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LES HEUREUX ET LES DAMNÉS (WASHINGTON, ET RETOUR À CAPE COD)
Les Démocrates comme un trou noir
La grande surprise, de l’autre côté, c’est qu’il ne s’y passe rien.
Non pas que je prétende avoir, sur ce côté comme sur l’autre, tout vu en si peu de temps.
Mais j’ai rencontré des anciens des équipes Clinton, Gore et Kerry.
J’ai assisté, au siège de l’AFL-CIO, à une « joint conference » de trois organisations supposées tirer les leçons de la défaite et préparer les batailles de demain.
J’ai vu des syndicalistes et des intellectuels ; des élus et des stratèges; des vieux; des jeunes; j’ai fait, trois jours durant, la chasse au nouveau Démocrate, cette race en principe naissante dont on m’avait dit que je trouverais, à Washington, tous les spécimens que je voudrais.
Et le résultat n’a été à la hauteur, il faut bien le dire, ni de mes espérances ni – et c’est plus grave – de ce que l’on serait en droit d’attendre compte tenu de la qualité, de l’intensité, de la robustesse du débat d’idées qu’ont su, dans le camp de droite, lancer les néoconservateurs.
J’ai trouvé, au fil de mon enquête :
1 des jeunes Démocrates de 60 ans dont les thèses datent, sinon des années Kennedy, du moins de la vague centriste qui fit l’élection de Bill Clinton : ainsi Al From (du Democratic Leadership Council) et Will Marshall (du Progressive Policy Institute) passant deux heures à me vendre les mérites d’une « troisième voie » dont ils m’auraient, j’en suis convaincu, parlé dans les mêmes termes il y a vingt ans ;
2 des progressistes assez spéciaux dont l’unique souci semblait être de persuader le visiteur et donc, j’imagine, l’électeur qu’ils n’ont de leçons de patriotisme, de religion, de morale, à recevoir de personne et, en tout cas, pas de leurs adversaires : « l’Amérique profonde, c’est nous », m’a dit en substance John Podesta, ancien secrétaire général de la Maison-Blanche et patron, maintenant, du Center for American Progress ! la Bible, la foi, la croisade pour les valeurs et la famille, c’est encore et toujours nous et il est hors de question d’en laisser aux autres le monopole! et, quand est venue sur le tapis l’affaire Lewinsky et le rôle qu’elle a joué, selon moi, dans le virage à droite de l’Amérique, quand j’ai raconté les fondateurs de MoveOn partageant, sur la question, le préjugé de leurs ennemis et condamnant l’ancien Président, l’extraordinaire spectacle du grand conseiller rougissant comme un bébé, riant nerveusement comme un puceau et me répondant que peut-être, en effet, Clinton a fait « une bêtise » ;
3 des hommes de gauche plus radicaux, des gens qui, comme Michael Moore, ont compris que les Démocrates ne s’en sortiraient qu’en reprenant l’initiative, en construisant un discours alternatif à celui des Républicains et en cessant de pleurnicher qu’ils sont, eux aussi, des bons garçons, que c’est dans les Etats bleus que l’on compte le plus faible taux de naissances hors mariage, de divorces, etc. : le problème, là, est dans le caractère incantatoire ou, pire, populiste d’une radicalité beaucoup trop abstraite – et le problème c’est aussi, quand on aborde la question de l’Irak et, au-delà de l’Irak, du rôle de l’Amérique dans le monde, un pacifisme au parfum d’isolationnisme dont on peine à saisir ce qui le distingue de celui d’un Buchanan ;
4 des gens qui, tous, sont censés se battre pour des idées ; des militants qui nous expliquent qu’ils n’ont qu’un objectif et que cet objectif est de régénérer le corpus idéologique de leur parti ; des responsables de think tanks qui, vrais ou faux progressistes, nostalgiques de l’ordre moral ou tenants de la rupture, se présentent comme des idéologues et assurent que leur propos est de vaincre la droite et, notamment, les néoconservateurs sur le terrain décisif de la doctrine ; sauf que, lorsqu’on les pousse un peu, lorsqu’on les prie de préciser leurs pistes et leurs thèmes et lorsqu’on leur demande, enfin, quel est leur calendrier et, dans ce calendrier, leur priorité tactique ou stratégique, ils ont pour point commun de ne parler que... d’argent!
J’avais, pendant la campagne, déjà observé ce phénomène.
J’avais noté l’extravagance des communiqués où l’on nous donnait, jour après jour, comme autant de bulletins de victoire, l’état des finances du parti.
J’avais vu comment, à l’inverse de la France où il est ce sur quoi il faut impérativement faire silence, l’argent était, ici, le signe même de l’excellence.
Mais, là, ce n’est plus la campagne.
C'est le temps, je le répète, de la reconstruction.
Or je prends le cas de la Joint Conference à l’AFL-CIO.
Je prends ces trois heures de débat où l’on était censé s’interroger sur les raisons profondes du basculement politique dont la réélection de Bush venait d’être la nouvelle preuve.
Force est de constater que les deux tiers, voire les trois quarts, des interventions y auront été consacrés à parler, non pas ligne politique, même pas communication ou propagande, mais marketing, fund-raising, mérites comparés des pompes à finances républicaines et démocrates, rôle d’internet – force est de constater que ces brillants pionniers censés poser les pierres d’angle de la maison commune de demain n’avaient qu’une idée, une hantise et, au fond, un mot d’ordre : comment, en quatre ans, battre les Républicains sur ce terrain décisif de la collecte de l’argent...
Je n’ai rien contre le fait de se soucier de collecter de l’argent.
Et une part de moi, d’ailleurs, ne déteste pas la façon décomplexée qu’ont les Américains d’aborder le sujet.
Mais on avait envie, ce jour-là, d’entendre aussi autre chose.
On attendait d’autres discours s’interrogeant sur le pourquoi de cet argent collecté.
On rêvait d’une voix, une seule, s’élevant pour énoncer les trois ou quatre grandes propositions qui, compte tenu de l’état du rapport de forces et du débat, pourraient constituer l’armature d’un programme politique.
La défense des Lumières contre l’offensive créationniste...
La réaffirmation d’une ligne tocquevillienne prônant, non, bien sûr, l’athéisme, mais cette forme de laïcité, voire de séparation des Eglises et de l’Etat, qui a toujours été constitutive de l’ethos américain...
Un nouveau « new deal » pour les plus pauvres...
Une défense intraitable du Droit et le refus de l’état d’exception d’Abu Ghraib et Guantanamo...
Mais non.
Argent, et encore argent.
L'argent, index et critère de toutes choses.
L'hypothèse, l’axiome, selon lequel, pour gagner la bataille des idées, il faudra d’abord gagner la bataille de l’argent.
Et, pour l’observateur, pour quelqu’un qui, comme moi, a été frappé par la vigueur du réveil néoconservateur et s’attendait à voir, en face, au moins l’équivalent, le sentiment d’un piège en train de se refermer.
Longtemps le parti républicain a été le parti de l’argent.
Longtemps les Démocrates ont dit : « nous avons les idées mais vous avez, vous, l’argent et c’est pour cela que vous gagnez. »
Aujourd’hui, retournement ou, mieux, ruse de l’Histoire – et les deux camps qui, tout à coup, luttent à fronts renversés : une droite d’argent mais aussi d’idées qui a renouvelé, en vingt ans, ses stocks idéologiques; une gauche qui, à force de vouloir rivaliser sur le terrain miné de l’argent, est en train de perdre pied sur celui des idées et, ce faisant, de perdre tout court.
La gauche selon Warren Beatty
Je l’ai vu une première fois, hier, lors de la cérémonie de remise des Kennedy Awards où il ne m’a, franchement, pas beaucoup impressionné – smoking, œil enjôleur, voix trop ronde, enfants et femme trop ostensiblement présents, air de vieux crooner entré trop avant dans sa légende pour avoir grand-chose d’intéressant à dire sur le futur de son pays.
Je l’ai vu dans cette grande salle, caricaturalement hollywoodienne, où Jack Nicholson devisait avec Annette Bening, le sénateur Ted Kennedy avec Faye Dunaway et où John Kerry errait de table en table, tel un spectre désavoué, murmurant à qui voulait l’écouter (ah ! la cruauté de ce pays à l’endroit de ses losers) : « si vous entendez parler de 50 000 voix dans l’Ohio, s’il vous plaît, faites-moi signe » ; je l’ai vu, oui, parmi ces « rich and beautiful » qui, comme toujours, en Amérique, quand on les surprend dans la vraie vie, formaient un ballet de morts-vivants, liftés et momifiés, féroces, un peu mutants, inhumains, finalement décevants – et ce n’était pas la circonstance idéale, vraiment, pour discuter.
Seulement voilà.
Je le revois ce matin.
Je le retrouve, à ma grande surprise, dans la salle de réunion de l’AFL-CIO où il n’est plus, soudain, avec son pantalon de velours et sa veste à chevrons toute simple, qu’un militant parmi d’autres, assis au milieu des autres, sans importance particulière, sans traitement de faveur ni aura, juste écoutant, juste notant, pas un mot, pas un geste, modeste.
Et quand, après la réunion, nous partons nous isoler dans la pièce adjacente, quand je lui demande ce qu’il pense de ces interminables raisonnements qui ne décollent jamais de la case finances et quand il entreprend donc, en tête à tête, de décoder ce que nous venons d’entendre et qui m’a sidéré, c’est un autre homme encore que je découvre, c’est un autre autre Warren Beatty que j’ai en face de moi – disert cette fois, intelligent et précis, redoutablement informé et, malgré la fatigue d’une soirée qui a dû se terminer tard, mille fois plus en forme que la veille.
Kerry. Nous commençons par parler de Kerry dont j’ai reconnu la voix, tout à l’heure, quand, en pleine réunion, son portable a sonné. Un type bien, Kerry, me dit-il. Un type vraiment très bien. Son seul problème c’est le surmoi. La statue intérieure envahissante. Et puis, aussi, trop de mots. Trop d’intelligence et trop de mots. Vous avez envie, si vous me demandez l’heure, que je vous réponde en vous expliquant le fonctionnement de ma montre et comment on la fabrique? C'est comme ça qu’est Kerry. C'est l’une des raisons qui l’ont perdu.
La gauche. L'état de cette gauche américaine sur laquelle je comprends que nous avons, peu ou prou, le même diagnostic. Une gauche peureuse, dit-il. Une gauche effrayée d’elle-même et de ses propres idées et valeurs. La gauche Clinton. La gauche d’Al Gore qui a attendu d’avoir perdu pour expliquer à quel point il était de gauche. Obama? Bon, d’accord, Obama. Nouveau visage. Nouvel orateur. Mais qu’est-ce qu’il pense, vraiment ? Et qu’a-t-il fait dans l’Illinois ? Personne n’en a idée. La seule chose que l’on sache c’est qu’il va devoir maintenant, comme les autres, courir après les voix et commencer, par conséquent, de se commettre et de filer doux.
Car tel est le secret, poursuit-il en retrouvant brusquement le regard de gamin espiègle et tourmenté qu’il avait dans Bugsy. Tout le problème est dans la dictature de ce nouveau maître qu’est l’Opinion et qui dicte leurs choix aux hommes politiques. On croit que les leaders sont les leaders. On en est resté au vieux modèle panoptique où ce sont les dominants qui surveillent les dominés et les tiennent sous leur regard. Eh bien c’est le contraire. Le panoptique s’est inversé. Ce sont les dominés qui, désormais, tiennent les dominants sous leur regard, les surveillent, leur dictent leurs analyses et leur assignent, autrement dit, choix, projets et même désirs.
La gauche encore. La gauche, non telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait être si le système n’était pas celui qu’il dit et si des politiques, des vrais, osaient surgir et innover. Accord, à nouveau. Parfaite communauté de vues avec cet Américain humaniste, nourri de culture, pour qui les valeurs de Laïcité, de Rationalité, de Droit, ne sont pas un credo mais vont de soi. L'Irak? Il est contre la guerre en Irak, bien sûr, et a d’ailleurs tout de suite dit que le Vietnam, en comparaison, allait vite apparaître comme une promenade de santé. Mais il n’était pas contre la guerre en Afghanistan. Ni contre l’intervention en Bosnie, il y a dix ans. Ce qui veut dire – et cette nuance, aussi, me plaît – qu’il est pour la paix mais pas à n’importe quel prix et que, contrairement au politiquement correct hollywoodien, contrairement au bêlement moralisateur qui tient lieu de politique et de religion aux belles âmes du star system, il n’est pas pacifiste.
Lui, alors ? Lui, Beatty, dans ce champ de ruines que devient le camp démocrate ? Il hésite. Bafouille. Explique qu’il aime trop le cinéma pour prendre le risque de ce voyage sans retour qu’est une entrée en politique. Evoque ses enfants, qui sont devenus le cœur de sa vie et pour lesquels il veut garder tout son temps. Invoque sa femme, Annette Bening, qu’il aime à la folie et qui était enceinte quand il a failli, en 2000, face à Al Gore, se présenter à l’investiture des Démocrates – quelle leçon! Mais je sens bien qu’il ne dit pas tout. Je sens à la fois que cela le démange et qu’il y a une raison très profonde, plus profonde, qui l’empêche de franchir le pas. Et, soudain, je comprends. Oui, je crois que je comprends. Le nouveau panoptique, bien sûr. L'œil des esclaves sur leurs maîtres, de ceux d’en bas sur ceux d’en haut. Sa vie privée qui, en un mot, deviendrait la proie des tabloïds...
Je sais que je vais énerver mes amis américains.
Je sais qu’ils vont se dire : ces Français sont impossibles ; il n’y a qu’eux pour, ayant eu accès à ce que le parti du mouvement produit de plus sérieux, ayant pu voir et interviewer le grand Al From, le génial Will Marshall, l’admirable Podesta, ainsi que les jeunes espoirs du parti démocrate en voie de reconstruction, il n’y a qu’eux pour, à l’arrivée, tomber bêtement en extase devant l’une de ces vieilles vedettes qui sont très exactement ce dont le pays profond ne veut plus.
Mais bon.
C'est ainsi.
Je quitte Warren Beatty avec le regret, en effet, qu’il ne veuille pas être un autre Schwarzenegger – un anti-Schwarzenegger.
Pire : arrivant au bout de ce voyage et tentant de déterminer qui, parmi les hommes et femmes que j’ai croisés depuis un an, surnage dans mon souvenir et n’est pas trop loin de l’idée que je me fais d’une gauche éclairée, antitotalitaire, moderne, je vois quelques visages, une poignée de personnalités isolées, inorganisées et qui ne représentent, hélas, qu’elles-mêmes – je vois un journaliste ici; un syndicaliste là; tel militant, à New Orleans, d’un mouvement pour les droits civiques qui ne se résout pas à désarmer; un cinéaste, Robert Greenwald, croisé à Los Angeles, qui a réalisé le si efficace Outfox; une mère de soldat mort en Irak; des rescapés de l’ère Clinton comme – pêle-mêle – Richard Holbrooke, Felix Rohatyn ou Sydney Blumenthal; un philosophe sur le cas de qui je reviendrai; un trio de jeunes femmes prétendant empêcher, à Englewood, en Californie, l’installation d’un magasin Wal-Mart; l’« attorney general » de l’Etat de New York, terreur des capitalistes indélicats, Eliot Spitzer; et, ce matin donc, je vois aussi Warren Beatty.
Pour en finir avec la « junk politic »
On a toujours un peu honte, disait Baudelaire, de citer des noms qui, dans cinquante ans, ne diront rien à personne.
Dans le cas de David Brock, la honte est redoublée.
D’abord parce que l’on n’aura pas besoin de cinquante ans, ni de vingt, ni même de dix, pour voir ce patronyme-là s’effacer de la mémoire politique américaine.
Mais aussi parce que le personnage est, à bien des égards, ce que j’aurai rencontré de plus objectivement infâme depuis dix mois, maintenant, que je voyage dans ce pays.
Il a 30 ans.
Une apparence de bellâtre brun à fines lunettes cerclées de métal.
Une mâchoire nette, bien carrée, de joueur de tennis professionnel.
Mais il a, dans la commissure des lèvres, dans l’amertume autosatisfaite du sourire, dans le regard maussade et fuyant, dans l’étrange complaisance, enfin, qu’il met à ne m’épargner aucun détail de sa ténébreuse aventure, quelque chose qui met mal à l’aise.
L'histoire, telle qu’il me la raconte, est la suivante.
Il est le type que les officines républicaines liées au procureur Kenneth Starr viennent voir en 1994 pour lui offrir, clefs en main, les prétendues confidences des gardes du corps de Bill Clinton.
Il est le journaliste qui, à partir de là, sur la foi de ces informations montées de toutes pièces, donne à l’American Spectator, sous le titre « Son cœur trompeur », l’article qui lance l’affaire Lewinsky.
Sauf qu’une fois sa besogne faite, une fois le Président crucifié et sa vie privée étalée sur les networks d’Amérique et du monde, une fois lancée la bombe à retardement qui va empoisonner la vie politique du pays pendant au moins dix ans, il regrette ce qu’il a provoqué et se fait une nouvelle spécialité de dire sur toutes les ondes, dans les colonnes de tous les journaux, dans des Mémoires interminables et complaisants qui deviennent aussitôt des best-sellers, dans une tonitruante lettre d’excuses à Clinton lui-même, publiée par Esquire, et où il lui demande pardon d’avoir voulu, sic, « l’atteindre entre les deux yeux », il se fait une spécialité, donc, de dire sa honte, sa très grande honte, ainsi que son ralliement à ce parti démocrate auquel il a fait tant de mal mais qu’il veut désormais, promis juré, servir de toutes les forces qui lui restent – ici encore, dans ce bureau de Washington où il me reçoit et où il a, depuis sa conversion, logé Media Matters of America, l’agence de lutte contre la désinformation républicaine qu’il a créée avec l’aide d’une poignée de sponsors démocrates, cette façon trop théâtrale de se couvrir la tête de cendres : « je suis un faussaire... un bidonneur... je suis un abominable salaud et un être sans honneur... j’ai fait, dans cette affaire, comme dans mon livre, deux ans plus tôt, sur la pauvre Anita Hill... j’ai inventé des faits... truqué des informations... mon souci, ce n’étaient pas les règles du métier mais la gloire... ce n’était même pas la gloire mais l’argent... juste l’argent... l’appât du gain... je regrette, maintenant... oh! je regrette tellement... je n’aurai pas assez de ma vie pour me racheter, me faire pardonner, ramper aux pieds de mes nouveaux amis en espérant qu’ils finiront, à force, par me pardonner... »
Pour les bonzes démocrates qui m’ont recommandé de le voir, le ralliement d’un pareil personnage est évidemment perçu comme une aubaine : pensez! un apostat! un transfuge! quelqu’un qui nous arrive avec, dans sa besace, les trucs, les secrets, la liste des coups tordus du camp adverse! l’espion politique rêvé ! le plus précieux des agents retournés ! il a été au cœur de la machine, au contact rapproché de la Bête, et il vient tout balancer – qui dit mieux ?
Pour moi, cet homme est d’abord l’incarnation d’une façon de faire, non seulement du journalisme, mais de la politique dont nul ne peut ignorer qu’elle a, depuis, fait école et qu’elle est entrée dans les mœurs du pays : au commencement, donc, Clinton ; puis les racontars sur la santé mentale de Gore ; puis les rumeurs crapoteuses faisant de Tom Daschle un agent de Saddam Hussein ; puis, plus récemment, les spots publicitaires de cette association « 527 », dite des Swift Boat Veterans, s’employant à salir le passé militaire de Kerry; j’en passe, évidemment; je passe sur les cas, car il y en eut, où ce sont les démocrates qui se sont essayés à ce jeu ignoble en montant leurs propres « 527 » (ces petites associations ad hoc, créées sur un thème et pour un objectif précis, et qui, dans la mesure où elles sont officiellement indépendantes des partis, leur permettent de contourner les règles de plafonnement des dépenses en période d’élections); mais enfin le modèle est là; c’est, chaque fois, le même mélange, savamment dosé, d’insinuation, de gros mensonge et de matraquage médiatique; c’est, chaque fois, l’attaque personnelle et la chasse à l’homme en lieu et place de l’échange ou du choc des idées ; et c’est, de proche en proche, un abaissement du débat public dont je ne connais d’équivalent dans aucune autre démocratie et qui finit par être inquiétant.
Modeste suggestion, alors, d’un lecteur de Tocqueville qui ne peut ni ne veut oublier que c’est la même Amérique qui a inventé la démocratie moderne.
Humble proposition aux journaux que je vois engagés dans un formidable travail autocritique mais que j’aimerais pouvoir convaincre que ce cas de David Brock mérite un traitement au moins aussi sévère que celui de Jayson Blair, Stephen Glass ou Mike Barnicle (les faussaires, respectivement, du New York Times, de New Republic et du Boston Globe).
Ils ne sont bien entendu pas, ces journaux, seuls en cause dans cette affaire.
Il n’est même pas certain qu’ils aient, à l’heure d’internet et des « blogs », le contrôle de la situation.
Et il ne saurait être question, par ailleurs, de leur demander de faire, à la place des politiques, le travail d’autopsie de la calomnie, puis d’assainissement de l’espace public, sans quoi une démocratie dépérit.
Mais enfin...
Imaginons les principaux médias se mettant d’accord sur une charte déontologique minimale.
Imaginons-les s’entendant sur la nécessité absolue du respect de la vie privée pour les responsables politiques.
Imaginons-les proclamant le caractère imprescriptible de ce nouveau droit de l’homme que serait, non pas, comme le proposait Baudelaire, le droit de se contredire et celui de s’en aller, mais bien le droit au secret.
Supposons une déclaration solennelle au terme de laquelle ils s’interdiraient de se faire désormais l’écho – quels que soient la forme, la prudence retorse, voire le caractère soi-disant hypothétique de cet écho – d’une attaque ad hominem qui n’aurait pas subi l’épreuve de ces fameuses techniques de « fact checking » dans lesquelles ils sont experts.
Supposons encore qu’un journaliste ayant publiquement avoué qu’il a fabriqué des informations dans le seul but d’atteindre un Président « entre les deux yeux » ou ayant véhiculé sans l’avoir vérifiée, contre un candidat à la Présidence, l’accusation terrible d’avoir inventé, exagéré ou simulé ses blessures de guerre, supposons que ce journaliste, cet incendiaire des esprits, se voie mis au ban de la profession avec la même énergie qu’un plagiaire ou un bidonneur d’interviews.
C'est tout le nouveau paradigme qui en prendrait un coup.
C'est la junk politic tout entière qui deviendrait moins rentable.
Et ce serait, pour la démocratie américaine, la manière la plus éclatante de renouer avec l’héritage de Thoreau, Emerson et, bien sûr, Tocqueville.
Quand la sécurité rend fou
C'est une anecdote personnelle, mais qui en dit si long sur la névrose sécuritaire régnant dans ce pays que je ne résiste pas à la tentation de la consigner dans ce journal.
Je reçois un appel m’informant que ma fille vient d’accoucher.
Je décide, tout naturellement, de faire un saut à Paris pour embrasser et la maman et l’enfant.
Sauf que, coincé entre, ce soir-là, un dernier rendez-vous à Washington et, le lendemain, à Baltimore, un dîner difficile à annuler, je m’aperçois que je n’ai le temps que de faire, au sens propre, l’aller et retour : décollage de Dulles Airport par le dernier avion du soir, à 23 heures ; atterrissage Charles-de-Gaulle, à l’heure du déjeuner, le lendemain ; une moto qui me conduira jusqu’à la clinique, m’attendra et me ramènera juste à temps pour, deux heures plus tard, m’étant pour ainsi dire ajusté au délai réglementaire du nettoyage, de la vérification technique et du plein de carburant de l’appareil, reprendre le même avion et être à Washington pour le dîner.
C'est juste, mais jouable.
Un peu absurde, mais important.
Et me voilà donc, ce soir-là, à l’heure dite, au milieu de la file des passagers en attente d’enregistrement pour Paris.
Devant moi, un couple de jeunes gens en train de se disputer, à voix basse, sur la nature de leur relation : un « date » ou plus qu’un « date » ? si « date », degré de sérieux ? le fait, par exemple, que le garçon n’ait pas invité la fille à fêter Thanksgiving chez ses parents n’est-il pas signe de résistance sur le chemin de la « relationship » pleine et entière ? mystère, car intraduisibilité, de ces notions si américaines de « date » et de « relationship »... façon, si peu française, de faire du « date » même, de la relation en tant que telle, un personnage à part entière, vivant de sa vie propre, aux côtés des amoureux... manie qu’ils ont aussi, les amoureux, de verbaliser, évaluer, codifier et, au bout du compte, ritualiser tout ce qui est susceptible d’arriver dans le cadre de la relation... et puis perte enfin, au profit d’une collection de gestes qui ne sont plus soudain que des gestes, de ce parfum d’imprévu que conserve, en Europe, le commerce amoureux, sentimental, libertin... j’observe tout cela avec un peu de stupeur et beaucoup de curiosité.
Derrière, une femme qui a lu le premier numéro d’Atlantic et qui m’interpelle, mais doucement, avec cette extrême gentillesse dont je me demande toujours si elle est sincère ou feinte et qui est l’exact contraire, en tout cas, de la franche engueulade à laquelle j’aurais eu droit, en pareille circonstance, à Paris – une lectrice, donc, souriante, bienveillante, qui me reproche mon parti pris dans l’analyse du phénomène des Megachurches et, en particulier, de Willow Creek : pourquoi ridiculiser ces nouvelles Eglises ? pourquoi ne pas être attentif à ce qu’elles peuvent apporter de bon aux hommes et femmes de ce temps ? les liens de solidarité qu’elles instaurent ? la générosité dont elles témoignent? le fait que Bono, par exemple, se soit appuyé sur leur réseau pour lancer sa campagne de sensibilisation à l’épidémie de sida en Afrique ?
Partout, en fait, l’une de ces interminables files, typiques de l’après-11 septembre, qui se forment, désormais, dès qu’il y a un guichet quelque part et où j’ai peine, une fois de plus, à retrouver les clichés sur l’impatience, la fébrilité, l’effervescence, voire la brutalité, des foules américaines : calme, au contraire ; discipline ; mélange de docilité et de courtoisie, de soumission grégaire et de civilisation; le contraire de la foule râleuse, resquilleuse, à la française ; le contraire du vilain troupeau piaffant, que l’on sent près de s’entre-déchirer; et, quand se croisent les regards, quand, à la faveur d’un commencement de bousculade, se heurtent, tant soit peu, les corps, le ballet des « it’s ok », des « you’re welcome » ou des « enjoy your trip », les protestations d’amitié vides et les signes extérieurs de chaleur, les sourires surtout, oui, ces sourires qui ne veulent rien dire, ces sourires sans affect ni émotion, ces sourires qui semblent juste là pour signifier la pure volonté de sourire et, en souriant, de désamorcer le conflit qui menace – tout cela, de nouveau, si typiquement américain...
Et puis, quand arrive enfin mon tour, le plus cocasse des scenarii car le seul auquel, très franchement, je n’aurais jamais pensé : découvrant que le passager Lévy part à Paris pour y passer deux heures, découvrant que le ok qu’on lui demande en appelle un autre, le même jour, mais dans le sens inverse, l’ordinateur de la compagnie s’affole, bloque le dossier et refuse d’émettre ma carte d’embarquement.
Branle-bas de combat dans les services.
Embarras des responsables, d’abord de la compagnie, puis de la sécurité de l’aéroport, face à cette situation et cet itinéraire sans doute inédits.
Qu’est-ce que c’est que ces façons de passer, exprès, la journée dans un avion ?
Que faut-il avoir dans la tête pour faire sept heures de vol aller, puis sept heures de vol retour, avec, entre les deux, quelques minutes sur le sol français ?
Grand-père ? Prouvez-le...
Ecrivain ? Veut rien dire...
Tocqueville ? Rien à voir, vraiment rien, avec le côté louche de la situation...
Me revient – parce qu’elle me donne espoir d’un dénouement rapide et heureux – l’histoire de mon flic tocquevillien du début du voyage, sur l’autoroute.
Me reviennent – plus inquiétantes – l’histoire de Cat Stevens refoulé vers l’Angleterre et celle de Ted Kennedy empêché, à cinq reprises, de monter dans un avion car on le confondait avec un homonyme inscrit sur la « liste de surveillance » des aéroports.
Je comprends la parano américaine.
Je comprends qu’une nation en guerre contre un ennemi dont l’une des particularités est de s’être rendu indétectable doive se doter de systèmes d’alerte et de repérage sophistiqués.
Mais au risque de l’absurde ?
Chaque passager doit-il devenir un suspect ?
Chaque voyage, un moment d’exception ?
Pourquoi ce cirque quand on sait que ce sont des centaines d’immigrants illégaux qui entrent tous les jours, par la route, en provenance du Mexique et du Canada ?
Et n’y a-t-il pas moyen, franchement, d’éviter ces mises en scène ?
Les choses, en la circonstance, ont bien tourné et j’ai pu, finalement, prendre mon avion et passer mes deux heures à Paris.
Mais qu’il y ait, là, l’indice d’un malaise, que ces nouveaux systèmes de surveillance posent autant de problèmes qu’ils en résolvent, que le nouveau Department of Homeland Security soit loin des « smart borders » promises à l’Amérique, voilà qui n’est pas douteux et dont il faudra bien que s’avisent les responsables du pays.
Le voyage en Amérique
A Baltimore, je voulais voir, dans le quartier noir le plus déshérité de la ville, dans son paysage de terrains vagues et d’immeubles à moitié rasés, la maison de briques rouges qui est l’une des seules à avoir été restaurées et où une plaque rappelle – ô ironie – que vécut et mourut Edgar Allan Poe.
Je voulais visiter l’Université John Hopkins (tiens, Hopkins : le nom de jeune fille d’Elisabeth, la mère de Poe; est-ce un hasard?) qui fut le lieu d’enseignement de mon maître Jacques Derrida et où se trouve aujourd’hui, en séminaire, une compagnie de sartriens d’un niveau et d’une qualité tels que seule une grande université américaine, avec ses moyens, son énergie, sa volonté de savoir et sa foi dans les vertus de la recherche et de l’étude, était en mesure de la réunir.
Mais je voulais aller aussi, sur le port, jusqu’à la jetée, devenue une rade immense, où, un beau matin de 1791, en pleine Révolution française, accosta un autre grand écrivain, François-René de Chateaubriand, en provenance, lui, de Saint-Malo et qui, passé par les Açores, puis par Saint-Pierre, invente, quarante ans avant Tocqueville, le voyage littéraire en Amérique.
Curieux, cette affaire de voyage en Amérique.
Enigmatique, quand on y pense, cette passion qu’eurent les écrivains, non seulement français mais européens, pour ce voyage-ci en particulier.
Ils ont toujours voyagé, c’est entendu. Contrairement au mot fameux, trop fameux, de Lévi-Strauss en son envoi de Tristes Tropiques, ils n’ont cessé d’aimer les voyages et les voyageurs. Mais je ne suis pas sûr, d’abord, qu’il y ait un lieu au monde qui, de l’auteur du Génie du christianisme à celui de Oliver Twist, de Céline à Georges Duhamel, de Soldati à Beauvoir, Sartre, Morand et tant d’autres, les ait, pour le pire et le meilleur, sur le registre de la haine ou sur celui de l’adoration subjuguée, plus continûment, intensément, irrésistiblement aimantés. Et, surtout, je vois bien ce qu’ils voulaient quand ils faisaient le voyage d’Orient (l’« exote » cher à Segalen mais aussi à Claudel et Malraux), de Rome ou de Florence (la beauté des choses, les métamorphoses de l’Art et de ses formes), de Jérusalem, Persépolis, Lhassa (mirage des origines et des sources, berceau des civilisations) ; mais je sens moins ce qui pouvait, et peut encore, battre au cœur de ce désir d’Amérique qui n’est, en tout cas, réductible à aucun de ces motifs canoniques.
Les sources ? Absurde puisqu’il s’agit d’un nouveau monde qui a ses sources, au contraire, en Europe.
La beauté? L'harmonie ? A de notables réserves près, à l’exception d’une poignée de libres esprits qui surent aussitôt voir la beauté des gratte-ciel et des nouveaux paysages urbains de ces grandes villes artificielles et folles, la plupart ont déploré la disgrâce, l’inculture, la laideur américaines.
L'exote ? L'altérité ? Le regard éloigné de l’ethnologue, attentif aux coutumes d’une civilisation étrangère ? Pas possible, là non plus ; pas raccord, derechef, avec l’ancrage européen de l’Amérique; et contradictoire, de surcroît, avec cette extase moderne qui, n’en finissant pas, depuis trois siècles, de hanter, modeler et tirer au-devant d’elle-même la patrie de Jefferson et Kennedy, est le plus sûr des antidotes à ce qu’il peut y avoir d’amour du folklore ou du pittoresque dans la classique fascination pour l’exote.
Non. Il ne colle, ce voyage en Amérique, avec rien de tout cela. Il n’obéit à aucun de ces motifs répertoriés. Et je me demande même s’il n’en prend pas, point par point, méthodiquement, le contre-pied.
Premier contre-pied : non l’exote, mais le proche ; non l’autre, mais le même; ou alors l’autre, oui; bien sûr que l’Amérique est autre; mais tellement moins que l’autre orientaliste, africain ou amérindien ! un autre qui nous parle de nous ; un autre qui nous renseigne sur notre part la plus ordinaire, commune et partagée; un autre qui a toujours, ou presque, l’obscure familiarité (ou, ce qui revient au même, l’inquiétante étrangeté) des caricatures ou des miroirs ; un type de déplacement où l’on ferait une très longue route pour aller à la rencontre, non pas vraiment d’autrui, mais encore et à nouveau de soi – voyez comme le voyage en Amérique a toujours, chez les Modernes, la structure d’une odyssée...
Second contre-pied : le futur ; ce type de miroir, d’habitude, reflète le passé ; il nous dit : « voilà ce que vous fûtes, d’où vous venez, qui vous a fait » ; ici, non ; le contraire ; un miroir qui, pour reprendre un titre célèbre, nous renvoie l’image, non de notre histoire échue, mais des scènes de la vie future telles que l’anticipation américaine permet de se les figurer ; « voilà ce que vous serez », nous dit-il ; « voilà où vous allez et de quel monde vous accouchez » ; si le voyage en Amérique est, comme tous les voyages, un voyage dans le temps autant que dans l’espace, ce temps est celui, non de notre mémoire rêvée, nostalgique ou réinventée, mais d’un avenir qui, au choix, selon le tempérament de chacun, nous menace ou nous est promis – une machine, non à remonter, mais à descendre les chutes du temps.
Et puis contre-pied du contre-pied enfin – troisième piste qui, sans la contredire, complique et précise la précédente : l’Amérique c’est le gratte-ciel mais c’est quand même, aussi, les grands espaces et le désert ; ce sont les scènes de la vie future mais ce sont également (je l’ai assez vu, dit et écrit!) des paysages de matin du monde qui ne sont certes pas (cf. point précédent) « notre » matin d’Européens mais qui, d’Audubon à Baudrillard (en passant par les westerns), en sont une sorte de réminiscence ou de rappel; alors voilà; peut-être ce voyage a-t-il la particularité, en somme, de nous donner le goût des deux; peut-être est-ce l’une des très rares expériences capables d’offrir, dans un même paquet de sensations, le parfum de l’ultramoderne et celui de l’extrême archaïque; peut-être l’amour que nous en avons vient-il de l’obscure conviction que c’est là, et là seulement, qu’est donnée à un humain la possibilité de voir pour ainsi dire concentrée la matérialisation de ces deux songes, pré- et post-historiques, aussi puissants l’un que l’autre, mais que nous ne savons penser, d’habitude, que séparés par des milliers de kilomètres et, plus encore, des millénaires – le voyage américain ou, dans un espace unique (un pays), dans un temps court (à peine trois siècles), dans les trois petits siècles, par exemple, qui suffirent aux premiers pionniers arrivés aux abords de la Vallée de la Mort et du Grand Canyon pour inventer le hideux Las Vegas (et passer, de la sorte, du prébiblique au postmoderne), le voyage américain, donc, ou le passage incessant de l’Eden à la Géhenne, le court-circuit permanent de la Bible et de la science-fiction, la traversée des âges d’or et de plomb de l’humanité...
Un aveuglement de Tocqueville ?
Philadelphie. Le Eastern State Penitentiary de Philadelphie. Sans doute ma dernière prison. Mais l’une des premières, avec celle d’Auburn, dans l’Etat de New York, qu’aient étudiées Tocqueville et Beaumont. Tout est resté en l’état, me dit Sean Kelly, le responsable du bureau qui, depuis la fermeture de l’établissement, il y a trente ans, a pour mission d’entretenir, faire visiter et, chaque année, pour Halloween, louer le site à des groupes d’enfants en mal d’émotions fortes et de fantômes. Tout est exactement en l’état où l’ont trouvé les deux missionnaires en ce jour d’octobre 1831 où ils sont accueillis par James J. Barclay, George Washington Smith et Robert Vaux, les éminences de la Philadelphia Society for Alleviating the Miseries of the Public Prisons, cette association de quakers, amis du genre humain, défenseurs des Indiens cherokee et adversaires de l’esclavage, qui ont conçu et, depuis 1829, géré ce pénitencier d’un nouveau genre censé, non pas exactement punir ni réparer le dommage causé par le crime à la société, ni même, comme Alcatraz, Angola ou, plus tard, Rikers Island, mettre le criminel en quarantaine, l’éliminer comme un déchet, le bannir, mais l’aider, par le silence et la solitude, à se racheter, se repentir et, dans la pure tradition quaker, élever son âme égarée par le démon. Les mêmes hauts murs. Les mêmes tours crénelées flanquées de faux mâchicoulis. Les mêmes douves, ponts-levis, donjons, meurtrières en trompe-l’œil. La même architecture de faux château fort piranésien que le prisonnier, arrivant cagoulé, n’avait pas la possibilité de voir mais dont la seule idée, le seul récit qu’on lui en faisait, en un mot « l’imagination », suffisaient, dit Tocqueville, à lui inspirer un début de terreur sacrée et d’horreur de son forfait. Et puis, à l’intérieur enfin, dans ce décor désolé, inondé par les pluies de la nuit et qui rappelle, plus que jamais, celui d’un château hanté, le même complexe carcéral composé d’une tour centrale à partir de laquelle rayonnent, en une géométrie parfaite, sept galeries de cellules individuelles, dotées chacune d’un minuscule jardin et qui se trouvent toutes, donc, dans l’axe du regard des gardiens. Tocqueville, quand il pénètre ici, a-t-il lu l’opus de Jeremy Bentham paru, quarante ans plus tôt, au plus fort du débat sur les prisons lancé par Beccaria et les révolutionnaires français? Sait-il, quand il s’émerveille de ce dispositif où l’on a, comme il dit, « traduit dans la pierre l’intelligence de la discipline », qu’il se trouve dans le premier centre de détention au monde appliquant le fameux schéma « panoptique » dont le XIXe siècle va faire, au-delà des prisons, le principe d’organisation de ses écoles, hôpitaux, casernes, usines et dont nous évoquions, l’autre jour, avec Beatty, les avatars ultimes et surprenants ? Impossible à dire. Car il ne cite, à ma connaissance, ni le livre ni l’auteur. Mais ce qui est sûr c’est qu’il perçoit le coup de génie du dispositif. Il comprend que, parce qu’il donne aux gardiens le pouvoir de voir sans être vu, parce qu’il instaure une surveillance à la fois ininterrompue, invisible et virtuelle, parce qu’aucun détenu ne sait jamais, autrement dit, si l’œil du pouvoir est, à un instant donné, effectivement braqué sur lui, il a le don de jeter dans les âmes « une terreur plus profonde que les chaînes et les coups ». Et, surtout, surtout, il apprécie cette autre particularité du système qui est, elle, directement liée à l’idéologie de ses promoteurs quakers : pour être bien certains de mettre les prisonniers face à leur vilenie, pour les inciter à la belle et bonne pénitence qui est le but de leur enfermement, pour hâter la réforme intellectuelle et morale dont la prison, selon eux, doit être l’occasion, ils ont tout organisé pour les isoler, pour couper toute espèce de contact, non seulement avec les codétenus, mais avec le monde extérieur et même les gardiens, pour interdire les visites, punir la moindre tentative de parole, proscrire toute autre lecture que celle des Saintes Ecritures et les mettre, ce faisant, de jour comme de nuit, en situation de ne se soucier que de Dieu... Dickens, dix ans plus tard, criera son horreur d’une organisation censée convertir les délinquants au Bien mais ne parvenant, selon lui, qu’à les pousser à la folie. Apprenant que tout, depuis les repas jusqu’aux services religieux et à la douche bimensuelle, est réglé de manière à ce que personne ne croise jamais personne, il dénoncera dans « cette façon de jouer, lentement, quotidiennement, avec les mystères du cerveau » une forme de torture « infiniment plus dommageable que les tortures du corps ». D’autres, beaucoup d’autres visiteurs, tout au long du siècle, dénonceront la démence d’un monde où la phobie du bruit est si totale que l’on va jusqu’à envelopper de linges les essieux des chariots qui, au moment des repas, s’arrêtent à la porte des cellules ; où la dernière ruse qui reste aux détenus pour, au fond de leur solitude, garder le souvenir du son de la présence humaine est, à l’heure des latrines, de taper doucement sur la fonte des tuyaux d’égout et de s’adresser ainsi des messages secrets ; et où, quand on a affaire à une forte tête qui ne peut se guérir de parler, on lui introduit dans la bouche une pièce de fonte reliée à un mécanisme qui, à chaque mouvement de la langue et de la glotte, l’enfonce un peu plus profond dans la gorge et finit par l’étouffer. Lui, Tocqueville, non. Il n’a pas d’objection fondamentale à cette vision quaker d’une rédemption par la méditation, la prière, le travail. Il visite ces petites pièces où la seule ouverture est un œil-de-bœuf creusé dans le plafond et censé regarder vers le ciel. Il voit les détenus et, obtenant le droit de les interroger et de leur faire briser donc, à titre exceptionnel, leur obligation de silence, il leur arrache de vraies confidences sur leur régime de détention. Or il ne trouve guère à redire au système. Il ne semble pas plus ému que cela par cette idée d’une parole porteuse de toutes les contagions et des maléfices les plus extrêmes. Son compagnon, Beaumont, parle même de « palais » à propos de ces cellules qui, dit-il, ont dû coûter « un prix fou » et, en un temps où le Président des Etats-Unis lui-même doit se contenter d’un poêle à charbon et de brocs d’eau, ont le chauffage central et l’eau courante. Arrivant d’Auburn où les détenus ne sont isolés que la nuit et se consacrent, dans la journée, à des travaux collectifs forcés, trouvant que l’hygiène, la nourriture, les conditions de vie sont, ici, matériellement meilleures, observant que les geôles sentent moins mauvais et qu’elles sont propres, constatant aussi que les châtiments corporels n’y sont, pour le moment, pas de mise, les deux amis trouvent assez de mérites au modèle pour le recommander à leur gouvernement. Limite ou situation de Tocqueville? Aveuglement d’époque ou ultime nuance au portrait si constamment flatteur auquel invite, depuis un an, la lecture parallèle de son chef-d’œuvre et du grand livre ouvert de l’Amérique vivante d’aujourd’hui ? Je ne sais.
Portrait du cinéaste en musicien
Ne dites pas à Woody Allen qu’il est cinéaste, il se croit musicien. C'est ce qu’ont dû penser la centaine d’aficionados qui l’ont vu paraître, ce soir, en plein dîner, dans ce « Café » de l’hôtel Carlyle, angle de Madison et de la 76e Rue, où il venait, comme chaque lundi, accompagné de son New Orleans Funeral and Ragtime Orchestra, jouer de la clarinette. Il y avait là, oui, l’un des plus grands cinéastes américains vivants. Il y avait là l’auteur génial de Annie Hall et de La Rose pourpre du Caire. Et il était à portée de main, assis sur un vague tabouret, sans mise en scène particulière, au milieu de dîneurs qui n’avaient même pas l’élémentaire politesse de s’arrêter de boire et de manger pour l’écouter – il était là, vêtu d’un pantalon de velours et d’une chemise bleue légère : concentré; yeux mi-clos ou carrément fermés ; geste précis ; souffle sûr ; les doigts posés à plat sur les trous de la clarinette; les muscles de la bouche bien serrés, mais sans gonfler les joues, autour du bec de l’instrument; la lèvre supérieure, enfin, étonnamment mobile qui, tantôt, semblait vouloir aspirer, avaler, le haut de l’anche et, tantôt, se retroussait comme pour dire qu’elle choisissait maintenant de bouder, de désavouer le vilain instrument et, pleine d’une autorité soudaine et souveraine, de lui couper le sifflet... Au début, on se dit : ce n’est pas lui. On se persuade, premièrement, que le vrai Woody Allen ne se commettrait pas ainsi, dans ce bar ; mais surtout, et deuxièmement, que le célèbre petit homme, le schlemiel au physique d’éternel loser, l’héritier de Keaton, Chaplin et Harold Lloyd, le maladroit définitif que l’on n’a jamais vu faire un pas, franchir une porte, s’emparer d’un outil quelconque – alors, à plus forte raison, un instrument de musique ! – sans se prendre les pieds dans le tapis et se tromper, ne peut pas être ce virtuose à la technique si sûre, à la si impeccable prestance et, quand il s’arrête de jouer et chante, à la voix si juste et bien timbrée. Et puis, au bout d’un moment, on s’y fait. Petit à petit, on le reconnaît. Dans les moments où il ne joue plus, quand il laisse la vedette à Cynthia Sawyer, sa pianiste, ou à Rob Garcia, son batteur, ou encore au gros homme à chemise à carreaux ouverte sur un cou de bison, Eddy Davis, qui, sur sa gauche, l’accompagne au banjo, quand il se met à dodeliner de la tête au rythme du trombone ou à regarder le bout de ses souliers d’un air d’enfant puni attendant que son copain joueur de hautbois ait terminé son solo, on retrouve le visage de gargouille triste, le masque creusé, le long nez en équerre et le côté « nutty professor » éberlué de l’acteur de Prends l’oseille et tire-toi. Et puis le virtuose, à nouveau, reprend le dessus. Et puis le fou de musique se relance dans une interprétation endiablée d’un air de Glenn Miller ou de Benny Goodman. Et il n’est plus, alors, l’auteur de Meurtre mystérieux à Manhattan mais ce disciple de Gene « Honey Bear » Sedric qu’il fallut, il y a vingt-cinq ans, la nuit des quatre Oscars de Annie Hall, aller chercher au Michael’s Pub où il se produisait devant un public sans doute semblable à celui-ci – il n’est plus la superstar mondiale qui, à Paris, provoque un début d’émeute quand il sort de son hôtel, mais le petit Allen Stewart Konigsberg qui a choisi son pseudonyme en hommage à Woody Herman, qui a appelé sa dernière fille Bechet en hommage au grand Sidney et qui a cent fois dit que les deux destins les plus enviables en ce monde lui ont toujours paru être celui de basketteur (auquel il a dû, hélas, renoncer presque tout de suite) et celui-ci, clarinettiste (auquel il continue, au Carlyle, de sacrifier un peu de son temps, de sa gloire, de son désir) – ah ! la joie intense sur son visage, sa physionomie de vieil adolescent poitrinaire métamorphosé en athlète, son air de triomphe absolu, lorsqu’il arrive au bout de l’un de ces solos dont on ne saurait dire, tout à coup, si le souffle époustouflant vient de la bouche, des mouvements du corps, de la force de l’âme, ou des trois... L'histoire de l’art est coutumière de ces situations de malentendu où l’on voit un grand artiste vivre ou se conduire comme s’il avait la conviction de s’être trompé de genre. On connaît le cas de Balzac croyant que c’est à son théâtre qu’il devrait l’immortalité. Celui de Chateaubriand persuadé que son chef-d’œuvre était, non les Mémoires d’outre-tombe, mais Les Natchez. J’ai vu moi-même Paul Bowles expliquant, jusqu’à son dernier souffle, que son grand œuvre, ce par quoi il resterait et dont il faudrait prendre soin après sa mort, ce n’était ni Un thé au Sahara ni Après toi le déluge, mais les adorables musiques qu’il composait, chaque printemps, pour la fête de fin d’année de l’American School of Tangiers et son directeur Joe McPhilips. Mais ce cas-ci, le cas du cinéaste génial venant, tous les lundis, se produire comme un débutant devant une salle de philistins pas plus étonnés que cela de se retrouver nez à nez avec une légende vivante, le cas de l’inventeur de formes dont on sent qu’il donnerait le plus beau plan de La Rose pourpre pour une mesure bien cadencée, sachant monter avec succès du registre clairon au registre chalumeau, dépasse tout ce que l’on a pu connaître de plus improbable dans le genre. Je verrai l’autre Allen. Je reverrai, le lendemain, à son bureau, sur Park Avenue, le cinéaste et intellectuel, si typiquement new-yorkais, qui me dira de fortes choses, non seulement sur ses films, mais sur la médiocrité de Kerry, la nullité de Bush, l’état de décomposition politique du pays, le néo-puritanisme qui gagne les classes moyennes et dont je lui demande si son affaire avec sa fille (« ce n’est pas ma fille », sursautera-t-il !) n’aura pas été, autant que l’affaire Lewinsky, le signe avant-coureur – ou bien encore sur sa conviction (comble de l’orgueil !) qu’un type comme lui, Allen, n’a pas le droit, vous m’entendez, pas le droit de s’engager politiquement car il est si impopulaire, il incarne si parfaitement tout ce qu’exècre cette Amérique puritaine et suicidaire qui fait les élections, et il est, en même temps, si incroyablement célèbre, que chaque mot sorti de sa bouche sera retenu, non pas pour, mais contre, son champion et ne fera que l’affaiblir et contribuer à sa défaite... Mais le grand moment, le vrai Woody, l’heure d’émotion et de vérité, celle qui m’aura, en tout cas, le plus fortement impressionné car j’ai senti qu’on était, là, au contact de sa plus intime et secrète identité, c’est sa prestation de jazzman euphorique et manqué.
Trois tycoons
C'est sa dureté qui frappe en premier. Son air de férocité circonspecte et glacée. Ce sont ces yeux de loup, étrangement écartés, très verts, très perçants, mais qui ne prennent pas la peine de vous considérer. C'est cette manière, au fond, de ne s’excuser de rien, de ne se justifier en rien – c’est cette insistance à dire : « je suis Henry Kravis, maître du monde; je suis le président de Kohlberg Kravis Roberts and Co, le meilleur fonds de « private equities » de la planète; je suis le fils de Ray Kravis, petit pétrolier de l’Oklahoma, et j’ai construit ce business énorme, cet empire, où la pratique même de l’OPA devient, mieux qu’un art, une industrie à part entière ; on m’en veut? je le sais; on me voit comme un prédateur, un suppôt de Bush, un salaud? je m’en moque! vous-même venez renifler, chez moi, le mauvais parfum de l’argent fou, sans morale ? tant pis ! je ne vous ferai pas le cadeau de vous raconter l’histoire du New York City Investment Fund que nous avons, il y a sept ans, fondé avec des amis – je ne m’abaisserai pas à vous dire les dizaines de milliers d’emplois que nous créons, avec nos dollars, dans les quartiers que l’Etat abandonne ; sa morale et la nôtre ; vos principes et les miens qui sont ceux d’un big business dont je n’ai jamais douté qu’il soit bon, non seulement pour moi, mais pour l’Amérique et le monde... » Au bout d’un moment, pourtant, quelque chose d’autre transparaît. Une fêlure sous le masque. Une fissure. Peut-être une maladresse ancienne. Peut-être, aussi, une peur. Oui, j’en jurerais, Henry Kravis a peur. De quoi ? De qui ? Des autres, ses semblables, et de la guerre de tous contre tous qui règne dans la jungle du grand capital américain ? De sa propre violence, qu’il ne connaît que trop ? Vit-il, comme Gatsby, dans la hantise de voir ses crimes fondateurs revenir à la surface et s’inscrire sur ce visage qu’il s’est, depuis tant d’années, appliqué à rendre aussi lisse que les boiseries d’acajou laqué de la bibliothèque où il me reçoit ? Tout cela, sans doute. Plus cette image, au-dessus de nos têtes, que je n’avais pas vraiment remarquée. Plus ce tableau hyperréaliste, probablement peint d’après photo, qui représente un adolescent charmant, blazer, chemise blanche ouverte sur un torse glabre, college boy, petit prince – son fils, mort à 20 ans, et dont il est inconsolé.
Henry Kravis, donc, peut parler pendant deux heures sans dire un mot de ses philanthropies new-yorkaises. Barry Diller, lui, fait mieux. Il a demandé à Frank Gehry, l’architecte des musées Guggenheim, de concevoir, à Chelsea, le futur QG de son empire. Il a imaginé, pour cela, le premier bâtiment de tous les temps complètement construit en verre, sans l’ombre d’une armature d’acier ou de béton, grand paquebot de cristal, mirage intelligible, qui flottera sur l’Hudson. Il met sa marque, autrement dit, sur la ville. Il y imprime sa signature. Il s’inscrit, à bon droit, dans la glorieuse lignée des Stuyvesant, Rockefeller, Reynolds, Singer, Woolworth. Or il passe, lui, sinon les deux heures, du moins une partie de notre entretien à tenter de me convaincre que, compte tenu des loyers absurdes qu’il paie ici, dans ces anciens bureaux, compte tenu des prix de l’immobilier downtown et de leur potentiel d’appréciation, compte tenu, encore, de l’éclat qu’aura le bâtiment, de la publicité qu’il générera et de l’énergie que sa seule promesse donne déjà à ses équipes, ce projet pharaonique, cet événement architectural, ce chef-d’œuvre, ne coûteront rien à sa compagnie et lui rapporteront au contraire beaucoup. Arrogance encore, ou forme suprême d’élégance ? Honnêteté de l’homme qui ne veut pas entrer dans le jeu convenu (et si européen !) du milliardaire honteux qui montre patte blanche et expie – ou summum de l’autopunition, de la modestie ? J’observe Barry Diller. Je le regarde, avec son crâne puissant et vulnérable qui le fait ressembler à Picasso, avec son sourire habituellement mélancolique mais qui, maintenant que je ne l’embête plus avec ses souvenirs de la Paramount, ses bras de fer avec Murdoch ou sa conversion au téléachat, est redevenu curieusement enfantin. Je l’écoute commenter avec passion, posée entre nos deux fauteuils, la maquette de ce qui sera le grand œuvre de sa vie mais dont il me supplie de ne lui reconnaître, surtout, surtout, aucun mérite. Il y a de la folie, aussi, en cet homme-là. Un mélange de don gratuit, de potlatch, d’excentricité magnifique et, soudain, quand il m’explique qu’il se moque de la postérité et que seuls comptent les siens, c’est-à-dire ses amis proches, sa femme, Diane von Furstenberg, ou son jeune frère héroïnomane mort seul, à 36 ans, comme un chien, dans un motel, d’insolence, de violence sourdement enragée, d’amoralité trop affichée pour être complètement sincère et ne pas trahir, encore, je ne sais quelle blessure enfouie.
Et puis Soros. L'implacable George Soros, le spéculateur impénitent, le virtuose des « hedge funds », le « trader » sans scrupules qui, il y a vingt ans, manqua, sur un coup de Bourse, jeter bas la livre sterling et, au-delà, le système monétaire international. Lui non plus ne regrette rien. Lui non plus ne critique pas le logiciel de base du « tycoon » américain c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’argent est né bon et, partout, se trouve dans les fers. A une réserve près, quand même, qui fait de son cas une variante intéressante. Son style. Son allure. Ce côté hirsute, qui rappelle Elias Canetti. Ce léger débraillé du costume, qui fait prof d’université. L'accent. Ce terrible accent hongrois qui est comme le signe, en lui, d’une résistance à l’américanité. Et puis cette façon, pendant le déjeuner que nous prenons dans une salle à manger plutôt modeste, attenante à son bureau, de ne parler que prisons, fascisme qui vient, investissements civiques, démocratie, société ouverte, Karl Popper – cette façon de citer ses propres livres poppériens comme si tout le monde les avait lus et sa déception quand il comprend que, si je suis là, c’est moins pour le philosophe du dimanche que pour le milliardaire flamboyant et paradoxal. D’un côté l’hyper-tycoon qui, lorsque je lui demande s’il n’a pas mauvaise conscience, parfois, de ces fortunes si curieusement gagnées, n’est pas loin de me répondre qu’attaquer une monnaie, affoler les establishments bancaires, les obliger à réagir et à inventer, n’est pas un crime mais un service qu’on rend à la société, un geste révolutionnaire, un devoir. Mais, de l’autre, et sans que ceci semble, dans son esprit, le moins du monde contradictoire avec cela, la nostalgie des valeurs, des soucis, européens – et une nostalgie qui le conduit, dans un même et unique mouvement, à rapporter en Europe (notamment orientale) l’argent gagné en Amérique et à importer en Amérique (notamment démocrate) ce qui lui est resté de mémoire européenne. Car son problème, lui, c’est l’Europe. Il est en deuil, non d’un fils ou d’un frère, mais de l’Europe. Et, s’il y a une chose dont il est inconsolable, c’est d’être juste George Soros et non l’un de ces philosophes tchèques ou viennois qu’il admire depuis sa jeunesse et dont une part de lui rêverait d’être l’épigone. Humain trop humain. Une autre incarnation d’un système qui, pour une moitié de la planète, est une figure de l’inhumain et cette part, touchante, pathétique, d’humanité. Le plus singulier des trois? Le plus romanesque ? Ou le plus fêlé ?
Trois jours à Guantanamo
Eh bien non. Il en restait une. La dernière. La vraie dernière. Et, pour le voyageur en quête de signes du grand vertige américain, sûrement pas la moins éloquente. Je m’étais, pour être franc, résigné à ne plus y aller. J’avais, sachant que c’était la plus fermée de toutes, formulé ma demande dès le début du voyage; mais, ne voyant rien venir, je m’étais fait à l’idée d’achever mon enquête sans avoir pu accéder à ce qui, dans le monde entier, est devenu la prison américaine par excellence, la première à laquelle on pense, le synonyme du système en ce qu’il a de plus détestable – une sorte de troisième modèle, au même titre qu’Auburn ou Philadelphie, dont il ne me restait qu’à supposer ou déduire ce qu’un Tocqueville aurait pu dire... Quelle surprise, alors, quand arrive enfin la réponse. Quelle surprise, et quelle bonne nouvelle, quand, à quelques jours de boucler, alors que j’en suis à récapituler mes conclusions sur ce pays magnifique et fou, laboratoire du meilleur et du pire, impérial et modeste, ivre de matérialisme en même temps que de religiosité, puritain et gavé, tendu vers le futur et obsédé par sa part de mémoire – quelle heureuse nouvelle, oui, quand m’arrive cet e-mail de l’officier de presse John Adams m’informant qu’il m’attend, ces 25, 26 et 27 avril, sur la base américaine de... Guantanamo ! Avion pour Fort Lauderdale, en Floride. Petit avion, officiellement civil, pour Inagua et, de là, Guantanamo. A Guantanamo, chaleur. Tropiques. Quelque chose dans l’air, le bleu du ciel et de la mer, les visages du personnel de la base, les passagers du ferry qui traverse la baie, les façades des maisons entrevues par la vitre de la jeep, qui rappelle que l’on est à Cuba, vraiment à Cuba : hallucinante situation qu’il faut voir pour y croire et que j’irai d’ailleurs, le lendemain, voir de plus près encore, sur la ligne de démarcation, au poste frontière d’opérette où, chaque année, à la même date, en un rituel réglé depuis cent un ans, le général commandant américain de la place apporte à son homologue cubain qui, après consultation téléphonique avec le Lider Maximo lui-même, le refuse tout aussi rituellement et le lui rend, un chèque de 4 000 dollars (correspondant au montant annuel du loyer fixé en 1903 mais qui, vu que le principe même de la location n’a jamais été accepté par la partie cubaine, n’a jamais été révisé) – extraordinaire situation, mi-Désert des Tartares mi-Rivage des Syrtes, de cette pointe avancée de « l’Empire » fichée au cœur de la dernière colonie de l’autre Empire défunt... La base, donc. La structure classique – mais, ici, surréaliste – de toutes les bases américaines avec villas pour les officiers, écoles pour leurs enfants, Starbucks entre deux check-points, McDonald’s, clubs de plongée et de fitness, boîtes de nuit, Malls, terrain de golf à proximité des barbelés. Et puis, enfin, les camps, regroupés dans la partie sud de l’île, au bord des plages, et où se trouvent actuellement détenus, sans procès, sans protection juridique ni statut, un peu plus de 500 « ennemis combattants », pour la plupart ex-Talibans. X Ray, qui fut historiquement le premier, véritable poulailler humain dont les cages métalliques, chauffées à blanc par le soleil, sont maintenant livrées aux herbes folles et aux rats. Iguana, au sommet d’une falaise, créé pour les « terroristes » de moins de 18 ans mais, depuis peu, ouvert à tous. Camp Delta, plus moderne, avec ses miradors de bois et (peint en grandes lettres blanches sur la première des six palissades de métal grillagé, surmontées de barbelés haute tension, qui ceinturent le complexe) un « Honour bound to defend freedom » aux échos bien douteux. La possibilité d’assister à l’une de ces ARB, Administration Review Board, qui se tiennent en principe à huis clos et où c’est un « combattant ennemi » unijambiste mais, néanmoins, menotté et enchaîné par son unique pied à un anneau dans le ciment du sol, qui comparaît, sans avocat, assisté de deux militaires, devant une troïka d’officiers supposés déterminer s’il représente toujours ou non un « danger » pour les Etats-Unis. Delta encore, mais le Camp 4, réservé aux détenus « coopératifs » qui ont le droit de jouer au volley et de lire des romans policiers. John Edmondson, le capitaine médecin, qui m’apprend qu’un détenu sur six est traité pour troubles psychiques. La femme flic qui, le soir de mon départ, effacera de ma caméra les images de détenus que j’avais réussi à voler. Tous ces visages, à la fois pathétiques et terribles, qui ne resteront gravés que dans ma mémoire. Tous ces hommes dont Bush et Rumsfeld disent qu’ils sont tantôt des terroristes (pourquoi, dans ce cas, pas de procès ?) tantôt des prisonniers de guerre (mais pourquoi, alors, pas la Convention de Genève ?). Je reviendrai sur tout cela. Je reviendrai sur le fond des choses et m’interrogerai notamment sur ce que signifie, dans une démocratie, l’existence d’une pareille zone d’exception. Pour l’heure, une observation. Une seule et modeste observation. Pour qui a eu l’occasion, comme moi, de visiter d’autres prisons américaines, pour le voyageur post-tocquevillien qui s’est penché, même sommairement, sur le système pénitentiaire américain, il y a, dans cette prison-ci, des traits forcément familiers. Sa violence, qui rappelle aussitôt Rikers. Son régime d’insularité et de bannissement semblable à celui d’Alcatraz. Une indifférence au droit et à la loi qui n’était peut-être pensable que dans un pays qui, au Nevada et ailleurs, a inventé la monstruosité juridique et morale qu’est l’idée de prison privée. Cette absence de perspective et d’horizon, cet état d’incertitude méthodique quant au sort qui vous est réservé où l’on place les détenus, cette détention à la lettre illimitée, qui me font immanquablement songer au désespoir programmé des prisonniers d’Angola. Et dans la façon, enfin, dont on me recommande de ne pas porter de chemise à manches courtes pour ne pas offenser leur pudeur, dans l’insistance du sergent Mendez à m’expliquer que chaque nouvel arrivant se voit offrir un Coran qui sera rangé là, dans cette pochette de gaze blanche accrochée au grillage de sa cellule et pareille à un masque chirurgical, dans le discours de cet autre sergent, pas gêné d’avouer qu’il faut parfois se résoudre à tabasser un détenu qui vous crache dessus ou badigeonne son mur d’excréments mais se récriant qu’il y a des procédures, en revanche, qui interdisent de manipuler le Livre sans l’envelopper dans un linge spécialement prévu à cet effet – dans cette comédie culturaliste, dans cette affectation de prendre soin des « besoins spirituels » d’autrui lors même qu’on le traite comme une bête enragée, quelque chose qui ne peut pas ne pas rappeler la tartufferie des éleveurs d’âmes quakers du « Penitentiary » de Philadelphie. On peut, à partir de là, se demander si ces bons chrétiens ont ou non enfreint les procédures et profané le Livre sacré (d’instinct, j’ai tendance à croire que les témoignages l’attestant ont été plutôt gonflés). On peut débattre de la pertinence, pour qualifier cet enfer off shore, de l’emploi du mot Goulag (je le crois, là aussi, inapproprié). On peut discuter s’il faut ou non, comme le réclame, entre autres, Jimmy Carter, fermer Guantanamo (je pense, là, que oui, sans hésiter, car il y va de l’honneur et de la santé de la démocratie américaine). Ce que l’on n’a pas le droit de dire c’est que Guantanamo est un ovni, chu d’on ne sait quel désastre obscur. Ce qu’il faut commencer par dire c’est qu’il est un résumé, un condensé, du système pénitentiaire américain tout entier. A partir de quoi pourra débuter l’analyse.
Retour à la case (presque) départ
Boston. Un an après. Enfin presque. Et, dans cette boucle qui se ferme, dans ce parfum mêlé de fin de partie et de commencement, le très curieux sentiment de se trouver dans une ville que je connais à peine et où j’aurais pourtant, déjà, des souvenirs.
Je reviens à l’Oyster House où l’Atlantic, pendant la Convention démocrate, organisait ses petits déjeuners. Je retourne sur Copley Square où le peuple démocrate, le soir de l’élection, attendit, plusieurs heures durant, en vain, l’apparition de son champion vaincu. Je rôde dans les couloirs désormais vides du Fairmont, où officiaient les commentateurs. Je m’attarde dans les salles de lecture de la Public Library visitées en coup de vent, un matin, entre deux rendez-vous avec des conseillers d’Obama et de Kerry. Je n’avais pas vu, à l’époque, à quel point cette ville était belle. Je ne m’étais pas assez avisé, dans le tourbillon du moment, de ce charme cossu et lettré, aristocratique et européen, qui a tant impressionné Tocqueville et l’a retenu là trois semaines, l’étape la plus longue de son voyage, la seule ville américaine à l’avoir si durablement envoûté...
Alors, je prends le temps, cette fois. Je cherche, sur Washington Street, l’emplacement du Marlboro Hotel où il se rendit dès son arrivée. Je vais dîner à l’Omni Parker House où planent, outre le sien, les fantômes d’Emerson, Hawthorne, Thoreau, Longfellow. Je me laisse même entraîner dans un « Tour » informel organisé par un ami et qui, sans être le tour officiel de l’American Civil Liberties Union of Massachusetts, me mène d’un lieu à l’autre de la grande mémoire libérale de la ville – la maison natale de Robert Williams, apôtre de la libre pensée et de la séparation des Eglises et de l’Etat naissant; la première église de Nouvelle-Angleterre où fut prêchée l’émancipation des esclaves ; le buste en marbre de Robert Gould Shaw, colonel du premier régiment de l’Etat composé de seuls soldats noirs ; la rue où, au plus haut de son combat pour l’égalité des races et les droits civiques pour les femmes, la foule manqua lyncher William Lloyd Garrison ; l’hôtel où John Kennedy annonça sa candidature; et même – ultime manifestation de ce devenir mémoire et musée de toutes choses qui m’aura décidément, et jusqu’au dernier jour, accompagné ! – la maison des Kerry, sur les hauteurs de Beacon Hill, déjà intégrée au stock d’attractions proposées... Cette ville me plaît, décidément. Il y a dans son puritanisme souriant, dans sa lenteur orgueilleuse et provinciale, dans ses cèdres centenaires, ses maisons qui sentent bon le bois ciré, les parquets d’époque, les portraits d’ancêtres aux murs, les meubles chic et usés, il y a dans ses aubes lentes et ses nuits qui tardent à finir, il y a dans le spectacle de ses ruelles étroites, aux pavés trop bien rangés et aux réverbères du siècle dernier, la source d’un ennui léger mais aussi d’un irrésistible charme qui la fait entrer, sans conteste, dans le peloton de tête (Seattle, New Orleans, Savannah...) des villes où je pourrais, moi aussi, passer trois semaines et davantage.
A deux réserves près.
Oui, il y aura eu, dans ces jours délicieux, deux moments difficiles.
Les quartiers sud de la ville – Dorchester, Mattapan – qui sont aussi ses quartiers pauvres et où l’on a le sentiment d’entrer, soudain, sans crier gare, à une rue ou un pont près, dans un monde complètement différent. Celui de la violence et de la drogue. Celui des immeubles abandonnés, squattés par les gangs, aux murs couverts de fresques immenses, multicolores et naïves. Celui de cette jeune Haïtienne sans-logis qui pensait que l’hôpital c’était pour les autres et qui, dix minutes avant mon arrivée, a accouché ici, à même le sol d’un supermarché, avec l’aide d’un policier anti-émeutes qui passait là et dont l’exploit lui vaudra d’être cité à l’ordre du mérite de sa compagnie. Celui encore, un peu plus loin, d’Adèle, cette très vieille dame, sosie de Priscilla Ford, la condamnée du couloir de la mort de la prison de Las Vegas, qui habite, elle, un taudis de Blue Hill Avenue et que sont en train d’emmener les ambulanciers du service des urgences de l’hôpital... En fait non, d’ailleurs. Pas si vieille. Je découvre, en parlant avec l’une des voisines qui se sont attroupées autour de l’ambulance, qu’elle n’a que 45 ans et qu’elle est juste très pauvre, chômeuse depuis dix ans, et à bout. « Faites gaffe, lance la voisine à l’un des brancardiers en recoiffant, du bout des doigts, la chevelure clairsemée de son amie; faites gaffe, elle prend des médicaments contre la tension et de la cortisone. » Et elle, Adèle, lèvres blanches, sueur aux tempes, yeux vitreux, déjà partie : « est-ce que c’est le bon Dieu qui m’embauche ? »
Et puis difficile aussi, décevante, quoique pour des raisons d’un autre ordre, ma rencontre avec l’hyper-Bostonien Huntington. Je savais qu’il y avait un problème avec son dernier livre. J’avais, comme nombre de ses lecteurs, été troublé par sa thèse sur les immigrés hispanophones dont le flux incontrôlé transformerait le pays protestant et blanc des premiers pionniers en un Etat biculturel. Mais, là, dans cet élégant restaurant de Beacon Hill où la chère était trop bonne et le vin trop capiteux, le voilà qui, à ma grande surprise, renonce à toute prudence et lâche, en quelques phrases, ce que ses adversaires le soupçonnent de penser tout bas sans oser, d’habitude, l’avouer trop haut. Ah! l’affreuse violence qui sourd de son œil bleu quand il me lance que « le grand problème avec les Hispaniques c’est qu’ils n’ont pas envie d’éducation » ! La haine de petit Blanc qui défigure le visage savant de Monsieur le Professeur quand, pressé de me dire ce qui, après tout, le gêne tant dans cette montée en puissance d’une minorité mexicaine travailleuse et patriote, il m’explique que ces gens, parce qu’ils auront l’avantage de la double langue, obtiendront une « préférence à l’embauche », qu’ils pourront donc « prendre leur travail » à la « vaste majorité » que sont les autres Américains et que, lorsque ceux-ci le comprendront, lorsqu’ils réaliseront que ce sont, eux, les Blancs, porteurs, en principe, du vieux « Credo » fondateur de la Nation, qui font désormais l’objet d’une « discrimination », ils réagiront par un mixte terrible de « ressentiment » et de racisme « nativiste ». Et puis Israël, enfin... Sa très étrange colère quand, à la fin de l’entretien, j’avance l’idée qu’Israël est, avec la France et l’Amérique, l’un des rares pays fondés sur ce qu’il appelle un « Credo ». Ah non, s’exclame-t-il ! Ceci n’est pas un « Credo » ! Je vous interdis de mêler le beau mot de « Credo » à un pays basé sur « l’ethnicité » et où Arabes et juifs jouissent de droits différents ! Je réponds. Je proteste. Je plaide que parler d’« ethnicité » à propos d’un peuple dont la définition même est d’être fait de tous les peuples et de ne se résoudre à aucun n’a pas beaucoup de sens. Et lui, au moment de se quitter, sur le trottoir, ombre d’un doute dans le regard, nuance d’inquiétude dans la voix : « ai-je dit des choses que je n’aurais pas dû dire ? » A lui de juger. Et au lecteur.
Sous l’œil de l’éternité
Cape Cod. Fin des terres. Finistère. Ou bien – mais c’est pareil – naissance, commencement, lieu même où, il y a quatre siècles, accostèrent les 102 pèlerins, chiens compris, du Mayflower. Et aujourd’hui, à deux heures de voiture de Boston, ces maisons de poupée, ces galeries d’art bon marché, ces magasins d’articles de pêche aux façades de planches peintes mangées par le sel et la neige, bref, cette station balnéaire typiquement petite-bourgeoise dont l’autre particularité est d’être, avec le temps, devenue une ville... gay! Que diable Norman Mailer fait-il là? Comment l’enfant de Brooklyn, le New-Yorkais de cœur et de volonté, le surmâle aux six mariages, l’homme dont la féministe Kate Millet a dit qu’il était la quintessence du « cochon hétérosexuel et machiste », comment cet homme-là a-t-il pu élire domicile dans cette bourgade de quatre mille âmes, majoritairement homo, dont la contribution à la culture du pays tient, si j’en crois le serveur du faux restaurant de pêcheurs où j’attends l’heure du rendez-vous, en un festival des plus beaux corps, une semaine des adeptes du cuir et un colloque sur les problèmes posés par l’adoption dans les couples de garçons ? Je pose la question, bien sûr. C'est même l’une des premières choses que je lui demande lorsque je le vois surgir, dans le salon baigné de lumière de sa maison de Commercial Road, petit, trapu, tout en cou et en torse, très rond dans son chandail sans manches, la crinière blanche intacte, l’œil bleu qui me scrute et n’a rien perdu de son ironie. Mais il ne répond pas. Ou, plutôt, si. Mais à côté. Il est avec la belle Norris, sa femme, et ils me répondent, tous deux, que c’est comme ça. Un hasard. Elle pour ses tableaux, lui pour ses romans, ils cherchaient un endroit tranquille pour pouvoir travailler à leur rythme. Alors voilà. Cape Cod. Et, à Cape Cod, Provincetown. N’allez pas chercher plus loin. Il n’y a pas de raison plus spéciale que celle-là... Bon. Possible, après tout. Possible qu’il faille oublier le Mayflower et l’invention de l’Amérique. Possible qu’il ne faille pas donner trop de sens non plus à ce bizarre livre de 1984, Tough Guys don’t Dance, en français « Les vrais durs ne dansent pas », qui se passait à Provincetown et dont le héros était homo. Et possible qu’il soit juste là, en effet, parce que cette maison belle et claire, dans les dunes, face à la mer, était l’endroit idéal pour faire provision de solitude et de silence. Car quel est, me dit-il, le problème numéro 1 des écrivains en général et de ceux, en particulier, qui savent que le temps presse? S'isoler. S'exiler dans leur pays. Parfois, comme Philip Roth, se cacher dans leur propre ville. Faire un saut hors du rang des crétins, des amnésiques, des faiseurs de bruit, des haïsseurs de culture, de tous ceux qui ne sont là que pour réduire en cendres le désir des écrivains d’écrire. Et, dans cette bulle enfin, dans cette réserve ardente, cette chapelle, écrire des livres sans pitié et que l’époque n’attendait plus... Norman Mailer a 82 ans. D’une certaine manière, il ne les fait pas. Non, malgré l’alcool, les drogues, les excès de ses vies successives, malgré la surdité qui gagne, malgré ses jambes qui peinent à le porter et lui donnent cette démarche appliquée de petit Golem bien incarné, malgré son air de vieux boxeur sorti du ring ou d’ancien marin qui aurait définitivement touché terre, il a une juvénilité d’allure assez troublante. La seule chose, c’est l’impression qu’il donne de n’être plus tout à fait de ce monde. Le vrai, le seul, stigmate visible de l’âge c’est, sur le visage de ce grand vivant hemingwayen, l’air d’absence qui s’imprime dès que l’on tente de lui parler, non seulement de ses livres, mais de ses hauts faits de jadis. La guerre dans le Pacifique ? Le Vietnam ? Les années Nixon et Kennedy ? La rencontre avec Castro ? La candidature à la mairie de New York? Les nus ? Les morts ? Les batailles pour les droits civiques et contre la culture de la guerre ? Le vieux marin répond, bien sûr. Mais, à nouveau, du bout des lèvres. Sans flamme. Sans éloquence. Comme si son énergie était ailleurs, ici, tendue vers le livre en cours, ramassée sur le peu d’années qui restent pour l’écrire, économe, calculante, une autre intelligence du temps, une autre qualité de présence, une sorte de présent colossal qui, à l’inverse des maladies classiques de la mémoire, écraserait ce qui a été vécu et braquerait les projecteurs sur ce qui, seul, est en train d’advenir. Oh ! il ne regrette rien. Il n’est pas triste. Pas inquiet. Il serait même du genre, comme le Ravelstein de son ami-ennemi Bellow, à dire à son visiteur qu’il « adore l’existence » et n’est « pas pressé de mourir ». Mais il compte, voilà tout. Il n’en finit pas de compter. Le nombre des jours qui lui restent. Le nombre d’heures que lui vole un entretien. Les livres qu’il ne lira plus. Ses yeux, maintenant si fragiles, et qu’il faut économiser pour l’écriture de ses propres livres. Les heures, presque les minutes, où il est, chaque jour, vraiment maître de son art et dont il faut profiter. Sa main, qu’il règle sur ce temps. Son souffle, qu’il doit retenir pour ne rien perdre et pour créer. Non pas, comme un autre de ses anciens ennemis, écrire pour ne pas mourir – mais ne pas mourir pour finir d’écrire. Non pas la postérité, cette immortalité des âmes faibles – mais, à la façon de ce personnage du chef-d’œuvre de Jean-Luc Godard, A bout de souffle, être immortel, tout de suite immortel, et puis mourir. Alors, parfois, la nuit venue, reviennent les spectres de Gilmore, Marilyn, Oswald, Mohamed Ali, ces héros d’une Amérique qui semblait n’exister que pour aboutir à de beaux livres. Parfois la porte s’entrebâille et surgit l’image d’une soirée chez les Kennedy, à Hyannis Port, où il s’était rendu en voisin ; le souvenir de ce cocktail où il avait provoqué à la boxe McGeorge Bundy, le ridicule conseiller diplomatique de son ennemi personnel, Lyndon Johnson ; ou encore, plus récemment, un dîner avec Madame Bush Mère qui l’a écouté, bouche bée, lui décrire les accointances avec le Diable de son Président de fils. Mais, dans l’ensemble, tout cela s’estompe. Sa vie, lorsque je le pousse à l’évoquer, n’est qu’une suite d’ombres pâles, longs ennuis, provocations stériles, malentendus. Le plus séculier des romanciers américains, l’inventeur du nouveau journalisme, l’écrivain engagé par excellence, l’homme qui courait les Conventions républicaines et démocrates pour en faire des Prix Pulitzer, finit comme Proust ou Kafka, les yeux fixés sur l’éternité – ce monde n’est plus le mien, mon dernier rêve n’est pas pour vous, je fais face mais à autre chose, mon roman le plus osé, attendez, vous verrez : Cape Cod.