7.
Griffin ouvrit la bouche puis la referma sans rien dire. La route qui serpentait à travers la forêt avait subitement débouché sur un vaste pré, au fond duquel, perché sur un haut tertre, apparaissait un gigantesque amoncellement de granit gris : le château de Gard. De longs étendards noirs flottaient aux tourelles, claquant au vent comme des langues de serpent. Comme des queues de gobelin, pensa Griffin. Frémissant, il décrocha la flasque pendue à sa ceinture et, après avoir avalé une grande gorgée de potion, la remit en place d’un geste machinal. Sur le haut des remparts, au-delà des linceuls noirs drapés sur les mâchicoulis, on distinguait une ligne sombre et mouvante : c’était la foule des habitants qui se pressait sur les murs pour observer l’approche du convoi. L'espace d’un instant, Griffin se demanda quel accueil ces gens réserveraient à l’armée de Cadwyr.
Puis quelques notes de cornemuse résonnèrent à travers la vallée. Un frisson parcourut l’échine de Griffin tandis qu’il reconnaissait la traditionnelle complainte funèbre de la Maison de Gard. Ils savent, se dit-il. Ils savent que Donnor est mort. De nouveau, il faillit tendre la main vers sa flasque, mais, juste à temps, un nouvel éclair de chaleur parcourut ses veines et le rassura. Il agrippa les rênes et se concentra sur le grand cercueil qui contenait à présent la dépouille de l’ancien duc.
Cadwyr leva la main ; une série d’ordres aboyés ricochèrent à travers les rangs, et la caravane s’arrêta.
— J’avais pourtant défendu à quiconque d’apporter la nouvelle à Cecily, dit-il en se retournant vers son lieutenant.
Celui-ci, un homme grand et de forte carrure, comme Cadwyr, mais aussi brun que Donnor, haussa les épaules.
— Qu’est-ce que ça change ?
Echangeant un regard, les deux hommes éclatèrent de rire. Griffin frissonna encore ; cette fois-ci, il dut boire une gorgée de potion pour se calmer. Depuis qu’il avait vu Cadwyr assassiner de sang-froid les deux sylphes, il restait autant que possible à bonne distance du duc. Le contenu de la bourse qu’il portait autour du cou le préoccupait de plus en plus, mais il n’avait pas le cœur d’approcher Cadwyr pour essayer d’en savoir plus.
Les rangs désordonnés convergèrent en formation serrée ; les tambours se mirent à battre une marche funèbre. Bercé par le pas régulier de son cheval et le rythme monotone des tambours, Griffin s’assoupit à moitié, laissant sa tête retomber sur le côté. Par habitude, ses doigts se glissèrent vers la flasque et la portèrent à sa bouche ; comme il se redressait pour avaler une gorgée, un garde de la Compagnie de Cadwyr croisa son regard.
— Tu bois une sacrée quantité de gnôle, mon gars.
Griffin hocha la tête, gêné, et raccrocha la flasque à sa ceinture.
— C'est... euh… un remède spécial qu’une sorcière m’a donné… contre les morsures de gobelin.
— Vraiment ?
Le garde leva un sourcil, et Griffin vit qu’il n’était pas dupe.
— Quelle morsure ? Je croyais qu’on t’avait retrouvé sans la moindre éraflure.
— Oh, non…, dit Griffin en réfléchissant à toute vitesse. Ma tête…
Il se pencha pour lui montrer l’épaisse croûte de sang séché qu’il avait encore au sommet du crâne.
— Une canine s’est plantée dans ma tête quand il m’est tombé dessus.
— Je vois.
Mais au moment où Griffin se détendait de nouveau, le garde le relança.
— N’empêche que tu bois énormément, surtout pour ton âge.
Il se passa la langue sur les lèvres et Griffin comprit ce qu’il voulait. Le garde avait envie de goûter à la potion, lui aussi.
— Ah non ! dit-il. Il ne faut surtout pas que vous touchiez à cette…
Puis il s’interrompit, car le convoi était arrivé devant les murs extérieurs. Des linceuls noirs pendaient aux échafaudages que l’on avait montés pour réparer les immenses brèches dans les remparts. Des ordures et de grandes pierres de taille fêlées s’entassaient autour du château. Si cette forteresse massive avait subi des dégâts aussi lourds, dans quel état se trouvait le reste du pays ?
La herse en fer se leva dans un grincement terrible. Puis s’installa un silence aussi oppressant que les épais murs de pierre, un silence ponctué seulement par la plainte de la cornemuse, le bruit creux des sabots et le grincement des chariots. Pourtant, des centaines, peut-être même des milliers de visages renfrognés les observaient depuis les murs et les fenêtres. Griffin franchit l’entrée étroite derrière Cadwyr, lequel guida la procession à travers les cercles extérieurs, vers la grande cour centrale.
Au sommet des marches de l’entrée, des druides en robe blanche semblaient se consulter. A l’approche de Cadwyr, ils serrèrent les rangs derrière un chef à la mine sévère, qui agrippa sa canne et se redressa de toute sa taille. Sans descendre de cheval, Cadwyr avança jusqu’à la première marche : les druides reculèrent un peu.
— Où est Cecily ? lança-t-il sans préambule. Clouée au lit par le chagrin, j’imagine ?
De faibles rires s’élevèrent des rangs des soldats, mais les druides ne firent que se serrer davantage. Celui à qui Cadwyr s’était adressé tremblait perceptiblement.
— Elle n’est pas ici, seigneur.
Le silence tomba sur l’assistance. Cadwyr mit pied à terre, lança nonchalamment les rênes en direction d’un écuyer qui se précipita pour les attraper, et gravit l’escalier à grands pas. Sur la troisième marche, le regard à hauteur de celui de son interlocuteur, il s’arrêta.
— Que voulez-vous dire ?
— Il veut dire qu’elle est partie.
Celui qui avait laissé échapper la réponse ne paraissait pas beaucoup plus âgé que Griffin. Sa robe grisâtre était ourlée de rubans d’un bleu profond tels qu’en portaient les bardes. Le chef des druides foudroya le garçon du regard ; celui-ci fut aussitôt traîné en arrière et englouti par le reste du groupe.
— Partie, vraiment…
Cadwyr se caressa le menton et monta le reste des marches jusqu’à dominer de toute sa hauteur le groupe de druides.
— Et où a-t-elle bien pu aller ?
— Vers le Nord, souffla l’archidruide.
Griffin leva les yeux vers le haut du tertre. Entre les pierres levées, la silhouette du joueur de cornemuse se découpait comme un corbeau géant. Un souffle de vent embrumé de gouttes de pluie colla les cheveux de Griffin contre ses joues mouillées. Autour de lui, les visages dans la foule étaient sillonnés de larmes, ou bien figés par une émotion retenue. L'image de la tête décapitée du jeune Jemmy, ses yeux encore vivants et conscients, sa bouche distordue par un cri silencieux, resurgit de la mémoire de Griffin, et il déboucha rapidement la flasque. Près de lui, le garde curieux l’observait attentivement. Mais il n’avait pas le choix… La gorgée de potion apaisa aussitôt le torrent de souvenirs et de chagrin qui déferlait en lui. Une rafale de pluie lui fouetta le visage et le ramena définitivement au présent.
Les mâchoires serrées, le dos rigide, Cadwyr crispa les doigts autour de son épée et serra l’autre poing.
— Suivez-moi, lança-t-il en dépassant le druide.
La foule se fendit pour le laisser passer, et Griffin le suivit de loin. Il n’avait aucune idée de l’endroit où logerait Cadwyr dans ce château gigantesque, et il n’avait pas l’intention de perdre de vue sa précieuse potion. Le désir d’une nouvelle dose lui donnait mal à la tête ; la pluie glacée lui cinglait les oreilles. Vivement qu’il soit à l’abri de ce temps maussade, de cette atmosphère tendue et chargée d’émotions… Mais à cet instant, on sortit le cercueil du chariot pour le transporter dans la grande salle. La foule surgit en avant, barrant le chemin de Griffin. Il vit Cadwyr s’éloigner et disparaître, suivi par les druides ; on eût dit autant de lapins affolés se pressant derrière un chien de chasse. Les tambours reprirent le rythme du chant funèbre ; loin au-dessus d’eux, le joueur de cornemuse poussa une série de notes grêles et plaintives. Comme un seul homme, la foule se rua vers le cercueil de Donnor, emportant Griffin dans son sillage.
Laissant jaillir leur douleur, les habitants se mirent à pousser de profonds gémissements. A moitié piétiné, Griffin se redressa, écœuré par le bouquet d’odeurs qui émanait de la foule. Il fallait à tout prix qu’il échappe à cette marée humaine avant qu’elle ne l’engloutît. La main plaquée contre sa flasque, en proie au vertige et à une panique inexplicable, il se fraya un passage entre les pleureurs et passa la porte de l’antichambre au moment où un accès de folie prenait possession de la foule. Il appuya son visage brûlant contre le mur en pierre froid. Derrière lui, les sujets de Donnor manifestaient leur douleur par des cris rauques et des hurlements de cornemuse. Dans l’antichambre, éclairée par seulement quelques bougies, il faisait frais et sombre, mais de l’autre côté de la porte, les pleureurs se déchaînaient. Si Griffin ne se hâtait pas de trouver un refuge plus tranquille, quelqu’un allait le repérer et l’entraîner de nouveau dans le tumulte de la cérémonie funéraire.
Il s’engagea dans un couloir au hasard. Scrutant un embranchement sombre, il aperçut un escalier éclairé par de hautes torches. A travers le tissu de sa tunique, il serra la main autour de la bourse qui pendait à son cou. Le contact froid et gras du cuir lui faisait horreur. Soudain, il renifla, inclina la tête, renifla de nouveau… La potion ! C'était bien son parfum qui flottait dans l’air, frais et léger comme le premier soupçon du printemps dans le vent hivernal… Griffin se rua vers l’escalier, rassuré quant à la direction à prendre.
Du coin de l’œil, il crut apercevoir une forme en mouvement, mais quand il se retourna, il n’y avait personne. Il dégrafa sa flasque, prit une petite gorgée et la rattacha à sa ceinture. En posant le pied sur le dernier palier, il entendit la voix furieuse de Cadwyr s’élever au-dessus d’un chœur de plaintes et de lamentations. Suivant l’odeur de la potion, Griffin dépassa à pas de loup la première porte à gauche, par laquelle sortaient les éclats de voix. De l’autre côté du couloir, une porte était entrouverte : Griffin y passa la tête, huma l’air et entra. C'était une antichambre qui ouvrait sur une chambre à coucher de bonnes dimensions, sans doute celle de Cadwyr. Dans un cabinet de toilette attenant à l’antichambre, on avait rangé une barrique en chêne entourée de cerceaux de cuivre. La bouche de Griffin s’emplit de salive ; il déboucha sa flasque et avala une grande goulée de potion. Ce n’était pas prudent d’en boire de telles quantités, il le sentait ; mais l’éclair d’énergie qui parcourut aussitôt ses veines amena un sourire sur ses lèvres.
Malheureusement, l’odeur de la bourse en cuir qu’il portait sous sa chemise s’intensifia du même coup. Griffin inspira profondément et plissa le nez. Il fallait absolument qu’il se débarrasse de cet objet dégoûtant. Sur la pointe des pieds, il revint jusqu’à la porte et passa la tête dehors ; de l’autre côté du couloir, Cadwyr continuait à interroger les gardes. A cet instant même, la porte d’en face s’ouvrit et le jeune druide qu’il avait aperçu à son arrivée sortit lui aussi la tête dans le couloir. Griffin se réfugia précipitamment dans la chambre à coucher et referma la porte derrière lui.
Un léger bruit attira son attention ; il lui sembla voir un chat, ou peut-être un petit chien, se glisser sous le lit.
— Au nom de…, commença-t-il.
Puis il s’interrompit et s’épongea le front du bras. Cela lui apprendrait à boire d’aussi grandes goulées de potion ! Néanmoins, il se figea, et tendit l’oreille : pas un bruit. Son imagination lui jouait des tours. Il s’approcha de la fenêtre, ôta la cordelette de son cou et renversa le contenu de la bourse dans sa main. Pendant un moment interminable, il fixa, bouche bée, la flaque de lumière qui reposait au creux de sa paume. Puis la véritable nature de l’objet s’imposa à lui, et il referma le poing en jetant un regard affolé par-dessus son épaule. Lui, Griffin, tenait dans sa main la Résille d’argent ! La Résille de Bran Brunebarbe !
Quoi qu’il en fût, cette atroce bourse en peau humaine devait disparaître. La Résille serrée dans le poing, il ouvrit l’une des malles de Cadwyr, farfouilla parmi les chemises et le linge, et trouva enfin un grand mouchoir en lin blanc. A cet instant, un bruit derrière lui le fit sursauter ; il en lâcha presque la Résille. Un être qui ressemblait à un grand chat surgit de l’ombre et se rua sur lui. D’instinct, Griffin esquiva : la créature avisa la bourse, bondit sur elle et détala à toutes jambes, le laissant sans voix. La porte se rouvrit avec un claquement et Cadwyr fit son entrée, suivi d’une dizaine de druides.
Il traîna Griffin et le secoua.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Griffin hocha la tête de gauche à droite, incapable d’articuler un mot.
Cadwyr le lâcha, et Griffin alla s’écraser lourdement sur le sol.
— Où est la bourse ?
Au ton de Cadwyr, Griffin comprit qu’il serait dangereux de lever les yeux. Mais il n’eut pas le choix : le duc le souleva par le col et le cogna si violemment contre le mur que les mâchoires du garçon s’entrechoquèrent. Les druides se jetèrent sur Cadwyr pour le maîtriser, et Griffin se recroquevilla misérablement.
— Où est-elle ? Qu’en as-tu fait ? Parle, pauvre idiot !
Griffin trouva le courage de lever les yeux et de tendre un doigt tremblant vers la porte.
— Une… une bête l’a prise… et elle a disparu.
— Une bête ?
Tel un étalon irrité par des mouches sur ses épaules, Cadwyr repoussa violemment les druides qui s’accrochaient à lui.
— Quel genre de bête ?
— Petite. Pas plus haute que ça. Avec une queue, des gros yeux, des griffes et de longues dents.
— Un chat ? Tu essaies de me dire qu’un chat a volé ma bourse ?
Cadwyr se précipita sur Griffin, mais celui-ci lui échappa et se réfugia, tremblant, derrière un druide. Il avait terriblement envie de boire une gorgée de sa flasque, mais devant la fureur de Cadwyr, il n’osait pas faire un geste.
— Ce n’était pas un chat, gémit-il. Bien sûr que non ! Moi aussi, je l’ai cru, au début, mais…
— Un lutin, peut-être ! intervint le jeune druide que Griffin avait déjà remarqué. Maître Kestrel ! La description correspond bien, n’est-ce pas ?
— Les lutins n’existent pas ! grogna l’archidruide.
Celui-ci avait de nouveau agrippé la manche de Cadwyr. D’un grand coup de bras, le duc écarta les druides qui l’entouraient et ramassa Griffin par le col.
— Un lutin ? Un lutin est entré ici et a pris la bourse ? Par où est-il parti ?
Terrifié, Griffin hocha la tête et tendit le doigt sans prononcer un mot.
— Amenez-moi le sylphe, et tout de suite. La Sorcière sait qu’il doit être bien rôti, à présent, et d’humeur coopérative. Peut-être qu’il pourra me dire pourquoi un lutin voudrait de la Résille. Et s’il ne le sait pas…
Il jeta Griffin à terre, l’enjamba et s’éloigna. Mais l’un des chevaliers de sa compagnie s’arrêta devant le corps inerte de l’apprenti et le poussa du bout du pied.
— Celui-ci, que faut-il en faire ?
— Jetez-le au cachot.
Cadwyr eut un rire mauvais avant de repartir d’un pas nonchalant. Le chevalier lui emboîta le pas en traînant derrière lui Griffin, encore à moitié pétrifié. Il était soulagé d’être débarrassé de cette maudite bourse — le contact du cuir sur sa peau et la puanteur qui s’en dégageait lui étaient devenus insupportables —, mais à présent, il se sentait sur le point de défaillir ou même de vomir. Luttant contre la nausée, il appela Cadwyr d’une voix rauque.
— Ecoutez, seigneur duc… ce n’est que la bourse qui a disparu. J’ai la… la chose ici, dans la main, regardez !
Puis il s’évanouit, au moment où Cadwyr se retournait et le soulevait dans ses bras avec un rire triomphant.

— Qu’est-ce que vous me racontez, Artimour ? Des gobelins auraient envahi le palais ? La frontière n’a même pas été forcée… Rien n’indique que…
Le commandant de la Troisième Compagnie des gardes royaux n’essayait pas de dissimuler le mépris et la défiance qu’il éprouvait envers Artimour et ses vêtements de mortel. Il s’appelait Gilleas, se souvint Artimour, et avec ce prénom resurgit un souvenir qui le piquait encore au vif…
« Je prends le mortel, avait dit Gilleas ; il paraît qu’il confond la rapière et la dague avec le couteau et la fourchette. »
Ils s’étaient cordialement haïs dès leur première rencontre, mais leurs chemins ne s’étaient plus croisés depuis bien longtemps.
— Nous devrions peut-être l’arrêter, lui aussi, dit le lieutenant de Gilleas, placé à sa gauche.
A la droite du capitaine, un sergent fixait sur Artimour un regard soupçonneux.
— Nous sommes à des lieues de la frontière… et regardez un peu cet accoutrement. Peut-être qu’il a trempé dans… dans vous savez quoi.
— De quoi parlez-vous ? demanda Artimour. Avez-vous écouté un seul mot de ce que je viens de vous dire ? Un carrosse rempli de courtisanes arrive pour ramener Guinevère. Vous n’avez pas le temps de rester ici à discuter. Vous devez retourner au palais de toute urgence.
Mais Gilleas se contenta de faire quelques pas en se caressant le menton d’un air absorbé.
— Si vous ne me croyez pas, poursuivit Artimour, demandez à dame Amadahlia et aux autres. Vous ne tarderez pas à les rencontrer sur la route. Et maintenant, si vous le permettez, j’aimerais voir ma sœur avant de partir.
— Où comptez-vous aller, au juste ?
— Je vais retrouver ma garnison, évidemment !
Artimour écarta les mains, désarçonné par l’hostilité manifeste du capitaine à son égard.
— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il. Sont-ce mes vêtements qui vous gênent ? Oui, ce sont des vêtements de mortel, mais je n’ai pas le temps de vous expliquer maintenant… Plus tard, quand les gobelins…
Derrière lui, le portail grinça. Artimour se retourna : des soldats entrèrent, les bras pleins d’armes, d’armures et de harnais, qu’ils rangèrent en piles ordonnées. Promenant son regard sur la cour à arcades de la Maison des Arbres, Artimour aperçut de nombreuses autres piles de matériel et de ravitaillement.
— Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que vous vous préparez à un siège ?
— Une question intéressante, étant donné les circonstances, dit Gilleas en croisant les bras sur sa poitrine.
— De quelles circonstances parlez-vous ? Nous n’avons pas le temps de jouer aux devinettes, Gilleas. La Faërie est en train de mourir. Ne l’avez-vous pas compris ?
— Que faites-vous ici, Artimour ? Redites-moi comment vous avez appris que le palais avait été attaqué.
— Sur la route, j’ai croisé un carrosse plein de dames de la cour. Elles m’ont dit que les gobelins avaient envahi le palais, et m’ont demandé de partir devant elles pour vous donner l’ordre de rentrer immédiatement. Ensuite, je vais retourner à l’avant-poste, en espérant y trouver les renforts.
— Les renforts, dites-vous. Parlez-vous de l’armée qui a quitté le palais avant Samhain ?
— Evidemment !
— Cette armée, nous l’avons trouvée massacrée dans la forêt, prince Artimour. Les cinq cents soldats ont tous péri.
Artimour entendit les mots que venait de prononcer le capitaine, mais, pendant un instant, il fut incapable d’en comprendre le sens. Il se secoua, releva les yeux, contempla les sylphes qui se pressaient maintenant autour de lui, leurs beaux visages empreints d’une profonde méfiance. Il se rappela les traces de sabots au bord du fleuve… et remarqua enfin la bannière mauve qui, enroulée autour de son mât doré, était appuyée contre un arbre.
— L'armée a été massacrée ? Ils sont tous morts ?
— Tous, sauf les treize soldats que Finuviel avait affectés à la protection de sa mère.
— Et Finuviel ?
— Excellente question, dit Gilleas. Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Le cercle se resserra autour d’Artimour. Il m’accuse d’avoir assassiné Finuviel, comprit-il, et il redressa les épaules.
— La dernière fois que j’ai vu Finuviel, il a tenté de me tuer avec cette arme.
Il sortit le poignard de sa gaine et le brandit devant les gardes, éprouvant une satisfaction un peu amère quand les soldats reculèrent avec des sifflements de chat et des cris étouffés. D’un geste, il ouvrit sa tunique et arracha son pansement, dévoilant la longue cicatrice mauve au-dessus de son cœur.
— Vous voyez ? Finuviel m’a poignardé avec cette arme en argent, puis il m’a jeté dans le fleuve pour que j’y meure. Par hasard, j’ai échoué dans l’Ombre. Là-bas, des humains m’ont recueilli et m’ont sauvé la vie. C'est pour cela que je porte ces vêtements.
Il rengaina son épée.
— A présent, vous m’avez fait perdre assez de temps, je crois.
— Peut-être, peut-être pas…, répondit Gilleas. Si Finuviel vous a blessé avec cette arme, comment se fait-il que vous la portiez sur vous ?
— Je l’ai trouvée dans un arbre.
Artimour avança d’un pas ; à cet instant, deux gardes lui coincèrent les bras derrière le dos.
— Au nom de la Sorcière, Gilleas, que croyez-vous faire ? Voulez-vous que je vous montre l’arbre où je l’ai trouvée ? Il n’est pas difficile à reconnaître, il sent la pourriture à cent pas.
Artimour se débattit, mais les deux gardes le tenaient fermement.
— Il pue le mortel à plein nez, dit l’un d’entre eux.
— Gilleas, je vous préviens…
— Je veux des réponses, et je les veux maintenant, l’interrompit le capitaine. Qu’on l’amène à l’étage. Guinevère a beau être folle de douleur, je veux tirer cette affaire au clair sans attendre.
— Quelle affaire ? marmonna Artimour en se débattant.
Les gardes le traînèrent vers l’escalier à l’intérieur de la maison.
— Celle que vous appelez votre sœur semble croire que Finuviel est mort, lui aussi, avec le reste de l’armée. En tout cas, c’est le prétexte qu’elle a donné pour nous faire fouiller la forêt de fond en comble…
— Pour trouver quoi ?
— Le corps de Finuviel, évidemment. N’êtes-vous pas curieux de savoir comment l’armée a été massacrée ?
Gilleas fit volte-face et les gardes contraignirent Artimour à s’arrêter.
— Qu’attendez-vous pour me le dire ?
— Ils ont été tués par des armes mortelles. Du moins, des armes plaquées d’argent. Cela, nous en sommes certains.
— Des armes comme celle que vous portez, dit le lieutenant.
— Finuviel a essayé de me tuer ! hurla Artimour. Ce n’est pas moi que vous devez arrêter, mais lui ! C'est lui qui est de mèche avec les mortels… Comment croyez-vous qu’il s’est procuré ce poignard ?
— Il est tout de même étrange que vous soyez en sa possession.
— Je vous ai expliqué comment je l’avais retrouvé…
— Dans un arbre ? Vous vous attendez à ce que je croie cette histoire invraisemblable ? Comme celle du carrosse doré rempli de sylphes-truies…
Au fond de la cour, des cris résonnèrent. Gilleas s’interrompit et fronça les sourcils ; le portail s’ouvrit en grand pour laisser passer le carrosse qu’Artimour avait croisé sur la route. Des gardes s’avancèrent pour attraper la bride des chevaux. Déchaînés, la bouche mousseuse d’écume, les trois animaux cabriolèrent, hennirent et secouèrent leurs crinières avant de se calmer.
Gilleas écarta Artimour et se précipita vers le carrosse. Le cocher semblait avoir disparu.
— Par la Sorcière…, commença-t-il.
Un corbeau s’envola du carrosse en poussant des croassements irrités. Il décrivit un large cercle autour de la cour, se posa sur la branche d’un arbre et cria trois fois. Puis sortirent à leur tour une truie et une vache qui clignèrent des paupières, éblouies et confuses.
— Amadahlia ! chuchota Artimour. C'est vous ?
Le corbeau poussa un petit cri excédé qui souleva le cœur d’Artimour.
— Il faut que nous retournions au palais de toute urgence ! dit-il au corbeau. Allez chercher Guinevère : il faut qu’elle explique à ces gardes bornés qu’il se passe quelque chose de terrible…
— Quelque chose de terrible s’est déjà produit, dit une voix douce.
Comme un seul homme, l’assistance se retourna : tout en haut de l’escalier, Guinevère s’appuyait contre la balustrade dorée.
— Et cela ne va faire qu’empirer. Capitaine, il faut que vous retourniez au palais. Je suis prête à vous accompagner, si tel est votre souhait.
Guinevère était entourée d’un halo de lumière éblouissant. A ses côtés, légèrement en retrait, deux silhouettes se découpaient à contre-jour ; Artimour plissa les yeux pour distinguer les personnes qui soutenaient sa sœur.
— Guinevère ? demanda-t-il. Qui est avec vous ? Est-ce Finuviel ?
— Oh, non… Si Finuviel était avec moi, nous n’en serions pas là.
Agrippant la rampe à deux mains, le dos voûté et déformé, elle descendit lentement l’escalier. Elle avait perdu ses ailes, remarqua Artimour, et, dans son visage aux traits tirés par la douleur, ses yeux verts paraissaient énormes. Quand elle posa le pied sur la dernière marche, les deux personnes qui l’accompagnaient sortirent enfin de l’ombre. Artimour eut un hoquet de surprise.
A la gauche de Guinevère se tenait une femme inconnue, mince comme un roseau, vêtue d’une robe brune à reflets dorés. De l’autre, un grand mortel se déplaçait lentement, avec précaution, comme si le moindre mouvement lui était douloureux. Son visage pâle et hérissé de barbe détonnait curieusement avec son peignoir de soie verte, fermé par une ceinture écarlate. La splendeur de sa tenue ne faisait qu’accentuer sa mauvaise mine. Cependant, Artimour n’avait aucun doute quant à son identité. Ces yeux noirs dans leurs orbites profondes, cette bouche blême et pourtant déterminée, ces sourcils fièrement arqués ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne.
— Par les cornes de Herne, murmura-t-il. Vous êtes Dougal, le forgeron de Killcairn.

Ce fut le parfum de vin de pomme qui décida Delphinea à pénétrer dans le palais de pierre grise qui s’élevait devant elle. Portée par le vent, une trace odorante presque imperceptible lui chatouilla les narines au moment où elle se réfugiait dans les ombres noires jetées par les murs immenses. Elle huma l’air, puis, dans la lumière grisâtre qui précède l’aube, se glissa dans le château sous le nez des gardes somnolents, affalés sur leurs armes. En apercevant de loin cet édifice immense, elle avait d’abord eu l’impression de s’être tout à fait égarée, mais le parfum du vin des sylphes lui redonnait une lueur d’espoir.
Les mortels — hommes, femmes, et même enfants — dormaient à même le sol, entassés sous des couvertures, des châles et des capes de toutes les couleurs. Comme les chiens qui se prélassaient autour d’eux, ces gens paraissaient s’être endormis sur place, la veille au soir. Tout semblait confirmer les rumeurs les plus folles qui circulaient en Faërie sur la façon dont vivaient les mortels. Les pièces du château étaient remplies jusqu’au plafond, non seulement de gens, mais aussi de tout le matériel apparemment nécessaire à leur survie. Par les portes entrouvertes de la grande salle, Delphinea aperçut de hautes piles de barriques et, abandonnées dans les cheminées, des carcasses à moitié mangées de chevreuils et de bœufs. L'air était lourd de graisse froide, de sueur et de laine mouillée.
Malgré tout, Delphinea ressentait l’attrait mystérieux des humains : passant d’ombre en ombre, elle apercevait, aux endroits où la chair des mortels était exposée, de minuscules explosions d’étincelles colorées. Elle se mordit la lèvre et tenta de se concentrer sur l’odeur du vin sylphe.
« Rappelle-toi l’effet qu’ils ont sur nous », se dit-elle. Les mises en garde de Guinevère, réitérées par Gloriana, résonnèrent dans sa tête. « Ne les regarde pas. Concentre-toi sur l’odeur. »
En silence, elle traversa des couloirs sombres, se glissa sous le nez de trois filles de cuisine qui bâillaient en poussant leurs balais. Par chance, les paniers, les barriques et les paquets partout entassés jetaient de grandes ombres qui facilitaient le passage. Les murs étaient encombrés d’armes, et des outils pendaient de toutes les poutres.
Une odeur de mort et de putréfaction flottait dans l’air. Tirant les pans de sa cape autour de son visage, Delphinea renifla, cherchant le parfum du vin sylphe. Autant tenter de retrouver un écheveau de soie dans une mare de boue ! Finalement, elle perçut des effluves qui semblaient provenir des étages supérieurs. Evitant les zones de lumière grandissantes, elle avança en regardant autour d’elle, fascinée. Sur les grossiers murs de pierre, des torches éteintes, certaines fumant encore, pendaient de supports en fer forgé. Une odeur de feu de bois flottait dans l’air, mêlée à celle du gruau d’avoine : le château allait bientôt s’éveiller. Delphinea pressa le pas, manquant heurter de plein fouet un jeune garçon qui sortait des cuisines en marmonnant, les yeux mi-clos. Elle bondit en arrière et se plaqua contre un mur ; mais le garçon se contenta de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule avant de poursuivre son chemin en secouant la tête.
De nouveau, elle huma l’air. Devant elle, un grand escalier en pierre menait aux étages supérieurs ; ici, le parfum du vin sylphe s’intensifiait. Rassemblant ses jupes, elle jeta un coup d’œil à gauche et à droite puis s’élança dans l’escalier. Elle monta deux étages et parvint à un petit couloir, sur lequel donnaient quatre portes, deux de chaque côté.
Une torche solitaire rougeoyait au fond du couloir. Delphinea s’arrêta un instant et tendit l’oreille. Aux étages inférieurs, on commençait à s’agiter : soudain, un rayon de soleil frôla les pieds de la jeune sylphe.
Delphinea avança à pas furtifs et colla son oreille à la première porte à droite. N’entendant rien, elle la poussa lentement. La porte s’ouvrit avec un petit grincement pour révéler une pièce vide, à l’exception d’une longue table entourée de bancs de bois. Delphinea laissa la porte se refermer avec un cliquetis, et se glissa vers celle d’en face. Percevant des ronflements sonores, elle repartit sur la pointe des pieds vers la troisième porte. Là, elle inspira profondément : une forte bouffée d’alcool, aussi enivrante qu’une gorgée de vin, remplit son nez. Avec douceur, elle souleva le loquet et entrebâilla la porte.
La barrique se trouvait juste en face de la porte, sous une haute fenêtre aménagée dans les murs gris et nus. Ce devait être un cabinet de toilette, car de grandes malles de vêtements étaient posées autour de la barrique. Passant la tête à l’intérieur de la pièce, Delphinea aperçut une paillasse posée à même le sol, sur laquelle était recroquevillée une silhouette masculine. L'être portait une chemise blanche crasseuse et un pantalon noir trop ample. Entre ses jambes, une flasque scintillait dans la pénombre. Delphinea réprima un petit cri. Ce ne pouvait être que Finuviel ! Mais son visage ne ressemblait en rien à celui de ses rêves. Sa peau tannée pendait lâchement sous ses pommettes et ses cheveux sombres collaient à son crâne, lequel semblait bien trop grand par rapport au reste de son corps. Il releva la tête ; la gorge de Delphinea se noua.
Le garçon la regarda droit dans les yeux.
— Au nom du Grand Herne, dit-il, qui êtes-vous ? Delphinea se figea. Comment cet étrange garçon pouvait-il la voir dans sa cape d’ombre ?
— Et vous, qui êtes-vous, pour percer les sortilèges des sylphes ?
Elle jeta un coup d’œil circonspect à la pièce. Personne d’autre ne s’y trouvait. Elle s’aperçut alors que le mortel était attaché au mur par une lourde chaîne fixée autour de sa taille.
— Pourquoi êtes-vous enchaîné ?
— J’ai mis le duc en rogne. Il a voulu me donner une leçon, voilà tout.
Le garçon déboucha sa flasque et l’odeur du vin sylphe envahit l’air. Portant le goulot à sa bouche, il avala une petite gorgée et reboucha la flasque d’un geste machinal qui éveilla la curiosité de Delphinea.
— N’empêche, j’aimerais bien savoir qui vous êtes et ce que vous faites ici, reprit le mortel.
« Moi aussi, il y a beaucoup de choses que j’aimerais savoir », pensa Delphinea. Mais elle réprima la foule de questions qui se bousculaient en elle.
— Je suis à la recherche de Finuviel, prince des sylphes. Savez-vous où il est ?
Le garçon détourna les yeux et prit un petit air malin.
— Je sais où il sera bientôt, répondit-il.
Puis il lui tendit la flasque.
— Vous en voulez un peu ?
Delphinea s’avança prudemment. De fait, elle avait terriblement envie d’une gorgée de vin, mais elle hésitait à boire en compagnie de ce garçon inquiétant.
— Je m’appelle Delphinea. Si vous pouviez me dire où se trouve Finuviel…
— Je vous l’ai déjà dit. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement où il sera bientôt.
De nouveau, il avala une gorgée de liquide ; l’arôme qui se dégagea de la flasque atteignit Delphinea comme un coup de poing.
— Très bientôt, reprit-il. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas une petite gorgée de potion ?
— Vous ne devriez pas en boire autant, murmura-t-elle.
Les sylphes eux-mêmes usaient du vin de pomme avec la plus grande prudence. Distillée seulement entre Beltane et la mi-été, cette liqueur incendiait le corps d’une énergie puissante et dangereuse. C'était sans doute parce qu’il en buvait que ce garçon pouvait la voir, et qu’il n’étincelait pas comme les autres humains. Mais elle n’avait pas le temps de s’attarder sur ce problème.
— Où sera-t-il, alors ? demanda-t-elle.
Le garçon lui tendit la flasque dans un bruit de chaînes.
— Allez, ne faites pas de manières…
— Non… non merci, bégaya Delphinea. Je veux seulement trouver Finuviel.
— Alors, vous n’avez plus qu’à l’attendre. Mais si j’étais vous, je n’attendrais pas ici.
Il hocha la tête en direction d’une porte sur le côté. Delphinea suivit son regard.
— Qui se trouve dans cette chambre ?
— Le duc, évidemment. Je crois qu’il vaut mieux qu’il ne sache pas que vous êtes ici.
— Pourquoi ?
Mais le garçon n’eut pas le temps de s’expliquer davantage, car la porte s’ouvrit avec un claquement, et un grand mortel, le torse nu et les cheveux ébouriffés, se découpa sur le seuil. Des étincelles de lumière rouge et orange crépitaient autour de son corps en un éblouissant feu d’artifice. Ne sous-estime pas l’effet des mortels, dit une voix en Delphinea ; mais entre l’arôme puissant du vin de pomme et l’aura scintillante qui entourait cet homme, elle avait toutes les peines du monde à se rappeler son propre prénom et la raison de sa présence ici.
— Eh bien, Griffin, qu’avons-nous là ?
La voix du mortel était râpeuse comme des grains de sable. Les éclats de lumière tournoyaient en changeant de couleur, formant des motifs aussi complexes qu’éphémères. Delphinea porta la main à son front.
— Elle cherche Finuviel, dit le garçon en levant la flasque vers sa bouche.
« Ce garçon s’appelle Griffin », pensa Delphinea, qui luttait vainement pour reprendre prise sur la réalité.
— Vraiment ?
Le grand mortel sourit et s’inclina, puis s’avança et frôla la joue de Delphinea de sa main. La jeune sylphe eut un brusque mouvement de recul.
— Alors elle a frappé à la bonne porte. Viens, petite sylphe, n’aie pas peur. Je ne te ferai pas de mal. Personne ne te fera de mal, ici.
De sa place sur le lit, le garçon poussa un caquètement sinistre. Delphinea lui jeta un coup d’œil, puis tourna son regard vers ce mortel à la chevelure dorée qui la dominait de toute sa hauteur.
— Etes-vous le duc de Gard ? articula-t-elle.
Cette question le fit sourire.
— Dis-lui, Griffin, si je suis le duc de Gard.
— Eh bien… vous le serez dans peu de temps, Votre Grâce.
Etait-ce la peur qui faisait trembler la voix du garçon ? Delphinea lui jeta un regard oblique, mais il reprenait déjà une nouvelle gorgée de vin, les yeux fermés.
« Décidément, il en boit vraiment trop », se dit-elle. L'espace d’un instant, elle entrevit qu’on l’encourageait à s’y accoutumer pour une raison qui lui échappait… puis un éclair doré ourlé d’étincelles vertes explosa devant ses yeux. Le grand mortel lui prit la main et la porta à ses lèvres.
— Un garçon très prometteur, dit-il.
Il rejeta ses cheveux en arrière et sourit de toutes ses dents.
— Je m’appelle Cadwyr et je suis honoré de faire votre connaissance, demoiselle sylphe. Votre prince sera ici sous peu — au plus tard demain. Je suis certain qu’il sera ravi de vous retrouver.
Le garçon avala une longue gorgée et acquiesça précipitamment.
D’un coup, la pièce parut extrêmement petite et chaude. Le parfum du vin de pomme rendait l’air irrespirable. Les étincelles qui fusaient autour de Cadwyr faisaient tourner la tête de Delphinea. Elle cligna des yeux et enfonça ses ongles dans ses paumes pour tenter de retrouver ses esprits. Tout cela était si étrange — cette petite pièce grise et sinistre, ce garçon enchaîné et le duc lui-même, avec ses dents blanches et ses lèvres rouges… Curieux, tout de même, que les mortels aient les lèvres aussi rouges… Et ses yeux étaient bleus. Comme moi ! se dit Delphinea. C'était la première fois de sa vie qu’elle voyait des yeux de la même couleur que les siens. Elle vacilla vers le duc, envoûtée par les reflets verts, dorés et même orange qui chatoyaient autour de sa pupille sombre.
— Je suis venue ramener Finuviel en Faërie, déclara-t-elle maladroitement.
Une langueur avait envahi son esprit et l’empêchait de réfléchir, mais son cœur battait à tout rompre.
— Bien sûr, dit Cadwyr en lui caressant la joue d’un seul doigt. C'est une excellente idée. Bientôt, nous rentrerons tous ensemble en Faërie. Très bientôt.