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Les Démocrates comme un trou noir
La grande surprise, de l’autre côté, c’est qu’il
ne s’y passe rien.
Non pas que je prétende avoir, sur ce côté comme
sur l’autre, tout vu en si peu de temps.
Mais j’ai rencontré des anciens des équipes
Clinton, Gore et Kerry.
J’ai assisté, au siège de l’AFL-CIO, à une « joint
conference » de trois organisations supposées tirer les leçons de
la défaite et préparer les batailles de demain.
J’ai vu des syndicalistes et des intellectuels ;
des élus et des stratèges; des vieux; des jeunes; j’ai fait, trois
jours durant, la chasse au nouveau Démocrate, cette race en
principe naissante dont on m’avait dit que je trouverais, à
Washington, tous les spécimens que je voudrais.
Et le résultat n’a été à la hauteur, il faut bien
le dire, ni de mes espérances ni – et c’est plus grave – de ce que
l’on serait en droit d’attendre compte tenu de la qualité, de
l’intensité, de la robustesse du débat d’idées qu’ont su, dans le
camp de droite, lancer les néoconservateurs.
J’ai trouvé, au fil de mon enquête :
1 des
jeunes Démocrates de 60 ans dont les thèses datent, sinon des
années Kennedy, du moins de la vague centriste qui fit l’élection
de Bill Clinton : ainsi Al From (du Democratic Leadership Council)
et Will Marshall (du Progressive Policy Institute) passant deux
heures à me vendre les mérites d’une « troisième voie » dont ils
m’auraient, j’en suis convaincu, parlé dans les mêmes termes il y a
vingt ans ;
2 des
progressistes assez spéciaux dont l’unique souci semblait être de
persuader le visiteur et donc, j’imagine, l’électeur qu’ils n’ont
de leçons de patriotisme, de religion, de morale, à recevoir de
personne et, en tout cas, pas de leurs adversaires : « l’Amérique
profonde, c’est nous », m’a dit en substance John Podesta, ancien
secrétaire général de la Maison-Blanche et patron, maintenant, du
Center for American Progress ! la Bible, la foi, la croisade pour
les valeurs et la famille, c’est encore et toujours nous et il est
hors de question d’en laisser aux autres le monopole! et, quand est
venue sur le tapis l’affaire Lewinsky et le rôle qu’elle a joué,
selon moi, dans le virage à droite de l’Amérique, quand j’ai
raconté les fondateurs de MoveOn partageant, sur la question, le
préjugé de leurs ennemis et condamnant l’ancien Président,
l’extraordinaire spectacle du grand conseiller rougissant comme un
bébé, riant nerveusement comme un puceau et me répondant que
peut-être, en effet, Clinton a fait « une bêtise » ;
3 des
hommes de gauche plus radicaux, des gens qui, comme Michael Moore,
ont compris que les Démocrates ne s’en sortiraient qu’en reprenant
l’initiative, en construisant un discours alternatif à celui des
Républicains et en cessant de pleurnicher qu’ils sont, eux aussi,
des bons garçons, que c’est dans les Etats bleus que l’on compte le
plus faible taux de naissances hors mariage, de divorces, etc. : le
problème, là, est dans le caractère incantatoire ou, pire,
populiste d’une radicalité beaucoup trop abstraite – et le problème
c’est aussi, quand on aborde la question de l’Irak et, au-delà de
l’Irak, du rôle de l’Amérique dans le monde, un pacifisme au parfum
d’isolationnisme dont on peine à saisir ce qui le distingue de
celui d’un Buchanan ;
4 des gens
qui, tous, sont censés se battre pour des idées ; des militants qui
nous expliquent qu’ils n’ont qu’un objectif et que cet objectif est
de régénérer le corpus idéologique de leur parti ; des responsables
de think tanks qui, vrais ou faux progressistes, nostalgiques de
l’ordre moral ou tenants de la rupture, se présentent comme des
idéologues et assurent que leur propos est de vaincre la droite et,
notamment, les néoconservateurs sur le terrain décisif de la
doctrine ; sauf que, lorsqu’on les pousse un peu, lorsqu’on les
prie de préciser leurs pistes et leurs thèmes et lorsqu’on leur
demande, enfin, quel est leur calendrier et, dans ce calendrier,
leur priorité tactique ou stratégique, ils ont pour point commun de
ne parler que... d’argent!
J’avais, pendant la campagne, déjà observé ce
phénomène.
J’avais noté l’extravagance des communiqués où
l’on nous donnait, jour après jour, comme autant de bulletins de
victoire, l’état des finances du parti.
J’avais vu comment, à l’inverse de la France où il
est ce sur quoi il faut impérativement faire silence, l’argent
était, ici, le signe même de l’excellence.
Mais, là, ce n’est plus la campagne.
C'est le temps, je le répète, de la
reconstruction.
Or je prends le cas de la Joint Conference à
l’AFL-CIO.
Je prends ces trois heures de débat où l’on était
censé s’interroger sur les raisons profondes du basculement
politique dont la réélection de Bush venait d’être la nouvelle
preuve.
Force est de constater que les deux tiers, voire
les trois quarts, des interventions y auront été consacrés à
parler, non pas ligne politique, même pas communication ou
propagande, mais marketing, fund-raising, mérites comparés des
pompes à finances républicaines et démocrates, rôle d’internet –
force est de constater que ces brillants pionniers censés poser les
pierres d’angle de la maison commune de demain n’avaient qu’une
idée, une hantise et, au fond, un mot d’ordre : comment, en quatre
ans, battre les Républicains sur ce terrain décisif de la collecte
de l’argent...
Je n’ai rien contre le fait de se soucier de
collecter de l’argent.
Et une part de moi, d’ailleurs, ne déteste pas la
façon décomplexée qu’ont les Américains d’aborder le sujet.
Mais on avait envie, ce jour-là, d’entendre aussi
autre chose.
On attendait d’autres discours s’interrogeant sur
le pourquoi de cet argent collecté.
On rêvait d’une voix, une seule, s’élevant pour
énoncer les trois ou quatre grandes propositions qui, compte tenu
de l’état du rapport de forces et du débat, pourraient constituer
l’armature d’un programme politique.
La défense des Lumières contre l’offensive
créationniste...
La réaffirmation d’une ligne tocquevillienne
prônant, non, bien sûr, l’athéisme, mais cette forme de laïcité,
voire de séparation des Eglises et de l’Etat, qui a toujours été
constitutive de l’ethos américain...
Un nouveau « new deal » pour les plus
pauvres...
Une défense intraitable du Droit et le refus de
l’état d’exception d’Abu Ghraib et Guantanamo...
Mais non.
Argent, et encore argent.
L'argent, index et critère de toutes choses.
L'hypothèse, l’axiome, selon lequel, pour gagner
la bataille des idées, il faudra d’abord gagner la bataille de
l’argent.
Et, pour l’observateur, pour quelqu’un qui, comme
moi, a été frappé par la vigueur du réveil néoconservateur et
s’attendait à voir, en face, au moins l’équivalent, le sentiment
d’un piège en train de se refermer.
Longtemps le parti républicain a été le parti de
l’argent.
Longtemps les Démocrates ont dit : « nous avons
les idées mais vous avez, vous, l’argent et c’est pour cela que
vous gagnez. »
Aujourd’hui, retournement ou, mieux, ruse de
l’Histoire – et les deux camps qui, tout à coup, luttent à fronts
renversés : une droite d’argent mais aussi d’idées qui a renouvelé,
en vingt ans, ses stocks idéologiques; une gauche qui, à force de
vouloir rivaliser sur le terrain miné de l’argent, est en train de
perdre pied sur celui des idées et, ce faisant, de perdre tout
court.
La gauche selon Warren Beatty
Je l’ai vu une première fois, hier, lors de la
cérémonie de remise des Kennedy Awards où il ne m’a, franchement,
pas beaucoup impressionné – smoking, œil enjôleur, voix trop ronde,
enfants et femme trop ostensiblement présents, air de vieux crooner
entré trop avant dans sa légende pour avoir grand-chose
d’intéressant à dire sur le futur de son pays.
Je l’ai vu dans cette grande salle,
caricaturalement hollywoodienne, où Jack Nicholson devisait avec
Annette Bening, le sénateur Ted Kennedy avec Faye Dunaway et où
John Kerry errait de table en table, tel un spectre désavoué,
murmurant à qui voulait l’écouter (ah ! la cruauté de ce pays à
l’endroit de ses losers) : « si vous entendez parler de 50 000 voix
dans l’Ohio, s’il vous plaît, faites-moi signe » ; je l’ai vu, oui,
parmi ces « rich and beautiful » qui, comme toujours, en Amérique,
quand on les surprend dans la vraie vie, formaient un ballet de
morts-vivants, liftés et momifiés, féroces, un peu mutants,
inhumains, finalement décevants – et ce n’était pas la circonstance
idéale, vraiment, pour discuter.
Seulement voilà.
Je le revois ce matin.
Je le retrouve, à ma grande surprise, dans la
salle de réunion de l’AFL-CIO où il n’est plus, soudain, avec son
pantalon de velours et sa veste à chevrons toute simple, qu’un
militant parmi d’autres, assis au milieu des autres, sans
importance particulière, sans traitement de faveur ni aura, juste
écoutant, juste notant, pas un mot, pas un geste, modeste.
Et quand, après la réunion, nous partons nous
isoler dans la pièce adjacente, quand je lui demande ce qu’il pense
de ces interminables raisonnements qui ne décollent jamais de la
case finances et quand il entreprend donc, en tête à tête, de
décoder ce que nous venons d’entendre et qui m’a sidéré, c’est un
autre homme encore que je découvre, c’est un autre autre Warren
Beatty que j’ai en face de moi – disert cette fois, intelligent et
précis, redoutablement informé et, malgré la fatigue d’une soirée
qui a dû se terminer tard, mille fois plus en forme que la
veille.
Kerry. Nous commençons par parler de Kerry dont
j’ai reconnu la voix, tout à l’heure, quand, en pleine réunion, son
portable a sonné. Un type bien, Kerry, me dit-il. Un type vraiment
très bien. Son seul problème c’est le surmoi. La statue intérieure
envahissante. Et puis, aussi, trop de mots. Trop d’intelligence et
trop de mots. Vous avez envie, si vous me demandez l’heure, que je
vous réponde en vous expliquant le fonctionnement de ma montre et
comment on la fabrique? C'est comme ça qu’est Kerry. C'est l’une
des raisons qui l’ont perdu.
La gauche. L'état de cette gauche américaine sur
laquelle je comprends que nous avons, peu ou prou, le même
diagnostic. Une gauche peureuse, dit-il. Une gauche effrayée
d’elle-même et de ses propres idées et valeurs. La gauche Clinton.
La gauche d’Al Gore qui a attendu d’avoir perdu pour expliquer à
quel point il était de gauche. Obama? Bon, d’accord, Obama. Nouveau
visage. Nouvel orateur. Mais qu’est-ce qu’il pense, vraiment ? Et
qu’a-t-il fait dans l’Illinois ? Personne n’en a idée. La seule
chose que l’on sache c’est qu’il va devoir maintenant, comme les
autres, courir après les voix et commencer, par conséquent, de se
commettre et de filer doux.
Car tel est le secret, poursuit-il en retrouvant
brusquement le regard de gamin espiègle et tourmenté qu’il avait
dans Bugsy. Tout le problème est dans
la dictature de ce nouveau maître qu’est l’Opinion et qui dicte
leurs choix aux hommes politiques. On croit que les leaders sont
les leaders. On en est resté au vieux modèle panoptique où ce sont
les dominants qui surveillent les dominés et les tiennent sous leur
regard. Eh bien c’est le contraire. Le panoptique s’est inversé. Ce
sont les dominés qui, désormais, tiennent les dominants sous leur
regard, les surveillent, leur dictent leurs analyses et leur
assignent, autrement dit, choix, projets et même désirs.
La gauche encore. La gauche, non telle qu’elle
est, mais telle qu’elle devrait être si le système n’était pas
celui qu’il dit et si des politiques, des vrais, osaient surgir et
innover. Accord, à nouveau. Parfaite communauté de vues avec cet
Américain humaniste, nourri de culture, pour qui les valeurs de
Laïcité, de Rationalité, de Droit, ne sont pas un credo mais vont
de soi. L'Irak? Il est contre la guerre en Irak, bien sûr, et a
d’ailleurs tout de suite dit que le Vietnam, en comparaison, allait
vite apparaître comme une promenade de santé. Mais il n’était pas
contre la guerre en Afghanistan. Ni contre l’intervention en
Bosnie, il y a dix ans. Ce qui veut dire – et cette nuance, aussi,
me plaît – qu’il est pour la paix mais pas à n’importe quel prix et
que, contrairement au politiquement correct hollywoodien,
contrairement au bêlement moralisateur qui tient lieu de politique
et de religion aux belles âmes du star system, il n’est pas
pacifiste.
Lui, alors ? Lui, Beatty, dans ce champ de ruines
que devient le camp démocrate ? Il hésite. Bafouille. Explique
qu’il aime trop le cinéma pour prendre le risque de ce voyage sans
retour qu’est une entrée en politique. Evoque ses enfants, qui sont
devenus le cœur de sa vie et pour lesquels il veut garder tout son
temps. Invoque sa femme, Annette Bening, qu’il aime à la folie et
qui était enceinte quand il a failli, en 2000, face à Al Gore, se
présenter à l’investiture des Démocrates – quelle leçon! Mais je
sens bien qu’il ne dit pas tout. Je sens à la fois que cela le
démange et qu’il y a une raison très profonde, plus profonde, qui
l’empêche de franchir le pas. Et, soudain, je comprends. Oui, je
crois que je comprends. Le nouveau panoptique, bien sûr. L'œil des
esclaves sur leurs maîtres, de ceux d’en bas sur ceux d’en haut. Sa
vie privée qui, en un mot, deviendrait la proie des
tabloïds...
Je sais que je vais énerver mes amis
américains.
Je sais qu’ils vont se dire : ces Français sont
impossibles ; il n’y a qu’eux pour, ayant eu accès à ce que le
parti du mouvement produit de plus sérieux, ayant pu voir et
interviewer le grand Al From, le génial Will Marshall, l’admirable
Podesta, ainsi que les jeunes espoirs du parti démocrate en voie de
reconstruction, il n’y a qu’eux pour, à l’arrivée, tomber bêtement
en extase devant l’une de ces vieilles vedettes qui sont très
exactement ce dont le pays profond ne veut plus.
Mais bon.
C'est ainsi.
Je quitte Warren Beatty avec le regret, en effet,
qu’il ne veuille pas être un autre Schwarzenegger – un
anti-Schwarzenegger.
Pire : arrivant au bout de ce voyage et tentant de
déterminer qui, parmi les hommes et femmes que j’ai croisés depuis
un an, surnage dans mon souvenir et n’est pas trop loin de l’idée
que je me fais d’une gauche éclairée, antitotalitaire, moderne, je
vois quelques visages, une poignée de personnalités isolées,
inorganisées et qui ne représentent, hélas, qu’elles-mêmes – je
vois un journaliste ici; un syndicaliste là; tel militant, à New
Orleans, d’un mouvement pour les droits civiques qui ne se résout
pas à désarmer; un cinéaste, Robert Greenwald, croisé à Los
Angeles, qui a réalisé le si efficace Outfox; une mère de soldat mort en Irak; des
rescapés de l’ère Clinton comme – pêle-mêle – Richard Holbrooke,
Felix Rohatyn ou Sydney Blumenthal; un philosophe sur le cas de qui
je reviendrai; un trio de jeunes femmes prétendant empêcher, à
Englewood, en Californie, l’installation d’un magasin Wal-Mart; l’«
attorney general » de l’Etat de New York, terreur des capitalistes
indélicats, Eliot Spitzer; et, ce matin donc, je vois aussi Warren
Beatty.
Pour en finir avec la « junk politic »
On a toujours un peu honte, disait Baudelaire, de
citer des noms qui, dans cinquante ans, ne diront rien à
personne.
Dans le cas de David Brock, la honte est
redoublée.
D’abord parce que l’on n’aura pas besoin de
cinquante ans, ni de vingt, ni même de dix, pour voir ce
patronyme-là s’effacer de la mémoire politique américaine.
Mais aussi parce que le personnage est, à bien des
égards, ce que j’aurai rencontré de plus objectivement infâme
depuis dix mois, maintenant, que je voyage dans ce pays.
Il a 30 ans.
Une apparence de bellâtre brun à fines lunettes
cerclées de métal.
Une mâchoire nette, bien carrée, de joueur de
tennis professionnel.
Mais il a, dans la commissure des lèvres, dans
l’amertume autosatisfaite du sourire, dans le regard maussade et
fuyant, dans l’étrange complaisance, enfin, qu’il met à ne
m’épargner aucun détail de sa ténébreuse aventure, quelque chose
qui met mal à l’aise.
L'histoire, telle qu’il me la raconte, est la
suivante.
Il est le type que les officines républicaines
liées au procureur Kenneth Starr viennent voir en 1994 pour lui
offrir, clefs en main, les prétendues confidences des gardes du
corps de Bill Clinton.
Il est le journaliste qui, à partir de là, sur la
foi de ces informations montées de toutes pièces, donne à
l’American Spectator, sous le titre «
Son cœur trompeur », l’article qui lance l’affaire Lewinsky.
Sauf qu’une fois sa besogne faite, une fois le
Président crucifié et sa vie privée étalée sur les networks
d’Amérique et du monde, une fois lancée la bombe à retardement qui
va empoisonner la vie politique du pays pendant au moins dix ans,
il regrette ce qu’il a provoqué et se fait une nouvelle spécialité
de dire sur toutes les ondes, dans les colonnes de tous les
journaux, dans des Mémoires
interminables et complaisants qui deviennent aussitôt des
best-sellers, dans une tonitruante lettre d’excuses à Clinton
lui-même, publiée par Esquire, et où il
lui demande pardon d’avoir voulu, sic,
« l’atteindre entre les deux yeux », il se fait une spécialité,
donc, de dire sa honte, sa très grande honte, ainsi que son
ralliement à ce parti démocrate auquel il a fait tant de mal mais
qu’il veut désormais, promis juré, servir de toutes les forces qui
lui restent – ici encore, dans ce bureau de Washington où il me
reçoit et où il a, depuis sa conversion, logé Media Matters of
America, l’agence de lutte contre la désinformation républicaine
qu’il a créée avec l’aide d’une poignée de sponsors démocrates,
cette façon trop théâtrale de se couvrir la tête de cendres : « je
suis un faussaire... un bidonneur... je suis un abominable salaud
et un être sans honneur... j’ai fait, dans cette affaire, comme
dans mon livre, deux ans plus tôt, sur la pauvre Anita Hill... j’ai
inventé des faits... truqué des informations... mon souci, ce
n’étaient pas les règles du métier mais la gloire... ce n’était
même pas la gloire mais l’argent... juste l’argent... l’appât du
gain... je regrette, maintenant... oh! je regrette tellement... je
n’aurai pas assez de ma vie pour me racheter, me faire pardonner,
ramper aux pieds de mes nouveaux amis en espérant qu’ils finiront,
à force, par me pardonner... »
Pour les bonzes démocrates qui m’ont recommandé de
le voir, le ralliement d’un pareil personnage est évidemment perçu
comme une aubaine : pensez! un apostat! un transfuge! quelqu’un qui
nous arrive avec, dans sa besace, les trucs, les secrets, la liste
des coups tordus du camp adverse! l’espion politique rêvé ! le plus
précieux des agents retournés ! il a été au cœur de la machine, au
contact rapproché de la Bête, et il vient tout balancer – qui dit
mieux ?
Pour moi, cet homme est d’abord l’incarnation
d’une façon de faire, non seulement du journalisme, mais de la
politique dont nul ne peut ignorer qu’elle a, depuis, fait école et
qu’elle est entrée dans les mœurs du pays : au commencement, donc,
Clinton ; puis les racontars sur la santé mentale de Gore ; puis
les rumeurs crapoteuses faisant de Tom Daschle un agent de Saddam
Hussein ; puis, plus récemment, les spots publicitaires de cette
association « 527 », dite des Swift Boat Veterans, s’employant à
salir le passé militaire de Kerry; j’en passe, évidemment; je passe
sur les cas, car il y en eut, où ce sont les démocrates qui se sont
essayés à ce jeu ignoble en montant leurs propres « 527 » (ces
petites associations ad hoc, créées sur un thème et pour un
objectif précis, et qui, dans la mesure où elles sont
officiellement indépendantes des partis, leur permettent de
contourner les règles de plafonnement des dépenses en période
d’élections); mais enfin le modèle est là; c’est, chaque fois, le
même mélange, savamment dosé, d’insinuation, de gros mensonge et de
matraquage médiatique; c’est, chaque fois, l’attaque personnelle et
la chasse à l’homme en lieu et place de l’échange ou du choc des
idées ; et c’est, de proche en proche, un abaissement du débat
public dont je ne connais d’équivalent dans aucune autre démocratie
et qui finit par être inquiétant.
Modeste suggestion, alors, d’un lecteur de
Tocqueville qui ne peut ni ne veut oublier que c’est la même
Amérique qui a inventé la démocratie moderne.
Humble proposition aux journaux que je vois
engagés dans un formidable travail autocritique mais que j’aimerais
pouvoir convaincre que ce cas de David Brock mérite un traitement
au moins aussi sévère que celui de Jayson Blair, Stephen Glass ou
Mike Barnicle (les faussaires, respectivement, du New York Times, de New
Republic et du Boston
Globe).
Ils ne sont bien entendu pas, ces journaux, seuls
en cause dans cette affaire.
Il n’est même pas certain qu’ils aient, à l’heure
d’internet et des « blogs », le contrôle de la situation.
Et il ne saurait être question, par ailleurs, de
leur demander de faire, à la place des politiques, le travail
d’autopsie de la calomnie, puis d’assainissement de l’espace
public, sans quoi une démocratie dépérit.
Mais enfin...
Imaginons les principaux médias se mettant
d’accord sur une charte déontologique minimale.
Imaginons-les s’entendant sur la nécessité absolue
du respect de la vie privée pour les responsables politiques.
Imaginons-les proclamant le caractère
imprescriptible de ce nouveau droit de l’homme que serait, non pas,
comme le proposait Baudelaire, le droit de se contredire et celui
de s’en aller, mais bien le droit au secret.
Supposons une déclaration solennelle au terme de
laquelle ils s’interdiraient de se faire désormais l’écho – quels
que soient la forme, la prudence retorse, voire le caractère
soi-disant hypothétique de cet écho – d’une attaque ad hominem qui
n’aurait pas subi l’épreuve de ces fameuses techniques de « fact
checking » dans lesquelles ils sont experts.
Supposons encore qu’un journaliste ayant
publiquement avoué qu’il a fabriqué des informations dans le seul
but d’atteindre un Président « entre les deux yeux » ou ayant
véhiculé sans l’avoir vérifiée, contre un candidat à la Présidence,
l’accusation terrible d’avoir inventé, exagéré ou simulé ses
blessures de guerre, supposons que ce journaliste, cet incendiaire
des esprits, se voie mis au ban de la profession avec la même
énergie qu’un plagiaire ou un bidonneur d’interviews.
C'est tout le nouveau paradigme qui en prendrait
un coup.
C'est la junk politic tout entière qui deviendrait
moins rentable.
Et ce serait, pour la démocratie américaine, la
manière la plus éclatante de renouer avec l’héritage de Thoreau,
Emerson et, bien sûr, Tocqueville.
Quand la sécurité rend fou
C'est une anecdote personnelle, mais qui en dit si
long sur la névrose sécuritaire régnant dans ce pays que je ne
résiste pas à la tentation de la consigner dans ce journal.
Je reçois un appel m’informant que ma fille vient
d’accoucher.
Je décide, tout naturellement, de faire un saut à
Paris pour embrasser et la maman et l’enfant.
Sauf que, coincé entre, ce soir-là, un dernier
rendez-vous à Washington et, le lendemain, à Baltimore, un dîner
difficile à annuler, je m’aperçois que je n’ai le temps que de
faire, au sens propre, l’aller et retour : décollage de Dulles
Airport par le dernier avion du soir, à 23 heures ; atterrissage
Charles-de-Gaulle, à l’heure du déjeuner, le lendemain ; une moto
qui me conduira jusqu’à la clinique, m’attendra et me ramènera
juste à temps pour, deux heures plus tard, m’étant pour ainsi dire
ajusté au délai réglementaire du nettoyage, de la vérification
technique et du plein de carburant de l’appareil, reprendre le même
avion et être à Washington pour le dîner.
C'est juste, mais jouable.
Un peu absurde, mais important.
Et me voilà donc, ce soir-là, à l’heure dite, au
milieu de la file des passagers en attente d’enregistrement pour
Paris.
Devant moi, un couple de jeunes gens en train de
se disputer, à voix basse, sur la nature de leur relation : un «
date » ou plus qu’un « date » ? si « date », degré de sérieux ? le
fait, par exemple, que le garçon n’ait pas invité la fille à fêter
Thanksgiving chez ses parents n’est-il pas signe de résistance sur
le chemin de la « relationship » pleine et entière ? mystère, car
intraduisibilité, de ces notions si américaines de « date » et de «
relationship »... façon, si peu française, de faire du « date »
même, de la relation en tant que telle, un personnage à part
entière, vivant de sa vie propre, aux côtés des amoureux... manie
qu’ils ont aussi, les amoureux, de verbaliser, évaluer, codifier
et, au bout du compte, ritualiser tout ce qui est susceptible
d’arriver dans le cadre de la relation... et puis perte enfin, au
profit d’une collection de gestes qui ne sont plus soudain que des
gestes, de ce parfum d’imprévu que conserve, en Europe, le commerce
amoureux, sentimental, libertin... j’observe tout cela avec un peu
de stupeur et beaucoup de curiosité.
Derrière, une femme qui a lu le premier numéro
d’Atlantic et qui m’interpelle, mais
doucement, avec cette extrême gentillesse dont je me demande
toujours si elle est sincère ou feinte et qui est l’exact
contraire, en tout cas, de la franche engueulade à laquelle
j’aurais eu droit, en pareille circonstance, à Paris – une
lectrice, donc, souriante, bienveillante, qui me reproche mon parti
pris dans l’analyse du phénomène des Megachurches et, en
particulier, de Willow Creek : pourquoi ridiculiser ces nouvelles
Eglises ? pourquoi ne pas être attentif à ce qu’elles peuvent
apporter de bon aux hommes et femmes de ce temps ? les liens de
solidarité qu’elles instaurent ? la générosité dont elles
témoignent? le fait que Bono, par exemple, se soit appuyé sur leur
réseau pour lancer sa campagne de sensibilisation à l’épidémie de
sida en Afrique ?
Partout, en fait, l’une de ces interminables
files, typiques de l’après-11 septembre, qui se forment, désormais,
dès qu’il y a un guichet quelque part et où j’ai peine, une fois de
plus, à retrouver les clichés sur l’impatience, la fébrilité,
l’effervescence, voire la brutalité, des foules américaines :
calme, au contraire ; discipline ; mélange de docilité et de
courtoisie, de soumission grégaire et de civilisation; le contraire
de la foule râleuse, resquilleuse, à la française ; le contraire du
vilain troupeau piaffant, que l’on sent près de s’entre-déchirer;
et, quand se croisent les regards, quand, à la faveur d’un
commencement de bousculade, se heurtent, tant soit peu, les corps,
le ballet des « it’s ok », des « you’re welcome » ou des « enjoy
your trip », les protestations d’amitié vides et les signes
extérieurs de chaleur, les sourires surtout, oui, ces sourires qui
ne veulent rien dire, ces sourires sans affect ni émotion, ces
sourires qui semblent juste là pour signifier la pure volonté de
sourire et, en souriant, de désamorcer le conflit qui menace – tout
cela, de nouveau, si typiquement américain...
Et puis, quand arrive enfin mon tour, le plus
cocasse des scenarii car le seul auquel, très franchement, je
n’aurais jamais pensé : découvrant que le passager Lévy part à
Paris pour y passer deux heures, découvrant que le ok qu’on lui
demande en appelle un autre, le même jour, mais dans le sens
inverse, l’ordinateur de la compagnie s’affole, bloque le dossier
et refuse d’émettre ma carte d’embarquement.
Branle-bas de combat dans les services.
Embarras des responsables, d’abord de la
compagnie, puis de la sécurité de l’aéroport, face à cette
situation et cet itinéraire sans doute inédits.
Qu’est-ce que c’est que ces façons de passer,
exprès, la journée dans un avion ?
Que faut-il avoir dans la tête pour faire sept
heures de vol aller, puis sept heures de vol retour, avec, entre
les deux, quelques minutes sur le sol français ?
Grand-père ? Prouvez-le...
Ecrivain ? Veut rien dire...
Tocqueville ? Rien à voir, vraiment rien, avec le
côté louche de la situation...
Me revient – parce qu’elle me donne espoir d’un
dénouement rapide et heureux – l’histoire de mon flic tocquevillien
du début du voyage, sur l’autoroute.
Me reviennent – plus inquiétantes – l’histoire de
Cat Stevens refoulé vers l’Angleterre et celle de Ted Kennedy
empêché, à cinq reprises, de monter dans un avion car on le
confondait avec un homonyme inscrit sur la « liste de surveillance
» des aéroports.
Je comprends la parano américaine.
Je comprends qu’une nation en guerre contre un
ennemi dont l’une des particularités est de s’être rendu
indétectable doive se doter de systèmes d’alerte et de repérage
sophistiqués.
Mais au risque de l’absurde ?
Chaque passager doit-il devenir un suspect ?
Chaque voyage, un moment d’exception ?
Pourquoi ce cirque quand on sait que ce sont des
centaines d’immigrants illégaux qui entrent tous les jours, par la
route, en provenance du Mexique et du Canada ?
Et n’y a-t-il pas moyen, franchement, d’éviter ces
mises en scène ?
Les choses, en la circonstance, ont bien tourné et
j’ai pu, finalement, prendre mon avion et passer mes deux heures à
Paris.
Mais qu’il y ait, là, l’indice d’un malaise, que
ces nouveaux systèmes de surveillance posent autant de problèmes
qu’ils en résolvent, que le nouveau Department of Homeland Security
soit loin des « smart borders » promises à l’Amérique, voilà qui
n’est pas douteux et dont il faudra bien que s’avisent les
responsables du pays.
Le voyage en Amérique
A Baltimore, je voulais voir, dans le quartier
noir le plus déshérité de la ville, dans son paysage de terrains
vagues et d’immeubles à moitié rasés, la maison de briques rouges
qui est l’une des seules à avoir été restaurées et où une plaque
rappelle – ô ironie – que vécut et mourut Edgar Allan Poe.
Je voulais visiter l’Université John Hopkins
(tiens, Hopkins : le nom de jeune fille d’Elisabeth, la mère de
Poe; est-ce un hasard?) qui fut le lieu d’enseignement de mon
maître Jacques Derrida et où se trouve aujourd’hui, en séminaire,
une compagnie de sartriens d’un niveau et d’une qualité tels que
seule une grande université américaine, avec ses moyens, son
énergie, sa volonté de savoir et sa foi dans les vertus de la
recherche et de l’étude, était en mesure de la réunir.
Mais je voulais aller aussi, sur le port, jusqu’à
la jetée, devenue une rade immense, où, un beau matin de 1791, en
pleine Révolution française, accosta un autre grand écrivain,
François-René de Chateaubriand, en provenance, lui, de Saint-Malo
et qui, passé par les Açores, puis par Saint-Pierre, invente,
quarante ans avant Tocqueville, le voyage littéraire en
Amérique.
Curieux, cette affaire de voyage en
Amérique.
Enigmatique, quand on y pense, cette passion
qu’eurent les écrivains, non seulement français mais européens,
pour ce voyage-ci en particulier.
Ils ont toujours voyagé, c’est entendu.
Contrairement au mot fameux, trop fameux, de Lévi-Strauss en son
envoi de Tristes Tropiques, ils n’ont
cessé d’aimer les voyages et les voyageurs. Mais je ne suis pas
sûr, d’abord, qu’il y ait un lieu au monde qui, de l’auteur du
Génie du christianisme à celui de
Oliver Twist, de Céline à Georges
Duhamel, de Soldati à Beauvoir, Sartre, Morand et tant d’autres,
les ait, pour le pire et le meilleur, sur le registre de la haine
ou sur celui de l’adoration subjuguée, plus continûment,
intensément, irrésistiblement aimantés. Et, surtout, je vois bien
ce qu’ils voulaient quand ils faisaient le voyage d’Orient (l’«
exote » cher à Segalen mais aussi à Claudel et Malraux), de Rome ou
de Florence (la beauté des choses, les métamorphoses de l’Art et de
ses formes), de Jérusalem, Persépolis, Lhassa (mirage des origines
et des sources, berceau des civilisations) ; mais je sens moins ce
qui pouvait, et peut encore, battre au cœur de ce désir d’Amérique
qui n’est, en tout cas, réductible à aucun de ces motifs
canoniques.
Les sources ? Absurde puisqu’il s’agit d’un
nouveau monde qui a ses sources, au contraire, en Europe.
La beauté? L'harmonie ? A de notables réserves
près, à l’exception d’une poignée de libres esprits qui surent
aussitôt voir la beauté des gratte-ciel et des nouveaux paysages
urbains de ces grandes villes artificielles et folles, la plupart
ont déploré la disgrâce, l’inculture, la laideur américaines.
L'exote ? L'altérité ? Le regard éloigné de
l’ethnologue, attentif aux coutumes d’une civilisation étrangère ?
Pas possible, là non plus ; pas raccord, derechef, avec l’ancrage
européen de l’Amérique; et contradictoire, de surcroît, avec cette
extase moderne qui, n’en finissant pas, depuis trois siècles, de
hanter, modeler et tirer au-devant d’elle-même la patrie de
Jefferson et Kennedy, est le plus sûr des antidotes à ce qu’il peut
y avoir d’amour du folklore ou du pittoresque dans la classique
fascination pour l’exote.
Non. Il ne colle, ce voyage en Amérique, avec rien
de tout cela. Il n’obéit à aucun de ces motifs répertoriés. Et je
me demande même s’il n’en prend pas, point par point,
méthodiquement, le contre-pied.
Premier contre-pied : non l’exote, mais le proche
; non l’autre, mais le même; ou alors l’autre, oui; bien sûr que
l’Amérique est autre; mais tellement moins que l’autre
orientaliste, africain ou amérindien ! un autre qui nous parle de
nous ; un autre qui nous renseigne sur notre part la plus
ordinaire, commune et partagée; un autre qui a toujours, ou
presque, l’obscure familiarité (ou, ce qui revient au même,
l’inquiétante étrangeté) des caricatures ou des miroirs ; un type
de déplacement où l’on ferait une très longue route pour aller à la
rencontre, non pas vraiment d’autrui, mais encore et à nouveau de
soi – voyez comme le voyage en Amérique a toujours, chez les
Modernes, la structure d’une odyssée...
Second contre-pied : le futur ; ce type de miroir,
d’habitude, reflète le passé ; il nous dit : « voilà ce que vous
fûtes, d’où vous venez, qui vous a fait » ; ici, non ; le contraire
; un miroir qui, pour reprendre un titre célèbre, nous renvoie
l’image, non de notre histoire échue, mais des scènes de la vie
future telles que l’anticipation américaine permet de se les
figurer ; « voilà ce que vous serez », nous dit-il ; « voilà où
vous allez et de quel monde vous accouchez » ; si le voyage en
Amérique est, comme tous les voyages, un voyage dans le temps
autant que dans l’espace, ce temps est celui, non de notre mémoire
rêvée, nostalgique ou réinventée, mais d’un avenir qui, au choix,
selon le tempérament de chacun, nous menace ou nous est promis –
une machine, non à remonter, mais à descendre les chutes du
temps.
Et puis contre-pied du contre-pied enfin –
troisième piste qui, sans la contredire, complique et précise la
précédente : l’Amérique c’est le gratte-ciel mais c’est quand même,
aussi, les grands espaces et le désert ; ce sont les scènes de la
vie future mais ce sont également (je l’ai assez vu, dit et écrit!)
des paysages de matin du monde qui ne sont certes pas (cf. point
précédent) « notre » matin d’Européens mais qui, d’Audubon à
Baudrillard (en passant par les westerns), en sont une sorte de
réminiscence ou de rappel; alors voilà; peut-être ce voyage a-t-il
la particularité, en somme, de nous donner le goût des deux;
peut-être est-ce l’une des très rares expériences capables
d’offrir, dans un même paquet de sensations, le parfum de
l’ultramoderne et celui de l’extrême archaïque; peut-être l’amour
que nous en avons vient-il de l’obscure conviction que c’est là, et
là seulement, qu’est donnée à un humain la possibilité de voir pour
ainsi dire concentrée la matérialisation de ces deux songes, pré-
et post-historiques, aussi puissants l’un que l’autre, mais que
nous ne savons penser, d’habitude, que séparés par des milliers de
kilomètres et, plus encore, des millénaires – le voyage américain
ou, dans un espace unique (un pays), dans un temps court (à peine
trois siècles), dans les trois petits siècles, par exemple, qui
suffirent aux premiers pionniers arrivés aux abords de la Vallée de
la Mort et du Grand Canyon pour inventer le hideux Las Vegas (et
passer, de la sorte, du prébiblique au postmoderne), le voyage
américain, donc, ou le passage incessant de l’Eden à la Géhenne, le
court-circuit permanent de la Bible et de la science-fiction, la
traversée des âges d’or et de plomb de l’humanité...
Un aveuglement de Tocqueville ?
Philadelphie. Le Eastern State Penitentiary de
Philadelphie. Sans doute ma dernière prison. Mais l’une des
premières, avec celle d’Auburn, dans l’Etat de New York, qu’aient
étudiées Tocqueville et Beaumont. Tout est resté en l’état, me dit
Sean Kelly, le responsable du bureau qui, depuis la fermeture de
l’établissement, il y a trente ans, a pour mission d’entretenir,
faire visiter et, chaque année, pour Halloween, louer le site à des
groupes d’enfants en mal d’émotions fortes et de fantômes. Tout est
exactement en l’état où l’ont trouvé les deux missionnaires en ce
jour d’octobre 1831 où ils sont accueillis par James J. Barclay,
George Washington Smith et Robert Vaux, les éminences de la
Philadelphia Society for Alleviating the Miseries of the Public
Prisons, cette association de quakers, amis du genre humain,
défenseurs des Indiens cherokee et adversaires de l’esclavage, qui
ont conçu et, depuis 1829, géré ce pénitencier d’un nouveau genre
censé, non pas exactement punir ni réparer le dommage causé par le
crime à la société, ni même, comme Alcatraz, Angola ou, plus tard,
Rikers Island, mettre le criminel en quarantaine, l’éliminer comme
un déchet, le bannir, mais l’aider, par le silence et la solitude,
à se racheter, se repentir et, dans la pure tradition quaker,
élever son âme égarée par le démon. Les mêmes hauts murs. Les mêmes
tours crénelées flanquées de faux mâchicoulis. Les mêmes douves,
ponts-levis, donjons, meurtrières en trompe-l’œil. La même
architecture de faux château fort piranésien que le prisonnier,
arrivant cagoulé, n’avait pas la possibilité de voir mais dont la
seule idée, le seul récit qu’on lui en faisait, en un mot «
l’imagination », suffisaient, dit Tocqueville, à lui inspirer un
début de terreur sacrée et d’horreur de son forfait. Et puis, à
l’intérieur enfin, dans ce décor désolé, inondé par les pluies de
la nuit et qui rappelle, plus que jamais, celui d’un château hanté,
le même complexe carcéral composé d’une tour centrale à partir de
laquelle rayonnent, en une géométrie parfaite, sept galeries de
cellules individuelles, dotées chacune d’un minuscule jardin et qui
se trouvent toutes, donc, dans l’axe du regard des gardiens.
Tocqueville, quand il pénètre ici, a-t-il lu l’opus de Jeremy
Bentham paru, quarante ans plus tôt, au plus fort du débat sur les
prisons lancé par Beccaria et les révolutionnaires français?
Sait-il, quand il s’émerveille de ce dispositif où l’on a, comme il
dit, « traduit dans la pierre l’intelligence de la discipline »,
qu’il se trouve dans le premier centre de détention au monde
appliquant le fameux schéma « panoptique » dont le XIXe siècle va faire, au-delà des prisons, le principe
d’organisation de ses écoles, hôpitaux, casernes, usines et dont
nous évoquions, l’autre jour, avec Beatty, les avatars ultimes et
surprenants ? Impossible à dire. Car il ne cite, à ma connaissance,
ni le livre ni l’auteur. Mais ce qui est sûr c’est qu’il perçoit le
coup de génie du dispositif. Il comprend que, parce qu’il donne aux
gardiens le pouvoir de voir sans être vu, parce qu’il instaure une
surveillance à la fois ininterrompue, invisible et virtuelle, parce
qu’aucun détenu ne sait jamais, autrement dit, si l’œil du pouvoir
est, à un instant donné, effectivement braqué sur lui, il a le don
de jeter dans les âmes « une terreur plus profonde que les chaînes
et les coups ». Et, surtout, surtout, il apprécie cette autre
particularité du système qui est, elle, directement liée à
l’idéologie de ses promoteurs quakers : pour être bien certains de
mettre les prisonniers face à leur vilenie, pour les inciter à la
belle et bonne pénitence qui est le but de leur enfermement, pour
hâter la réforme intellectuelle et morale dont la prison, selon
eux, doit être l’occasion, ils ont tout organisé pour les isoler,
pour couper toute espèce de contact, non seulement avec les
codétenus, mais avec le monde extérieur et même les gardiens, pour
interdire les visites, punir la moindre tentative de parole,
proscrire toute autre lecture que celle des Saintes Ecritures et
les mettre, ce faisant, de jour comme de nuit, en situation de ne
se soucier que de Dieu... Dickens, dix ans plus tard, criera son
horreur d’une organisation censée convertir les délinquants au Bien
mais ne parvenant, selon lui, qu’à les pousser à la folie.
Apprenant que tout, depuis les repas jusqu’aux services religieux
et à la douche bimensuelle, est réglé de manière à ce que personne
ne croise jamais personne, il dénoncera dans « cette façon de
jouer, lentement, quotidiennement, avec les mystères du cerveau »
une forme de torture « infiniment plus dommageable que les tortures
du corps ». D’autres, beaucoup d’autres visiteurs, tout au long du
siècle, dénonceront la démence d’un monde où la phobie du bruit est
si totale que l’on va jusqu’à envelopper de linges les essieux des
chariots qui, au moment des repas, s’arrêtent à la porte des
cellules ; où la dernière ruse qui reste aux détenus pour, au fond
de leur solitude, garder le souvenir du son de la présence humaine
est, à l’heure des latrines, de taper doucement sur la fonte des
tuyaux d’égout et de s’adresser ainsi des messages secrets ; et où,
quand on a affaire à une forte tête qui ne peut se guérir de
parler, on lui introduit dans la bouche une pièce de fonte reliée à
un mécanisme qui, à chaque mouvement de la langue et de la glotte,
l’enfonce un peu plus profond dans la gorge et finit par
l’étouffer. Lui, Tocqueville, non. Il n’a pas d’objection
fondamentale à cette vision quaker d’une rédemption par la
méditation, la prière, le travail. Il visite ces petites pièces où
la seule ouverture est un œil-de-bœuf creusé dans le plafond et
censé regarder vers le ciel. Il voit les détenus et, obtenant le
droit de les interroger et de leur faire briser donc, à titre
exceptionnel, leur obligation de silence, il leur arrache de vraies
confidences sur leur régime de détention. Or il ne trouve guère à
redire au système. Il ne semble pas plus ému que cela par cette
idée d’une parole porteuse de toutes les contagions et des
maléfices les plus extrêmes. Son compagnon, Beaumont, parle même de
« palais » à propos de ces cellules qui, dit-il, ont dû coûter « un
prix fou » et, en un temps où le Président des Etats-Unis lui-même
doit se contenter d’un poêle à charbon et de brocs d’eau, ont le
chauffage central et l’eau courante. Arrivant d’Auburn où les
détenus ne sont isolés que la nuit et se consacrent, dans la
journée, à des travaux collectifs forcés, trouvant que l’hygiène,
la nourriture, les conditions de vie sont, ici, matériellement
meilleures, observant que les geôles sentent moins mauvais et
qu’elles sont propres, constatant aussi que les châtiments
corporels n’y sont, pour le moment, pas de mise, les deux amis
trouvent assez de mérites au modèle pour le recommander à leur
gouvernement. Limite ou situation de Tocqueville? Aveuglement
d’époque ou ultime nuance au portrait si constamment flatteur
auquel invite, depuis un an, la lecture parallèle de son
chef-d’œuvre et du grand livre ouvert de l’Amérique vivante
d’aujourd’hui ? Je ne sais.
Portrait du cinéaste en musicien
Ne dites pas à Woody Allen qu’il est cinéaste, il
se croit musicien. C'est ce qu’ont dû penser la centaine
d’aficionados qui l’ont vu paraître, ce soir, en plein dîner, dans
ce « Café » de l’hôtel Carlyle, angle de Madison et de la
76e Rue, où il venait, comme chaque
lundi, accompagné de son New Orleans Funeral and Ragtime Orchestra,
jouer de la clarinette. Il y avait là, oui, l’un des plus grands
cinéastes américains vivants. Il y avait là l’auteur génial de
Annie Hall et de La Rose pourpre du Caire. Et il était à portée de
main, assis sur un vague tabouret, sans mise en scène particulière,
au milieu de dîneurs qui n’avaient même pas l’élémentaire politesse
de s’arrêter de boire et de manger pour l’écouter – il était là,
vêtu d’un pantalon de velours et d’une chemise bleue légère :
concentré; yeux mi-clos ou carrément fermés ; geste précis ;
souffle sûr ; les doigts posés à plat sur les trous de la
clarinette; les muscles de la bouche bien serrés, mais sans gonfler
les joues, autour du bec de l’instrument; la lèvre supérieure,
enfin, étonnamment mobile qui, tantôt, semblait vouloir aspirer,
avaler, le haut de l’anche et, tantôt, se retroussait comme pour
dire qu’elle choisissait maintenant de bouder, de désavouer le
vilain instrument et, pleine d’une autorité soudaine et souveraine,
de lui couper le sifflet... Au début, on se dit : ce n’est pas lui.
On se persuade, premièrement, que le vrai Woody Allen ne se
commettrait pas ainsi, dans ce bar ; mais surtout, et deuxièmement,
que le célèbre petit homme, le schlemiel au physique d’éternel
loser, l’héritier de Keaton, Chaplin et Harold Lloyd, le maladroit
définitif que l’on n’a jamais vu faire un pas, franchir une porte,
s’emparer d’un outil quelconque – alors, à plus forte raison, un
instrument de musique ! – sans se prendre les pieds dans le tapis
et se tromper, ne peut pas être ce virtuose à la technique si sûre,
à la si impeccable prestance et, quand il s’arrête de jouer et
chante, à la voix si juste et bien timbrée. Et puis, au bout d’un
moment, on s’y fait. Petit à petit, on le reconnaît. Dans les
moments où il ne joue plus, quand il laisse la vedette à Cynthia
Sawyer, sa pianiste, ou à Rob Garcia, son batteur, ou encore au
gros homme à chemise à carreaux ouverte sur un cou de bison, Eddy
Davis, qui, sur sa gauche, l’accompagne au banjo, quand il se met à
dodeliner de la tête au rythme du trombone ou à regarder le bout de
ses souliers d’un air d’enfant puni attendant que son copain joueur
de hautbois ait terminé son solo, on retrouve le visage de
gargouille triste, le masque creusé, le long nez en équerre et le
côté « nutty professor » éberlué de l’acteur de Prends l’oseille et tire-toi. Et puis le virtuose,
à nouveau, reprend le dessus. Et puis le fou de musique se relance
dans une interprétation endiablée d’un air de Glenn Miller ou de
Benny Goodman. Et il n’est plus, alors, l’auteur de Meurtre mystérieux à Manhattan mais ce disciple de
Gene « Honey Bear » Sedric qu’il fallut, il y a vingt-cinq ans, la
nuit des quatre Oscars de Annie Hall,
aller chercher au Michael’s Pub où il se produisait devant un
public sans doute semblable à celui-ci – il n’est plus la superstar
mondiale qui, à Paris, provoque un début d’émeute quand il sort de
son hôtel, mais le petit Allen Stewart Konigsberg qui a choisi son
pseudonyme en hommage à Woody Herman, qui a appelé sa dernière
fille Bechet en hommage au grand Sidney et qui a cent fois dit que
les deux destins les plus enviables en ce monde lui ont toujours
paru être celui de basketteur (auquel il a dû, hélas, renoncer
presque tout de suite) et celui-ci, clarinettiste (auquel il
continue, au Carlyle, de sacrifier un peu de son temps, de sa
gloire, de son désir) – ah ! la joie intense sur son visage, sa
physionomie de vieil adolescent poitrinaire métamorphosé en
athlète, son air de triomphe absolu, lorsqu’il arrive au bout de
l’un de ces solos dont on ne saurait dire, tout à coup, si le
souffle époustouflant vient de la bouche, des mouvements du corps,
de la force de l’âme, ou des trois... L'histoire de l’art est
coutumière de ces situations de malentendu où l’on voit un grand
artiste vivre ou se conduire comme s’il avait la conviction de
s’être trompé de genre. On connaît le cas de Balzac croyant que
c’est à son théâtre qu’il devrait l’immortalité. Celui de
Chateaubriand persuadé que son chef-d’œuvre était, non les
Mémoires d’outre-tombe, mais
Les Natchez. J’ai vu moi-même Paul
Bowles expliquant, jusqu’à son dernier souffle, que son grand
œuvre, ce par quoi il resterait et dont il faudrait prendre soin
après sa mort, ce n’était ni Un thé au
Sahara ni Après toi le déluge,
mais les adorables musiques qu’il composait, chaque printemps, pour
la fête de fin d’année de l’American School of Tangiers et son
directeur Joe McPhilips. Mais ce cas-ci, le cas du cinéaste génial
venant, tous les lundis, se produire comme un débutant devant une
salle de philistins pas plus étonnés que cela de se retrouver nez à
nez avec une légende vivante, le cas de l’inventeur de formes dont
on sent qu’il donnerait le plus beau plan de La Rose pourpre pour une mesure bien cadencée,
sachant monter avec succès du registre clairon au registre
chalumeau, dépasse tout ce que l’on a pu connaître de plus
improbable dans le genre. Je verrai l’autre Allen. Je reverrai, le
lendemain, à son bureau, sur Park Avenue, le cinéaste et
intellectuel, si typiquement new-yorkais, qui me dira de fortes
choses, non seulement sur ses films, mais sur la médiocrité de
Kerry, la nullité de Bush, l’état de décomposition politique du
pays, le néo-puritanisme qui gagne les classes moyennes et dont je
lui demande si son affaire avec sa fille (« ce n’est pas ma fille
», sursautera-t-il !) n’aura pas été, autant que l’affaire
Lewinsky, le signe avant-coureur – ou bien encore sur sa conviction
(comble de l’orgueil !) qu’un type comme lui, Allen, n’a pas le
droit, vous m’entendez, pas le droit de
s’engager politiquement car il est si impopulaire, il incarne si
parfaitement tout ce qu’exècre cette Amérique puritaine et
suicidaire qui fait les élections, et il est, en même temps, si
incroyablement célèbre, que chaque mot sorti de sa bouche sera
retenu, non pas pour, mais contre, son champion et ne fera que
l’affaiblir et contribuer à sa défaite... Mais le grand moment, le
vrai Woody, l’heure d’émotion et de vérité, celle qui m’aura, en
tout cas, le plus fortement impressionné car j’ai senti qu’on
était, là, au contact de sa plus intime et secrète identité, c’est
sa prestation de jazzman euphorique et manqué.
Trois tycoons
C'est sa dureté qui frappe en premier. Son air de
férocité circonspecte et glacée. Ce sont ces yeux de loup,
étrangement écartés, très verts, très perçants, mais qui ne
prennent pas la peine de vous considérer. C'est cette manière, au
fond, de ne s’excuser de rien, de ne se justifier en rien – c’est
cette insistance à dire : « je suis Henry Kravis, maître du monde;
je suis le président de Kohlberg Kravis Roberts and Co, le meilleur
fonds de « private equities » de la planète; je suis le fils de Ray
Kravis, petit pétrolier de l’Oklahoma, et j’ai construit ce
business énorme, cet empire, où la pratique même de l’OPA devient,
mieux qu’un art, une industrie à part entière ; on m’en veut? je le
sais; on me voit comme un prédateur, un suppôt de Bush, un salaud?
je m’en moque! vous-même venez renifler, chez moi, le mauvais
parfum de l’argent fou, sans morale ? tant pis ! je ne vous ferai
pas le cadeau de vous raconter l’histoire du New York City
Investment Fund que nous avons, il y a sept ans, fondé avec des
amis – je ne m’abaisserai pas à vous dire les dizaines de milliers
d’emplois que nous créons, avec nos dollars, dans les quartiers que
l’Etat abandonne ; sa morale et la nôtre ; vos principes et les
miens qui sont ceux d’un big business dont je n’ai jamais douté
qu’il soit bon, non seulement pour moi, mais pour l’Amérique et le
monde... » Au bout d’un moment, pourtant, quelque chose d’autre
transparaît. Une fêlure sous le masque. Une fissure. Peut-être une
maladresse ancienne. Peut-être, aussi, une peur. Oui, j’en
jurerais, Henry Kravis a peur. De quoi ? De qui ? Des autres, ses
semblables, et de la guerre de tous contre tous qui règne dans la
jungle du grand capital américain ? De sa propre violence, qu’il ne
connaît que trop ? Vit-il, comme Gatsby, dans la hantise de voir ses crimes
fondateurs revenir à la surface et s’inscrire sur ce visage qu’il
s’est, depuis tant d’années, appliqué à rendre aussi lisse que les
boiseries d’acajou laqué de la bibliothèque où il me reçoit ? Tout
cela, sans doute. Plus cette image, au-dessus de nos têtes, que je
n’avais pas vraiment remarquée. Plus ce tableau hyperréaliste,
probablement peint d’après photo, qui représente un adolescent
charmant, blazer, chemise blanche ouverte sur un torse glabre,
college boy, petit prince – son fils, mort à 20 ans, et dont il est
inconsolé.
Henry Kravis, donc, peut parler pendant deux
heures sans dire un mot de ses philanthropies new-yorkaises. Barry
Diller, lui, fait mieux. Il a demandé à Frank Gehry, l’architecte
des musées Guggenheim, de concevoir, à Chelsea, le futur QG de son
empire. Il a imaginé, pour cela, le premier bâtiment de tous les
temps complètement construit en verre, sans l’ombre d’une armature
d’acier ou de béton, grand paquebot de cristal, mirage
intelligible, qui flottera sur l’Hudson. Il met sa marque,
autrement dit, sur la ville. Il y imprime sa signature. Il
s’inscrit, à bon droit, dans la glorieuse lignée des Stuyvesant,
Rockefeller, Reynolds, Singer, Woolworth. Or il passe, lui, sinon
les deux heures, du moins une partie de notre entretien à tenter de
me convaincre que, compte tenu des loyers absurdes qu’il paie ici,
dans ces anciens bureaux, compte tenu des prix de l’immobilier
downtown et de leur potentiel d’appréciation, compte tenu, encore,
de l’éclat qu’aura le bâtiment, de la publicité qu’il générera et
de l’énergie que sa seule promesse donne déjà à ses équipes, ce
projet pharaonique, cet événement architectural, ce chef-d’œuvre,
ne coûteront rien à sa compagnie et lui rapporteront au contraire
beaucoup. Arrogance encore, ou forme suprême d’élégance ? Honnêteté
de l’homme qui ne veut pas entrer dans le jeu convenu (et si
européen !) du milliardaire honteux qui montre patte blanche et
expie – ou summum de l’autopunition, de la modestie ? J’observe
Barry Diller. Je le regarde, avec son crâne puissant et vulnérable
qui le fait ressembler à Picasso, avec son sourire habituellement
mélancolique mais qui, maintenant que je ne l’embête plus avec ses
souvenirs de la Paramount, ses bras de fer avec Murdoch ou sa
conversion au téléachat, est redevenu curieusement enfantin. Je
l’écoute commenter avec passion, posée entre nos deux fauteuils, la
maquette de ce qui sera le grand œuvre de sa vie mais dont il me
supplie de ne lui reconnaître, surtout, surtout, aucun mérite. Il y
a de la folie, aussi, en cet homme-là. Un mélange de don gratuit,
de potlatch, d’excentricité magnifique et, soudain, quand il
m’explique qu’il se moque de la postérité et que seuls comptent les
siens, c’est-à-dire ses amis proches, sa femme, Diane von
Furstenberg, ou son jeune frère héroïnomane mort seul, à 36 ans,
comme un chien, dans un motel, d’insolence, de violence sourdement
enragée, d’amoralité trop affichée pour être complètement sincère
et ne pas trahir, encore, je ne sais quelle blessure enfouie.
Et puis Soros. L'implacable George Soros, le
spéculateur impénitent, le virtuose des « hedge funds », le «
trader » sans scrupules qui, il y a vingt ans, manqua, sur un coup
de Bourse, jeter bas la livre sterling et, au-delà, le système
monétaire international. Lui non plus ne regrette rien. Lui non
plus ne critique pas le logiciel de base du « tycoon » américain
c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’argent est né bon et, partout,
se trouve dans les fers. A une réserve près, quand même, qui fait
de son cas une variante intéressante. Son style. Son allure. Ce
côté hirsute, qui rappelle Elias Canetti. Ce léger débraillé du
costume, qui fait prof d’université. L'accent. Ce terrible accent
hongrois qui est comme le signe, en lui, d’une résistance à
l’américanité. Et puis cette façon, pendant le déjeuner que nous
prenons dans une salle à manger plutôt modeste, attenante à son
bureau, de ne parler que prisons, fascisme qui vient,
investissements civiques, démocratie, société ouverte, Karl Popper
– cette façon de citer ses propres livres poppériens comme si tout
le monde les avait lus et sa déception quand il comprend que, si je
suis là, c’est moins pour le philosophe du dimanche que pour le
milliardaire flamboyant et paradoxal. D’un côté l’hyper-tycoon qui,
lorsque je lui demande s’il n’a pas mauvaise conscience, parfois,
de ces fortunes si curieusement gagnées, n’est pas loin de me
répondre qu’attaquer une monnaie, affoler les establishments
bancaires, les obliger à réagir et à inventer, n’est pas un crime
mais un service qu’on rend à la société, un geste révolutionnaire,
un devoir. Mais, de l’autre, et sans que ceci semble, dans son
esprit, le moins du monde contradictoire avec cela, la nostalgie
des valeurs, des soucis, européens – et une nostalgie qui le
conduit, dans un même et unique mouvement, à rapporter en Europe
(notamment orientale) l’argent gagné en Amérique et à importer en
Amérique (notamment démocrate) ce qui lui est resté de mémoire
européenne. Car son problème, lui, c’est l’Europe. Il est en deuil,
non d’un fils ou d’un frère, mais de l’Europe. Et, s’il y a une
chose dont il est inconsolable, c’est d’être juste George Soros et
non l’un de ces philosophes tchèques ou viennois qu’il admire
depuis sa jeunesse et dont une part de lui rêverait d’être
l’épigone. Humain trop humain. Une autre incarnation d’un système
qui, pour une moitié de la planète, est une figure de l’inhumain et
cette part, touchante, pathétique, d’humanité. Le plus singulier
des trois? Le plus romanesque ? Ou le plus fêlé ?
Trois jours à Guantanamo
Eh bien non. Il en restait une. La dernière. La
vraie dernière. Et, pour le voyageur en quête de signes du grand
vertige américain, sûrement pas la moins éloquente. Je m’étais,
pour être franc, résigné à ne plus y aller. J’avais, sachant que
c’était la plus fermée de toutes, formulé ma demande dès le début
du voyage; mais, ne voyant rien venir, je m’étais fait à l’idée
d’achever mon enquête sans avoir pu accéder à ce qui, dans le monde
entier, est devenu la prison américaine par excellence, la première
à laquelle on pense, le synonyme du système en ce qu’il a de plus
détestable – une sorte de troisième modèle, au même titre qu’Auburn
ou Philadelphie, dont il ne me restait qu’à supposer ou déduire ce
qu’un Tocqueville aurait pu dire... Quelle surprise, alors, quand
arrive enfin la réponse. Quelle surprise, et quelle bonne nouvelle,
quand, à quelques jours de boucler, alors que j’en suis à
récapituler mes conclusions sur ce pays magnifique et fou,
laboratoire du meilleur et du pire, impérial et modeste, ivre de
matérialisme en même temps que de religiosité, puritain et gavé,
tendu vers le futur et obsédé par sa part de mémoire – quelle
heureuse nouvelle, oui, quand m’arrive cet e-mail de l’officier de
presse John Adams m’informant qu’il m’attend, ces 25, 26 et 27
avril, sur la base américaine de... Guantanamo ! Avion pour Fort
Lauderdale, en Floride. Petit avion, officiellement civil, pour
Inagua et, de là, Guantanamo. A Guantanamo, chaleur. Tropiques.
Quelque chose dans l’air, le bleu du ciel et de la mer, les visages
du personnel de la base, les passagers du ferry qui traverse la
baie, les façades des maisons entrevues par la vitre de la jeep,
qui rappelle que l’on est à Cuba, vraiment à Cuba : hallucinante
situation qu’il faut voir pour y croire et que j’irai d’ailleurs,
le lendemain, voir de plus près encore, sur la ligne de
démarcation, au poste frontière d’opérette où, chaque année, à la
même date, en un rituel réglé depuis cent un ans, le général
commandant américain de la place apporte à son homologue cubain
qui, après consultation téléphonique avec le Lider Maximo lui-même,
le refuse tout aussi rituellement et le lui rend, un chèque de 4
000 dollars (correspondant au montant annuel du loyer fixé en 1903
mais qui, vu que le principe même de la location n’a jamais été
accepté par la partie cubaine, n’a jamais été révisé) –
extraordinaire situation, mi-Désert des
Tartares mi-Rivage des Syrtes,
de cette pointe avancée de « l’Empire » fichée au cœur de la
dernière colonie de l’autre Empire défunt... La base, donc. La
structure classique – mais, ici, surréaliste – de toutes les bases
américaines avec villas pour les officiers, écoles pour leurs
enfants, Starbucks entre deux check-points, McDonald’s, clubs de
plongée et de fitness, boîtes de nuit, Malls, terrain de golf à
proximité des barbelés. Et puis, enfin, les camps, regroupés dans
la partie sud de l’île, au bord des plages, et où se trouvent
actuellement détenus, sans procès, sans protection juridique ni
statut, un peu plus de 500 « ennemis combattants », pour la plupart
ex-Talibans. X Ray, qui fut historiquement le premier, véritable
poulailler humain dont les cages métalliques, chauffées à blanc par
le soleil, sont maintenant livrées aux herbes folles et aux rats.
Iguana, au sommet d’une falaise, créé pour les « terroristes » de
moins de 18 ans mais, depuis peu, ouvert à tous. Camp Delta, plus
moderne, avec ses miradors de bois et (peint en grandes lettres
blanches sur la première des six palissades de métal grillagé,
surmontées de barbelés haute tension, qui ceinturent le complexe)
un « Honour bound to defend freedom » aux échos bien douteux. La
possibilité d’assister à l’une de ces ARB, Administration Review
Board, qui se tiennent en principe à huis clos et où c’est un «
combattant ennemi » unijambiste mais, néanmoins, menotté et
enchaîné par son unique pied à un anneau dans le ciment du sol, qui
comparaît, sans avocat, assisté de deux militaires, devant une
troïka d’officiers supposés déterminer s’il représente toujours ou
non un « danger » pour les Etats-Unis. Delta encore, mais le Camp
4, réservé aux détenus « coopératifs » qui ont le droit de jouer au
volley et de lire des romans policiers. John Edmondson, le
capitaine médecin, qui m’apprend qu’un détenu sur six est traité
pour troubles psychiques. La femme flic qui, le soir de mon départ,
effacera de ma caméra les images de détenus que j’avais réussi à
voler. Tous ces visages, à la fois pathétiques et terribles, qui ne
resteront gravés que dans ma mémoire. Tous ces hommes dont Bush et
Rumsfeld disent qu’ils sont tantôt des terroristes (pourquoi, dans
ce cas, pas de procès ?) tantôt des prisonniers de guerre (mais
pourquoi, alors, pas la Convention de Genève ?). Je reviendrai sur
tout cela. Je reviendrai sur le fond des choses et m’interrogerai
notamment sur ce que signifie, dans une démocratie, l’existence
d’une pareille zone d’exception. Pour l’heure, une observation. Une
seule et modeste observation. Pour qui a eu l’occasion, comme moi,
de visiter d’autres prisons
américaines, pour le voyageur post-tocquevillien qui s’est penché,
même sommairement, sur le système pénitentiaire américain, il y a,
dans cette prison-ci, des traits forcément familiers. Sa violence,
qui rappelle aussitôt Rikers. Son régime d’insularité et de
bannissement semblable à celui d’Alcatraz. Une indifférence au
droit et à la loi qui n’était peut-être pensable que dans un pays
qui, au Nevada et ailleurs, a inventé la monstruosité juridique et
morale qu’est l’idée de prison privée. Cette absence de perspective
et d’horizon, cet état d’incertitude méthodique quant au sort qui
vous est réservé où l’on place les détenus, cette détention à la
lettre illimitée, qui me font immanquablement songer au désespoir
programmé des prisonniers d’Angola. Et dans la façon, enfin, dont
on me recommande de ne pas porter de chemise à manches courtes pour
ne pas offenser leur pudeur, dans l’insistance du sergent Mendez à
m’expliquer que chaque nouvel arrivant se voit offrir un Coran qui
sera rangé là, dans cette pochette de gaze blanche accrochée au
grillage de sa cellule et pareille à un masque chirurgical, dans le
discours de cet autre sergent, pas gêné d’avouer qu’il faut parfois
se résoudre à tabasser un détenu qui vous crache dessus ou
badigeonne son mur d’excréments mais se récriant qu’il y a des
procédures, en revanche, qui interdisent de manipuler le Livre sans
l’envelopper dans un linge spécialement prévu à cet effet – dans
cette comédie culturaliste, dans cette affectation de prendre soin
des « besoins spirituels » d’autrui lors même qu’on le traite comme
une bête enragée, quelque chose qui ne peut pas ne pas rappeler la
tartufferie des éleveurs d’âmes quakers du « Penitentiary » de
Philadelphie. On peut, à partir de là, se demander si ces bons
chrétiens ont ou non enfreint les procédures et profané le Livre
sacré (d’instinct, j’ai tendance à croire que les témoignages
l’attestant ont été plutôt gonflés). On peut débattre de la
pertinence, pour qualifier cet enfer off shore, de l’emploi du mot
Goulag (je le crois, là aussi, inapproprié). On peut discuter s’il
faut ou non, comme le réclame, entre autres, Jimmy Carter, fermer
Guantanamo (je pense, là, que oui, sans hésiter, car il y va de
l’honneur et de la santé de la démocratie américaine). Ce que l’on
n’a pas le droit de dire c’est que Guantanamo est un ovni, chu d’on
ne sait quel désastre obscur. Ce qu’il faut commencer par dire
c’est qu’il est un résumé, un condensé, du système pénitentiaire
américain tout entier. A partir de quoi pourra débuter
l’analyse.
Retour à la case (presque) départ
Boston. Un an après. Enfin presque. Et, dans cette
boucle qui se ferme, dans ce parfum mêlé de fin de partie et de
commencement, le très curieux sentiment de se trouver dans une
ville que je connais à peine et où j’aurais pourtant, déjà, des
souvenirs.
Je reviens à l’Oyster House où l’Atlantic, pendant la Convention démocrate,
organisait ses petits déjeuners. Je retourne sur Copley Square où
le peuple démocrate, le soir de l’élection, attendit, plusieurs
heures durant, en vain, l’apparition de son champion vaincu. Je
rôde dans les couloirs désormais vides du Fairmont, où officiaient
les commentateurs. Je m’attarde dans les salles de lecture de la
Public Library visitées en coup de vent, un matin, entre deux
rendez-vous avec des conseillers d’Obama et de Kerry. Je n’avais
pas vu, à l’époque, à quel point cette ville était belle. Je ne
m’étais pas assez avisé, dans le tourbillon du moment, de ce charme
cossu et lettré, aristocratique et européen, qui a tant
impressionné Tocqueville et l’a retenu là trois semaines, l’étape
la plus longue de son voyage, la seule ville américaine à l’avoir
si durablement envoûté...
Alors, je prends le temps, cette fois. Je cherche,
sur Washington Street, l’emplacement du Marlboro Hotel où il se
rendit dès son arrivée. Je vais dîner à l’Omni Parker House où
planent, outre le sien, les fantômes d’Emerson, Hawthorne, Thoreau,
Longfellow. Je me laisse même entraîner dans un « Tour » informel
organisé par un ami et qui, sans être le tour officiel de
l’American Civil Liberties Union of Massachusetts, me mène d’un
lieu à l’autre de la grande mémoire libérale de la ville – la
maison natale de Robert Williams, apôtre de la libre pensée et de
la séparation des Eglises et de l’Etat naissant; la première église
de Nouvelle-Angleterre où fut prêchée l’émancipation des esclaves ;
le buste en marbre de Robert Gould Shaw, colonel du premier
régiment de l’Etat composé de seuls soldats noirs ; la rue où, au
plus haut de son combat pour l’égalité des races et les droits
civiques pour les femmes, la foule manqua lyncher William Lloyd
Garrison ; l’hôtel où John Kennedy annonça sa candidature; et même
– ultime manifestation de ce devenir mémoire et musée de toutes
choses qui m’aura décidément, et jusqu’au dernier jour, accompagné
! – la maison des Kerry, sur les hauteurs de Beacon Hill, déjà
intégrée au stock d’attractions proposées... Cette ville me plaît,
décidément. Il y a dans son puritanisme souriant, dans sa lenteur
orgueilleuse et provinciale, dans ses cèdres centenaires, ses
maisons qui sentent bon le bois ciré, les parquets d’époque, les
portraits d’ancêtres aux murs, les meubles chic et usés, il y a
dans ses aubes lentes et ses nuits qui tardent à finir, il y a dans
le spectacle de ses ruelles étroites, aux pavés trop bien rangés et
aux réverbères du siècle dernier, la source d’un ennui léger mais
aussi d’un irrésistible charme qui la fait entrer, sans conteste,
dans le peloton de tête (Seattle, New Orleans, Savannah...) des
villes où je pourrais, moi aussi, passer trois semaines et
davantage.
A deux réserves près.
Oui, il y aura eu, dans ces jours délicieux, deux
moments difficiles.
Les quartiers sud de la ville – Dorchester,
Mattapan – qui sont aussi ses quartiers pauvres et où l’on a le
sentiment d’entrer, soudain, sans crier gare, à une rue ou un pont
près, dans un monde complètement différent. Celui de la violence et
de la drogue. Celui des immeubles abandonnés, squattés par les
gangs, aux murs couverts de fresques immenses, multicolores et
naïves. Celui de cette jeune Haïtienne sans-logis qui pensait que
l’hôpital c’était pour les autres et qui, dix minutes avant mon
arrivée, a accouché ici, à même le sol d’un supermarché, avec
l’aide d’un policier anti-émeutes qui passait là et dont l’exploit
lui vaudra d’être cité à l’ordre du mérite de sa compagnie. Celui
encore, un peu plus loin, d’Adèle, cette très vieille dame, sosie
de Priscilla Ford, la condamnée du couloir de la mort de la prison
de Las Vegas, qui habite, elle, un taudis de Blue Hill Avenue et
que sont en train d’emmener les ambulanciers du service des
urgences de l’hôpital... En fait non, d’ailleurs. Pas si vieille.
Je découvre, en parlant avec l’une des voisines qui se sont
attroupées autour de l’ambulance, qu’elle n’a que 45 ans et qu’elle
est juste très pauvre, chômeuse depuis dix ans, et à bout. « Faites
gaffe, lance la voisine à l’un des brancardiers en recoiffant, du
bout des doigts, la chevelure clairsemée de son amie; faites gaffe,
elle prend des médicaments contre la tension et de la cortisone. »
Et elle, Adèle, lèvres blanches, sueur aux tempes, yeux vitreux,
déjà partie : « est-ce que c’est le bon Dieu qui m’embauche ?
»
Et puis difficile aussi, décevante, quoique pour
des raisons d’un autre ordre, ma rencontre avec l’hyper-Bostonien
Huntington. Je savais qu’il y avait un problème avec son dernier
livre. J’avais, comme nombre de ses lecteurs, été troublé par sa
thèse sur les immigrés hispanophones dont le flux incontrôlé
transformerait le pays protestant et blanc des premiers pionniers
en un Etat biculturel. Mais, là, dans cet élégant restaurant de
Beacon Hill où la chère était trop bonne et le vin trop capiteux,
le voilà qui, à ma grande surprise, renonce à toute prudence et
lâche, en quelques phrases, ce que ses adversaires le soupçonnent
de penser tout bas sans oser, d’habitude, l’avouer trop haut. Ah!
l’affreuse violence qui sourd de son œil bleu quand il me lance que
« le grand problème avec les Hispaniques c’est qu’ils n’ont pas
envie d’éducation » ! La haine de petit Blanc qui défigure le
visage savant de Monsieur le Professeur quand, pressé de me dire ce
qui, après tout, le gêne tant dans cette montée en puissance d’une
minorité mexicaine travailleuse et patriote, il m’explique que ces
gens, parce qu’ils auront l’avantage de la double langue,
obtiendront une « préférence à l’embauche », qu’ils pourront donc «
prendre leur travail » à la « vaste majorité » que sont les autres
Américains et que, lorsque ceux-ci le comprendront, lorsqu’ils
réaliseront que ce sont, eux, les Blancs, porteurs, en principe, du
vieux « Credo » fondateur de la Nation, qui font désormais l’objet
d’une « discrimination », ils réagiront par un mixte terrible de «
ressentiment » et de racisme « nativiste ». Et puis Israël,
enfin... Sa très étrange colère quand, à la fin de l’entretien,
j’avance l’idée qu’Israël est, avec la France et l’Amérique, l’un
des rares pays fondés sur ce qu’il appelle un « Credo ». Ah non,
s’exclame-t-il ! Ceci n’est pas un « Credo » ! Je vous interdis de
mêler le beau mot de « Credo » à un pays basé sur « l’ethnicité »
et où Arabes et juifs jouissent de droits différents ! Je réponds.
Je proteste. Je plaide que parler d’« ethnicité » à propos d’un
peuple dont la définition même est d’être fait de tous les peuples
et de ne se résoudre à aucun n’a pas beaucoup de sens. Et lui, au
moment de se quitter, sur le trottoir, ombre d’un doute dans le
regard, nuance d’inquiétude dans la voix : « ai-je dit des choses
que je n’aurais pas dû dire ? » A lui de juger. Et au
lecteur.
Sous l’œil de l’éternité
Cape Cod. Fin des terres. Finistère. Ou bien –
mais c’est pareil – naissance, commencement, lieu même où, il y a
quatre siècles, accostèrent les 102 pèlerins, chiens compris, du
Mayflower. Et aujourd’hui, à deux
heures de voiture de Boston, ces maisons de poupée, ces galeries
d’art bon marché, ces magasins d’articles de pêche aux façades de
planches peintes mangées par le sel et la neige, bref, cette
station balnéaire typiquement petite-bourgeoise dont l’autre
particularité est d’être, avec le temps, devenue une ville... gay!
Que diable Norman Mailer fait-il là? Comment l’enfant de Brooklyn,
le New-Yorkais de cœur et de volonté, le surmâle aux six mariages,
l’homme dont la féministe Kate Millet a dit qu’il était la
quintessence du « cochon hétérosexuel et machiste », comment cet
homme-là a-t-il pu élire domicile dans cette bourgade de quatre
mille âmes, majoritairement homo, dont la contribution à la culture
du pays tient, si j’en crois le serveur du faux restaurant de
pêcheurs où j’attends l’heure du rendez-vous, en un festival des
plus beaux corps, une semaine des adeptes du cuir et un colloque
sur les problèmes posés par l’adoption dans les couples de garçons
? Je pose la question, bien sûr. C'est même l’une des premières
choses que je lui demande lorsque je le vois surgir, dans le salon
baigné de lumière de sa maison de Commercial Road, petit, trapu,
tout en cou et en torse, très rond dans son chandail sans manches,
la crinière blanche intacte, l’œil bleu qui me scrute et n’a rien
perdu de son ironie. Mais il ne répond pas. Ou, plutôt, si. Mais à
côté. Il est avec la belle Norris, sa femme, et ils me répondent,
tous deux, que c’est comme ça. Un hasard. Elle pour ses tableaux,
lui pour ses romans, ils cherchaient un endroit tranquille pour
pouvoir travailler à leur rythme. Alors voilà. Cape Cod. Et, à Cape
Cod, Provincetown. N’allez pas chercher plus loin. Il n’y a pas de
raison plus spéciale que celle-là... Bon. Possible, après tout.
Possible qu’il faille oublier le Mayflower et l’invention de l’Amérique. Possible
qu’il ne faille pas donner trop de sens non plus à ce bizarre livre
de 1984, Tough Guys don’t Dance, en
français « Les vrais durs ne dansent pas », qui se passait à
Provincetown et dont le héros était homo. Et possible qu’il soit
juste là, en effet, parce que cette maison belle et claire, dans
les dunes, face à la mer, était l’endroit idéal pour faire
provision de solitude et de silence. Car quel est, me dit-il, le
problème numéro 1 des écrivains en général et de ceux, en
particulier, qui savent que le temps presse? S'isoler. S'exiler
dans leur pays. Parfois, comme Philip Roth, se cacher dans leur
propre ville. Faire un saut hors du rang des crétins, des
amnésiques, des faiseurs de bruit, des haïsseurs de culture, de
tous ceux qui ne sont là que pour réduire en cendres le désir des
écrivains d’écrire. Et, dans cette bulle enfin, dans cette réserve
ardente, cette chapelle, écrire des livres sans pitié et que
l’époque n’attendait plus... Norman Mailer a 82 ans. D’une certaine
manière, il ne les fait pas. Non, malgré l’alcool, les drogues, les
excès de ses vies successives, malgré la surdité qui gagne, malgré
ses jambes qui peinent à le porter et lui donnent cette démarche
appliquée de petit Golem bien incarné, malgré son air de vieux
boxeur sorti du ring ou d’ancien marin qui aurait définitivement
touché terre, il a une juvénilité d’allure assez troublante. La
seule chose, c’est l’impression qu’il donne de n’être plus tout à
fait de ce monde. Le vrai, le seul, stigmate visible de l’âge
c’est, sur le visage de ce grand vivant hemingwayen, l’air
d’absence qui s’imprime dès que l’on tente de lui parler, non
seulement de ses livres, mais de ses hauts faits de jadis. La
guerre dans le Pacifique ? Le Vietnam ? Les années Nixon et Kennedy
? La rencontre avec Castro ? La candidature à la mairie de New
York? Les nus ? Les morts ? Les batailles pour les droits civiques
et contre la culture de la guerre ? Le vieux marin répond, bien
sûr. Mais, à nouveau, du bout des lèvres. Sans flamme. Sans
éloquence. Comme si son énergie était ailleurs, ici, tendue vers le
livre en cours, ramassée sur le peu d’années qui restent pour
l’écrire, économe, calculante, une autre intelligence du temps, une
autre qualité de présence, une sorte de présent colossal qui, à
l’inverse des maladies classiques de la mémoire, écraserait ce qui
a été vécu et braquerait les projecteurs sur ce qui, seul, est en
train d’advenir. Oh ! il ne regrette rien. Il n’est pas triste. Pas
inquiet. Il serait même du genre, comme le Ravelstein de son
ami-ennemi Bellow, à dire à son visiteur qu’il « adore l’existence
» et n’est « pas pressé de mourir ». Mais il compte, voilà tout. Il
n’en finit pas de compter. Le nombre des jours qui lui restent. Le
nombre d’heures que lui vole un entretien. Les livres qu’il ne lira
plus. Ses yeux, maintenant si fragiles, et qu’il faut économiser
pour l’écriture de ses propres livres. Les heures, presque les
minutes, où il est, chaque jour, vraiment maître de son art et dont
il faut profiter. Sa main, qu’il règle sur ce temps. Son souffle,
qu’il doit retenir pour ne rien perdre et pour créer. Non pas,
comme un autre de ses anciens ennemis, écrire pour ne pas mourir –
mais ne pas mourir pour finir d’écrire. Non pas la postérité, cette
immortalité des âmes faibles – mais, à la façon de ce personnage du
chef-d’œuvre de Jean-Luc Godard, A bout de
souffle, être immortel, tout de suite immortel, et puis
mourir. Alors, parfois, la nuit venue, reviennent les spectres de
Gilmore, Marilyn, Oswald, Mohamed Ali, ces héros d’une Amérique qui
semblait n’exister que pour aboutir à de beaux livres. Parfois la
porte s’entrebâille et surgit l’image d’une soirée chez les
Kennedy, à Hyannis Port, où il s’était rendu en voisin ; le
souvenir de ce cocktail où il avait provoqué à la boxe McGeorge
Bundy, le ridicule conseiller diplomatique de son ennemi personnel,
Lyndon Johnson ; ou encore, plus récemment, un dîner avec Madame
Bush Mère qui l’a écouté, bouche bée, lui décrire les accointances
avec le Diable de son Président de fils. Mais, dans l’ensemble,
tout cela s’estompe. Sa vie, lorsque je le pousse à l’évoquer,
n’est qu’une suite d’ombres pâles, longs ennuis, provocations
stériles, malentendus. Le plus séculier des romanciers américains,
l’inventeur du nouveau journalisme, l’écrivain engagé par
excellence, l’homme qui courait les Conventions républicaines et
démocrates pour en faire des Prix Pulitzer, finit comme Proust ou
Kafka, les yeux fixés sur l’éternité – ce monde n’est plus le mien,
mon dernier rêve n’est pas pour vous, je fais face mais à autre
chose, mon roman le plus osé, attendez, vous verrez : Cape
Cod.