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La comédie du sexe
Linda est l’une des dizaines de filles officiant
au Spermint Rhino qui est, sur Industrial Road, la meilleure boîte
de lap dancing de Las Vegas.
Elle est très belle. Très nue. Juste des talons
aiguilles qui la font paraître aussi grande que moi et un string de
strass qui marque une taille parfaite, galbe de jolies fesses
dorées et forme, sur le sexe, une mince armure d’écailles.
« C'est 100 dollars », me dit-elle, en commençant
de se déhancher, mains sur les cuisses, seins en avant, ses cheveux
mi-longs et blonds, forcément blonds, me caressant le visage, mais
le regard dur et froid, aussi parfaitement dénué d’émotion que
celui d’un robot.
« C'est 100 dollars, répète-t-elle, plus fort, car
la musique est devenue assourdissante. 200 dans le salon privé.
Plus le champagne, bien entendu. »
Considérant que j’ai fait le tour de cette
salle-ci et de ses buveurs de bière, venus en bandes, affalés
devant des danseuses qui ont toutes les mêmes fesses, les mêmes
cheveux, les mêmes seins trop ronds que Linda et semblent, en
vérité, ses clones, je dis que oui, pourquoi pas, essayons le salon
privé. Et la voici qui me prend par la main et, chaloupant du cul,
écartant d’un geste vif, parfois d’un mot que je ne comprends pas,
les clones que nous croisons et qui tentent de m’aguicher,
m’entraîne dans une salle plus petite, moquettée de mauve, tables
basses, musique douce, pénombre – le seul hic c’est le côté
soi-disant « privé » vu que s’y trouvent déjà, affalés eux aussi,
une demi-douzaine d’hommes dont je distingue mal, d’abord, la
silhouette mais auprès de qui s’affairent, chaque fois, une ou
plusieurs danseuses.
« Viens t’asseoir, dis-je à la mienne dont les
trémoussements mécanisés, le sourire figé, les poses stéréotypées,
commencent déjà de me lasser. Je préfère, d’abord, parler un peu.
»
Une fille normale à sa place, même une pute,
s’étonnerait. S'inquiéterait. Ça va pas ? elle me dirait. Je te
plais pas ? T’es pédé ? Elle, non. Pas du tout. Mécanique là
encore, docile, elle s’assied sans demander son reste sur la
banquette face à moi et me tend, l’œil absent, bizarrement
embrouillardé, sa coupe de champagne pour que je la serve.
« Tu as quel âge ? dis-je.
— 21 ans. »
Je lui en donne trois de moins, facile. Mais
n’ai-je pas lu, dans le magazine de l’hôtel, que le comté, depuis
la bataille politique et législative d’août 2002, est devenu
vigilant sur les mineures ? Les Ligues de vertu voulaient
davantage. Leur idée était, à l’époque, de contenir les danseuses
sur les estrades, de proscrire tout contact physique avec le client
et de codifier jusqu’au mode de remise des pourboires dont le
trajet de la main au slip leur semblait être le comble de l’horreur
et du vice. Mais les avocats des clubs, hélas pour elles, ont été
les plus forts. Ils ont invoqué le Premier Amendement pour prouver
que le lap dancing était une forme, non de conduite, mais
d’expression et que sa liberté devait être, à ce titre, protégée
par la Constitution. Et elles n’ont obtenu, du coup, que des règles
un peu plus strictes quant à la participation des mineures à ces
petites bacchanales.
« Et depuis quand fais-tu ça ? Depuis quand le
Spermint Rhino ?
— Oh! C'est la première fois, minaude-t-elle, moue
de fausse fillette surprise en flagrant délit de jeu défendu. Je
suis étudiante. Je vis à Los Angeles. C'est mon premier soir.
»
J’en doute, là encore. D’autant que c’est ce que
m’ont dit, au mot près, les filles interviewées dans l’autre salle
– à commencer par la super-pro, presque l’acrobate, qui, en se
frottant contre le mât chromé du podium central, en mimant la
masturbation, la fellation ou, avec ses propres doigts, la sodomie,
en accueillant entre ses pieds, ses cuisses ou, plus fort encore,
ses fesses, les billets de dix dollars qu’on lui distribuait,
venait de rendre fous un groupe de Chinois remarqué, quelques
heures plus tôt, entre les tables du casino Bellagio.
« D’ailleurs, continue-t-elle, vous voyez Tony et
Frank au bar... ? »
Il y a là deux gorilles, en effet, genre men in
black, que j’avais repérés dans la grande salle.
« C'est pour nous. Les nouvelles. Pour être
certains qu’on respecte les règles.
— Qui sont ?
— Pas de relations personnelles... Cent pour cent
de professionnalisme... »
Elle a dit ça très vite, d’une voix stridente,
sur-jouée, comme si on la pinçait. Puis, mécanique à nouveau, petit
robot bavard me débitant son programme, elle développe les grandes
lignes de ce « professionnalisme » que la Maison attend d’elle : ne
pas embrasser ; ne pas débraguetter ; ne pas laisser le
consommateur lui tripoter non plus les seins ; et puis le pied,
n’est-ce pas; très important, le pied; contact permis avec sa
jambe, mais interdit avec son pied... Le fait est que, m’habituant
à l’obscurité, je finis par distinguer, jambes écartées, bouche
ouverte, long visage ingrat de tuberculeux à l’agonie, un type
auprès duquel, à la table juste à côté, s’activent deux danseuses
d’une manière en effet bien étrange : onduler de la croupe sans le
toucher, se retourner pour lui offrir leur cul, s’asseoir tour à
tour sur ses genoux, remonter vers son ventre, l’écraser, onduler
encore, approcher les seins de son visage et les éloigner dès qu’il
fait le geste de s’en saisir, se jeter à ses genoux pour frotter la
joue contre sa braguette fermée, s’écarter brusquement, se relever,
lui mettre la vulve à hauteur des lèvres, se reculer encore et
repartir dans une danse endiablée et glacée – les minutes passent,
Linda sirote son champagne en regardant ailleurs et je reste
fasciné, moi, par cet art consommé, cette science presque exacte,
de la libido et de son insatisfaction.
« Ça ne les rend pas fous, les clients, d’être
traités comme des enfants frustrés ? »
Elle me regarde sans répondre, de son air de petit
automate non programmé.
« Qu’est-ce qui se passe quand le type bande trop
dur et que vous sentez qu’il risque d’éjaculer ? »
Elle fait, de nouveau, celle qui n’est pas payée
pour répondre et fixe ostensiblement, quelques tables plus loin, un
client en discussion avec une brune, en kilt et socquettes, avec
laquelle il n’a pas l’air d’arriver à se mettre d’accord.
« Il y a aussi le cas, j’imagine, où le client
vous propose de le rejoindre à son hôtel... Je suis sûr que ça
arrive et que... »
L'entend-elle, cette question-ci, comme un
commencement d’avance? A-t-elle peur des deux videurs ? Est-il vrai
que tout, au Spermint, est filmé, enregistré, puis débriefé par les
agents de la police des mœurs du comté ? Ou est-ce, simplement, que
la demi-heure prévue est écoulée? Toujours est-il qu’elle se lève.
Me fait son sourire automatique et inutile. Et, s’en allant, de la
même démarche chaloupée, promettre à une prochaine proie ses
délices calculés, me laisse à mes réflexions sur le mystère d’une
pratique sexuelle finalement assez inédite. Sensualité à blanc.
Interruption, non du coït, mais du désir lui-même. Corps sans
chair. Sage luxure. De la misère érotique en milieu puritain.
La loi des bordels
Pour les bordels, il faut sortir de Las Vegas et
du Clark County.
Il faut prendre, vers l’Ouest, la direction de la
Vallée de la Mort. Laisser Blue Diamond et ses mines sur la droite.
Aller jusqu’à Parhump. Passer, à Parhump, le Gentlemen’s Massage
Castle puis le Madam Butterfly, Bath and Massage Salon. Sortir de
la ville. Se perdre. Revenir. Demander son chemin à des gamins
jouant devant un panneau qui fait, en plein désert, de la publicité
pour une édition de la Bible. Le redemander, plus loin, en face de
la Green Valley Grocery, à un groupe de mères de famille en train
de faire des provisions de Coca-Cola et pas plus étonnées que cela
d’avoir à renseigner un étranger sur l’adresse du prochain bordel.
Prendre à gauche. Dépasser, posés en pleine caillasse, un bar pour
vétérans, un motel, un magasin d’antiquités. Guetter la boutique
d’armes et munitions que les Mammies m’ont indiquée. Puis la South
Valley Baptist Church, près d’un enclos de chevaux sauvages.
Arriver, au sortir d’un escarpement de roches lunaires et calcinées
par le soleil, à un carrefour où je suis sûr que personne ne passe
jamais mais où se tient, porteur d’une pancarte où il a écrit, à la
main, « Vietnam vet, no work, no food, God bless ! », un homme
auquel ses cheveux longs et gris, son visage émacié, son t-shirt
poussiéreux, donnent cet air de survivants d’un autre monde,
presque d’« aliens », qu’ont fini par prendre les pauvres et les
sans-abri dans ces terres droguées aux élixirs de jouvence que sont
la Californie et le Nevada. Et, deux cents mètres plus loin enfin,
au milieu de nulle part mais à l’exacte frontière du Nye County qui
est, de tous les comtés de l’Etat où l’on tolère la prostitution,
le plus proche de Las Vegas, tomber sur un kiosque rose et bleu
marqué « bureau d’information pour les touristes, vente de
chemises, chapeaux et souvenirs » ; sur un panneau publicitaire
vantant l’inévitable « world famous and historic brothel » ; et,
derrière un enclos de ferme, aussi incongrue qu’une Tour Eiffel en
pleine savane, une maison de Blanche-Neige divisée entre, à droite,
un saloon à l’enseigne du Longhorn Bar et, à gauche, une façade
décorée, à l’étage, de fenêtres en trompe-l’œil couleur layette et,
plus bas, au niveau du sol, de trois peintures murales aux teintes
criardes reproduisant, en abyme, des scènes supposées se tenir sur
le lieu même : un sosie de John Wayne poussant, d’un air mâle, la
porte que je vais moi-même pousser ; un autre, virilement accoudé
au comptoir du bar où je vais entrer; et une femme cow-boy enfin,
rêveuse, très mythologie éternelle du Grand Ouest, assise sur une
barrière semblable à celle que je suis en train de franchir.
Entrer, donc, par le Longhorn Bar où un écriteau
informe que « les dames sont toujours les bienvenues ».
S'attarder devant une télé qui diffuse un western
érotique intitulé Best Little Whorehouse in
Texas et dont le message est que les putes sont aussi de
bonnes filles.
S'étonner, auprès du patron, de ce qu’il n’y ait
personne et s’entendre répondre que le bar c’est comme le bordel,
il a ses heures, plus tard, quand les vachers rentreront du
travail.
Et pénétrer dans le bordel lui-même, le Chicken
Ranch, ainsi nommé parce que, pendant la Grande Dépression, les
fermiers des environs payaient en nature, avec des poulets : porte
dérobée ; faux mystère; imitation de couloir d’hôtel ; fantôme du «
luxueux » Duk Duk Ranch où Quilty amène Lolita et lui fait faire
des choses « extravagantes»; et, à l’arrivée, un salon miteux,
tapissé de velours grenat, où un système électrique poussif se
déclenche à l’instant où entrent les pensionnaires et ouvre un
rideau de théâtre qui ouvre lui-même sur un mur en miroir
argenté.
Elles sont quatre. Moins jeunes que les lap
danseuses de Vegas. Moins sexy. Un côté filles de la campagne, mise
en plis, traits rustiques et rosés, chair boudinée dans des gaines
que l’on devine sous la robe à volants. L'une après l’autre, elles
esquissent une révérence, rentrent le ventre, se trémoussent et me
sourient.
Choisir, des quatre, la moins pathétique.
La suivre, au bout d’un nouveau couloir, jusqu’à
la chambre, tendue de draps de fortune, dont elle est fière de me
dire qu’elle l’a décorée « comme un harem ».
Voir dans son œil la surprise, l’effroi léger et
fugitif, puis l’indifférence, quand elle comprend que je ne suis
pas venu pour cela mais pour l’Atlantic, Tocqueville, le sexe en Amérique,
etc.
Et faire quand même, entre-temps, mon plein
d’impressions et d’informations.
Près du lit, semblable au tableau de température
des chambres d’hôpital, un panneau où l’on inscrit, tous les quinze
jours, les résultats de ses tests vénériens et de séropositivité –
le bordel est un lieu d’hygiène.
Sur la table de chevet, en évidence, un choix de
préservatifs dont elle exige le port à tous les niveaux de
prestation jusques et y compris, m’explique-t-elle gravement, en
cas de simple strip-tease : le bordel est un
lieu de safe sex.
Plus haut, dissimulé, mais mal, dans la moulure du
plafond, l’œilleton d’une caméra qui est là pour s’assurer
qu’aucune violence ne sera commise et que la prostituée, quel que
soit le caprice du client, continuera d’être traitée comme une sex
worker, dûment unionisée, en conformité avec le droit du travail et
les droits de l’homme et de la femme – le
bordel est un lieu politiquement correct.
Un peu plus bas, juste à la tête du lit et du
client, une reproduction de la Statue de la Liberté en hommage à la
chère et souffrante Amérique dont je comprends qu’elle est honorée,
ici, par le cul comme ailleurs par l’intelligence, le business, les
arts ou les armes – « est-ce la raison pour laquelle j’ai vu, à
l’entrée, flotter une bannière étoilée ? – Oui, monsieur, c’est la
raison. – Si haut ? – Si haut. – Si grande ? – Si grande. – Parce
que ? – Parce que les putes, sachez-le, sont des patriotes américaines. »
Et puis ses prix enfin, son catalogue de services
et de prix, qu’elle m’annonce avec la même fierté que la marieuse
de Minneapolis ses noces à la carte – je repense au fait qu’il y
avait, dans le salon, un distributeur de cash ATP et des prospectus
publicitaires avertissant que les paiements par carte de crédit
sont acceptés; je repense aux cartes de visite avec adresses
postale et internet, plan d’accès, service de limousine 24 heures
sur 24, qui traînaient près de la boîte de dragées ; je revois, à
gauche de la barrière d’entrée et de ses quelques marches, la pente
aménagée pour le passage des handicapés ; bordel ou pas bordel, business is business.
Ethique protestante et amours tarifées.
Nouvel ordre sexuel, protocoles,
performances.
Autre face du rigorisme et son envers
obscène.
Les hôtels de passe du désert et, l’autre fois,
l’esprit moveon : l’avers et le revers de la même monnaie
puritaine.
Prisons business
Le couloir de la mort de la Southern Nevada
Women’s Correctional Facility, la prison pour femmes de Las Vegas,
n’a qu’une pensionnaire : Priscilla Ford, une Noire de 74 ans
reconnue coupable d’avoir, il y a vingt-quatre ans, à Reno, au
volant de sa Lincoln lancée à toute vitesse, délibérément écrasé 29
passants.
Prenez garde, m’avait dit la directrice. Elle est
malade. Très malade. Cancer en phase terminale. Ne pourra ni se
lever ni vous parler.
En réalité, non. Elle est fatiguée, sans doute.
Hors d’haleine. Une tenue de jogging sale. Des cheveux gris,
embroussaillés, avec une alopécie derrière le crâne. Mais elle est
debout. Plutôt droite. Me recevant avec cérémonie dans sa cellule
tapissée de photos du prince William, de Lady Di, de Bush, du pape,
de Mel Gibson. Un livre sur l’éducation des enfants près de son
lit. Le Da Vinci Code et une Bible sur
une étagère. Un téléviseur. Un écriteau « God First ». Des photos
de famille où elle n’était pas, mais où un pauvre et grossier
montage lui a permis de se rajouter.
« J’espère que mes copines ne vous ont pas fait
trop peur », commence-t-elle, allusion à la centaine de femmes,
presque toutes noires, du quartier dit « ségrégation » qu’il a
fallu traverser pour arriver jusqu’à elle – véritables bêtes
enragées, toutes habillées de la même combinaison orange, et
hurlant, derrière leurs barreaux, qu’elles n’ont rien fait,
qu’elles n’en peuvent plus, qu’elles veulent le rétablissement de
la promenade, qu’elles maudissent les visiteurs, qu’elles
m’envoient au diable.
Puis, secouée de rires étranges, presque de
hoquets, qui la cassent chaque fois en deux, lui coupent la
respiration et me donnent à penser que les expertises
psychiatriques concluant, lors du procès, à une schizophrénie
chronique n’étaient pas dénuées de fondement : « j’ai eu tort
d’avouer; je n’ai rien fait; je n’ai été condamnée que parce que
mon avocat était mauvais et n’a pas su convaincre les jurés que je
suis la réincarnation féminine du Christ; la vraie coupable, la
voici (elle me montre une photo punaisée à l’envers, seule, sur un
panneau de liège doré), la vraie coupable c’est elle, c’est ma
sœur, elle court toujours, et c’est pour ça qu’il continue d’y
avoir des crimes à Reno. »
Et puis, en réponse, enfin, à mes questions sur le
calvaire que ce doit être de se réveiller chaque matin, depuis
vingt ans, en se disant que ce sera peut-être le dernier,
l’intelligence revenue de cette remarque qui, en trois phrases,
règle le débat sur les mérites comparés du réseau des prisons
privées auquel le pénitencier appartenait depuis sa création et le
système normal, public, auquel il vient, au terme d’une polémique
qui a enflammé les passions dans tout l’Etat, de revenir depuis
quelques jours : « pour moi, il y a un avant et un après; avant, je
vivais comme une chienne; personne ne se souciait de moi mais
l’avantage était qu’on ne pensait plus à m’exécuter; aujourd’hui,
la nourriture est meilleure, l’hygiène est de retour, mais je crois
qu’on va venir me chercher... »
En quelques mots, oui, l’essentiel est dit.
Priscilla Ford est coupée de tout et n’a, depuis
vingt ans qu’elle a été condamnée, quasiment pas reçu, semble-t-il,
de visite.
Mais elle a résumé l’un des problèmes qui divisent
aujourd’hui le pays et dont m’avait parlé, à New York, le Prix
Nobel d’économie, Joseph Stiglitz – elle a dit les avantages et
inconvénients de la privatisation des prisons américaines tels que
j’ai pu les entrevoir, moi-même, dans ma rapide visite, avant
d’arriver jusqu’à elle.
Côté pile : une indolence, en effet, dans le
comportement des matons dont je peux imaginer qu’elle est un
héritage de cette culture du privé qui était la règle jusqu’au mois
dernier; une sorte de laisser-aller, presque de liberté, dans la
façon qu’ont les détenues – à l’exception, bien sûr, de celles du
secteur « ségrégation » – de circuler dans les couloirs, de
bavarder, de s’arrêter si elles le veulent, de s’habiller; des
petites chaînes hifi dans certaines cellules ; parfois des
téléviseurs ; des « salons de beauté » avec, affichés comme dans
les salons de coiffure de province, des modèles de mise en plis ;
jusqu’à la couleur des murs des parties communes (roses ou mauves
pour les niveaux de sécurité 1 et 2, bleus pour le niveau 3) dont
la gaieté affectée pourrait être celle d’un jardin d’enfants – on
devine, derrière tout cela, les actionnaires de la Kentucky Fried
Chicken, maison mère de la Corrections Corporation of America qui
gérait la prison jusqu’à cet été, calculant que nourrir et amuser
la bête humaine, lui lâcher un peu la bride, lui offrir un
environnement moins sinistre que celui, punitif, des prisons
d’Etat, est un moyen peu coûteux – moins, en tout cas, que des
régiments de matons – de la tenir tranquille et de la
dresser.
Côté face : l’abandon, quand l’Etat démissionne et
que règne la loi du profit, de toute espèce de projet carcéral;
l’être-là jeté d’hommes et, en l’espèce, de femmes que le corps
politique, donc la communauté citoyenne, oublient, certes, de punir
mais avec lesquels ils ont, en même temps, définitivement perdu le
contact; le comble du délaissement ; la déréliction la plus
absolue; le passage des corps dociles et des âmes tristes décrits,
de nouveau, par Foucault à des demi-sujets, abrutis par des
médicaments que des médecins marrons, ou matons, distribuent à qui
veut ou même, pour les fortes têtes, à qui, précisément, n’en veut
pas ; corps nourris mais moralement matraqués ; âmes suspendues et
perdues dans l’ombre claire de ces culs-de-basse-fosse acidulés ;
fin de la lumière humaine ; sous-humanité résiduelle ; achèvement,
au fond, du geste d’exclusion et élimination qui commençait à
Rikers Island, que j’ai retrouvé à Alcatraz, mais qui voit là, dans
ce retrait de la puissance publique, dans cette indifférence
programmée de la communauté à ses délinquants ou à ses monstres, sa
forme probablement achevée.
Entre la peste et le choléra, il n’est jamais
facile de choisir. Et il est clair que, rapportés à l’horreur du
cas Priscilla Ford, face à ce scandale sans recours qu’est le
maintien, dans 38 Etats, dont l’Etat du Nevada, du principe de la
peine de mort, tous les autres débats sur le système carcéral
américain semblent presque frivoles. N’empêche. Il y a, parfois,
des degrés dans le pire. Et je crains fort que l’on n’ait, là, avec
ce débat sur la privatisation, avec l’existence même de prisons
soumises à la seule logique de l’argent, franchi un pas de plus,
décisif, sur le chemin de la barbarie civilisée.
Créationnisme, disent-ils...
« Il y a deux théories », hurle Axel, le pilote,
lorsque je l’interroge sur la formation géologique de ce fameux
Grand Canyon que nous commençons d’apercevoir après une heure de
navigation au-dessus d’un paysage de déserts et de volcans éteints,
de lacs asséchés et de barrages sur le Mead Lake.
« Il y a deux théories, reprend-il, plus fort,
pour couvrir le bruit des rotors et des moteurs de l’hélico. Celle
qui dit qu’il est né petit à petit, pendant des millions ou même
des milliards d’années, au fil de l’érosion. Et l’autre, qui
affirme que tout cela, toutes ces merveilles, ces monuments aussi
beaux que les temples d’Angkor, ces roches rouge et rose que vous
voyez devant vous, cette formation, là, sur votre gauche, qui
ressemble à un temple romain, cette autre, ici, regardez, juste
ici, pareille à une forteresse en ruines, que tout cela, donc, ne
peut être le fruit du hasard, qu’il y a fallu un artiste et que cet
artiste c’est Dieu. »
Et puis, quelques minutes plus tard, à l’aplomb de
la faille elle-même et de ses profondeurs vertigineuses :
« Deux théories, ici aussi. Celle qui dit que
c’est le Colorado qui a creusé la faille et qui y a déposé, au fil
des millénaires, ces boues, ces roches, ces sédiments, ces
fossiles, que vous voyez sur les côtés. Et celle qui dit que non,
pas possible, une faille pareille, une gorge aussi colossale, un
canyon si net, si parfait, où les géologues ont trouvé des fossiles
en nombre si extraordinaire et si extraordinairement conservés,
cette cicatrice qui court, d’un trait, sans dévier, sur une
longueur de 450 kilomètres, que tout cela n’a pu se faire que d’un
coup, pas en un jour d’accord, mais en un an, à la rigueur quelques
années, au terme d’un cataclysme ressemblant au déluge biblique.
»
Axel n’a pas 30 ans. Il est moderne. Thin and
bright. Svelte et brillant. Avec ses ray-bans, ses cheveux un peu
longs, sa gueule de beau gosse au visage tanné par le soleil, il
n’a vraiment pas l’air des vieilles barbes que j’ai vus à Willow
Creek. Et il m’avouera, tout à l’heure, quand nous serons revenus à
Las Vegas, qu’il est démocrate, s’apprête à voter pour John Kerry
et qu’il est fan de « R and B » et de « dance-floor techno-pop ».
Mais il vient, en quelques phrases, de me donner l’exacte
photographie de ce courant d’idées qui s’appelle le créationnisme
et dont l’importance prise, tous partis confondus, au cœur de la
nouvelle pensée conservatrice américaine est une des choses les
plus étranges, et les plus folles, qu’il soit donné d’observer au
voyageur étranger.
Il fut un temps où les créationnistes étaient de
purs idéologues se contentant de reprendre les vieux arguments des
contemporains de Darwin sur le thème : comment, si l’homme descend
d’un animal, est-il possible de le doter d’une âme et de prêter à
celle-ci l’immortalité que postulent les religions? C'était
l’époque (1925) du fameux « procès du singe » où l’on vit un juge
créationniste du Tennessee condamner un professeur pour avoir osé
enseigner que l’homme et le singe étaient cousins. C'était l’époque
(toutes les années 20 et 30) où nombre d’Etats américains
introduisaient des amendements visant à interdire, dans les écoles,
l’enseignement du darwinisme. C'était le temps, en gros, du combat
de la foi contre la science – et la seconde était sommée de baisser
pavillon devant la première.
Aujourd’hui, comme l’a montré Dominique Le-court
dans L'Amérique entre la Bible et
Darwin, la stratégie s’est affinée. Elle s’est même
renversée. Car, au lieu de s’opposer à la science, au lieu de se
construire contre elle et contre ses méthodes, au lieu, en un mot,
d’opposer à une science sans âme l’âme éternelle de l’humain et de
la théologie naturelle, le courant créationniste a eu l’idée
géniale de se couler dans le moule de l’adversaire, de lui
emprunter ses procédures et ses effets, et de se mettre, lui aussi,
à parler au nom de la scientificité. C'est toute l’histoire d’un
savant comme Jonathan Wells, titulaire de deux « Ph. D. » de Yale
et de Berkeley, et développant, sous l’influence de la secte Moon,
une téléologie de l’histoire des espèces montrant que leur
succession répond à un « dessein intelligent ». C'est l’histoire
des Moonistes en général instaurant, il y a trente ans, avec le
soutien du Prix Nobel spiritualiste John Eccles, une série de
conférences intitulées « Conférences internationales pour l’unité
des sciences », dont l’un des objectifs est de saper les bases
théoriques du darwinisme. Ce sont des organismes qui, comme le
CRSC, Centre pour le renouveau de la science et de la culture,
mettent au service de leur croisade tout un arsenal de diplômes,
validations, communications savantes et commissions scientifiques,
dignes d’une grande institution scientifique moderne. C'est une
pléiade, en fait, de paléontologues, géologues, gemmologues, ou
prétendus tels, qui multiplient, dans des journaux d’apparence
savante, les articles visant à remettre en cause la théorie de la
soupe primitive, recalculer l’âge de la Terre et celui du système
solaire, retrouver les débris de l’Arche de Noé, dater au carbone
14 ou à l’uranium 238 les couches fossilifères, ou retrouver enfin
la « vraie date » du Déluge. Et c’est, à l’arrivée, mon jeune
pilote qui, revenu à l’héliport de Vegas, m’expliquera, avec le
même aplomb, qu’il y a deux théories, toujours, capables de rendre
compte de la naissance de la planète Terre...
Il ne demande plus, ce néocréationnisme, d’exclure
le darwinisme des manuels et de l’enseignement.
Il ne prétend plus le destituer au nom d’un savoir
divin qui s’imposerait au savoir des savants avec l’autorité du
fanatisme ou de la vérité révélée.
Il l’accepte au contraire ou feint, en tout cas,
de l’accepter – mais en réclamant le droit, juste le droit,
d’opposer à ses « hypothèses » les hypothèses adverses, mises sur
le même plan et égales en dignité, de son « créationnisme
scientifique ».
Géniale, oui, cette invention du « créationnisme
scientifique ».
Admirable, cette élévation au rang de « science »
de ce qui est le visage même de la superstition et de
l’imposture.
Il y a deux théories et vous avez le choix : c’est
la formule d’un obscurantisme éclairé ; c’est le principe d’un
révisionnisme à visage libéral et tolérant ; c’est l’acte de foi
d’un dogmatisme réconcilié avec la liberté de parole et de pensée;
c’est, mine de rien, la manœuvre idéologique la plus subtile, la
plus rouée et, au fond, la plus dangereuse de la droite américaine
depuis des années.
Le coup des mormons
Sur l’importance de la religion dans la vie
démocratique américaine, sur la singularité de ces campagnes
électorales, de ces débats, de ces conventions, systématiquement
placés sous l’invocation de Dieu tout-puissant, sur le mystère de
ce peuple qui est à la fois le plus matérialiste et le plus
spirituel, le plus « greedy », le plus « vorace », au sens de Jim
Harrison et le plus intensément religieux, sur le paradoxe d’un
goût de la liberté qui, loin d’avoir été gagné, comme en Europe,
sur les ténèbres de la foi, a marché au contraire du même pas, la
liberté se nourrissant de la foi, la foi se soutenant de la
liberté, et ainsi de suite, à l’infini, je ne crois pas que le
voyageur d’aujourd’hui ait rien à ajouter aux pages prémonitoires
du Deuxième Livre de De la démocratie en
Amérique.
Une exception, pourtant, Salt Lake City.
Un cas, celui de l’Eglise de Jésus-Christ des
Saints des Derniers Jours, autrement dit l’Eglise mormone, qui a
son centre spirituel ici et qui ne ressemble, il faut l’avouer, à
rien de ce que j’ai vu jusqu’à aujourd’hui.
Je ne parle pas de Salt Lake City même, cette
ville artificielle et folle, orthogonale et psychorigide,
construite au XIXe siècle, en plein
désert, par une colonie de mormons fuyant la persécution.
Je ne parle pas, ce dimanche matin, au Tabernacle,
puis à l’église de Temple Square, de ce mélange si troublant, mais
qui ne diffère guère, après tout, de ce que j’ai vu à Willow Creek,
de prophétisme et de prosaïsme, d’intensité de la ferveur et de
trivialité des rites.
Je ne parle pas du côté secte, nombre d’or, croix
à cinq branches gravée sur les murs du temple, occultisme
rationalisé, puritanisme spirite, fantasmes d’apocalypse sur fond
de congélateurs remplis de victuailles en prévision du dernier
jour, dont l’Eglise mormone soutient qu’il est dépassé – dont
acte.
Je ne pense même pas au « prophète vivant », oui,
« prophète vivant », c’est comme ça qu’on appelle, à Salt Lake
City, le chef spirituel de la communauté, l’homme qui règne sur le
« Conseil des douze apôtres » ainsi que sur les millions de mormons
de l’Utah et du monde, je ne pense même pas, donc, à ma stupeur
quand, à la messe de midi, au fond du luxueux hall d’hôtel
transformé en lieu de culte et dont – nouveau signe de la confusion
du profane et du sacré – nul ne semble avoir songé à retirer les
velours, dorures, lustres et brocarts d’origine, on m’a enfin
montré ledit prophète et qu’au lieu du saint homme que j’attendais,
au lieu du digne descendant de Joseph Smith, le fondateur de
l’Eglise, que j’imaginais en figure apostolique venue pour
restaurer sur la terre la plénitude de l’Evangile, j’ai découvert
un petit homme de 94 ans, prudent et bedonnant, vêtu d’un costume
bleu marine croisé à boutons dorés, plus proche d’un buveur de
Cinzano que d’un Dalaï Lama wasp.
Non.
La vraie histoire, ici, c’est, 35 North West
Temple Street, la « bibliothèque généalogique ».
Le vrai intérêt, pour moi, de cette Eglise mormone
c’est la démarche unique dans l’histoire, non seulement des Eglises
américaines, mais des Eglises tout court, qui consiste à aller,
dans le monde entier, recenser, pour les stocker, les noms des
humains qui se sont, au fil des siècles, succédé sur cette
terre.
« Nous prenons tout, me dit le conservateur. Tout.
Les certificats de naissance. Les actes de mariage et de décès. Les
journaux. Les vieilles lettres. Les photos. Les registres civils et
paroissiaux. Les papiers militaires. Les tables ancestrales. Les
arbres généalogiques. Les recensements. Les cadastres. Les listes
d’immigration et émigration. Les comptes rendus d’audience des
tribunaux. Nous avons des émissaires qui courent la planète. Nous
avons des équipes de “microfilmeurs” qui vont signer les deals et
collecter le matériel. Le résultat, c’est une banque de données
unique. C'est un stock de plusieurs milliards de noms entrés dans
notre “Index généalogique international” et conservés ici, à la
Bibliothèque, ainsi que, par sécurité, à 40 kilomètres au sud-est
de la ville, au cœur de la Granite Mountain, dans des chambres
fortes creusées à flanc de montagne et garanties anti-séisme. Un
jour, c’est tous les morts de tous les temps qui seront
computérisés. Un jour, c’est toute l’histoire de l’humanité, depuis
Adam et Eve, qui sera mise en fiches et à la disposition des
vivants qui le voudront. Venez. Vous allez comprendre. »
Il m’entraîne, au deuxième étage, dans une salle
où quelques dizaines d’hommes et de femmes, de tous âges,
apparemment de toutes conditions, pianotent sur des ordinateurs
individuels.
« Voilà. Tout ça est à tout le monde. Tout ce
trésor n’a d’autre vocation que de revenir à ses légitimes
propriétaires, c’est-à-dire aux gens. Ils peuvent faire deux choses
à partir de là. Ils peuvent, s’ils sont mormons et qu’ils croient
en la sainteté définitive, pour cette vie et pour l’autre, de la
relation familiale, resserrer le lien avec leurs ancêtres et même,
dans certains cas, s’ils soupçonnent qu’ils ont pu disparaître sans
avoir eu l’occasion ou le temps d’accepter le Christ, leur offrir
une session de rattrapage et les baptiser par procuration. S'ils ne
sont pas mormons, s’ils ne croient pas en ce baptême des défunts,
si cette offre de bénédiction aux morts n’est pas dans leur
théologie, ils ont la possibilité, si importante aussi dans un
monde où les hommes sont de plus en plus déracinés, de savoir d’où
ils viennent, qui les a faits et qui ils sont. Vous voulez essayer
? »
L'expérience, sur moi, ne sera pas
concluante.
J’aurai beau taper, et taper encore, les noms de
mes rares ancêtres mobilisables – il faut croire que mon paysage
familial relève de l’une de ces dernières terrae incognitae dont on
m’a prévenu qu’elles résistent à l’arraisonnement mormon, car
l’ordinateur restera désespérément muet.
Mais je regarde les visages autour de moi. Je
regarde ces gens, rêveurs et perplexes, comme drogués, un sourire
au coin des lèvres, en train de voyager sur les mystères de leur
propre passé. Et j’hésite entre deux sentiments. Le respect dû à
cette forme de souci des siens, à cet hommage rendu aux morts, à
cette volonté d’être, comme dit le poète, le vivant tombeau de ses
pères. Et puis l’idée, tout de même, que ces mormons sont des
malins et que, dans la lutte de tous contre tous qu’est aussi
l’histoire des religions, dans cette autre bataille pour le pouvoir
que se livrent, je le vois bien, les Eglises américaines, ils ont
trouvé l’arme absolue. Qu’opposer à une Eglise qui règne, non
seulement sur les vivants, mais sur les morts ? Qui rivalisera avec
des gens qui, non contents de prendre possession des corps et des
âmes, mettent sous scellés la mémoire du monde ?
Vingt mille victimes de la Shoah baptisées, me
confiera un non-mormon de Salt Lake City, par les compagnons du
prophète vivant... Des procès intentés, notamment en France, par
des institutions ou des Eglises qui regrettent, tout compte fait,
d’avoir lâché leur bien... C'est la face cachée du phénomène. Celle
dont personne, ici, ne se vante. Eh oui, la guerre!
Et si l’Amérique, quand même, avait une
Sécurité sociale ?
Tracy est serveuse au restaurant du Motel de Grand
Junction, Colorado, juste après la frontière de l’Utah, où j’ai
fait halte pour la nuit.
Elle a une quarantaine d’années.
Un physique heureux de belle Américaine solide,
sans histoires, et qui en fait des tonnes sur le thème « ma vie
c’est mes clients, je suis contente quand ils sont contents
».
Sauf qu’en creusant un peu, en l’interrogeant, le
dernier client parti, sur son travail, sa famille, sa vie, en lui
demandant ce qu’elle fait là, dans ce trou perdu, avec ses sourires
automatiques, ses « did you enjoy your meal » et « are you still
working on it », on découvre une histoire moins rieuse.
Un père mineur dans les mines de charbon du
Wyoming. Elle se rappelle, petite fille, ses toux interminables et
noires. Un jour, à 50 ans, il ne s’est plus arrêté de tousser. Il a
fait une crise cardiaque et n’est plus jamais descendu.
Un frère, mineur aussi, mais spécialisé, lui, dans
la sécurité des installations. « C'est un travail plus cool,
convient-elle. Car il y a toute la partie inspection qui se fait
plutôt en surface. Mais arrive un incendie, un coup de grisou, un
éboulement, et c’est lui qui descend pour ramener, morts ou
vivants, ses camarades. Et, là, attention! 80 morts, la dernière
fois! Il marchait au milieu des cadavres et on a eu si peur qu’il
ne remonte pas ! »
Trois autres frères, mineurs encore. Sauf que, les
mines de charbon s’épuisant, ils ont dû passer à la soude. « Et là,
continue-t-elle, c’est pire. Mon père dit qu’on ne peut pas faire
de classement du pire. Mais moi je crois que si. Je les ai vus, mes
frères, dans les trois Etats du Wyoming, du Colorado et de l’Utah,
faire toutes les mines de soude du bassin de la Green River. Eh
bien je crois, oui, que c’est plus usant encore que le charbon.
Comment vous dites ? Que le pape, Jean-Paul II, a travaillé dans
les mines de soude de Pologne ? Bon, je leur dirai... »
Et puis son mari enfin, mineur toujours, le plus
abîmé de tous, en dépression chronique depuis huit ans et qui, lui,
ne travaille plus du tout. Ils sont divorcés. Mais elle se
souvient, au début, quand elle était enceinte de son aînée, de ces
grèves qui duraient des mois et de l’argent qui ne rentrait pas.
Elle se souvient de ces matins où il se réveillait en pleurant,
incapable de se lever. Et puis l’histoire de leur fille sodomisée,
à sept ans, par un voisin... C'est de ça qu’il ne s’est jamais
remis. Et c’est depuis ce temps qu’il a fait ses tentatives de
suicide, ses hospitalisations à répétition et qu’il s’est arrêté de
travailler.
« Comment fait-on, dis-je, dans ces cas-là ?
Comment survit-on ?
— On y pense tout le temps, ce sont des images qui
ne vous quittent jamais.
— Oui. Mais matériellement ? Pardon, mais ma
question était : quel est le système, en Amérique, quand on est
malade comme votre mari ? On dit, en Europe, que vous n’avez pas de
vraie Sécurité sociale. Dites-moi, dans le cas précis, ce qu’il en
est. »
Tracy réfléchit. Se concentre. Et, adoptant
l’expression de quelqu’un qui s’embarque dans une explication
longue et complexe, m’emprunte mon carnet de notes et commence d’y
griffonner des chiffres.
Le mari. Comme tous les anciens ouvriers qui ont
payé, toute leur vie, leurs cotisations, il bénéficie, pour ses
soins médicaux, du programme fédéral Medicare ainsi que du
programme complémentaire Medicaid géré, lui, par l’Etat. Il vit
avec 2 000 dollars par mois, soit 60 % de son dernier salaire,
venus, dans des proportions qu’elle ignore, de l’Etat fédéral, de
l’Etat, de la compagnie. Il bénéficie de « food stamps », de «
tickets repas », pour un montant qu’elle ignore aussi. Et il a un
appartement, propriété de l’Etat, qu’il loue 253 dollars au lieu
des 600 ou 700 qu’il devrait valoir au prix du marché.
Le père. Même chose pour les soins. Même gratuité
via Medicare et Medicaid. Plus – elle n’est pas sûre, mais elle
croit – le « black lung program » qui est un programme
complémentaire pour mineurs silicosés. Et plus – ça, c’est certain
– une retraite qui, dans son cas, arrive aux trois quarts de son
dernier salaire. Pourquoi les trois quarts et pas 60 % ? Et
pourquoi, dans un même métier, deux régimes différents ? Ça, de
nouveau, elle ne sait pas. Peut-être parce qu’ils émargent au
régime de retraite, l’un du Colorado, l’autre du Wyoming et que,
d’un Etat à l’autre, cela change. Ou peut-être parce que son père a
souscrit, lui, en plus, à une caisse privée. Non, vraiment, elle ne
sait pas.
Les frères. Eux, donc, travaillent toujours. Sauf
que attention ! Il y a les périodes de chômage où ils continuent
d’être payés, selon la loi, pendant six mois et où, si ça dure
plus, il y a une caisse privée, dépendant d’une Eglise, qui prend
le relais. Et, quant aux frais de santé et de retraite, ils se
méfient, eux, ses frères ; ils ont entendu que le système était au
bord de la banqueroute et qu’il y a, dans l’air, des projets de
démantèlement; alors ils ont souscrit des « comptes épargne santé »
gérés par une compagnie d’assurance ; et elle a compris que l’aîné,
celui de la sécurité, a souscrit une assurance supplémentaire
qu’ils appellent, entre eux, l’« assurance catastrophe ».
Et elle? Oh elle! Elle rit... Elle n’aurait jamais
pensé qu’elle divorcerait un jour. Alors, forcément, jusqu’à ces
dernières années, elle ne s’en était jamais souciée. Mais bon. Elle
cotise. Elle a aussi une assurance privée. Un jour où elle a eu un
pépin de santé, elle a été traitée gratuitement par un hôpital géré
par les méthodistes. Le fait d’avoir, dans sa famille, un invalide
et un grand malade lui donne aussi accès à un fonds spécial. Et
puis elle a encore un fils de 13 ans et ça lui donne droit à une
allocation de 800 dollars par mois. Malgré la suppression, par
Clinton, de l’« Aide aux familles avec enfants à charge » ? Oui,
cela n’a rien à voir. Car je vous parle, là, d’un programme géré au
niveau de l’Etat du Colorado.
J’ignore dans quelle mesure je peux généraliser.
Et j’ai bien conscience, au demeurant, qu’aucun de ceux dont me
parle Tracy n’entre dans la vraie catégorie problématique qui est
celle des 37 millions de pauvres comptabilisés par les statistiques
et passant, eux, semble-t-il, au travers de tous les filets.
Mais enfin, de son récit ressortent quand même
trois leçons.
1 Le
système de Sécurité sociale américain existe; il est menacé, mais
il existe.
2 Le
système de Sécurité sociale américain est complexe; il couvre,
contrairement à ce qui se dit en Europe, l’essentiel de la
population active, mais il est complexe, variant d’un Etat, d’un
métier, parfois d’un individu, à l’autre.
3 La
principale source de complexité et, donc, de malentendu, la raison
profonde et presque philosophique d’une telle variété des
situations et, pour nous, Européens, d’une telle illisibilité,
tiennent à la méfiance qu’inspire, aux Etats-Unis, l’idée même d’un
Etat centralisant entre ses mains tous les outils de redistribution
– elle tient à cet « individualisme » méthodique dont Tocqueville a
définitivement montré qu’il entend laisser à chacun, ou aux
associations voulues par chacun, la responsabilité des destins
individuels.
Lu, dans le Made in
USA de Guy Sorman, que les dépenses sociales par habitant
aux Etats-Unis sont à peu près égales à ce qu’elles sont dans la
plupart des pays européens, France comprise. Mais attention ! A
condition – et c’est bien ce que nous dit le double récit, et de
Tracy, et de Tocqueville – d’ajouter à la part de l’Etat celle des
collectivités ainsi que des philanthropies privées.
Le fantôme des chercheurs d’or
La route encore.
Reprendre au petit matin, non la route qui va
directement de Grand Junction à Colorado Springs, mais, comme j’ai
un peu de temps et que mon rendez-vous à l’Académie militaire n’est
que demain, l’autre, la 65, qui passe par Grand Mesa, puis Aspen,
mais qui est probablement plus belle.
Chaleur.
Lumière aveuglante et glorieuse.
Ravins couleur de rouille, usés par le soleil.
Roches géantes, et qui prennent leurs aises, tantôt croulant de
pierraille, tantôt montant si haut que leurs dentelures paraissent
se chevaucher dans le ciel.
Plus haute encore, architecture si parfaite, et si
parfaitement écrasante, qu’elle semble faite exprès, comme au bord
du Pacifique, pour exclure et humilier les hommes, une barrière de
rochers, muraille de Chine en pleine Amérique.
Pas un village, d’ailleurs.
Sur des dizaines de kilomètres, pas âme qui vive,
pas souffle de présence humaine, la nature nue, le désert – enfin,
désert n’est pas le mot vu qu’on est dans la montagne, mais sorte
de désert, même sentiment de dépouillement, de désolation et,
aussi, d’infini que, les semaines passées, dans les déserts de
Californie : juste les « cattle guards », ces fosses creusées au
milieu de la route et couvertes de grilles métalliques aux barres
très espacées qui piègent le bétail s’il tente de traverser.
Alors, arrive Hotchkiss, à peine un bourg, presque
un campement, bâti des deux côtés de la route, n’importe comment,
très laid, maisons précaires et qui devaient être provisoires,
forestiers qui se pensaient en transit et se sont installés,
hangars, noria de camions transportant des madriers, un musée d’on
ne sait quoi (peut-être des métiers de la forêt ?), un marchand de
chevaux de bois, le restaurant « L'Elan », encore des
hangars.
Paonia ensuite; puis Bowie ; puis, aux approches
de Carbondale qui semble être, d’après la carte, la grande
agglomération du coin, changement de paysage et passage du monde du
bois à celui de la mine : énormes fours à charbon désaffectés, tout
ronds, qui font penser aux abris atomiques que l’on voyait jadis,
sur la route de l’aéroport, à l’entrée de Tirana; plus bas, au fond
de la vallée, assez loin, un train immense, noir, deux ou trois
cents wagons, qui a l’air d’une grosse chenille et fait son plein
de minerai; des maisons de mineurs; des chalets; quelques tentes
façon indienne ; alignement, au bord de la route, de boîtes aux
lettres de fer-blanc, en forme de demi-lune, qui semblent des
postes restantes – l’univers des frères de Tracy ? la route qu’ils
ont suivie, d’une mine l’autre, au gré des fermetures, des
délocalisations, des occasions ?
La roche, de rouge, a tourné au violet.
Un vent s’est levé qui fait frémir la pointe des
Cottonwoods et des Aspens en fleurs.
La température, en quelques minutes, a dû baisser
d’une dizaine de degrés et on voit de plus en plus de neige au bord
de la route.
Nous longeons une rivière, qui me rappelle les
cascades du Panchir.
A Carbondale, autre fausse ville, sans forme ni
limite, où les maisons ressemblent à des granges et les granges à
des maisons, à Carbondale qui m’apparaît comme le type même de la
ville sans raison où tout le monde habite les mêmes affreuses
constructions de bois montées sur charpente métallique que la
première tempête, le premier glissement de terrain, la première
coulée de boue, suffiront à emporter, à Carbondale donc, je
m’arrête, quelques minutes, au Garcia’s Café, quatre tables,
cuisine au milieu de la pièce, spécialités mexicaines à toute heure
– restauration soi-disant « familiale » et, en fait, la pire des «
junk foods ».
Nous sommes à 2 500 mètres d’altitude, tout près
de la McClure Pass d’où l’on voit, au loin, les montagnes toutes
blanches.
Et voici, à l’approche d’Aspen, une minuscule
pancarte, presque effacée : « Ashcroft, Ghost Town, 13 miles
».
Nous prenons la petite route.
Nous montons dans un paysage encore un peu plus
froid.
Etrangement, alors qu’il faisait froid mais beau
sur la route principale, une pluie fine se met à tomber.
Plus étrangement encore, alors qu’il ne semble
plus y avoir âme qui vive, nous croisons, montant, comme nous, vers
la ghost town, mais complètement vide et, du coup, fantomatique,
l’un de ces gros bus jaunes qui font, en Amérique, le ramassage
scolaire dans les campagnes.
Au mile 13, enfin, nous y sommes. Une pancarte
indique l’inévitable « national site ». Une autre avertit que ce
que nous allons découvrir se trouve placé, comme il se doit, « sous
la protection de la direction archéologique ». Une troisième, à
l’entrée d’un chalet de fortune, sur la droite, dans les bois,
prévient : « je m’appelle Dexter; je suis artiste; je suis, comme
vous voyez, roi de la montagne; et, quoique je ne sois pas méchant,
je vous serais reconnaissant de tenir votre chien en laisse. »
Après quoi, nous faisons cent derniers petits mètres à pied, dans
un sentier d’herbes et de caillasses. Et voici, au milieu d’une
forêt superbe et à la vitalité d’autant plus insolente qu’elle
contraste avec la désolation ambiante, la ville fantôme
d’Ashcroft.
Ce fut, j’imagine, une ville de chercheurs d’or ou
d’argent.
Ce fut l’une de ces « boom towns », nées en
quelques mois, parfois quelques semaines, comme les villes
chinoises d’aujourd’hui, à la fin du XIXe siècle.
Un jour un villageois est rentré et a dit : « il
n’y a plus d’or. »
Un autre a repris : « il n’y a plus d’or ! il n’y
a plus d’or ! »
Et, la rumeur s’amplifiant, la ville s’est vidée
aussi vite qu’elle s’était bâtie.
Ne restent que ces planches noires, ce bâtiment à
deux étages qui dut être un saloon, cet autre qui fut un hôtel, ces
maisons hantées, ces pierres fendues, cette rue principale revenue
au grand anonymat de l’espace américain et puis ce silence épais,
surnaturel, presque solide, où le moindre souffle à la pointe des
arbres, le moindre frisson dans les sous-bois, un bruit de branche
cassée, suffisent à vous faire sursauter.
Poésie de ces ruines.
Beauté de ces épaves ensablées dans le
passé.
Et beauté de ce peuple si peu attaché à ses
racines – beauté, une fois de plus, de sa prodigieuse liberté par
rapport à ses lieux.
Le mythe de l’empire
Je me souviens de la façon dont nous diabolisions,
dans ma jeunesse, l’armée américaine.
Je me souviens de l’image que nous avions du GI
tendance guerre du Vietnam, graine de brute et de fasciste, qui ne
pouvait semer que la mort.
Sans parler, il y a quelques mois encore, au
moment du déclenchement de la guerre en Irak, des glapissements de
haine qui accompagnèrent, en Europe en général et en France en
particulier, le retour de cette figure du soldat impérial et
barbare incapable de protéger un musée et capable, à Abu Ghraib,
des crimes les plus terrifiants.
Alors je sais, bien entendu, que l’armée a, dans
tous les pays du monde, et donc aussi en Amérique, des visages
contradictoires.
Et j’imagine bien que l’Académie militaire de
Colorado Springs, censée former les pilotes d’élite de l’US Air
Force, n’est pas le poste d’observation idéal pour juger des
évolutions récentes de l’ensemble de l’appareil militaire.
Mais enfin...
Ces garçons au visage poupin et sage...
Cette fille de Saint Louis, Roslyn Schulte,
cheveux bruns et longs tirés en chignon, beau regard intelligent et
doux, qui a fait l’une des meilleures high schools du pays...
Cette autre qui ne connaît pas le nom de
Clausewitz mais a recopié, sur sa table de chevet, une citation du
rabbin Harold Kushner sur le sens de la vie, la mort, la
souffrance...
Cette tablée, à l’heure du déjeuner, où huit
conscrits sur douze avouent, dans le feu d’un débat étonnamment
libre, qu’ils n’étaient pas favorables à cette guerre en Irak car
l’on n’avait pas, selon eux, exploré jusqu’au bout les chances de
l’« option policière »...
Ce cours, enfin, auquel il m’est donné d’assister
et où les deux questions à l’ordre du jour, les deux problèmes
considérables et de haute portée stratégique dont vont débattre,
une heure durant, sagement assis, tous, derrière des pupitres
disposés en fer à cheval, les cadets Kolb, Morgan, Patton et une
dizaine d’autres futurs chevaliers du ciel, sont : premièrement «
combien de fois, le matin, appuyez-vous sur le bouton “dodo” de
votre réveil? dans quelles circonstances? pourquoi? et comment se
débarrasser de cette fâcheuse habitude » – et, deuxièmement, «
comment stopper cet autre comportement pathologique, plus grave
encore pour un futur pilote et officier, qu’est l’habitude de la
cigarette ? pensez-vous que la bonne méthode soit de se mettre au
chewing-gum? de glisser l’argent de chaque paquet non acheté dans
la fente d’une tirelire et de voir, au bout d’un certain temps, de
combien on s’est enrichi ? si le garçon est marié, ou fiancé, lui
fera-t-on un gentil massage chaque fois qu’il ne fume pas ? ou
punira-t-on celui qui fume en lui faisant avaler sa cigarette ?
»
Pourquoi vous engagez-vous ? ai-je demandé aux uns
et aux autres.
Pourquoi décide-t-on, en ce début du
XXIe siècle, de devenir pilote de chasse
?
Les uns (dont la décision remonte, me disent-ils,
au choc du 11 septembre) : pour défendre mon pays.
Les autres (qui connaissent les grands débats
historiques sur le droit, ou non, des Etats-Unis à se mêler des
affaires des autres nations) : pour défendre la Constitution.
D’autres encore (partisans, pour le coup, d’une
politique étrangère néoconservatrice c’est-à-dire plus active, plus
offensive) : pour défendre, au-delà même de notre Constitution, les
valeurs de liberté sur lesquelles elle est fondée et pour les
défendre partout, oui, partout, où elles apparaissent
bafouées.
Et Roslyn Schulte enfin, la jolie brune de Saint
Louis : « vous voulez vraiment savoir ce qui m’a conduite ici ? les
avions ! l’envie, oui, de voler dans les plus beaux avions du
monde! pour l’instant, j’en suis encore aux Cessna; mais bientôt,
dans trois ou quatre ans, au terme de ma formation, viendront ces
F16 dont je rêve et, alors, quelle excitation ! »
Je n’en rencontre pas un, en fait, qui me parle de
la grandeur du métier comme telle.
Je n’en rencontre pas un non plus qui semble
prendre en compte le risque de mort induit, aujourd’hui, au temps
de la guerre en Irak, par le fait de choisir le métier des
armes.
Et quant au général Johnny Weida enfin, commandant
de la place et recteur de l’Académie, sa réponse est plus nette
encore : pas de background militaire dans sa famille ; pas l’ombre
d’une fascination pour la guerre ou l’armée ; sa première
motivation fut, non pas même les avions, mais le sport; quoi ? oui,
s'esclaffe-t-il ! il a bien dit le sport; on est en 1974 ; il a
vingt ans ; il a un copain qui lui apprend qu’il y a un endroit
formidable pour développer ses dispositions à l’athlétisme et que
cet endroit c’est ici, l’Académie militaire de Colorado Springs ;
la vocation, bien sûr, a suivi; elle lui est venue, comme souvent,
aux commandes de ses premiers F16; mais enfin, au commencement il y
a cela; au commencement il y a ce « Integrity first, service before
self, excellence in all we do », ce « d’abord l’intégrité, le
service des autres avant le sien propre, l’excellence dans tout ce
que l’on fait », qui sont des valeurs sportives autant que
militaires.
Peut-être, je le répète, s’agit-il ici de cas
exceptionnels.
Sans doute parle-t-on de deux choses différentes
et qui n’ont, au fond, rien à voir quand on compare et oppose, à
l’intérieur d’un même genre qui serait celui de « l’armée
américaine » les as de Colorado Springs et les pauvres types d’Abu
Ghraib.
Et je n’aurai garde de juger la mentalité de
l’armée des Etats-Unis, de sa Garde nationale ni, encore une fois,
de ses supplétifs qui se sont déshonorés en imposant à leurs
prisonniers des traitements dégradants ou inhumains, à l’aune d’une
Académie où l’on forme des officiers qui, depuis Truman et sa « Loi
sur la sécurité nationale », mettent leur point d’honneur à n’être,
justement, pas tout à fait des militaires.
Mais pourquoi ne pas dire que je rentre à mon
hôtel, quand même, assez troublé ?
Pourquoi ne pas avouer que j’ai du mal à raccorder
ces images de jeunes pilotes vertueux à celles des diables
imposant, à coups de bombes à fragmentation et de napalm, la loi du
nouvel empire ?
Et pourquoi ne pas ajouter que c’est là une
nouvelle raison, pour moi, d’y regarder à deux fois avant de me
laisser aller à parler, comme tant de mes concitoyens pavlovisés,
de l’« armée impériale » américaine et, au-delà même de son armée,
de l’« impérialisme » du pays lui-même ?
« Romains involontaires », disait Morand.
« Impérialisme incompétent », renchérit
l’historien britannique Niall Ferguson dont la thèse est que les
Etats-Unis n’ont pas et n’ont jamais eu les moyens militaires de
leurs ambitions.
« Empire incohérent », confirme, de l’autre côté
du spectre idéologique, un Michael Mann fustigeant, lui, le «
militarisme brouillon » d’un pays qui n’a jamais su, et qui sait de
moins en moins, assurer ses conquêtes sur le terrain.
Et déjà, une fois de plus, Tocqueville donnant la
clef du problème lorsqu’il notait que les Américains ont moins
d’inclination encore pour la guerre que pour la politique – nous en
sommes là.
Apartheid doré pour les vieux ?
A Sun City, Arizona, la règle est simple, et
implacable. Personne au-dessous de 55 ans. Enfants et adolescents
admis seulement en cas de visite. Une cité de vieux, par
conséquent. Une ville privée, réservée aux retraités, coupée du
reste du monde tant par cette règle de fer que par un mur, un vrai,
doté de postes de contrôle, et la séparant des quartiers
hispaniques avoisinants. Un optimiste verra, dans ce faux espace
urbain aux rues tracées au cordeau, presque désertes, où de rares
papys circulent en voiture de golf, une oasis de prospérité dans un
monde en crise, une utopie bourgeoise sortie du rêve d’un
urbaniste. Il y reconnaîtra une variante bizarre, mais une variante
quand même, du bon « pastoralisme », hérité de l’école
d’architecture paysagiste anglaise du XVIIIe siècle et qui a joué un si grand rôle dans la
constitution de l’idéologie américaine. Il y percevra un
croisement, nullement déshonorant en soi, de l’esprit de Virgile et
des Lumières, des rêves de retour à la nature datant des premiers
pèlerins et du progressisme pavillonnaire dont j’ai vu, à
Lake-wood, près de Los Angeles, quel genre de paysage il peut
donner et sur quel type de philosophie, égalitaire et pionnière, il
s’appuie. L'« autosuffisance » d’Emerson, sur fond de vieillesse
ghettoïsée. Le « Walden Pond » de Thoreau, version forteresse
assiégée. Dans les cités planifiées de ce type, dans ces citadelles
sorties de rien et, en l’espèce, du désert, peut-être même
discernera-t-il, l’optimiste, un avatar, en plein XXIe siècle, de cet esprit pionnier, de cette capacité
à « se former », par « consentement mutuel et solennel », en un «
corps de société politique » dont Tocqueville, aux toutes premières
pages de son livre, lorsqu’il évoque, citant Nathaniel Morton, la
création de Plymouth et des premières colonies de
Nouvelle-Angleterre, fait l’essence même du projet démocratique. Et
j’avoue, par parenthèse, n’avoir pas jugé complètement ridicule, le
soir de mon arrivée, le petit bal organisé, au « Westerners Square
Dance Club » de Sun City West, par quelques-uns de ces colons du
troisième type et quatrième âge – j’avoue avoir trouvé un certain
charme au spectacle de ces quinze ou vingt vieilles dames, grimées
en Scarlett O'Hara, toutes en volants, tutus et robes affriolantes,
en train de danser à en perdre le souffle, au son d’un orchestre de
guinguette, avec des Rhett Butler dont le plus jeune avait 80 ans !
Le problème, évidemment, c’est le reste. Tout le reste. Ce sont les
Blacks, que l’on ne voit pas. Les Hispaniques dont on m’assure
qu’ils sont là, mais dont je ne sens pas non plus la présence. Ce
sont les pauvres en général grands exclus de ce rêve pavillonnaire
et « incorporated », au sens propre constitué en corps, autonome
donc, autogéré, et dont la première règle de gestion est de
n’accepter que des couples attestant d’un capital suffisant pour
être sûrs de pouvoir vivre centenaires – officiellement, le but du
jeu ! – sans risquer la cessation de paiement et, donc, le
bannissement. Le problème c’est, en fait, le sentiment d’être
parvenu, là, avec cette tribu de vieux, à la toute dernière étape
d’un processus de ségrégation sociale dont j’ai pu, à Los Angeles,
observer quelques prémices et qui, ne parvenant, somme toute, ni à
maintenir les pauvres dans leurs ghettos, ni à les rejeter aux
lisières de la ville, ne parvenant pas à prendre le parti, comme
cela s’est vu, une fois, à Phoenix, d’empoisonner les poubelles des
restaurants pour dissuader les clochards de venir s’y
approvisionner, se serait résolu, de guerre lasse, à déplacer les
riches. Le problème, en un mot, c’est ce que tout cela suppose de
rupture profonde avec la tradition, je ne dis même pas de
compassion, mais de civisme qui a fait, et fait encore, la grandeur
de ce pays. Et c’est le terrible précédent que ne peut manquer de
créer cette expérience de privatisation d’un espace public au
profit d’une communauté qui, ne dépendant plus ni de Phoenix ni
d’aucune autre autorité étatique et nationale (le « state-nation »,
le « station », honni par Emerson) pour ses impôts, sa voirie, ses
tâches de police ou d’administration, semble un petit satellite
affranchi des lois de la pesanteur sociale et nationale. Si l’on
accepte cela, dis-je à l’une de mes Scarlett, si l’on entérine le
principe de ce ghetto doré, fondé sur l’appartenance à une classe
d’âge et un niveau de revenus, au nom de quoi empêchera-t-on,
demain, la constitution de villes interdites, cette fois, aux vieux
? ou aux gays ? ou aux juifs? au nom de quoi résistera-t-on à la
balkanisation définitive de l’espace américain qui s’ensuivrait?
Rien à voir! me répond la majorette indignée. Vous ne pouvez pas
comparer des projets aussi hideux avec une organisation dont le
seul but est de faciliter la vie à des vieilles gens qui
étouffaient dans les grandes villes. Soit. Je vois bien, en effet,
les menus arrangements que le système permet dans la vie de tous
les jours : prises de courant posées plus haut pour éviter d’avoir
trop à se baisser ; plafonniers à la luminosité étudiée pour moins
fatiguer les yeux; terrains de golf; piscines chauffées été comme
hiver ; systèmes d’alarme reliant la plupart des maisons à
l’hôpital et permettant, en cas de malaise, de gagner les
précieuses minutes qui sont, à cet âge, souvent fatales – j’en
passe, des meilleures, et tout cela n’est, évidemment, pas
négligeable. Mais en même temps... Cette impression de froideur
lugubre... Ces feux artificiels dans les maisons et ces pelouses
qui semblent en carton-pâte... Cette vie plastifiée... Ces
moribonds pétant la santé... Ce temps figé, sans autres événements
notables que les bals, le ramassage des ordures que l’on tient à
faire soi-même, les rondes de police idem, et, last but not least,
sources d’une excitation inlassable, les morts, les enterrements...
Je quitte Sun City dans un état d’incertitude extrême, ne sachant
plus si l’on vient ici pour se sauver ou se damner, conjurer la
mort ou s’en donner un avant-goût. Rentré à Phoenix, j’apprendrai
que Del Webb, l’inventeur de ce miracle glacé, de ce paradis aux
allures de purgatoire, de ce jardin d’enfants pour troisième âge où
c’est la vie même qui semble devenue une maladie, a appris son
métier en construisant, après la guerre, des casinos, des casernes
et des camps d’internement pour Japonais...
De la particularité du mode de scrutin en
Amérique
Tempe, Arizona. Troisième et dernier débat de la
campagne. Enorme bâtiment, transformé en camp retranché, de
l’Arizona State University. Journalistes. Policiers. Petit peuple
des conseillers. Tous ces intermittents du spectacle politique
d’autant plus actifs, fiévreux, presque frénétiques, qu’ils savent
que, dans quelques jours, contrairement à la France où la politique
est un métier et continue de plus belle après l’élection, ils se
disperseront dans la nature. Me frappent, en vrac, la bonne qualité
de la discussion (loin, là encore, de la légendaire vacuité du
débat américain), la minutie de l’organisation de l’événement
(temps de parole, pupitres, disposition physique des caméras). A la
toute fin, après qu’ils se sont étripés, le spectacle si étrange et
impensable, là encore, en France des filles et épouses des
débatteurs qui montent sur l’estrade, les embrassent, s’embrassent,
s’entre-congratulent et, surtout, les invitent eux-mêmes, comme si
de rien n’était, à se donner l’accolade et fraterniser (se haïr
comme des chiens dans le privé, s’autoriser les coups les plus
tordus, mais, en public, face à la galerie, jouer les good American
guys partageant les mêmes valeurs et constituant une seule et
grande famille : l’exact contraire, oui, de Paris où nul n’ignore
que les adversaires se fréquentent, dînent dans les mêmes bistros,
se tutoient, ont peut-être, ce matin, bu un coup à la buvette de
l’Assemblée mais où tout est fait, à l’extérieur, pour masquer ces
connivences et offrir l’image d’une adversité sans merci). Me
frappe, pendant le débat lui-même, chaque fois que l’un des
débatteurs dérape, profère une contrevérité ou esquive une question
gênante, le surgissement dans la salle de presse, vifs comme
l’éclair, tels des voltigeurs de la probité démocratique, d’une
nuée de stagiaires en jeans et baskets distribuant des feuilles
ronéotées titrées dans le cas, par exemple, des Démocrates : « Bush
versus reality » et indiquant : 1. ce que « Bush claims », 2. la «
reality », 3. « the truth about Kerry’s record » (quelle
différence, encore, avec la France et ses mises au point
laborieuses, tardives, arrivant toujours après la bataille et après
que le bluffeur a tiré tous les bénéfices de sa première frappe !
quelle efficacité dans la riposte, dans le travail concret de la
vérité!). Me frappe le body language de Bush. Le sourire de faux
dur qu’il a dû travailler avec ses conseillers. Me frappe sa façon,
en se mettant tout à coup de trois quarts, menton levé, yeux au
ciel, de suggérer, me semble-t-il, l’élévation de son esprit et de
sa foi. Me frappe, à sa commissure gauche, le petit dépôt de bave
qui est l’équivalent des gros soupirs de Gore en 2000, et qui est
surtout la preuve que toute une part du jeu reste, quand même,
incontrôlée. Me frappe le fait que Kerry soit si bon et lui si
énigmatiquement décevant. Et me frappe enfin, lorsque je m’en
étonnerai, devant lui, après le débat, l’explication que me
donnera, en me priant de ne pas le nommer, l’un des conseillers de
campagne du Président : « pourquoi voudriez-vous qu’il fût bon ? ce
débat n’avait aucune importance! aucune! il en a pour vous,
Européens, qui êtes attachés à ces grand-messes, temps forts de vos
campagnes; il en a pour CNN, qui fait de l’argent avec ces
spectacles; mais la réalité de la bataille ce n’est pas sur ça
qu’elle va se jouer; c’est, comté par comté, ville après ville, sur
les questions qui préoccupent, non le pays, mais les fameux
Etats-bascule ; d’ailleurs, je vais vous dire un truc... » Il est
interrompu par une stagiaire qui lui apporte les résultats d’un
sondage Gallup confirmant que Kerry l’a emporté haut la main, en
effet, sur l’ensemble du pays : « ces débats, on est bien obligés
de les faire; mais je vais vous dire, donc, un truc; il n’est pas
recommandé, à la limite, d’y être trop bon ; car vous savez ce qui
se passe si vous êtes bon ? vous êtes lyrique; vous êtes emporté;
vous lâchez des mots dont vous ne contrôlez plus la course future ;
et vous prenez le risque, pour plaire aux élites des côtes Est et
Ouest (acquises, de toute façon, aux Démocrates) ou aux paysans du
Wisconsin (gagnés, de toute façon, aux Républicains), de dire une
chose qui vous retombera dessus quand vous irez chercher, à la
petite cuiller, les mille voix qui vous manqueront en Virginie ou
en Louisiane. » Je fais la part, bien entendu, du paradoxe et de la
bravade. Mais je vois, en même temps, ce qui, dans cette théorie,
colle avec la particularité d’un mode de scrutin où la victoire va
à celui qui gagne la majorité, non des voix du pays, mais des
grands électeurs des Etats et où, les jeux étant faits dans quatre
Etats sur cinq ou sur six, l’enjeu est, dans les Etats restants, de
convaincre la minorité de votants qui feront la différence et se
détermineront, fatalement, sur des questions locales, infimes et,
surtout, contradictoires entre elles. Comment parler aux esprits
religieux de Caroline du Nord sans se couper des laïcs du
Minnesota? Comment plaider pour la discrimination positive chez les
masses noires de l’Arkansas sans que cela s’entende trop dans
l’Etat de Washington où les Asiatiques sont hostiles à ladite
discrimination? Comment gagner les 5 000 Cubains qui changeront
tout en Floride sans avoir l’air, dans l’Iowa, un Etat à 90 %
blanc, de se coucher devant les Hispaniques ? Comment parler contre
le chômage dans l’Ohio et pour la prospérité dans le New Hampshire
? Comment, si l’on est Kerry, sécuriser le vote juif de Cleveland
sans affoler le vote arabe de Detroit ? Comment, quand on est Bush,
promettre l’amendement constitutionnel sur les mariages gays
(essentiel dans l’Oklahoma) sans écœurer, définitivement, les
derniers gays républicains (nombreux en Pennsylvanie) ? Comment, en
Pennsylvanie même, calmer les colombes de Philadelphie sans
s’aliéner les faucons du reste de l’Etat ? Tels sont les vrais
problèmes de cette élection. On peut le déplorer ou s’en réjouir.
On peut juger le paradoxe antidémocratique ou conforme, au
contraire, à la forme d’une démocratie qui s’est toujours méfiée de
ce que Tocqueville appelait les « big theories ». On peut juger
abusive cette prise en otage de l’élection par une minorité d’Etats
imposant au pays leurs problématiques et leurs soucis ou on peut y
voir, dans les mots de Tocqueville toujours, un antidote heureux à
la « dictature de la majorité ». On peut s’étonner enfin de la
contradiction entre le retour à l’idéologie dont j’ai repéré tant
de signes et, à la fin des fins, ce localisme. Le fait, en tout
cas, est là. L'élection mondiale par excellence fonctionne comme
une élection locale. Ce méga-scrutin sur lequel les peuples du
monde ont les yeux légitimement fixés, ce résultat dont, que l’on
soit européen, chinois, palestinien, israélien, irakien, dépend le
sort de la planète, tient à une série d’arbitrages sur lesquels un
débat comme celui de ce soir aura, tout compte fait, peu
d’influence.
Un Français chez Kerry
Ce petit voyage de deux jours dans l’avion du
candidat, je m’en faisais une fête mais il a failli très mal
tourner.
On a commencé, le premier soir, pour l’étape
Tempe-Las Vegas, par me mettre dans le deuxième avion, le mauvais,
celui où le candidat n’était pas et où l’on avait mis les bagages,
la sono et le petit personnel.
Puis, le lendemain, pour la deuxième étape, celle
qui, après une nuit à Vegas et un discours, au réveil, devant 9 000
militants de l’AARP, l’Association américaine des personnes
retraitées, devait nous conduire à Des Moines, Iowa, pour le fameux
grand meeting en plein air auquel se préparait si intensément, cet
été, le réceptionniste de l’Holiday Inn, j’ai eu droit à l’avion n°
1 mais j’ai eu beau faire, insister, j’ai eu beau dire et répéter
que j’étais écrivain, sur les traces de Tocqueville et qu’il était
essentiel, pour mon projet, de pouvoir, ne fût-ce que dix minutes,
interviewer le sénateur candidat, je n’ai toujours pas pu
l’approcher.
Nous étions une quinzaine, en vérité. Une
vingtaine de membres des services secrets, autant d’attachés de
communication papillonnant entre la cabine principale et la cabine
avant, aménagée pour le candidat – et une quinzaine de
journalistes. Or ils ont tous eu, à un moment ou un autre, leur
tête-à-tête. Ils ont eu droit, chacun, à un attaché de presse
venant, selon leur degré d’importance et celui de leur journal,
soit leur faire un petit signe indiquant que leur tour était venu,
soit les chercher jusqu’à leur siège pour les mener par la main
jusque dans le saint des saints. Mais moi pas. Jamais. Je suis le
seul qui, bizarrement, chaque fois que je venais aux nouvelles, me
voyais systématiquement répondre un « tout à l’heure » vague et
gêné. Et, quand l’heure semblait venue et que, donc, je me
présentais, je suis le seul qui essuyais, chaque fois, une réponse
embarrassée mais, hélas, toujours négative – au bout d’un moment,
on ne prit même plus la peine d’inventer une raison plausible et la
réponse, automatique, devint : « le candidat dort... le candidat
dort encore... le candidat dort toujours... ce n’est encore et
toujours pas le moment, car le candidat est fatigué et il dort...
»
« Vous ne trouvez pas ça bizarre ? me demande,
narquois, mon voisin de siège, journaliste dans un grand network
américain, qui observe, depuis le début, sans rien dire, tout ce
manège.
— Oui, justement. Et je dois avouer que je
commence à ne plus très bien comprendre....
— Vous voulez une explication, la vraie, celle
qu’aucun de ces Mickeys n’osera jamais vous donner clairement
?
— Evidemment, oui, je la veux !
— C'est extrêmement simple. C'est comme l’histoire
des cravates Hermès qu’il a remplacées par des Vineyard Vines, made
in USA, de peur que les sbires de Bush ne sautent sur l’occasion
pour accréditer leur histoire de Kerry agent français. Ou c’est
comme l’affaire de la bouteille d’Evian qu’il a fait enlever
l’autre jour, en catastrophe, de la chambre d’hôtel de Santa Monica
où il se faisait interviewer par Matt Bai, du New York Times Magazine. Vous êtes français, vous
aussi. Vous êtes aussi français qu’une bouteille d’Evian ou une
cravate Hermès. Et leur vraie crainte, la vraie raison pour
laquelle vous êtes le seul d’entre nous qui n’aurez pas de contact
avec Kerry, c’est ça : imaginez qu’un Français aille raconter, à
huit jours du scrutin, que le candidat l’a choisi pour livrer
d’ultimes confidences... »
Stupeur, bien entendu.
Non seulement stupeur, mais vraie bouffée de
colère à l’idée de ce malentendu absurde.
Et comme je finis, de toute façon, par en avoir
effectivement assez et que je n’ai, de surcroît, rien à perdre, je
fonce, une dernière fois, jusqu’au cerbère montant la garde au
niveau du bar, au centre de l’avion, et je lui dis : « bon; j’ai
compris ; et on va, si vous le voulez bien, faire, vous et moi, un
petit deal ; je m’engage, si je vois le candidat, à ne rien
publier, non seulement jusqu’à l’élection, mais même jusqu’à l’été
2005 où doit paraître, dans l’Atlantic,
celui de mes récits où j’intégrerai ces deux journées; mais je vous
promets aussi que, si vous continuez votre manège idiot et que
votre fixation anti-française fait que je ne le voie pas du tout,
alors, vous aurez un portrait révélant, le moment venu, que
l’ex-candidat qui sera peut-être, alors, le 43e Président des Etats-Unis est un type qui passe
l’essentiel de ses journées à... dormir ! »
Sourire amusé de l’attaché.
Rires, devant nous, du petit groupe de jeunes
filles, copines d’Alexandra Kerry, qui ont suivi la scène.
Et octroi enfin, juste avant la descente sur Des
Moines, du petit tête-à-tête dont j’ai attendu, comme promis,
jusqu’à aujourd’hui pour dire l’impression qu’il m’a laissée.
Un homme sympathique, en bras de chemise, blaguant
avec ses collaborateurs et cherchant des candidats pour, à
l’arrivée sur le tarmac, se dégourdir les jambes avec quelques
passes de football américain. Un Européen de cœur, apparemment
content de me voir et intéressé d’entendre que cette histoire de
francophobie est une connerie d’attachés de presse washingtoniens
et que je n’ai, moi en tout cas, depuis des mois que je sillonne
l’Amérique profonde, jamais rencontré de gens qui m’en veuillent
d’être Français. Un bon candidat. Un militant courageux, tout à la
bataille qui le requiert, pénétré de son rôle et de sa mission,
inspiré, passionné. Un rationaliste, surtout. Un vrai rationaliste,
homme des lumières et de parole, ne doutant pas un seul instant que
la Vérité, même si elle tarde à s’imposer, même si les
désinformateurs professionnels commencent, apparemment, par marquer
des points, finit toujours par l’emporter. C'est la raison pour
laquelle il a tant tardé à réagir à l’ignoble campagne du groupe de
« swift boat vétérans » mettant en cause son passé de héros au
Vietnam. C'est la raison pour laquelle, également, il sera toujours
mal à l’aise, lui-même, avec ce type d’arguments et leur préférera,
toujours, de bonnes et longues explications raisonnables,
articulées, politiques. Naïveté ? Optimisme ? Sous-estimation,
fatale, de la part d’irrationalité qui fait la décision dans une
campagne ? On verra bien. Plus que quelques jours, n’est-ce pas,
avant de savoir...