16.
— Est-ce toi, Nessa ?
Une voix familière flotta dans l’air du crépuscule, puis Bethy se précipita sur Nessa et l’enveloppa dans ses bras. Un vent glacé soufflait au pied du mont Ardagh, et la jeune fille s’abandonna volontiers à l’étreinte chaude et étouffante de la sorcière rondouillette.
— Comment vont tes parents, mon petit agneau ?
C'était précisément la question que Nessa redoutait. Mais elle savait que la vieille femme croyait bien faire. C'est pourquoi elle haussa les épaules en essayant de sourire.
— Pas… pas aussi mal qu’on pourrait le penser. Ils sont encore au château de Gard. La reine a chargé sa propre herboriste de les soigner. Ils ont tous deux insisté pour que je vienne.
Elle lissa de ses mains sa nouvelle robe de laine blanche, de loin la tenue la plus somptueuse qu’elle eût jamais possédée. Sa mère l’avait aidée à la choisir ; rien que pour cela, cette robe était extraordinaire. Autour d’elle se bousculaient une foule de femmes surexcitées.
— Regardez, ils arrivent !
— Les voilà !
Des notes de cornemuse et des roulements de tambour s’élevèrent, et la foule s’écarta pour laisser passer le cortège. Sur le chemin tapissé d’aiguilles de pin, éclairé par de hautes torches entourées de guirlandes de houx, la reine et son escorte s’avancèrent.
Quand la baie rouge luit, le houx salue la reine de Faërie… Le refrain d’une vieille berceuse traversa l’esprit de Nessa, et ses pensées se tournèrent vers l’Outremonde. Qu’était-il arrivé aux sylphes ? Etaient-ils tous morts ensevelis sous la neige ? Le sol gelé craqua sous des bottes, puis Molly apparut à son côté, les joues aussi roses qu’une jeune fille.
— Regarde, mon enfant, les voilà enfin.
Cecily était éclatante de beauté, pensa Nessa. Repoussés par un bandeau de fils d’or, d’argent et de cuivre entrelacés, ses longs cheveux blonds coulaient sur ses épaules. Elle était vêtue d’une robe de laine blanche ; à son côté, Uwen portait son tartan et — d’après ce que Nessa arrivait à voir — rien d’autre.
— Ce n’est pas le moment de faiblir ! cria une voix anonyme.
Des rires et des acclamations fusèrent de toutes parts. Uwen eut un grand sourire enjoué et leva la main pour saluer la foule.
Sautillant derrière Molly, Nessa gravit la colline avec le groupe de sorcières, reprenant en chœur le chant des demoiselles d’honneur qui précédaient Cecily.
Dire que l’endroit où elle marchait était le centre même de Brynhiver, et que c’était ici que Cecily allait s’accoupler avec la terre ! Décidément, tout cela était très mystérieux, songea Nessa en observant les jeunes filles, tout de blanc vêtues, qui levaient haut des bougies cernées de guirlandes dorées.
— On dirait des noces, souffla-t-elle à Molly.
Parvenue au sommet de la colline, Cecily s’arrêta. Le nouvel archidruide d’Ardagh, qui venait d’être élu, s’avança vers elle, un bâton de chêne dans une main, une baguette de houx dans l’autre.
— C'est justement ça, ma fille, dit Molly. Les noces de la reine et de la terre.
En se dressant sur la pointe des pieds, Nessa apercevait le ventre bombé de Cecily, qui portait l’enfant de Kian. Comme il devait lui manquer ! Nessa eut une petite pensée pour Artimour, et son cœur se serra. Avait-il survécu ? Restait-il encore des sylphes en Faërie ? Revenant à la réalité, elle concentra son attention sur le visage sévère de l’archidruide.
— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-il.
— Je suis venue répondre à l’appel de la terre, dit Cecily.
Le vent froid portait leurs voix jusqu’à la foule rassemblée sur le flanc de la colline. Nessa frissonna, et se pencha vers Molly.
— Faut-il vraiment qu’elle s’étende toute nue sur le rocher, par un temps pareil ? demanda-t-elle.
Cette cérémonie lui semblait indécente, presque cruelle. Mais les druides et les sorcières soutenaient que la nuit de la mi-hiver, coïncidant avec la nouvelle lune, était le moment le plus propice à un nouveau commencement. Molly se tourna vers elle, un doigt réprobateur sur les lèvres.
— Acceptez-vous d’obéir à la terre, quelle que soit sa réponse ?
Cecily redressa les épaules et leva fièrement le menton.
— Je l’accepte.
— Molly, comment connaîtrons-nous la réponse de la terre ? chuchota Nessa.
— Veux-tu bien cesser de t’agiter, ma fille ? dit Molly. Si tu veux faire du bruit, va chanter avec les autres. Tu n’as pas de souci à te faire, tu sais. Personne ne pourra douter de la réponse. Du moins…
Elle s’interrompit et échangea un regard entendu avec les autres sorcières.
— Du moins si c’est oui, finit-elle.
Quand le druide s’écarta pour laisser passer Cecily, la musique enfla dans la vallée, et Nessa fut entraînée dans une ronde folle, où les rangs de femmes et d’hommes se faisaient face et se tournaient autour. Dansant et tourbillonnant, ils descendaient vers la vallée en décrivant un grand cercle autour du tertre sacré, lorsque Nessa, levant les yeux vers le ciel constellé, sentit la terre frémir doucement sous ses pieds.
— Molly, dit-elle en se penchant pour toucher l’épaule de la sorcière, je crois que je sens venir la réponse !

Entre les pierres levées, la nuit était très noire. Tout au centre, plate, froide et silencieuse, s’étendait la Pierre Sacrée. Alors qu’Uwen la menait par le bras vers le cercle intérieur, Cecily lança un dernier coup d’œil par-dessus son épaule. Au pied de la colline, ses gens dansaient en chantant un air doux et langoureux, et la mélodie, emportée par le vent, flottait par-delà le sommet, vers la forêt sombre. De hautes flammes bleues et orange s’élevaient des torches et des feux, tandis qu’autour des pierres s’entassaient des fagots sombres et gelés. Si la terre l’acceptait comme reine, ce bûcher devait s’embraser de lui-même, envoyant un signe à tous ceux qui attendaient, réunis sur les tertres à travers Brynhiver. Le vent perçait l’étoffe de sa robe, et le rocher était couvert d’une fine pellicule de neige. La duchesse frissonna et resserra son tartan autour de ses épaules.
Uwen épousseta la neige du rocher, puis se retourna vers Cecily. On entendait à peine, maintenant, la musique et les voix lointaines ; des nuages de fumée avaient envahi l’air. Dans la pénombre, le visage d’Uwen était pâle, ses cheveux roux tirés en arrière et tressés autour de son visage.
— Cecily, dit-il avec douceur.
Elle faillit esquisser un mouvement de recul. Le moment que Kian avait tant attendu était arrivé, mais il n’était plus là pour le savourer avec elle. En choisissant Uwen pour l’accompagner dans ce rite, Cecily avait espéré ressentir moins vivement l’absence de Kian. Mais à présent, en regardant le chevalier, elle voyait seulement qu’il n’était pas l’homme qu’elle aurait voulu.
— Je sais que je ne suis pas celui que vous désireriez, reprit Uwen.
Cecily releva vivement la tête. Avait-il lu dans ses pensées ? Elle s’avança d’un pas et observa son visage faiblement éclairé par le ciel. C'était la nouvelle lune, ce soir — le meilleur moment, selon les druides, pour entamer quelque chose de nouveau.
— Je suis honoré et flatté que vous m’ayez choisi malgré cela, poursuivit-il. Je suis venu vous honorer, vous, la terre et le chef, un brave entre les braves. Car s’il y a une cause pour laquelle il aurait aimé donner sa vie, c’est bien celle-ci. Je suis venu en honneur à sa vie, à sa mort, et à l’amour que vous lui portez.
Les yeux d’Uwen étaient si pleins de douceur que Cecily s’avança vers lui, prit son visage dans ses mains et posa un baiser sur ses lèvres.
— Merci, murmura-t-elle. Seigneur Uwen des Îles, duc de Gard, voulez-vous me conduire à la terre ?
Souriant, il monta sur le rocher, enleva son tartan et l’étala sur la pierre froide. Cecily ôta lentement sa robe blanche, s’étendit sur le tartan d’Uwen, puis lui ouvrit le sien et, quand il se fut allongé sur elle, en referma les pans. Leurs corps glacés se rencontrèrent et ils frissonnèrent tous deux.
— Je ne sais pas exactement ce que nous devons faire, maintenant, murmura-t-elle.
— Ah, Cecily…, soupira-t-il. Moi, je le sais.
Il prit son menton en coupe et leva son visage vers le sien.
— Cecily de Mochmorna, reine de Brynhiver, vous êtes la plus belle des femmes.
Puis il l’embrassa. Il n’était pas Kian, ni Donnor, ni les autres avec qui elle avait badiné, autrefois, parmi les bruyères et le thym sauvage ; mais d’une certaine façon, il était tous ces hommes réunis — à la fois timide et audacieux, hésitant et expérimenté. Des bribes de mélodie montèrent de la vallée, leurs corps s’entrelacèrent, et leurs peaux se réchauffaient l’une à l’autre quand, soudain, Cecily eut l’impression qu’Uwen se transformait sous ses doigts. Ses épaules s’élargirent, son torse gonfla, ses muscles se tendirent, et un grand rire résonna comme un grondement de tonnerre. Cecily ouvrit les yeux et poussa un cri.
Ce n’était plus Uwen qu’elle tenait dans ses bras. A la lueur des étoiles, sa peau avait pris une teinte verte. Ses cheveux étaient entrelacés de feuilles, son visage taillé au burin. Il n’avait plus de cornes, mais Cecily le reconnut sans peine, car elle l’avait déjà rencontré : à Samhain, dans la grande salle du château de Gard, à la tête de la Chasse sauvage.
— Grand Herne…, dit-elle dans un souffle.
Elle se couvrit la bouche et se recroquevilla, mais le dieu lui prit l’autre main et la porta à ses lèvres.
— N’aie pas peur, Cecily, belle épouse de la terre.
Son sourire était doux, ses yeux chatoyants de reflets verts, et Cecily sentit sa peur disparaître.
— Je suis simplement venu t’apporter la réponse de la terre.
— Vous… vous me devez une faveur, balbutia Cecily.
Frissonnante, elle se blottit dans son tartan, enviant à Herne les ondes de chaleur qui émanaient de son corps.
— Certains diraient que ma présence ici est une faveur en soi, répliqua Herne avec un joyeux sourire. Mais ils auraient tort. Je suis obligé de vous donner moi-même la réponse de la terre. Alors, charmante Cecily…
Il posa un baiser sur chacun de ses doigts, et ce geste, qui était celui de Kian, serra le cœur de la duchesse.
— … demandez-moi ce que vous voudrez.
Cecily déglutit. Depuis sa première rencontre avec Herne, elle n’avait cessé de réfléchir à la promesse du dieu. Dès le début, elle avait pensé à une chose qu’elle devait absolument lui demander. Mais à présent, une seconde chose la préoccupait, au point d’occulter presque la première. Ne sachant laquelle choisir, elle décida de tenter sa chance.
— Je voudrais vous demander deux choses.
Rejetant sa tête en arrière, Herne éclata de rire.
— Une faveur, deux demandes ! La Grande Mère vous crée décidément toutes à son image… Parle, ma fille.
Cecily resserra son tartan sur son corps nu et leva la tête, évitant de poser son regard sur le phallus qui se dressait entre les cuisses de Herne.
— Je voudrais que vous libériez les âmes que vous avez emportées à Samhain. C'étaient des guerriers, tous. Ils méritent de festoyer dans les Terres d’Eté, pas de courir derrière la Chasse sauvage pour l’éternité.
Herne partit d’un nouveau rire qui fit trembler ses épaules, comme s’il s’agissait d’une merveilleuse plaisanterie.
— Ainsi, tu voudrais me reprendre la chose qui t’a valu ma faveur ? Quoi d’autre ?
Cecily détourna un instant le visage, écoutant les bribes de musique et de voix qui montaient de la foule lointaine.
— Il s’agit d’une jeune forgeronne, dont les parents ont été cruellement maltraités par les sylphes. Sans l’aide de cette fille, sans son savoir-faire, je ne serais pas reine — et Brynhiver n’existerait plus. Si cela est en votre pouvoir, seigneur Herne, je vous demande de rendre à ses parents les années qui leur restent à vivre. Depuis leur retour dans l’Ombre, ils dépérissent à vue d’œil ; Nessa pense qu’ils ne passeront pas Imbolc. Elle n’a jamais connu sa mère, et les sylphes ont dupé son père pour le convaincre d’abandonner sa femme en Faërie. Voilà les deux faveurs que je vous demande, Grand Herne, pour mon peuple.
— Et pour toi, tu ne demandes rien ?
Cecily releva ses yeux vers lui. Les paupières de Herne étaient baissées, et la moue renfrognée qui flottait sur ses lèvres éveilla la méfiance de la jeune femme.
— Que voulez-vous dire ?
— Tu m’as très bien compris. N’y a-t-il rien, ni personne, qui te manque ?
Herne se pencha vers elle, le visage sombre, des lueurs mauves et rouges tourbillonnant dans ses yeux.
Cecily pressentit qu’il s’agissait d’une épreuve, et, subitement, elle en comprit la nature. Son cœur martela violemment sa poitrine et elle fut prise de nausée. Le visage de Kian flotta devant ses yeux, et elle entendit sa voix de nouveau… Les guerriers naissent et meurent, avait-il dit, mais la terre est éternelle. Refoulant le flot de souvenirs qui déferlait en elle, la duchesse ouvrit les yeux.
— Je sais ce que vous attendez de moi, dit-elle.
— Vraiment ? demanda Herne, les yeux rouge sombre.
— Oui, je le sais.
Elle serra son tartan autour d’elle, comme s’il pouvait la protéger contre la tentation.
— Vous croyez que je vais vous demander de me rendre Kian.
Ses yeux se remplirent de larmes et une boule enfla dans sa gorge.
— Mais je ne le ferai pas. Je ne sais pas vraiment pourquoi ni comment, mais la mort de Kian m’a changée. C'est elle qui m’a fait comprendre pourquoi je devais monter sur le trône, qui m’a montré combien nos vies étaient négligeables pour Cadwyr. C'est elle qui m’a convaincue qu’il ne fallait surtout pas lui permettre de l’emporter. Sans sa mort, je ne l’aurais peut-être jamais compris. Et si vous changez le passé, cela changera peut-être aussi. En tant que reine, je ne peux pas prendre ce risque.
Elle s’essuya les yeux et redressa les épaules.
— Je sais que Kian festoie dans les Terres d’Eté, reprit-elle. Je sais qu’un jour, je l’y rejoindrai. Mais je sais aussi que, pour l’instant, je dois régner sur Brynhiver, et que rien — pas même le retour de celui que j’aime — ne doit mettre cela en péril.
Herne ne répondit pas. Pendant un moment, Cecily se demanda si elle avait échoué à l’épreuve. Mais enfin il s’inclina devant elle et dit :
— Je vois que vous n’êtes pas seulement belle, Cecily, mais que vous apprenez aussi à être sage. La Sorcière ne s’est pas trompée sur votre compte. Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais elle ne se trompe jamais. Vos deux vœux seront exaucés, et je vous accorde moi-même une faveur supplémentaire, car les faveurs arrivent toujours par trois. Belle et sage reine de Brynhiver, votre règne sera long et les terres de votre royaume fécondes.
Il lui tendit la main.
— Venez, laissez-moi vous donner la réponse de la terre.
Cecily glissa ses doigts froids et pâles dans son immense paume tannée, et Herne l’attira contre le creux de sa poitrine. C'était Herne, et c’était Uwen, et Kian aussi… et tous les hommes qui l’avaient un jour embrassée ou même regardée. Et cet être multiple connaissait tous les secrets de son corps, car il la touchait comme seuls l’avaient fait ses amants les plus attentifs. Il l’étendit sur le rocher et s’apprêta à la recouvrir de son corps, mais, la voyant se crisper au contact de la pierre, il s’y allongea lui-même et l’entraîna sur lui. Ses immenses mains couvertes de boucles brunes parcoururent son corps, puis Herne prit ses seins en coupe, et porta ses tétons, l’un après l’autre, jusqu’à ses lèvres, avec une infinie douceur, comme s’il les savait sensibles, gonflés par l’enfant à venir. Le corps de Cecily vibra et, malgré le vent froid, elle rejeta son tartan et baigna nue dans la lumière argentée des étoiles. Un éclair écarlate et brûlant jaillit du rocher, et le rouge et l’argent tourbillonnèrent et se mêlèrent en elle. Cecily posa les mains à plat sur le torse de Herne et le regarda droit dans les yeux. C'étaient les yeux d’Uwen : bruns, doux, humains ; et elle comprit que s’il était le Dieu, en cet instant, elle ne pouvait être que la Déesse.
Son phallus se glissa entre ses cuisses aussi facilement qu’une graine s’enfonce dans la terre. Le battement lointain des tambours se répercuta dans les veines de la jeune femme, et, soudain, le rocher ne lui parut plus froid et dur, mais aussi doux et tiède que la terre chauffée au soleil. La musique s’amplifia, et leurs deux corps se transformèrent au rythme des grandes pulsations qui montaient de la terre… Le sexe de Herne durcit et grandit encore en elle, et son propre corps se tendit en réponse, comme un fruit rouge et mûr prêt à éclater ; puis un frémissement monta du plus profond de son être et le plaisir fusa comme une lave dorée. Elle cambra les reins et posa une main sur le Rocher tandis qu’une nouvelle vague grossissait, montait en crête et se répandait en elle, faisait trembler la pierre et la terre tout autour. Sous elle, Uwen s’arc-bouta, poussa un cri, et Cecily sentit sa semence jaillir dans son ventre.
Elle s’effondra sur lui, haletante, mais une nouvelle onde la souleva brusquement, puis déferla sur la terre. Les pierres levées semblèrent vaciller tandis que cette vague souterraine roulait sous elles ; alors, devant les yeux ébahis de Cecily, les fagots recouverts de neige crépitèrent et s’embrasèrent dans un rugissement.
Les flammes s’élevèrent si haut qu’Uwen et elle furent entourés un instant d’un grand rempart de feu. De la vallée montèrent des cris de stupeur, puis des acclamations ; des cornes sonnèrent, les cornemuses attaquèrent un chant de victoire. Hors d’haleine, Cecily se blottit contre le torse soudain diminué d’Uwen et, peu à peu, revint à elle-même.
Etendu sur le dos, le regard perdu dans les étoiles, le chevalier haletait. Son visage était sillonné de sueur, ses cheveux hérissés de feuilles et de petites brindilles.
— Au nom du Grand Herne, souffla-t-il, je crois bien que la terre a dit oui.

Sous l’impact de la première onde, Nessa chancela et se rattrapa de justesse au bras de Molly. Les autres l’avaient sentie aussi, car tout autour d’elle, on vacillait, on tombait, on se raccrochait les uns aux autres. Quand la deuxième vague déferla, Nessa leva les yeux vers le sommet du mont : il y eut des crépitements, puis de grandes flammes jaillirent et explosèrent.
— Molly, s’écria-t-elle, regarde ! Le bûcher s’est allumé tout seul…
La foule poussait des cris de joie et de stupéfaction, les cornes chantèrent et les musiciens attaquèrent un air de victoire. Tous riaient et s’embrassaient ; Molly la serra dans ses bras presque au point de lui briser les os. Soudain, Nessa tendit le doigt vers l’horizon : comme une dernière vibration faisait trembler la terre, des feux s’embrasèrent sur toutes les collines à la ronde, de sorte que le tertre d’Ardagh se trouva au centre d’un anneau de lumière.
— Eh bien, ma fille, dit Molly en entourant Nessa du bras, me crois-tu, maintenant ?

Delphinea ouvrit les yeux et entendit un rossignol chanter. Elle se redressa sur un coude ; autour d’elle, Finuviel et quelque deux cents autres sylphes gisaient endormis au creux d’une vaste vallée. C'était le crépuscule : un mince croissant de lune se levait dans le ciel rose et mauve. L'herbe de la vallée était épaisse, douce, d’un vert très vif. De l’herbe de printemps, songea-t-elle. Il lui sembla entendre un cheval hennir, et elle leva les yeux. Au loin, sur les flancs des collines, des chevaux blancs gambadaient parmi des troupeaux de vaches aux oreilles rouges. Tout était paisible et silencieux.
La baguette de houx reposait sur ses genoux ; le bâton de chêne, sur ceux de Finuviel. Tu peux garder les deux sceptres, comme l’a fait Gloriana, murmura une petite voix en elle. Ou bien prendre Finuviel comme consort, et l’accepter tel qu’il est.
Delphinea se pencha sur lui et observa son visage endormi. Son crâne était tout à fait chauve, ses joues grêlées de cicatrices. Autour d’eux, les autres sylphes arboraient des cheveux de toutes les teintes imaginables : bleu, rose, mauve et même vert. Certains étaient demeurés tels qu’ils s’étaient endormis, avec des cornes, des becs ou des oreilles pointues. Ils étaient tous transformés. Tout était différent, à présent.
Un parfum de pommiers en fleur flotta dans la brise fraîche et printanière. La rosée commençait à tomber. Delphinea s’étendit au côté de Finuviel : dans la voûte indigo du ciel, les étoiles scintillaient d’une lueur argentée. C'était le visage de Finuviel qui lui était apparu en rêve, sa voix qui l’avait si longtemps hantée. Elle songea aux pauvres veaux et poulains empoisonnés ; elle ne les avait pas moins aimés lorsque la maladie les avait enlaidis. Du coin de l’œil, elle regarda les mains de Finuviel, qui reposaient gracieusement sur le bâton de chêne. Son corps était aussi beau et droit qu’avant ; seul son visage était transformé. Delphinea prit une profonde inspiration, se pencha sur le sylphe et posa un baiser sur la mince balafre qui avait pris la place de ses lèvres.

A son retour au château de Gard, Nessa s’aperçut que ni Dougal ni Essa ne l’y attendaient. Elle eut beau presser Mag de questions, l’herboriste se contenta de dire que ses parents avaient voulu revoir Killcairn avant de mourir, et qu’ils s’étaient mis en route dès le lendemain de la mi-hiver.
— Dans la neige et le froid ? s’écria Nessa. Dame herboriste, il fallait que vous soyez folle pour les laisser partir !
Mais Mag se taisait obstinément. Le mauvais temps, qui avait tardé à venir dans les semaines précédant le couronnement de Cecily, s’installa pour de bon, et près d’un mois s’écoula avant que Nessa pût partir à son tour. A la première belle journée, Molly et elle se mirent en route, car elles devaient faire le chemin ensemble jusqu’à Killcrag.
— Viens passer quelques jours avec moi, quand tu en auras envie, Nessa, dit Molly sur le seuil de sa petite maison.
Elle lui mit dans les bras un panier rempli de teintures et d’onguents.
— Ce n’est pas trop lourd, ma fille ?
— Non, répondit Nessa en souriant. Pas lourd du tout.
Elle leva les yeux vers le ciel radieux. Il faisait encore froid, mais le soleil brillait de toutes ses forces. Les jours rallongeaient : bientôt, le printemps serait là.
— Je verrai, Molly. Je ne sais pas combien de temps il leur reste. Papa ne s’est pas trop attardé en Faërie, mais il a été gravement blessé. Et maman… Bah ! Je suppose qu’après vingt ans dans l’Outremonde, cela pourrait être pire. Mais ils sont si diminués, Molly… J’ai l’impression de les voir disparaître à vue d’œil. J’essaie de me dire qu’ils vont partir ensemble dans les Terres d’Eté. Mais c’est si… si douloureux à voir. Dire que je viens à peine de les retrouver…
Sa voix s’érailla et ses yeux se remplirent de larmes.
— Je viendrai te rendre visite dans quelques jours, dit Molly en l’embrassant. Tu n’es pas seule, Nessa, ne l’oublie jamais. N’hésite pas à m’envoyer chercher, si tu as besoin de quoi que ce soit. Allez ! File, maintenant, avant que le soir tombe.
Nessa posa un dernier baiser sur la joue chaude et replète de la sorcière, puis, arrivée au bout du chemin, se retourna pour lui faire signe de la main. S'engageant sur la route qui longeait le lac, elle se rappela la dernière fois qu’elle avait pris ce chemin. Il faisait gris et lourd, ce jour-là, et sa route l’avait menée vers un village dévasté et jonché d’horreurs… Mais à présent, le ciel était clair et éclatant, et le paysage lui paraissait changé, presque rajeuni. Tout était neuf, propre et brillant. Serrant son bâton dans la main, Nessa partit sur la route en fredonnant.
Elle croisa des troupeaux d’oies gardés par des filles gloussantes, puis un jeune berger maussade qui menait ses moutons aux pâturages. Une douce brise soufflait et les ondes du lac étincelaient au soleil. Une reine a été appelée à la terre, et la terre l’a reconnue comme sienne ! La voix de l’archidruide résonna en elle.
Le soleil avait déjà tourné au coin, comme disait son père, quand elle arriva en vue de Killcairn. Dans les chemins du village, elle salua les rares personnes qu’elle reconnaissait. Tant de gens étaient morts… Des visages inconnus apparaissaient aux fenêtres ; sans doute des réfugiés venus s’installer là, ou des parents des disparus. Car Killcairn, le tout premier village attaqué par les gobelins, avait échappé à la fureur des hordes de Samhain, et ses maisons étaient à peu près en bon état.
En apparence, tout était redevenu comme avant, pensa Nessa en poussant la grille de la cour. De la fumée blanche s’échappait de la cheminée ; au loin, on entendait une femme chanter et des coups de marteau résonner. Nessa crut même sentir l’odeur du poulet rôti et du pain frais… puis elle se ressaisit. Tout cela était impossible. Quand elle l’avait quitté, son père ne tenait même plus sur ses jambes ; il ne pouvait en aucun cas se servir d’un marteau. Quant à sa mère, elle peinait à lever sa tête de l’oreiller.
Nessa remonta sa jupe d’une main et se pressa à travers la cour. Arrivée sur le seuil de l’atelier, elle s’arrêta net. Dougal se tenait devant la forge, vêtu de son tablier et de ses brassards de cuir. Un chiffon de lin entourait son front maculé de sueur et de suie. Quand il aperçut Nessa, il posa ses outils et lui fit un large sourire.
— Te voilà enfin, ma fille. Nous étions sûrs que tu t’étais perdue en route.
— Papa ? dit Nessa, éberluée.
Elle avança à pas circonspects dans la forge, puis se figea de nouveau en voyant Essa sortir de la cuisine, un tablier taché noué par-dessus sa tunique de laine grise. Elle s’essuya les mains et lui ouvrit les bras.
— Maman ? demanda Nessa.
— Nessa, ma chérie… Tu es là, enfin.
Essa la serra fermement contre elle, mais Nessa échappa à son étreinte et recula d’un pas.
Le changement était encore plus apparent chez sa mère que chez Dougal. Sa peau n’avait plus cette effrayante transparence : ses joues étaient pleines et roses. Des mèches de gris étaient apparues dans ses cheveux, de fines rides autour de ses yeux. Elle avait l’air… parfaitement normale. Comme si elle avait passé les vingt dernières années ici, plutôt que dans l’Outremonde.
— Maman ? répéta-t-elle. Est-ce vraiment toi ? Que… que s’est-il passé ?
— Ah, ma petite fille, nous t’avons fait un choc. Mais n’est-ce pas merveilleux ? C'est arrivé à la mi-hiver, juste après que les feux se furent allumés sur les monts sacrés. Ton père et moi, nous nous sommes endormis, et le lendemain matin… Eh bien, voilà ! Evidemment, je ne suis plus tout à fait aussi jeune qu’avant…
Avec un petit rire, elle se tapota le ventre en lançant un coup d’œil aguicheur à Dougal, lequel — à la complète stupéfaction de Nessa — lui répondit par un clin d’œil.
— C'est comme si nous avions retrouvé les années perdues, Nessa. Je ne peux rien t’expliquer de plus.
— Je suis tellement heureuse…, commença Nessa.
Sa voix s’érailla, et elle posa la main sur la joue de sa mère. Elle était chaude, charnue, humaine. Sa mère ressemblait à Molly, maintenant : elle avait la même douceur, la même solidité rassurante. Des larmes brûlèrent les yeux de Nessa, et elle posa sa tête sur l’épaule de sa mère. A cet instant, une silhouette élancée se découpa dans la porte de la cuisine, celle d’un homme vêtu d’un tablier de cuir semblable à celui de son père. Ses bras nus dépassant de ses manches retroussées paraissaient presque frêles, comparés à ceux du forgeron… C'était Artimour.
Nessa se redressa vivement, ouvrit la bouche et vacilla comme si elle avait reçu un coup de poing.
— Nessa ? Est-ce que tout va bien ?
Sa mère lui entoura les épaules pour la soutenir.
— Que fait-il ici ? dit la jeune fille. Artimour ? Au nom de la Sorcière, que fais-tu ici ?
Elle passa la main sous sa tunique et sortit la bague qui pendait à une cordelette de cuir autour de son cou.
— Es-tu venu reprendre ceci ?
Mais avant qu’Artimour ait pu dire un mot, Dougal s’interposa.
— Eh bien, Nessa, voilà ce qui s’est passé. Tu sais que nous avons besoin d’un gars à la forge. Tu es forte, pour une fille, mais tu restes quand même une fille. Et Artimour… Eh bien, il s’est proposé pour la place d’apprenti. A condition, bien sûr, que ça ne t’ennuie pas. Ta mère et moi sommes d’accord là-dessus.
Nessa laissa tomber son baluchon et tendit son panier à Essa.
— Il faut que je te parle, lança-t-elle à Artimour.
Sans attendre sa réponse, elle s’entoura de son tartan et pivota sur ses talons. Ses joues s’étaient embrasées, et le vent qui montait du lac lui parut soudain glacé. Elle partit à grands pas vers la plage, le seul endroit désert qui lui était venu à l’esprit.
— Nessa ?
Il n’avait même pas pris le temps d’enfiler une cape : ses bras nus étaient hérissés de chair de poule, et le vent fouettait ses longs cheveux noirs.
— Tu vas attraper la mort, si tu te promènes comme ça en plein hiver. Ne fait-il jamais froid, en Faërie ?
— Pas autant qu’ici.
Artimour croisa ses bras sur sa poitrine et frissonna.
— Ecoute, Nessa. Si tu veux que je parte, je le ferai. Mais quand je me suis réveillé, là-bas, j’ai regardé autour de moi et… c’était magnifique. L'herbe, le ciel, tout était redevenu comme avant. Même la pluie qui tombait était belle à voir. Mais je me suis aperçu que j’avais quelque chose entre les doigts…
Il fouilla sous sa chemise et, à l’ébahissement de Nessa, en sortit l’amulette d’argent qu’elle avait forgée en Faërie.
— Je la serrais dans ma main, mais elle ne me brûlait pas. Alors j’ai compris que j’avais changé, comme tous les autres sylphes. Seulement, il semble bien que je sois… que je sois devenu mortel.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Ils m’ont proposé de rester. Finuviel s’est confondu en excuses et en lamentations, m’a promis toutes les terres et tous les troupeaux que je désirerais. Mais je ne pensais qu’à une seule chose : être ici, avec toi.
— Je croyais que c’était une terrible erreur, ce qui s’est passé entre nous.
— Je suis désolé, Nessa. Tu m’as fait connaître des sentiments dont je ne soupçonnais pas l’existence. Te dire que je ne voulais plus de toi, cela a été la chose la plus difficile de mon existence. Mais j’avais vu ce qui était arrivé à tes parents, et je ne voulais pas que la même chose t’arrive. Et puis, tu es tellement entêtée… Quand tu as une idée en tête, il est impossible de te faire changer d’avis. Je savais que si tu te décidais à rester avec moi en Faërie, tu n’y renoncerais jamais. C'est pour cela que je t’ai blessée. J’en suis infiniment désolé. Mais si tu me permets de rester ici et d’apprendre ton métier, je te jure que je ne recommencerai jamais.
— Mais que va-t-il se passer si tu restes ? Te rends-tu compte de ce que j’éprouvais pour toi ? Toi aussi, tu m’as fait ressentir des choses que je ne connaissais pas. Ce n’était pas juste le désir d’une mortelle pour un sylphe… Je t’aimais ! J’ai fondu l’amulette de mon père, je t’ai forgé une épée…
Il s’avança d’un pas, les lèvres bleuies par le froid.
— Je sais, Nessa. Je m’en rends compte, maintenant, et j’en suis désolé. Mais je ne peux pas refaire le passé, et… Je ne suis pas doué, de toute évidence, pour les déclarations. Ce que j’essaie de te dire, c’est que je crois éprouver de l’amour pour toi — de l’amour mortel — et que j’aimerais rester ici, avec toi, et…
Nessa chancela en arrière, se couvrant la bouche, luttant pour retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.
« C'est maintenant qu’il m’annonce tout cela ! » pensa-t-elle, prête à lui ordonner de rentrer dans son monde et d’y rester pour l’éternité.
Oui, maintenant, dit une petite voix en elle, et son attention fut soudain happée par les reflets brillants qui dansaient à la surface de l’eau. Maintenant, quand le monde est jeune. Le parfum du thym à petites feuilles flotta jusqu’à ses narines. Veux-tu vraiment qu’il parte ? Un choix se présentait à elle, un choix important. Elle ne devait surtout pas se tromper.
— Je ne sais pas comment te le dire, Nessa, poursuivit Artimour, l’air profondément malheureux. Je ne sais pas comment t’expliquer que je t’aime et que je veux rester dans ce monde aussi longtemps que la Sorcière et toi me le permettrez…
— Tu me l’expliqueras plus tard, dit Nessa, soudain certaine de ce qu’elle voulait.
Rougissante, étourdie, prise d’une joie déraisonnable, elle lui ouvrit grand les bras. Devant elle, les derniers reflets du jour rebondissaient comme des poissons argentés sur les ondes du lac.
— Pour l’instant, montre-le-moi.