à interrompre les conversations) les dix bâtiments de
briques rouges qui composent cette forteresse, cette enclave coupée
de tout, cette anti-île d’Utopie, cette réserve.
La salle commune, gris sale, où l’on rassemble,
assis sur de vagues bancs, les prévenus de la nuit. Une cellule
plus petite, la 14, où l’on a isolé deux prisonniers (blancs –
est-ce un hasard?). Un dortoir plus soigné, aux draps nets, où un
écriteau indique, comme dans les bars de Manhattan, que la zone est
« smoke free ». Un homme, étrangement hagard, qui, me prenant pour
un « health inspector », un « inspecteur de santé », se précipite
pour se plaindre des moustiques. Et, avant d’arriver au quartier de
détention proprement dit, avant l’enfilade des cellules, toutes
identiques, et semblables à des boxes de chevaux, un labyrinthe de
couloirs coupés de grilles et ouverts sur une série de « lieux de
vie » que l’on me montre avec insistance : une chapelle ; une
mosquée; un stade de volley-ball d’où monte un chant d’oiseaux
lointain ; une bibliothèque où chacun peut, me dit-on, venir
consulter des manuels de droit; une autre pièce, enfin, où l’on a
ouvert trois boîtes aux lettres marquées, l’une « réclamations »,
l’autre « aide légale », et la troisième « services sociaux »... A
première vue, l’on croirait un hôpital vétuste mais à l’hygiénisme
obsessionnel : l’énorme matonne noire, au ceinturon bardé de clefs,
qui me guide à travers ce dédale, ne m’explique-t-elle pas que la
première chose à faire, quand on accueille un délinquant, est de le
passer sous la douche pour le désinfecter ? ne me dira-t-elle pas,
plus tard, de sa bonne grosse voix de surveillante finissant par
les aimer, à force, ses délinquants qui la hèlent au passage,
l’insultent parce qu’on les a privés de parloir ou de cantine,
simulent un bruit de pétard qui devrait la faire sursauter mais ne
la fait pas ciller, l’arrêtent pour lui confier leur désir de vivre
ou de mourir, leurs colères et leurs prières, leur envie de se
briser la tête contre les murs ou leur résignation nouvelle – ne me
dira-t-elle pas, donc, que la seconde urgence est de faire leur
radiographie psychologique afin d’identifier, tout de suite, les
tempéraments suicidaires ? C'est quand on y regarde de près que les
choses se compliquent...
Cet homme aux pieds entravés. Cet autre, menottes
aux poignets, plus gants sur les menottes, depuis qu’il s’est, la
semaine dernière, caché huit lames de rasoir dans le cul avant de
se jeter sur un maton pour l’égorger. Ces regards de bêtes fauves,
difficiles à soutenir. Ces détenus pour lesquels il a fallu
inventer un système de passe-plats sécurisé car ils profitaient du
moment où on leur glissait leur pitance pour mordre au sang la main
du gardien. Le petit Hispanique, main sur l’oreille, pissant le
sang, vociférant, que l’on conduit à l’infirmerie sous les huées de
ses codétenus blacks – le « Rikers cut », m’explique la matonne,
l’entaille rituelle faite à l’oreille des bizuths par les caïds des
« Latin Kings » et des « Bloods », les gangs qui tiennent la
prison. Les hurlements. Les « fuck you ». Les coups de poing
enragés contre les portes métalliques, dans le Quartier Haute
Sécurité. Plus loin, au bout du Quartier, dans l’une des trois «
cellules douches », ouvertes sur la coursive, le spectacle de ce
colosse barbu et nu en train de se branler en face d’une autre
matonne, impassible, à qui il hurle d’une voix de dément : « viens
me chercher, salope ! viens ! » Et puis le cri d’effroi qui échappe
à mon guide lorsque, après deux heures de visite, mort de soif,
j’approche mes lèvres d’un robinet, dans le couloir : «non! pas là!
ne buvez surtout pas là! » Voyant ma surprise, elle se ressaisit.
S'excuse. Bredouille que non, ça va, c’est juste le robinet des
détenus, j’aurais pu y boire finalement, cela n’aurait pas été un
tel problème. Mais le réflexe est là, qui en dit long sur l’état
sanitaire de la prison. Rikers Island est une « jail », pas une «
prison ». Elle accueille, en d’autres termes, soit des prévenus en
attente de jugement, soit des condamnés à des peines inférieures à
un an. Que serait-ce si c’était une vraie « prison » ? Comment les
traiterait-on s’il s’agissait de criminels endurcis ?
Au retour, reprenant, avec Mark J. Cranston, le
pont qui me ramène dans le monde normal et constatant ce dont je ne
m’étais pas avisé en arrivant, à savoir que, de là où je me trouve
et donc, très probablement, depuis le terrain de volley, l’espace
de promenade ou même certaines cellules, on voit, comme si on le
touchait, le « skyline » de Manhattan, je ne peux esquiver cette
dernière question : île ou ville? au bout du monde, ou en son cœur?
l’impression d’avoir frôlé l’enfer vient-elle de ce que Rikers est
coupée ou, au contraire, proche de tout? Et puis cette autre
encore, connexe, qui me vient quand Cranston, soucieux de
l’impression que m’a faite sa « Maison » et désireux de ne rien
laisser ignorer de sa contribution à la civilisation américaine,
m’explique qu’il y a progrès car l’île était, autrefois, la grande
décharge de New York où se déversaient toutes ses ordures : prison
ou dépotoir ? sens de cette substitution, sur le même lieu, des
laissés-pour-compte de la société à ses déchets ? Et comment l’idée
n’effleurerait-elle pas que l’on transforme, ce faisant, les
humains en nouveaux rebuts ? Première impression du système.
Première information.
De la religion en général et du base-ball en
particulier
Quitter la ville. Oui, quitter très vite New York
que je connais trop bien et, sous une pluie battante, partir vers
Cooperstown, cette ville naine, à l’extrémité sud de l’Etat, qui a
réalisé le tour de force de se trouver, trois fois au moins, au
cœur des zones de haute tension de l’histoire américaine : la ville
de Fenimore Cooper et, donc, de la prise en charge symbolique du
massacre des Indiens; la cité carrefour où, avant la guerre de
Sécession, transitaient les esclaves en fuite et leurs passeurs ;
et puis, last but not least puisque c’est le titre de gloire auquel
elle semble tenir le plus, la capitale mondiale du base-ball.
Je passe la nuit dans un chalet de bois, sur la
route, transformé en « bed and breakfast », avec lapins en
céramique dans le jardin et, dans les chambres, un magazine où l’on
vous explique comment « vivre confortable à 30 ans », avoir « plus
de 70 ans et s’aimer toujours » ou « les six façons d’accommoder
son verre de lait quotidien ». La maison est tenue par deux
maîtresses femmes, mère et fille, qui portent le même tablier de
toile rouge sang et semblent des sosies de Margaret Thatcher aux
deux âges de sa vie. Je prends le temps, au réveil, d’écouter ces
dames me conter l’histoire de la maison. Je feins de croire que le
bâtiment, de construction manifestement récente, aurait été créé,
il y a un siècle, par un officier de la guerre de Sécession. Je
m’intéresse au « business du bed and breakfast » qui est la passion
de leur existence : « c’est votre première expérience ? vous avez
aimé ? vous me faites plaisir ; car il y a autant de bed and
breakfast que de propriétaires ; chacune y met sa marque ; c’est un
art ; une religion ; non, d’ailleurs ; pas le mot, religion ; on ne
fait pas la différence, nous, entre les religions; pas plus que
nous ne la faisons entre Yankees et Red Sox; qui a gagné, au fait
(elle s’est tournée vers un client, en short et maillot de corps,
qui s’est attablé à côté de moi et fait “je ne sais pas” de la tête
tandis qu’il enfourne un morceau de jambon bigger than life) ? vous
voyez, il ne sait pas ; ça veut dire que ça ne compte pas ; et
vous, au fait ? ah! juif... oh ! athée... ça ne fait rien... chacun
fait ce qu’il veut... dans ce business, il faut aimer 99 % des
clients... » Bref, le petit déjeuner a un peu duré. Mais me voici
dans le musée immense, totalement disproportionné par rapport au
côté maisons de poupée du reste de la ville, où l’on célèbre ce
grand sport national, constitutif de l’identité, de l’imaginaire,
presque de la religion civique et patriotique américaine, qu’est le
base-ball – n’y a-t-il pas, dans le Hall of Fame attenant au musée,
une plaque spécialement consacrée aux champions qui auraient mérité
d’être là mais que les années de guerre, et leur patriotisme, en
ont empêchés ?
Ce n’est pas un musée, c’est une église. Ce ne
sont pas des salles, ce sont des chapelles. Les visiteurs ne sont
pas vraiment des visiteurs mais des fidèles, recueillis, fervents –
j’en entends un qui, à voix basse, demande s’il est vrai que les
plus grands champions sont enterrés là, sous nos pieds, comme à
Westminster Abbey ou dans la Crypte des Capucins, à Vienne. Et tout
est fait, surtout, pour sanctifier Cooperstown elle-même, ce
berceau de la religion nationale, cette nouvelle Nazareth, cette
ville toute simple que rien ne prédestinait à l’élection et qui
assista, cependant, à la naissance de la chose – édifiante
histoire, racontée à longueur de salles et de dépliants, de cette
commission scientifique créée, au début du siècle, par un ancien
joueur devenu milliardaire et qui, après avoir lancé, à travers le
pays, un grand concours sur le thème : « adressez-nous votre plus
ancien souvenir de base-ball », recueillit le témoignage d’un vieil
ingénieur de Denver qui, en 1839, à Cooperstown, derrière la
boutique du tailleur, vit Abner Doubleday, le général nordiste,
futur héros de la guerre de Sécession, l’homme qui tirera le
premier coup de canon contre les Sudistes, expliquer le jeu à des
passants, en poser les règles et le baptiser.
C'est en l’honneur de cette histoire que l’on a
choisi l’an 1939 pour, très exactement un siècle après, ouvrir le
musée. C'est en pensant à elle que l’on a pu y voir dans le passé –
comme le raconte, dans un article de Natural
History, le paléontologue et fan de base-ball Stephen Jay
Gould – telle grande exposition expliquant que, « dans le cœur des
amoureux du base-ball », le général nordiste reste « le berger du
pâturage où ce sport fut inventé ». C'est à cause, toujours, de
cette scène inaugurale que le grand stade, tout proche, où se
disputent, dit-on, les plus beaux matchs du pays s’appelle « Stade
Abner Doubleday » et porte sur son fronton la fière inscription «
berceau du base-ball ». Et que dire enfin de ce patron de la ligue
de base-ball américain, Bud Selig, qui, il y a quatre ans, de
passage à Arlington pour un hommage au soldat inconnu, tint à
déposer une gerbe sur la tombe du même Doubleday, ce fils de
Cooperstown, officiellement présenté, aux yeux de l’Amérique et du
monde, comme le pape de la religion nationale ? C'est, non
seulement la ville, mais l’ensemble des Etats-Unis qui, ce jour-là,
communient dans une célébration qui a le double mérite d’associer
le sport le plus populaire du pays avec les valeurs traditionnelles
et rurales qu’incarne la ville de Fenimore Cooper et avec les
grandeurs patriotiques que porte le nom de Doubleday.
Le seul problème, me dira, un peu gêné, le
conservateur, Timothy J. Wiles, c’est qu’Abner Doubleday, cette
fameuse année 1839, n’est pas à Cooperstown mais à West Point ; que
le vieil ingénieur supposé avoir disputé cette première partie avec
lui est à peine né ; que le mot est déjà apparu, en 1815, dans un
roman de Jane Austen et, en 1748, dans une lettre retrouvée dans un
grenier anglais ; qu’un « base-ball scholar », membre éminent de la
« Society for American Base-Ball Studies », vient d’en découvrir, à
Pittsfield, Massachusetts, une trace plus ancienne encore; que les
Egyptiens en ont connu une forme assez achevée; le seul problème
c’est que l’on a toujours su, dès 1939 en fait, que le base-ball
est un vieux sport populaire et que, même si, comme tous les sports
populaires, il souffre d’un déficit d’archive écrite, son origine
est immémoriale ; le seul problème c’est que cette histoire est un
mythe et que des millions d’hommes et de femmes viennent, chaque
année, comme moi, visiter un musée tout entier voué à la
célébration de ce mythe.
Le faux comme volonté et représentation
Deux hypothèses, à partir de là. Soit ces
visiteurs sont des ignorants qui croient, de bonne foi, que tout
cela est vrai. Soit ils sont au courant ; ils savent que l’histoire
ne tient pas debout; ils sont assez passionnés par l’affaire pour
se tenir informés des découvertes des milliers de « base-ball
scholars » qui composent l’une des sociétés savantes les plus
curieuses, mais aussi les plus sérieuses, du pays et qui tous
abondent dans le sens de la destitution de la légende; ils
célèbrent un mythe, un faux, dont ils n’ignorent pas qu’il s’agit
d’un mythe et d’un faux.
Voici, alors, une nouvelle scène qui finit de me
faire pencher vers la seconde hypothèse. C'est, dans Cooperstown
toujours, le « musée de la ferme » censé commémorer les arts et
traditions de la vie pastorale américaine. Ces costumes du
XVIIe siècle tout neufs. Cette pirogue
qui sent le bois vert et près de laquelle on a laissé traîner une
copie de couteau indien. Une hache, avec son manche de bois
fraîchement taillé. Des vaches en carton-pâte, certifiées conformes
aux vaches d’époque. La salle des calèches, avec leurs coussins
percés – un instant d’inattention et l’on croirait que c’est une
déchirure due à l’usure ; mais non ; il en sort des bouts de mousse
synthétique. La « maison du docteur Jackson », sa trousse médicale,
son broc d’eau, son stéthoscope, sa bassine. Le jardin de
l’herboriste où ont été réinventées les plantes qu’il devait, à
l’époque, cultiver. Un cimetière aux stèles illisibles, et sans nul
corps enseveli. Des femmes enfin qui, avec leurs coiffes, leurs
grands tabliers, leurs robes de toile écrue, jouent les vraies
paysannes tenant de vrais commerces alors que tout, là encore, est
faux. Que faites-vous dans la vie ? Je fais tisseuse du
XIXe siècle au Musée de la Ferme de
Cooperstown ; j’enfile, chaque jour, mon déguisement et vais jouer
mon rôle d’herboriste ou de boulangère traditionnelle... Il y a là,
j’en suis sûr, des vrais objets d’époque, des reliques, des
vestiges. Mais non. On a préféré le faux. On a voulu du neuf
simulant le vieux. Toute l’idée a été, non de conserver, mais de
reconstituer du vrai faux et de le célébrer comme tel. Défaite de
l’archive. Triomphe du kitsch.
Et puis voici cet autre cas, plus extravagant
encore, et qui va dans le même sens. De loin, au milieu du village
reconstitué, j’aperçois une tente où s’est fait un attroupement
plus nombreux que devant la maison du docteur Jackson ou le jardin
de l’herboriste. M’approchant, je vois, sous la tente, comme dans
les musées, un périmètre vide, délimité par de grosses cordes
tressées. Et, dans le périmètre, au sol, une statue de gypse, trois
ou quatre mètres, allongée, côtes saillantes, une main sur le
ventre, momifiée, que l’on appelle le géant de Cardiff et dont
l’histoire est la suivante. La scène se passe, à Cardiff, Etat de
New York, en 1869. D’humbles terrassiers, creusant dans le jardin
d’un certain William C. « Stub » Newell, y déterrent ce géant
momifié. Emoi à Syracuse. Discussion, dans le comté, sur la
question de savoir s’il s’agit d’un fossile ou d’une œuvre de
l’art. Création d’un consortium qui, penchant pour la thèse du
fossile et estimant qu’il tient là les restes d’un homme
préhistorique, expose dans la ville puis, de ville en ville, dans
tout l’Etat, la prodigieuse découverte. Seulement voilà. L'objet a
quand même une allure étrange. Certains détails, les orteils, le
pénis, sont excessivement bien conservés. Des paysans, de surcroît,
commencent de se vanter d’avoir vu une charrette transporter un
bloc de gypse chez un marbrier de Chicago, puis la même charrette
revenir chargée d’une statue couverte d’un drap. En sorte que
l’idée s’insinue, puis s’impose, que toute cette affaire est un
bluff, que les pores de la peau, par exemple, ont été faits en
frictionnant le gypse avec un morceau de bois planté de clous et
que c’est le cousin de Newell, George Hull, fabricant de cigares à
Binghamton, qui a enterré ce faux dans le jardin de Newell. Or
comment le monde réagit-il à la nouvelle ? Eh bien l’on continue,
comme si de rien n’était, à exposer le faux. Barnum, le grand
Barnum, l’homme du cirque, essaie de le racheter et, furieux de n’y
pas parvenir, s’en fait modeler une copie qu’il expose à New York.
Le premier faux, pendant ce temps, file à la Pan American
Exhibition. Il est acheté, au début des années 30, par un riche
éditeur de l’Iowa. Puis, en 1939, par la Iowa Historical
Association. Puis, presque aussitôt, par la New York State
Historical Association. En 1948 enfin, il est transporté jusqu’ici,
au Musée de la Ferme de Cooperstown, où il est l’objet de
funérailles proprement nationales. En sorte que l’on vient
aujourd’hui, de tous les coins des Etats-Unis, admirer le plus
grand, le plus célèbre, le plus officiel des faux.
Révérer un faux comme si c’était un vrai.
Préférer, dans un musée, et alors même que l’on aurait le choix,
des artefacts à des vestiges. Réécrire l’histoire d’une pratique
immémoriale comme si c’était un sport national. On voit bien le
trait commun à ces trois symptômes. On voit comment ce qui est en
jeu c’est, chaque fois, la relation au temps et, en particulier, au
passé. Comme si, chez ce peuple si éminemment tendu vers son
présent et, surtout, son avenir, le regret d’avoir un passé ne
passait qu’à la condition de se le réapproprier par mots et gestes
calculés. Comme s’il lui fallait à toutes forces, jusques et y
compris les forces et prestiges du mythe et du faux, réaffirmer les
pouvoirs du présent sur le passé, l’état présent du passé. Ou bien
– l’inverse, mais qui revient au même – comme si c’était la douleur
d’avoir, non pas trop, mais pas assez de passé, comme si c’était la
déception de n’être, par définition, et parce que nation trop
récente, pas à l’origine de soi ni de son propre passé dépossédé,
qui poussait à se rattraper en renchérissant sur le thème : « nous
n’étions pas là à l’heure du premier matin, eh bien soyons-y
d’autant plus pour celle de sa résurrection. » Je repense au Hall
of Fame du Musée du Base-ball. Et je m’aperçois que le vrai
non-dit, le vrai blanc, tenaient peut-être, finalement, à l’absence
d’un mot (le cricket) et d’un fait (l’origine, somme toute
anglaise, puisque venue avec les premiers colons, d’un sport
américain). Drop the debt. Forclusion du nom du père.
Autogénération d’une culture qui se voudrait fille de ses œuvres et
réécrit, en conséquence, ses grandes et petites généalogies.
Névrose américaine ?
On achève bien les grandes villes
Qu’une ville puisse mourir, voilà, pour un
Européen, une chose difficilement concevable – et pourtant...
Buffalo, cette ville qui fut la gloire de
l’Amérique, sa vitrine, le berceau de trois Présidents et qui, en
cette fin d’après-midi de juillet, jour anniversaire du passage de
Tocqueville, m’offre ce paysage de désolation : longues avenues
sans voitures qui s’étirent à l’infini ; pas un restaurant où dîner
; peu d’hôtels; des faux jardins à la place des immeubles; des
terrains vagues à la place des jardins; des arbres morts ou malades
; des gratte-ciel fermés, délabrés ou en passe d’être détruits ;
oui, la ville qui a inventé les gratte-ciel et où l’on trouve,
aujourd’hui encore, quelques-uns des plus beaux spécimens du genre
en est réduite à les abattre car un gratte-ciel inoccupé est un
gratte-ciel qui se décompose et qui, un jour ou l’autre, vous tombe
sur la tête; la bibliothèque qui va fermer l’une de ses ailes ; le
journal local qui périclite; l’histoire, que me raconte l’un de ses
journalistes, de ces maisons que leurs propriétaires, parce qu’ils
ne pouvaient ni les payer ni les revendre, ont préféré brûler pour
toucher au moins l’assurance ; des rues sans eau ni courrier;
jusqu’à la gare centrale qui fut, du temps des aciéries, le cœur de
la région et dont il ne reste qu’une ruine, énorme pain de sucre à
l’abandon, panneaux métalliques rouillés, bruit du vent, vol de
corbeaux et, en grandes lettres du début du siècle, The New York
Central Railroad déjà à demi effacé.
Lackawanna, vingt kilomètres à l’ouest de Buffalo.
Le pire, là, c’est l’usine. Il était une fois une usine moderne qui
fut le poumon de la région. Il n’en reste que des cônes de déchets
de charbon ou de fer où pousse le chiendent. Des cheminées
éteintes. Des wagons arrêtés et noircis. Des hangars aux vitres
brisées. Et, à l’intérieur de l’un des hangars où j’entre à pas de
loup, des fauteuils défoncés; des rayonnages de métal tordu où l’on
a laissé des dossiers ; des planches de photos jaunies montrant de
bons employés souriants et sûrs de l’éternelle grandeur de leur
usine ; des Buffalo News racornis ; des
masques à gaz en plastique à demi calciné ; une panoplie, sur un
mur, de manomètres, baromètres, mesures de vapeur, thermomètres en
caoutchouc mangé par l’humidité; des horloges, j’en compte quatre,
toutes arrêtées à la même heure, à quelques minutes d’intervalle.
Si je ne connaissais pas l’histoire de la US Steel and Ford, si je
ne savais pas qu’elle a fermé l’usine, il y a vingt ans, pour cause
de tragique mais banale délocalisation, si je ne savais pas que la
ville elle-même vit toujours, d’une vie infime soit, mais enfin
qu’elle vit toujours et si je n’avais pas lu, par exemple,
l’histoire des six Arabes américains qui s’y étaient cachés après
le 11 septembre et que le FBI a arrêtés, je pourrais presque croire
à une catastrophe naturelle, un cataclysme – le décor pétrifié des
villes qu’il a fallu évacuer, dans l’urgence, sans avoir le temps
de rien emporter, parce que tremblement de terre, tsunami,
Pompéi...
Cleveland. Moins triste. Moins cassée. Une vraie
volonté, surtout, de revitaliser les quartiers détruits. Et cette
réunion, à l’heure du petit déjeuner, dans une église, autour de
Mort Mandell et de la Neighborhood Progress Inc., où une quinzaine
de fils de famille vieillis, costumes gris perle légèrement
démodés, cheveux blancs, beaux visages austères, héritiers des
Gund, Van Sweringen, Jacobs, ces philanthropes protestants ou juifs
de l’époque de la grandeur de la ville, réfléchissent, diapos et
diagrammes à l’appui, aux moyens de réhabiliter le cœur de cette
cité qui, même s’ils l’ont délaissée, même s’ils sont partis faire
leur fortune et leur vie ailleurs, demeure leur « petite patrie ».
Des quartiers déserts, là aussi. Des parkings vides. Des
Oldsmobile, Dodge, Lincoln ou Plymouth des années 60 en maraude sur
Euclid et Prospect, entre la 5e et la
6e Avenue. Des clochards dans les
bâtiments officiels. Des églises vides, ou murées, alors que l’on
ne me parle que du renouveau, en Amérique, de la foi évangélique et
de la morale. Une caserne de pompiers où l’on lit : « les coupes
dans les budgets, c’est du suicide ». Un rond-point de fleurs que
des femmes arrosent avec piété car plus aucune voiture n’y passe.
Ce détail qui ne m’avait pas frappé à Buffalo : l’absence de
panneaux publicitaires sur certaines artères. Cet autre : sur le
mur d’un immeuble dont l’immeuble mitoyen a été rasé, une
inscription, en capitales du siècle dernier réapparue comme remonte
une épave – « attorney of law » ; et, plus loin, dans un terrain
vague, sur le dernier mur resté debout d’un building disparu, un
placard d’un autre temps, témoin saugrenu d’une vie antérieure, «
the hottest jeans on two legs ».
Et puis enfin Detroit, la sublime Detroit, la
ville qui, pendant la guerre, à cause de ses usines d’automobile et
d’acier, s’enorgueillissait d’être « l’arsenal de la démocratie »
et qui, aujourd’hui, dans la zone de Brush Park, au nord, ou, pire,
dans East Detroit, paraît une Babylone immense et désertée, une
cité du futur que ses habitants auraient fuie et qui finirait
d’agoniser : maisons à nouveau brûlées ou rasées ; façades et toits
défoncés que la prochaine pluie emportera; dépôts d’ordures dans
les anciens jardins; rôdeurs; pilleurs d’épaves; la nature qui
reprend ses droits ; des renards, certaines nuits ; des crack
houses ; des écoles fermées ; un magasin de liqueurs clôturé de
barbelés; le cinéma Fox intact, avec ses lions ailés de briques à
l'entrée ; idem pour les maisons de Frank L. Wright ou pour le
Orchestra Hall où l’on arrive en smoking dans un environnement de
fin du monde; mais le Book Cadillac Hotel ou le Statler-Hilton, ces
merveilles architecturales dont les encorbellements sont des pièces
de musée, sont vides, eux, et cadenassés ; parfois, on dirait une
lèpre; parfois, Dresde ou Sarajevo; un observateur qui ne saurait
rien de l’histoire de la ville et des émeutes raciales qui ont
précipité, il y a trente ans, l’exode de la population blanche vers
les banlieues, pourrait penser, cette fois, qu’il est dans une
ville bombardée; mais non; c’est juste Detroit ; c’est juste une
ville américaine dont les habitants sont partis en oubliant de
fermer la porte; c’est juste cette expérience, unique au monde,
d’une ville que l’on quitte comme l’on quitte un partenaire désaimé
et qui, petit à petit, retourne au chaos.
Mystère de ces ruines modernes. Enigme d’une
Amérique dont je découvre qu’il y a un vieux sentiment, essentiel à
la civilité européenne, consubstantiel à son urbanité, qui lui est,
sinon étranger, du moins problématique : l’amour des villes.
La revanche du petit homme
Il n’arrive pas à dire « stem cells », cellules
souches, sans se tromper. Il bute sur les chiffres et les sigles, à
commencer par celui de la National Urban League, l’organisation
noire de défense des droits civiques dont il est l’hôte. Il se
prend les pieds dans les taux de chômage ou le nombre d’enseignants
dans l’Ohio. Il a, dans le regard, dans l’excessive proximité des
yeux, ce quelque chose d’imperceptiblement affolé qu’ont les
enfants dyslexiques qui sentent qu’ils vont se tromper, qu’ils se
feront gronder pour cela, mais que le train est lancé et qu’ils
n’ont plus le moyen de l’arrêter. Il fronce les sourcils d’un air
soucieux quand il parle des quartiers pauvres de Detroit. Se donne
une mine de faux dur quand il aborde le sujet de l’Irak. Quand il
prononce le mot « Amérique » ou « Armée », il sursaute ou, plutôt,
se raidit comme au son d’un invisible clairon. Je pense à tout ce
que l’on a pu dire sur l’ambivalence de ses relations avec le
premier Président Bush. Je pense à la discussion que nous avons
eue, l’autre soir, avec Alan Wolfe, sur la question de savoir s’il
a fait la guerre en Irak pour le venger (Saddam l’a humilié,
j’humilierai Saddam) ou pour lui adresser un gros défi œdipien
(faire ce qu’il n’a pas su faire – obéir à un autre père, plus haut
que son propre père, et qui lui soufflerait les gestes qu’il n’a
pas su inspirer à son père). La vérité c’est que cet homme est un
enfant. Qu’il soit dans la dépendance de son père, de sa mère, de
sa femme, du bon Dieu, il me fait vraiment l’effet, ce matin, de
l’un de ces enfants humiliés dont Bernanos a bien montré comment
leur méchanceté est fille de leur timidité et leur timidité de leur
peur. Cela dit, attention. Cet apeuré est un malin. Cet enfant est
un enfant roué. Il a l’habileté d’appeler Marc Morial, le président
de la League, par son prénom et de commencer son discours, juste
après la prière, par un salut aux Detroit Pistons, l’équipe locale
de basket-ball qui, comme la plupart des équipes américaines de
basket-ball, se trouve être composée d’un grand nombre de joueurs
blacks. Il a le talent d’enchaîner plaisanterie sur plaisanterie
et, tel un comédien chauffant une salle réticente, d’être le
premier à rire, bruyamment, de ses propres blagues. Il a
l’intelligence, en les interpellant, eux aussi, par leur prénom et
en lançant au premier qu’il « n’a pas besoin de hocher la tête
comme ça pendant qu’il parle » et, au second, dont chacun se
rappelle, dans la salle, les trois batailles perdues pour
l’investiture du parti démocrate, que « c’est dur, vous en savez
quelque chose, d’être candidat à la Présidence », il a
l’intelligence de désamorcer donc, au premier rang, l’hostilité de
ces deux leaders noirs que sont les Révérends Jesse Jackson et Al
Sharpton. La National Urban League est une organisation plutôt
radicale. Detroit est une ville où il a, et il le sait, « un gros
boulot à faire » pour gagner les cœurs d’une communauté qui a voté
à 94 %, il y a quatre ans, pour Al Gore. Il est en terrain ennemi.
Les deux mille personnes présentes sont venues voir la bête mais
n’ont pas de sympathie pour lui. Et pourtant, les choses marchent.
Ses couplets sur l’« American dream » et sur le « small business »,
le culot avec lequel il s’en prend, comme s’il n’était pas à la
Maison-Blanche depuis quatre ans, au pouvoir des bureaux et de
Washington, sa vision de l’Amérique comme une entreprise dont les
Américains seraient tous les actionnaires et qui n’enjoindrait à
chacun que de s’enrichir encore et toujours, son dégagement sur le
Soudan enfin et sur le génocide, oui, il ne craint pas de dire
génocide et il fera ce qu’il peut, s’il est élu, pour faire traiter
les génocideurs de Khartoum comme l’exige la loi américaine, tout
cela finit par fonctionner. Culot et naïveté. Habileté tactique en
même temps qu’une certaine candeur. Un délégué, à la sortie, dans
la cohue des radios et télévisions qui recueillent les impressions
des militants : « le fils de pute... il nous a eus... » Un autre :
« très fort, le coup du Soudan ! » Ce qui me frappe, moi, c’est
cela. Mais c’est aussi, bien plus étrange, cet air de bon garçon
débrouillard, un peu coquin, obligé de forcer le ton pour faire
candidat et Président. Je l’imagine, dans son Texas natal, petit
garçon à problèmes, élève moyen, chahuteur, donnant du souci à ses
parents. Je l’imagine à la Philips Academy, puis à Yale, tel que me
le décrivait, l’autre jour, non sans férocité, l’ancien conseiller
à la Maison-Blanche, auteur de The Clinton
Wars, Sydney Blumenthal – je l’imagine traînant sa vilaine
réputation de pistonné, snobé par les fils d’aristos de la côte Est
qui le trouvent serviable mais un peu plouc. Je le vois ensuite, je
le vois si bien, narcisse de province et dilettante contrarié,
mauvais homme d’affaires, fils à papa prolongé que la famille, à
chacune de ses faillites, vient sauver in extremis. Quand la
mécanique s’est-elle inversée ? Comment ? Sous l’influence de qui,
ou de quoi, la métamorphose s’est-elle opérée et l’amateur d’autos
pétaradantes et de beuveries entre copains, le raté, le brave type,
l’homme à qui l’on n’aurait, pendant longtemps, donné aucune espèce
de chance d’échapper à sa formidable médiocrité, s’est-il
transformé en cette machine, capable de remporter une fois, puis
deux, la compétition la plus difficile d’Amérique et de la planète
? Il y a des hommes – Clinton – dont on a le sentiment qu’ils sont
nés pour être Présidents. D’autres – Kennedy – qui ont été formés,
dressés, pour le devenir. Lui c’est le contraire. Né pour perdre.
Dressé à ne pas gagner. Et de ce retournement, de cette grâce
tardive qui n’a pas eu le temps de s’imprimer sur son visage,
personne n’a, au fond, l’explication. Sauf lui. Lorsqu’il parle de
grâce, justement. Et de renaissance. Qui sait ?
Le modèle juif des Arabes américains
Comment peut-on être arabe ? Je veux dire : arabe
et américain ? Comment peut-on, dans l’Amérique de l’après-11
septembre, être fidèle à sa foi musulmane et ne pas passer pour
mauvais citoyen ? Pour les habitants de Dearborne, Michigan,
quelques kilomètres à l’ouest de Detroit, la question ne se pose
pas. La ville est un peu spéciale, bien sûr. Le McDonald’s est
hallal. Le marché s’appelle Al Jezeera. Le True Gentlemen’s Club,
autrement dit la boîte de strip-tease située à l’entrée du
quartier, entre l’Adonis Restaurant et la mosquée, se veut
spécifiquement musulmane. Je vois une vieille Ford avec l’une de
ces plaques d’immatriculation personnalisées dont raffolent les
Américains et dont les premières lettres sont « Taliban ». Et je
m’aperçois vite que, autour de Fort Rouge, l’ancienne usine Ford
dont l’essentiel est réduit, comme à Lackawana, à des carcasses
d’acier rouillé, des tubulures inutiles, des silos vides et des
hangars semi-détruits au milieu desquels poussent des arbres, le
red neck de base parle indifféremment arabe et américain. Mais tous
ceux que je rencontre, tous les commerçants, politiques,
responsables communautaires que j’interroge sur la façon dont se
combinent, au temps d’Al Qaïda, ces deux identités nouées et vues
comme contradictoires par les plus radicaux des Républicains, me
répondent que, non, nullement, tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes, la question de la double allégeance qui
empoisonne, en France, le débat sur les appartenances ne se pose,
ici, en aucune façon. Ahmed, enturbanné comme un Sikh et vendant,
sur Warren Avenue, des sodas tout ce qu’il y a de plus américains :
« bien sûr, il y a eu des problèmes ; bien sûr, il y a eu un
contrecoup ; bien sûr, les agents du FBI sont venus, pleins de
suspicion, chercher des terroristes ; mais ils ne les ont pas
trouvés; nous sommes de bons citoyens américains et ils ne
pouvaient donc pas les trouver. » Nasser M. Beydoun, jeune et
fringant businessman, marié à une Française, et dont je tarde à
m’aviser que, lorsqu’il dit « nous », ce n’est pas « nous les
Arabes » mais « nous les Américains » qu’il veut dire : « j’étais
contre la guerre d’Irak, m’explique-t-il, dans la grande salle de
conférences de l’Arab American Chamber of Commerce dont il est le
président; mais moins pour eux, les Arabes, que pour nous, les
Américains, grand peuple, belle culture, démocratie exemplaire qui
est en train de se préparer un destin de puissance occupante. » Et
puis Abed Hammoud enfin, président de l’Arab American Politic Act
Committee, cette petite institution dont le rôle est,
m’explique-t-il, d’auditionner et, éventuellement, « endosser » les
candidats à tous les postes de pouvoir locaux ou nationaux : «
quand Bush m’écrit, en 2000, une belle lettre personnelle d’une
page et demie commençant par “Dear Abed”, quand Kerry demande
quelle est la procédure à suivre pour solliciter le soutien des
Arabes de Detroit et que je lui envoie, pour qu’il s’en inspire,
copie de ladite lettre, quand, en janvier dernier, j’organise une
série d’auditions téléphoniques pour lui, Kerry, ainsi que pour
Wesley Clark et un représentant de Howard Dean, quand je fais en
sorte que l’une de nos équipes colle à tel candidat au Congrès de
l’Illinois, assiste aux moindres de ses déplacements et à chacune
de ses conférences de presse, quand je boucle enfin, ce matin, la
“Lettre d’information” que j’envoie à tous nos adhérents et que
voici, savez-vous quel est mon modèle ? les juifs, évidemment;
cette incroyable success story américaine que sont la constitution
et le triomphe du lobby juif; ce qu’ils ont réussi à créer, les
juifs, ce pouvoir qu’ils ont su acheter, gagner à la sueur de leur
front, ce chemin qu’ils ont tracé et qui les a menés au nœud de
toutes les influences, comment ne pas s’en inspirer ? nous avons
cinquante ans de retard, c’est vrai ; ils sont dix fois plus forts
que nous, d’accord; mais vous verrez, nous y arriverons; un jour,
nous serons leurs égaux. » Je ne dis pas que ce discours soit
exempt d’éléments troubles. Peut-être la modération du propos
est-elle purement tactique et l’idée reste-t-elle de faire, à
l’arrivée, non pas aussi bien, mais mieux, qu’une communauté juive
toujours identifiée à la figure de l’ennemi. J’ai d’ailleurs bien
senti, chez Beydoun, la forte réticence à l’endroit d’un Israël
dont il prend bien soin de ne pas remettre en cause l’existence
mais où il est « hors de question » qu’il se rende tant que la «
résistance palestinienne » n’aura pas eu, Hezbollah compris, raison
de « l’occupation ». Mais enfin le fait est là. On est loin
d’Islamberg, ce phalanstère fondamentaliste que j’avais découvert
au moment de mon enquête sur la mort de Daniel Pearl et où l’on
célébrait, au cœur des Catskills, l’idéologue terroriste Gilani. Et
l’on est plus loin encore de ces banlieues françaises où l’on
conchie le drapeau, hue l’hymne national et où la haine du pays
d’accueil n’a d’égale qu’un antisémitisme qui ne demande qu’à
passer à l’acte. Grande leçon américaine. Beau spectacle de
démocratie vécue, c’est-à-dire d’intégration et de compromis. Il y
a cent quinze mille Arabes dans un rayon de quinze kilomètres
autour de Dearborne. Il y en a un peu plus d’un million, répartis
entre le Michigan, l’Ohio et l’Illinois, dans l’ensemble de
l’Amérique. Et ce qui domine ce sont, malgré l’Irak, malgré Bush,
malgré les incendiaires de la prétendue guerre des civilisations,
ces deux traits : le rêve américain, ni plus ni moins vivant que
dans toutes les générations d’Irlandais, Polonais, Allemands,
Italiens, qui les ont précédés ; et, ceci étant lié à cela, cette
étrange passion juive, presque cette obsession, cette rivalité
mimétique avec une communauté qui, une fois n’est pas coutume, fait
figure, non d’ennemi, mais de modèle, d’obscur objet du désir –
cette volonté d’être, si j’ose dire, en parodiant la devise fameuse
des juifs français avant l’affaire Dreyfus, heureux comme juifs en Amérique.
La file de gauche
La route encore. L'autoroute. La grande Interstate
94 qui mène à Chicago où je dois être avant ce soir. Distance.
Espace. Ces centimètres, sur la carte, si traîtres pour un
Européen. Ce sens de l’espace et, donc, de la durée qui est le vrai
sixième sens à acquérir quand on voyage en Amérique. Et puis ce
légalisme, ce sens de la règle et de la loi, qui modèlent les
conduites en général et celle des automobilistes en particulier.
Pas d’excès de vitesse. Pas d’engueulade de voiture à voiture comme
nous faisons, nous, en France. Pas moyen non plus, même aux abords
de Battle Creek où la circulation est complètement bloquée,
d’essayer de gagner un peu de temps en empruntant les bandes de
sécurité. Ou bien un autre détail, plus troublant, et qui en dit
encore plus long sur l’anthropologie des mœurs automobiles
américaines. L'intérêt, en Europe, d’une route à plusieurs voies
c’est qu’il y en a une pour les véhicules lents et que les rapides,
les pressés, lesquels se trouvent être aussi, assez souvent, les
véhicules les plus beaux et les plus chers, se réservent la file de
gauche où ils peuvent filer aussi vite qu’ils le désirent. Ici,
non. Les deux voies à égale vitesse. Rapides et lents, gros et
petits, et donc riches et pauvres, puissants et faibles, dans la
file de leur choix. Et avisez-vous, si vous êtes en retard, de
klaxonner le gros cul qui vous bloque le passage et qui, en France,
obtempérerait, amusez-vous à lui faire le coup du « pousse-toi de
là que je m’y mette, minus » qui, chez nous, suffirait à ce qu’il
se rabatte : non seulement il ne se rabattra pas, non seulement il
continuera d’aller son train de gros cul imperturbable et sûr de
son droit, mais vous verrez à travers la vitre, si vous parvenez
quand même à le doubler, son air indigné, effaré, incrédule – « hi
guy ! tout le monde à la même vitesse! grands et minus, même
combat! de la démocratie automobile en Amérique ! »... Vraie leçon,
sur le terrain, d’égalité des conditions là où nous affichons,
nous, nos distinctions sociales, nos privilèges. Et vrai exemple, à
nouveau, de la perspicacité de Tocqueville qui, bien avant la
naissance des highways, en ouverture de la « Section » qu’il
consacrait aux « sentiments des Américains », notait que « la
première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions
fait naître » c’est « l’amour de cette même égalité ». Nous y
sommes.
Cet autre incident, non moins tocquevillien, à la
mi-journée. Pris d’une forte envie de pisser et fatigué des
Starbucks, McDonald’s et autres Pizza Hut où l’on vous affiche
presque systématiquement le nom de l’employé modèle qui « a eu la
fierté de nettoyer ces toilettes » et celui du « superviseur »
qu’il est recommandé d’appeler « pour les commentaires et les
compliments », j’ai décidé de m’arrêter au bord d’un champ
tranquille et baigné de soleil. A peine ai-je commencé que
j’entends, derrière moi, un vrombissement de moteur suivi d’un
crissement de freins. Je me retourne. C'est une voiture de police.
« Que faites-vous ? – Je prends le soleil. – On n’a pas le droit de
prendre le soleil. – Bon, je pisse. – On n’a pas le droit de
pisser. – On a le droit de quoi, alors ? – De rien ; il est
interdit, sur les autoroutes, de s’arrêter, de flâner, de traîner,
alors de pisser, vous pensez. – Je ne savais pas.... – Je me fous
de ce que vous saviez, keep moving. – Je suis français... – Me fous
que vous soyez français, la loi vaut pour tout le monde, keep
moving. – J’ai écrit un livre sur Daniel Pearl. – Daniel qui ? –
Sur les guerres oubliées. – Les guerres quoi? – Je fais un livre
sur les traces de Tocqueville... » Et là, en revanche, à l’énoncé
de ce nom de Tocqueville, un miracle se produit! Le visage du flic
devient méfiant, puis curieux, puis amène. « Tocqueville, vraiment
? Alexis de Tocqueville ? » Et comme je lui dis que, oui, Alexis,
je suis sur les traces de ce grand compatriote qui, voici cent
soixante-dix ans, a dû passer exactement par ici, voilà que ce
mauvais coucheur, cramoisi de colère, et qui s’apprêtait à me
verbaliser pour conduite inappropriée, exhibition sur la voie
publique et flânerie avec préméditation, me considère avec une
affabilité soudaine et m’interroge sur ce qui, à mon avis, continue
d’être valable dans le diagnostic de Tocqueville...
Trois leçons. La « flânerie avec préméditation »
qui dit combien la société américaine d’après le 11 septembre est
devenue paranoïaque (ne lisais-je pas, l’autre jour, l’histoire de
ce Pakistanais de 27 ans, Ansar Mahmood, qui a été surpris, à
l’automne 2001, en train de s’attarder auprès d’une usine de
traitement des eaux sur l’Hudson et qui a fait, pour cela, trois
ans de prison préventive ?). Cet impératif du « keep moving » – «
circulez ! circulez ! ne vous arrêtez jamais de circuler!» – que
j’avais déjà noté à l’aéroport, puis au bureau de presse de
Washington lorsque je suis allé chercher mes accréditations, puis
devant mon hôtel qui avait lui-même le malheur d’être vis-à-vis de
la Maison-Blanche, puis, encore, à New York, devant les barrières
de Ground Zero où je traînais un peu trop (paranoïa encore ?
obsession sécuritaire ? ou angoisse, bien plus profonde,
constitutive de l’ethos américain, face à l’idée même du mouvement
qui s’arrête ?). Et puis, quand même, l’extraordinaire image de ce
flic de l’Illinois, banal, un peu buté, dont le visage s’est
éclairé au seul énoncé du nom de ce Français ami de son pays
(quelle meilleure réponse à ceux qui nous répètent que l’Amérique
est un pays de cow-boys arriérés et incultes ? et quel défi à ceux
qui voudraient voir dans la francophobie de l’administration Bush
le dernier mot, ces temps-ci, des relations transatlantiques
!)
Chicago Transfer
« Ah non », m’a lancé, hier soir, à l’inauguration
du « Millenium Park » qui sera la fierté de sa ville, Richard
Daley, le maire ! « Ah non, vous n’allez pas nous refaire, vous
aussi, comme les visiteurs pressés et avides de sensationnel, le
coup des gangs de Chicago. » Et Daley, debout, un peu ivre, très
rouge dans son smoking trop petit, de me vanter l’autre Chicago, le
vrai, celui qui, par la volonté de son père puis la sienne, par le
talent d’Edward H. Bennett, puis de Daniel H. Burnham, les
architectes de la ville, ses paysagistes, ses Haussmann, grâce,
encore, à la décision toute simple d’ouvrir la ville sur le lac et
d’en laisser entrer la lumière plutôt que de lui tourner le dos et
de la murer comme firent Buffalo ou Cleveland, est devenue cette
ville magique, si belle, peut-être la plus belle des Etats-Unis,
dont il est en train, avec ses deux mille invités, de célébrer
l’apothéose. Il a raison, sans doute, Daley. Et j’aime la passion
qu’il met à dire son goût de l’urbanisme propre, son obsession de
l’écologie et de l’art, sa croisade pour les toits de verdure, les
jardins suspendus, les tours lacustres, en même temps que pour
Frank Lloyd Wright ou Mies van der Rohe; j’aime l’idée de ces
autres artistes (Anish Kapoor et Frank Gehry, Jaume Plensa et
Kathryn Gustafson) qu’il a, cette fois encore, pour ce parc, réussi
à attirer; j’aime qu’il ait, pour les financer, rameuté, comme à la
grande époque, les héritiers des rois de l’acier, du chewing-gum et
de la saucisse qui ont fait la première prospérité de la ville;
j’aime le talent – car il y a fallu, forcément, du talent ! – avec
lequel il a dû convaincre ces nouveaux philanthropes qui paradent à
ses côtés, ce soir, dans leurs robes du soir, leurs smokings, leurs
liftings. Sauf... Oui sauf qu’il y a la ville, aussi, d’Otto
Preminger et de James T. Farrell. Il y a, quoi qu’il en dise, le
Chicago des camés, des paumés, des putes, des freaks et des voyous
peints par Nelson Algren. Il y a, concernant Algren, l’incroyable
histoire, et qui en dit long sur la volonté des habitants de la
ville d’ensevelir sa part d’ombre, de cette Evergreen Street où
l’on peut encore voir la maison à un étage où il a, en 1947, habité
avec Simone de Beauvoir et que l’on a, après sa mort, baptisée rue
Nelson-Algren avant, très vite, presque aussitôt, sur protestation
expresse des riverains qui ne voulaient pas être associés à ce
romancier des abattoirs et des bas-fonds, de la rebaptiser
Evergreen Street. Il y a tout cet « uptown » en fait, toute cette
partie haute de la ville, dont personne ne veut entendre parler
mais que j’ai pris le temps, ce matin, de parcourir un peu :
Chinatown... le quartier des fous, sortis en masse des asiles dans
les années Reagan... les taudis de Sacramento Avenue... séparés par
la petite Lawndale Street opérant comme une presque infranchissable
frontière, les deux zones ennemies, black pour l’une, hispanique
pour l’autre, de North et South Lawndale... Il y a cette autre
ville, en fait, où les publicités sont en espagnol, où l’on ne
mange que des « tortas » et des « tacos », où le supermarché
s’appelle « La Ilusion » et la boucherie « Aguas calientes » – il y
a cette tout autre ville où le gang des Latin Kings n’en finit pas,
depuis trente ans, de livrer sa guerre de longue durée contre celui
des Two Sixers. « Two Sixers, articule, non sans mépris, le jeune
Latino qui me conduit, sur Broadway, jusqu’au fameux Green Mill où
Al Capone avait ses habitudes et qui est devenu une sorte de club
de jazz touristique et familial. Juste Two Sixers. Two and Six.
Deux et Six, comme la 26e Rue. Est-ce
que ce n’est pas nul de s’appeler comme la rue où on est nés ?
Nous, on s’en fout. On est le gang le plus important de la ville,
avec des antennes dans tout le pays. Le seul problème, c’est quand
ces salauds viennent nous narguer ou nous draguer une de nos
filles. Là, on supporte pas et il peut y avoir de la bagarre. » Il
y en a eu, ces derniers temps, de la bagarre. Une fusillade sur
Pilsen. Une expédition punitive contre deux Blacks qui avaient,
huit jours plus tôt, chahuté un mariage chez les Latin Kings. Un
autre membre des Kings qui a découvert qu’on s’était moqué, sur
internet, de la couronne, emblème du gang. Un membre du groupe
adverse qui a vu, lui, de ses yeux vu, un King mimer le signe de la
victoire qui est, en principe, le signe de ralliement des Sixers.
Un autre règlement de comptes, encore, lié à une affaire de loyer
non payé. Le résultat c’est, au Palais de Justice de California
Boulevard où j’ai rendez-vous, en fin de matinée, avec le juge Paul
B. Biebel, un embouteillage monstre – rien que pour la dernière
nuit, 45 hommes, noirs pour la plupart et quelques-uns hispaniques.
C'est beaucoup, 45. C'est trop pour les belles salles d’audience
dont les plafonds à caissons furent témoins des plaidoiries
historiques des chefs de la Mafia. Et c’est tellement trop qu’il a
fallu les regrouper ailleurs, dans un sous-sol, et les juger par
vidéoconférence. « Nom... Age... Profession... Parlez-vous
anglais... ? » Et le défilé, en vidéo, de ces visages hirsutes et
incrédules, la plupart du temps sans métier ni domicile, qui
semblent sortis d’un roman noir du grand écrivain de la ville,
Studs Terkel : un écran pour les familles, parquées elles aussi,
mais dans des salles d’attente aux vitres blindées ; un autre écran
pour les juges qui écoutent en bâillant ces récits intimidés où
reviennent toujours les mêmes histoires de toxicomanie, de chômage,
de handicapés mentaux qui n’auraient jamais dû quitter l’asile, de
petits récidivistes. Les gros bonnets du crime, eux, sont
tranquilles. Estimant que la ville est devenue dangereuse pour
leurs enfants chéris, ils ont émigré dans les banlieues chics où
ils vivent une vie de parfaits bourgeois : élégants, respectables,
adeptes de la loi et de l’ordre et même, qui sait ? présents, pour
quelques-uns d’entre eux, à l’inauguration, hier soir, du Parc du
Millenium.
Le Dieu de Willow Creek
Les banques américaines, dit Baudrillard,
ressemblent à des églises. Eh bien voilà une église qui ressemble à
une banque. Elle en a la froideur. L'architecture futuriste et
solennelle. On n’y trouve ni croix, ni vitraux, ni aucun symbole
religieux. Il est dix heures. Les fidèles commencent à affluer. Il
vaudrait mieux dire le public. Car des écrans s’allument un peu
partout. Un rideau se lève, en fond de décor, découvrant une baie
vitrée ouvrant elle-même sur un trompe-l’œil de lacs et de verdure.
Et la banque, alors, se met à ressembler à un centre de
Congrès.
Sur la scène, un homme et un enfant en short, sous
une tente, discutant de l’origine du monde en mangeant des
pop-corns.
Une rockeuse, applaudie à tout rompre, qui hurle,
reprise en chœur par les 5 000 présents : « Je suis venue à ta
rencontre... Viens donc à ma rencontre... Prends-moi vite dans tes
bras... »
Un autre homme, en jeans et baskets de couleur,
qui bondit à son tour sur la scène : « parlons à notre Créateur »
puis, vers le ciel, les mains en porte-voix, la salle toujours
reprenant : « oui, Créateur, parle-nous ! »
Et puis le même homme, revenant vers l’assistance,
sa voix ne parvenant plus à couvrir le bruit des guitares et des
batteries : « Lee Strobel! je vous demande, mesdames et messieurs,
d’accueillir Lee Strobel qui nous revient de Californie avec son
nouveau livre! numéro 1 sur la liste des best-sellers du
New York Times ! TV celebrity!
applaudissez-le bien fort, mesdames et messieurs ! »
Sur quoi arrive Lee Strobel, la cinquantaine
prospère, sourire de VRP dans une bouille dodue, jeans et baskets
lui aussi, anorak – et, entre les deux hommes, dans ce lieu supposé
de foi et de prière, ce début de dialogue :
« Mais notre prêtre a changé de coiffure, ma
parole !
— Bingo ! Vous avez vu juste! C'est Barbra
Streisand qui m’a refilé son coiffeur !
— Et vous êtes venu nous parler de quoi ?
— J’ai hésité entre Sauver
son mariage, ou Retrouver l’estime de
soi, ou le programme Mince pour
Lui qui dit comment maigrir par la foi. Je me suis
finalement décidé pour le sujet de mon dernier livre : Dieu prouvé par la science et les savants. »
Quelques gags. Une citation de l’épître aux
Romains que l’assistance reçoit en agitant les mains, tous
ensemble, au-dessus de la tête, sur l’air de « ainsi font, font,
font, ainsi font les petites marionnettes ». Puis les lumières
s’éteignent. Et commence, sur l’écran central, dans un vacarme
d’effets spéciaux, la projection d’un clip intitulé « dans le cœur
de l’ADN » qui montre une caméra pénétrant dans la cellule,
l’explorant, s’y perdant, rencontrant mille obstacles, avançant
encore, triomphant – et des interviews d’« anciens athées », bardés
de titres universitaires, expliquant comment, au bout de ce dédale
façon Aventuriers de l’Arche perdue, il
y a Dieu.
« Le problème c’est Darwin, commente Lee Strobel
sur un ton qui tient plus de la réclame que de la prédication.
C'est la thèse de mon livre : si Darwin a raison, c’est que la vie
se développe seule et Dieu est, alors, out of job – voulez-vous
d’un Dieu out of job ? »
Puis, tandis que les fidèles, se prenant la tête
dans les mains, murmurent que non, ils ne veulent pas d’un Dieu out
of job : « c’est comme le miracle de la bactérie; enlevez un atome
à la bactérie, ce n’est plus la bactérie ; n’est-ce pas la preuve
que Dieu existe ? n’est-ce pas la preuve que la Bible dit vrai ? ça
aussi, c’est montré dans mon livre ».
Cet ancien journaliste qui a raconté, dans un
autre livre, comment c’est en faisant un procès à sa femme qui
venait de le quitter parce qu’elle était devenue chrétienne, qu’il
a fini par se convertir lui aussi, trouvera le moyen, en une heure,
de citer huit fois son « number one best seller ». En sorte que
lorsque vient, à la fin, la séance de signatures, nous sommes
plusieurs centaines à faire sagement la queue, dans la cafétéria,
entre des piquets de sécurité comme dans les aéroports, pour avoir
le droit de se voir griffonner un « hi, Matt! », ou « hi ! Doug »,
accompagné d’un sourire publicitaire.
« Français ? me demande-t-il, la mine
imperceptiblement dégoûtée, quand vient mon tour de lui tendre un
exemplaire.
— Français, oui. Et athée. »
Cette réponse, alors, comme s’il se ravisait
:
« Oh ! It’s ok... Faites, dans ce cas, la prière
de l’athée, ça marche aussi pour les Français... »
Et le voilà qui ferme les yeux, puis se met la
main gauche sur le cœur tout en continuant, de la droite, de
gribouiller un « Hi Bernie ! » presque illisible : « Dieu, si tu es
là, manifeste-toi, voilà la prière de l’athée. »
Lee Strobel n’est pas exactement le prédicateur de
Willow Creek. Le titulaire étant en vacances, il fait juste un
remplacement. « Mais le scénario, me dit le couple Hansel, mes
voisins de queue, est toujours celui-là. Les autres Eglises meurent
parce que ce sont des Eglises de “yes men” qui viennent là sans
savoir pourquoi. Nous, non. On est une Eglise vivante. Nos prêtres
sont de leur temps comme Christ était du sien. Et nous mettons
notre point d’honneur à avoir une religion utile : chaînes de prières... mise en commun et
évaluation des visions... organisation de messes par téléphone à
destination des frères dans la détresse.... couper le gazon des
personnes âgées, nourrir le chien des voisins pendant les congés,
nettoyer les toilettes du Starbucks... il y a de quoi faire pour un
chrétien ! »
Fondée en 1975 par un ancien de l’Eglise baptiste
de l’Avenue du Maine, à Paris, délibérément « non confessionnelle »
et recourant, de ce fait, à toutes les techniques du marketing pour
cibler un maximum de clients, pardon, de fidèles potentiels, la «
Willow Creek Community Church » de South Barrington, Illinois,
attire 17 500 fidèles chaque week-end et est forte de 10 000
succursales quadrillant le pays. Pouvoir ? Influence et rôle
politiques ? Rapport avec les « born again » type George Bush ?
Faudra voir. Ce qui est tout vu, c’est la puissance d’une religion
dont le secret est peut-être, tout simplement, d’en finir avec
l’écart, la transcendance, la distance du divin, qui sont au cœur
des théologies européennes et aussi, me semble-t-il, de la
Révélation monothéiste elle-même : un Dieu présent au lieu du Dieu
absent, caché, souvent silencieux, des vrais chrétiens ; un Dieu
idole ; un Dieu quasi païen ; un Dieu qui se montre tout le temps ;
un Dieu qui ne s’arrête jamais de parler ; un Dieu qui est là,
derrière la porte ou le rideau, et ne demande qu’à se manifester ;
un Dieu sans mystère ; un Dieu good guy ; un presque humain, un bon
Américain, un qui vous aime un à un, vous entend si vous lui
parlez, vous répond si vous le lui demandez – Dieu, l’ami qui vous
veut du bien.
Le sens du tragique, façon Knoxville
On m’a donné, à l’Hotel Fort Des Moines, la
chambre réservée, dans huit jours, pour John Kerry.
Je note le détail car c’est la première chose que
me dit, au moment de l’enregistrement, le réceptionniste de
l’hôtel.
Mieux, on a pris soin d’exposer, sur ma table de
nuit, outre une photo encadrée du candidat jouant à la guitare,
l’assiette de fromages sous cellophane qui lui sera servie le soir
de son arrivée ainsi que, dans un autre cadre, la copie du fax
envoyé par son service de presse pour dire ses préférences en
matière de mini-bar : « mixed nuts ; chocolate chip cookies ; diet
soda (preferably diet coke in the can) ; bottled water ; plain
M&Ms (no peanuts) ; regular doritos ».
Folie de la relique. Stade suprême de la
conservation et du musée. Non plus, comme à Cooperstown :
l’artefact contre l’authentique. Pas davantage, comme à Cleveland
où j’ai visité, l’autre jour, le musée des Americanas de Henry Ford
: tout ce qui a été finira, un jour ou l’autre, par entrer dans un
musée, fût-ce sous le chef du Faux; donc autant faire, tout de
suite, musée de tout. Mais, plus fort, plus extravagant : devenir
relique, oui, de tout ; devenir musée de la moindre assiette de
fromage ; mais devenir musée, surtout, de l’assiette de fromage en
tant qu’elle n’a pas encore été, ni mangée, ni même servie –
ante-musée en quelque sorte, relique anticipée, extension du
domaine de la mémoire à ce qui n’est pas encore advenu.
Tour de Des Moines, cette ville au nom bizarre,
perdue au milieu de nulle part, sans charme, qui a dû être, du
temps des Français, la grande ville étape sur la route de New York
à San Francisco.
Coup d’œil à l’Iowa Historical Farms qui, dans le
droit-fil de la muséification de toutes choses, « expose » des
fermes reconstituées, au détail des outils près, selon ce qu’elles
ont dû être aux différentes époques de l’histoire américaine.
Rapide visite de la Foire de l’Iowa, ouverte ce
matin, et qui, avec sa vache de beurre grandeur nature, son prix du
plus gros pigeon, ses batailles de cochons et de lamas, ses hot
dogs géants, m’apparaît comme le festival du kitsch
américain.
Mais mon véritable objectif, ce pour quoi je suis
venu, c’est Knoxville, trente kilomètres plus à l’ouest, où s’ouvre
la 43e édition de ce que le Des Moines Register – qui ne lésine pas non plus
sur les adjectifs pour qualifier la Foire de l’Iowa – appelle « la
plus grande course de voitures au monde ».
Welcome to Knoxville, dit une pancarte. Juste à
côté, sur une autre pancarte, plus grande, sont écrits les noms de
toutes les Eglises, notamment évangéliques, qui sponsorisent
l’événement. Puis, à l’extrémité du complexe de hangars qui abrite
les stands des champions ainsi que les pizzerias, les marchands de
hamburgers, de t-shirts et de « french fries » dégoulinantes où
font la queue les supporters, un autre Hall of Fame, donc une autre
Eglise, où sont célébrés les noms des plus grands coureurs, A.J.
Foyt Jr, Mario Andretti, Karl Kinser. Et puis l’ovale de la piste
enfin, cerné de gradins pleins à craquer mais étonnamment
silencieux : il y a là cinq ou six mille hommes, Blancs pour la
plupart, shorts, chapeaux de cow-boy ou toques de trappeur,
chemises à carreaux, beaucoup d’obèses – je mets un peu de temps à
comprendre que, s’ils sont tellement silencieux, s’ils sont si loin
de l’image européenne des foules de fanatiques en délire, c’est
qu’ils sont... en train de prier.
En regardant mieux, je vois que les pilotes aussi
prient. Ils sont une centaine, dans la partie centrale de la
boucle, rassemblés par groupes où l’on devine, malgré la distance,
une hiérarchie subtile d’inféodations et de mérites. Ils ont
embrassé leurs familles. Echangé un dernier mot avec leurs
managers. Remercié les « dirtcrews », littéralement les « préposés
à la boue », ces chauffeurs de camions bénévoles qui sont venus de
tout le pays pour avoir l’honneur, plusieurs heures avant
l’épreuve, de tourner autour de la piste et, avec une piété
extrême, de tasser la sainte terre et en refaire la gluance. Ils
s’apprêtent à s’introduire dans leurs petits bolides, construits à
leur taille et presque sur eux, surmontés de leurs deux ailerons
supposés les maintenir collés au sol, tête casquée, casque fixé au
siège, de sorte qu’ils pourront faire autant de tonneaux qu’ils le
voudront sans cesser de faire corps avec la machine. Peut-être, à
cet instant, les plus superstitieux d’entre eux ont-ils une pensée
ultime pour ce martyr, Boone McLaughlin, que l’on mit, en mai
dernier, lors de la Quincy Raceway Sunday, plus d’une heure à
extraire de sa voiture accidentée ou encore pour Mark Wilson qui
mourut, lui, ici même, en 2001. Et, donc, ils prient.
Quand, après la dernière parade, la compétition
commence vraiment, quand, après avoir tourné et tourné encore
autour de la piste comme les guerriers achéens devant les remparts
de Troie, les héros s’élancent pour de bon, par grappes de huit ou
de dix, dans un vrombissement assourdissant et sacré, quand les
vrais champions se détachent et, la foule retenant son souffle,
s’affrontent dans un duel rapide et violent qui ne durera jamais
plus de quelques dizaines de secondes, le match prend l’allure
d’une joute, d’une ordalie, d’un tournoi épique et sans merci. Et
l’on sent bien, alors, que c’est la mort qui mène le bal – l’on
sent bien que les coureurs prennent tous les risques et que les
spectateurs, excités mais toujours silencieux, ne redoutent et
n’espèrent que l’accident. Théâtre de la cruauté. Attente, comme
dans les duels ou les exécutions en public dans les prisons, du
moment du premier sang. Cette férocité, cette violence, qui ont
longtemps été la loi de l’Amérique; dont elle a su, au fil des
siècles, réduire le terrible empire; et qui survivent, ici, dans
des cérémonies comme celle-ci qui en sont comme le vivant, vibrant
et fervent souvenir. Knoxville, ou un peu de la part maudite de la
société américaine.