— Je crois que nous avons assez de preuves pour
dire avec certitude que Cadwyr compte s’emparer du trône, lança
Mungo d’une voix belliqueuse. Les mercenaires aquiléens, vous ne
croyez tout de même pas qu’il les a invités pour l’enterrement de
son oncle ?
— Ce n’est pas si simple ! déclara Tuirnach.
Toutes ces histoires au sujet de son alliance avec les sylphes ne
sont que des rumeurs. Aucun d’entre nous n’était à Ardagh pour
savoir ce qui s’y est passé…
— N’est-il pas bizarre, d’ailleurs, qu’aucune
nouvelle de la bataille ne nous soit parvenue ? demanda
Cecily.
Installée au bout de la grande table, la duchesse
jeta un regard autour d’elle. Depuis quelques jours, les nobles et
les chefs guerriers ne tenaient plus en place. Des disputes
éclataient sans cesse entre les clans rivaux. Si elle ne parvenait
pas rapidement à unir ces rustres querelleurs, ils allaient
s’entretuer.
— Peut-être qu’il a fait venir les mercenaires
pour nous défendre contre la Hombrie, avança quelqu’un.
— On ne sait même pas combien ils sont, protesta
Tuirnach.
— Quelle importance ? dit Uwen. Qu’ils soient cinq
mille ou le double, ça ne change rien au problème.
— Cadwyr ne les a fait venir du sud qu’après avoir
pris Ardagh, dit Cecily. Pourquoi voudrait-il les nourrir tout
l’hiver ? Après tout, nous n’avons rien à craindre de la Hombrie
avant le printemps.
— Il compte peut-être les
utiliser contre les gobelins. Nous avons tous subi de terribles
pertes. Cadwyr ne veut sans doute que nous défendre…
— Comme il l’a fait en confisquant nos forgerons !
dit une voix plaintive. C'était sans doute pour nous défendre, ça
aussi ?
Le gouverneur du fort se rassit avec un air
satisfait.
— Autant demander à un renard de venir garder le
poulailler, dit Cecily. Vous savez bien que l’Aquilée a toujours
convoité nos terres…
— Pour moi, c’est tout simple.
Une grande femme aux tresses crépues et au visage
constellé de taches de rousseur écarta les hommes autour d’elle
pour se frayer un chemin jusqu’à l’estrade. Son armure en cuir
était maculée de taches, son tartan élimé, et une forte odeur de
poisson flottait autour d’elle. Cecily reconnut une cousine
éloignée d’Uwen, originaire des Îles Lointaines.
— Il a hissé son étendard sur Ardagh. Il a ouvert
les portes de notre royaume à une armée étrangère. Voulons-nous de
lui comme roi ? Pour moi, c’est la seule question qui se pose. Le
reste suivra tout naturellement.
— Durlagh, votre langue est aussi affûtée que
votre épée, murmura Uwen en levant sa coupe vers elle.
Cecily rejeta son tartan sur son épaule et tenta
de réprimer sa nervosité.
— Vous avez raison, dame Durlagh, dit-elle. C'est
aussi simple que cela.
Kian et ses éclaireurs avaient à peine disparu à
l’horizon que se posait déjà la question de la succession au trône.
Cecily avait espéré qu’au moment du vote, Kian serait à son côté,
grand, fort et silencieux. Elle avait espéré que les guerriers
verraient en lui un lien évident avec Donnor, un chef tout trouvé
pour les mener à la bataille contre Cadwyr… Elle laissa vaguer son
regard sur les hommes assis autour de la table, s’arrêtant quelques
instants sur chacun d’entre eux.
— Attendez un peu, l’interrompit Tuirnach. Je ne
me rappelle pas avoir dit cela. Cadwyr est l’héritier désigné par
Donnor. Le duc n’a même pas eu le temps de réchauffer ses os dans
les Terres d’Eté que nous bafouons déjà ses vœux…
— Donnor est mort, dit Cecily.
Les visages devant elle changèrent
d’expression.
— Il est mort, et le monde a changé. Ce que Donnor
voulait, c’était que son sang se perpétue à travers la Maison de
Gard. De toute façon, même si Cadwyr était le seul héritier
possible au titre de Donnor, mon sang et ma famille me donnent une
meilleure prétention au trône…
— Si vous épousiez Cadwyr…
— C'est hors de question. Je suis une femme libre
de Brynhiver et je refuse d’épouser ce traître. Me suis-je assez
clairement exprimée ?
Autour de la table, on acquiesça par des
hochements de tête et des haussements d’épaules.
— Voyez-vous, Tuirnach, poursuivit-elle, Durlagh a
raison. Acceptez-vous de laisser le drapeau de Cadwyr flotter sur
Ardagh ? Voilà la seule question importante. Et si votre réponse
est oui, rappelez-vous que cet homme a lâché des hordes de gobelins
contre nous, à Samhain.
— C'est une accusation très grave, dame Cecily,
répondit Tuirnach. Il faudrait avoir des preuves, avant d’avancer
des fables de ce genre devant tout le monde.
Dans le visage ridé du vieux guerrier, Cecily lut
une grande réticence. Tuirnach avait toujours fait preuve d’une
loyauté absolue envers Donnor ; à présent, il voulait reporter
cette loyauté sur l’héritier désigné par l’ancien duc.
— Dire que Cadwyr a laissé les gobelins nous
attaquer, cela revient à l’accuser de meurtre.
« Doucement, doucement… », se dit Cecily. Elle
leva le menton et affronta le regard du vieil homme.
— Quel témoin ? demanda Tuirnach. Je n’en ai pas
entendu parler… Ah, vous voulez dire cette fillette qui a pris un
coup de lune ? Cecily, voyons, ce n’est pas le moment…
— Peut-être feriez-vous mieux de parler au témoin,
dit Uwen. Elle n’est pas facile à décrire, mais ce n’est
certainement pas une fillette. C'est elle qui fait marcher notre
forge depuis quelque temps. Elle nous a sauvé la vie, à Samhain. Si
vous voulez, nous pouvons aller la chercher tout de suite.
Mais avant que Tuirnach ait pu répondre, un groupe
de druides, les mains rentrées dans leurs longues manches, apparut
à l’autre bout de la salle. L'espace d’un instant, Cecily se
renfrogna. L'interrogatoire qu’ils lui avaient fait subir au sujet
de Nessa lui avait fortement déplu. Leur attitude rappelait trop le
mépris de Kestrel et de ses frères envers les sorcières du maïs…
Les pauvres femmes ! Son cœur se serra tandis qu’elle pensait, pour
la centième fois, à Mag, à Lyss et à sa promesse de revenir les
aider.
— Pouvons-nous vous parler un instant, Votre Grâce
?
Cecily se leva. Les hommes, autour d’elle, se
recalèrent dans leurs chaises.
— Parlez, maître druide.
— Votre Grâce, mes frères et moi avons fini de
nous consulter. Nous sommes parvenus à la conclusion que pour
réveiller la magie présente dans la terre, celle que pratiquaient
nos ancêtres, le nouveau monarque devra être accepté par la terre
elle-même.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Depuis l’époque où la Résille de Bran Brunebarbe
a été forgée pour nous protéger des gobelins, la magie qui les
repoussait est tombée dans l’oubli, car nous n’en avions plus
vraiment besoin. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, l’esprit de la
terre s’est endormi. Je sais que mon explication n’est pas des plus
claires, et que vous pensez tous que nous
essayons, comme d’habitude, de vous embrouiller. Mais je vous
assure, seigneurs et dames, que c’est la seule réponse que nous
avons à vous offrir.
— Donc, nous sommes tous plus ou moins d’accord,
dit Mungo. Nous couronnons Cecily, nous l’emmenons sur la colline,
elle s’accouple avec la terre, et, le lendemain, nous étripons ce
maudit Cadwyr.
Des ricanements fusèrent, et le druide plissa les
lèvres.
— J’ai bien peur que ce ne soit pas aussi simple.
Le couronnement — le réveil de la terre — devra être célébré sur le
Tertre d’Ardagh, le point central de notre royaume. Autour de ce
point, la terre de Brynhiver s’étend à plus de deux cent cinquante
lieues à la ronde. Son nom — ar-dagh
dans l’ancienne langue — signifie l’Endroit, le point unique où
tout converge et où tout prend naissance. Si la terre accepte le
nouveau monarque, alors le feu s’allumera sur tous les tertres du
royaume.
— Je ne comprends pas, dit Mungo. On voit les feux
sacrés depuis les autres tertres… Pourquoi ne pas la couronner ici
et laisser le feu partir de Killcarrick…
— Mungo, interrompit Uwen en lui décochant un coup
de coude, as-tu déjà mis une femme enceinte en faisant couler ta
semence dans sa bouche ?
— Pas plus tard que ce matin, dit le guerrier
grisonnant avec un clin d’œil.
— Eh bien, si ça marche, tu nous
préviendras.
— Je vois que le seigneur Uwen m’a compris, dit
Collum en hochant la tête. Pardonnez-moi, mais je n’ai pas le cœur
à plaisanter. Notre archidruide est mort cette nuit. Vous nous avez
demandé des explications, et je vous apporte la seule réponse que
nous possédions pour l’instant. Il existe deux sortes différentes
de magie — du moins c’est ainsi que nous les percevons. Certains de
mes frères ne sont pas d’accord sur ce point, mais ils conviennent
que c’est la façon la plus simple de vous expliquer les choses.
Bref, la première sorte, la plus courante, est la magie du maïs,
sans laquelle nous mourrions tous de faim.
Mais il en existe une autre, plus puissante, qui est enracinée dans
la terre. Et c’est cette magie-là qui sommeille, car nous n’avons
plus eu besoin d’elle depuis des siècles. C'est elle qu’il faut
réveiller, sous peine de périr des mains des gobelins.
Une ombre passa sur le visage du barde.
— Si vous l’autorisez, gouverneur, nous aimerions
installer le bûcher de notre archidruide sur l’ancien tertre
sacré.
— Pourquoi donc ? dit l’intéressé en se penchant
vers le vieil homme.
— Jusqu’à son dernier souffle, il n’a cessé
d’insister là-dessus.
— Le nouveau tertre n’est pas assez bien pour lui,
sans doute ? demanda le gouverneur, l’air offusqué.
— Ce n’est pas le problème, maître gouverneur.
Nous ne voulons pas vous offenser, mais l’archidruide pensait que
l’ancien tertre était le véritable tertre sacré. Evidemment, comme
la magie n’a pas été réellement invoquée depuis très longtemps,
cela n’avait plus beaucoup d’importance.
— Mais, intervint Cecily, il me semble qu’on a
déplacé les cérémonies vers le nouveau tertre parce que le vent du
lac éteignait les feux, non ?
Collum hocha la tête. Il posa sur Cecily et les
autres un regard perçant et lointain à la fois, comme s’il
contemplait quelque chose au-delà de leurs épaules.
— C'est ce que tout le monde m’a répété, Votre
Grâce. Mais il y a quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer.
Si l’on n’a jamais pu faire brûler le feu là-haut, sur l’ancien
tertre, comment les pierres peuvent-elles être si noires ?
— Au nom de la Sorcière ! Chef, je crois bien que
ce sont eux.
Tuavhal indiqua du doigt un éclat métallique à
l’autre bout du pré, derrière un rideau d’arbres.
— Regardez ! C'est
exactement ce que nous avons vu avec Neven ! Des chariots bâchés,
entourés de cordes… Tenez, en voilà un qui arrive.
Kian leva la main et les cavaliers derrière lui
ralentirent.
— Ils viennent droit sur nous. Replions-nous sur
ce plateau, nous les verrons mieux de là-haut.
— Es-tu sûr qu’il s’agit d’un convoi ? demanda
quelqu’un. Je ne vois que trois chariots, pour l’instant.
— Eh bien, nous allons vite le savoir, répondit
Tuavhal. Une chose est sûre, c’est qu’ils portent le tartan de
Cadwyr. Et il n’y a qu’en Allovale qu’on trouve des petits
canassons aussi chétifs et poilus.
Les hommes descendirent de selle et guidèrent
leurs chevaux vers la crête au-dessus de la route. Puis, ayant
attaché les bêtes en lieu sûr, ils se faufilèrent à travers la
forêt de broussailles qui les séparait du bord de la falaise. Les
ronces qui les dissimulaient s’accrochaient à leurs vêtements et
arrachaient leurs cheveux. Kian recracha une pleine bouchée de
feuilles terreuses et rampa aussi près qu’il l’osait du bord. Avant
qu’il ait eu le temps de reprendre son souffle, des sabots
résonnèrent sur la route en contrebas.
— Ils arrivent à toute vitesse, murmura
Tully.
Ses compagnons lui firent signe de se taire.
Kian hocha la tête. Le convoi avançait
effectivement à bonne allure, surtout pour des chariots censés être
chargés d’argent. Mais s’il y avait autant de gardes que l’avaient
dit Mungo, Tully et Neven — entre soixante et soixante-dix —, les
chariots, en revanche, n’étaient que trois.
— Pourquoi tant de gardes et si peu de
marchandises ? chuchota Tully à son oreille.
Kian haussa les épaules.
— Peut-être que les mines de ce traître sont enfin
à sec.
Ses hommes poussèrent des ricanements dubitatifs,
et Kian les fit taire d’un geste. Il y avait certes quelque chose d’étrange à cette histoire, songea-t-il :
l’allure de la caravane, la foule de guerriers armés qui gardaient
une quantité d’argent relativement modeste…
— Trois nouveaux chariots en vue, chef ! dit le
chevalier Darrag. Regardez ! Mais ils ne sont pas bâchés, cette
fois-ci.
— Des chariots de ravitaillement, murmura Tully.
Pour une troupe de cette taille, il faut les grands…
— Chut ! siffla Kian entre ses dents.
Il tendit le cou au moment où le premier chariot
découvert passait sous la crête. Comme prévu, le véhicule contenait
des barriques, des rouleaux de toile et des paquets en tout genre.
Puis le second défila à son tour, et Kian aperçut quelque chose de
si monstrueux qu’il peina à en croire ses yeux. Quelque chose de
rose, d’humide, d’écorché… Quelque chose qui ressemblait à un
morceau de viande vidé de son sang. Quelque chose de tellement
immonde qu’il lui fallut quelques instants pour l’identifier.
C'était un visage qui sortait de sous une couverture. Tout près,
dans le chariot, un barde en robe grise essorait des compresses.
D’un coup, des yeux s’ouvrirent dans le visage ravagé et dardèrent
une lueur verte si vive que Kian n’eut plus aucun doute quant à la
nature du blessé.
— C'est un sylphe, chuchota-t-il.
— Qu’avez-vous dit, chef ? demanda Darrag.
Mais Kian secoua la tête et leva la main pour
obtenir le silence, tout en se penchant par-dessus le bord de la
crête.
Le chariot s’éloignait, le barde toujours recourbé
au-dessus de la silhouette immobile.
C'était certainement un sylphe, pensa Kian.
Peut-être avait-il été blessé à Samhain, ou bien au cours de la
bataille contre Hoell… Et si c’était le même sylphe que Nessa avait
rencontré en compagnie de Cadwyr ? Quoi qu’il en soit, sa capture
permettrait d’en savoir plus sur les projets du duc d’Allovale.
Kian tendit le cou, réfléchissant à toute vitesse, sans s’inquiéter
d’être découvert. Tully lui tapota l’épaule,
et Kian recula un peu, les yeux rivés sur le nuage de poussière qui
enveloppait le chariot. Une charrette de cuisine déferla à leurs
pieds, suivie par un groupe de cavaliers au galop. Quand la queue
du convoi eut disparu, Kian se redressa lentement et épousseta ses
vêtements, plongé dans ses pensées. Au bout d’un moment, il
s’aperçut que Tully lui secouait le bras.
— Excusez-moi, chef, mais je n’ai pas compris ce
que vous avez dit…
Kian fit signe à ses hommes d’approcher et leur
exposa brièvement la situation.
— Et si on l’enlevait ? demanda Tully. Cela
gâcherait certainement la journée à Cadwyr, vous ne croyez pas
?
Kian inspira vivement. Il s’était douté qu’il lui
suffirait de prononcer le mot « sylphe » pour que ses hommes soient
d’avis de capturer le blessé. Mais était-ce vraiment sage ? Il leva
les yeux vers le soleil. Midi approchait. Ils pourraient suivre le
convoi jusqu’à la nuit tombée, puis profiter de l’obscurité pour
attaquer.
Comme s’il avait lu dans les pensées de Kian, un
chevalier placé derrière Tully suggéra :
— Nous pourrions les filer jusqu’à ce qu’ils
installent leur camp, puis enlever discrètement le sylphe pendant
qu’ils dorment.
— Je dois vous faire remarquer, dit Kian, qu’ils
sont au moins à dix contre un.
— Bah ! dit Darrag en lui décochant un coup de
coude. Il faut bien qu’ils aient une petite chance, eux aussi
!
Kian se rappela les paroles qu’il avait prononcées
la veille. Ce n’est qu’une mission de
reconnaissance. Tu peux te passer de moi pour une nuit ou
deux… La capture du sylphe de Cadwyr ne faisait pas partie
du programme. Mais qui aurait pu prévoir qu’il se présenterait sous
leur nez ?
— Bien, dit Kian. Nous allons les suivre.
Il inspira profondément,
flairant le vent qui faisait claquer les branches des arbres et
emmêlait ses cheveux, puis écarta une tige hérissée d’épines.
— Darrag, Hugh, Eagen, allez chercher les chevaux.
Mais nous ne partirons pas tout de suite. Mieux vaut attendre
encore un peu.
Les trois chevaliers s’exécutèrent aussitôt,
tandis qu’un quatrième, Garth, se retourna vers Kian. C'était le
plus jeune de la patrouille : il venait de gagner sa ceinture de
chevalier à Samhain. Ses joues lisses et roses semblaient n’avoir
jamais été touchées par un rasoir.
— Qu’attendons-nous, chef ?
Kian lui montra la route, où trois cavaliers
portant le tartan de Cadwyr disparaissaient derrière la queue du
convoi.
— De voir si d’autres soldats ne suivent pas. Ils
n’ont peut-être pas beaucoup de chances de nous battre, mais nous
pouvons certainement nous dispenser d’être repérés à
l’avance.
— Je ne plaisantais pas, mortel, dit Finuviel. Je
peux vous récompenser d’une manière dont vous n’avez jamais
rêvé.
Finuviel agrippa le poignet de Lavram au moment où
celui-ci se penchait sur lui pour changer une fois de plus les
compresses de feuilles broyées. Finuviel doutait sérieusement de
leur utilité ; les tentatives de ce mortel pour le soigner
l’agaçaient de plus en plus. Au moins le chariot avait-il cessé de
bringuebaler… Arrivés au bord d’un grand fleuve, les charretiers
avaient refusé d’aller plus loin avant l’aube. Le camp avait donc
été dressé ; de sa paillasse, Finuviel sentait les odeurs du feu de
bois et de la viande rôtie. Il lui serait tellement facile de se
glisser en Faërie — si seulement le barde acceptait de l’aider à
descendre du chariot…
— Non, seigneur sylphe, c’est impossible.
Lavram rougit jusqu’à la
racine de ses cheveux en essorant les linges qu’il venait de
tremper dans une nouvelle décoction.
— Les soldats se relaient pour nous surveiller,
dit-il. Et ils sont tous à cran. Nous avons été mis en garde, vous
savez.
— Mis en garde contre quoi ?
— Contre vous, seigneur.
Lavram prit un air gêné.
— Contre les sortilèges des sylphes, ajouta-t-il.
C'est pour cela que personne ne s’approche du chariot. Mais ils
vous ont à l’œil, croyez-moi.
Il jeta un regard furtif par-dessus son
épaule.
— Vous les avez vus ? Il y a des hommes tout
autour du chariot, et d’autres font des rondes autour du
camp.
« Mis en garde contre moi ? » songea Finuviel
amèrement. Quelle ironie ! Son corps ruiné n’inspirait plus que de
l’horreur et de la pitié. Il était en train de mourir, il le
savait. L'argent s’infiltrait toujours plus profondément en lui,
pénétrant ses muscles et ses articulations pour atteindre la moelle
des os. Alors même qu’il parlait avec Lavram, le poison gagnait du
terrain. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il fallait qu’il
prévienne les siens, et qu’il les prépare à affronter une armée de
gobelins plus grande et plus redoutable que jamais. Sans quoi ce
serait la fin de tout, avec ou sans Résille.
— Vous ne comprenez pas, dit Finuviel d’une voix
rauque.
Il attrapa un pan de la robe de Lavram et attira
le mortel tout près de lui. Un liquide suinta de ses lèvres
craquelées et coula sur son menton : du sang, du pus, ou un mélange
des deux.
— Si je meurs, la Faërie mourra. Et si la Faërie
meurt, votre monde disparaîtra lui aussi. Etes-vous capable de
comprendre ça, pauvre mortel ?
Dans les yeux de l’homme brilla une étincelle de
peur, ainsi qu’une émotion indéchiffrable.
— Cadwyr m’a trahi. Il a
rompu notre pacte, m’a emprisonné et a volé la Résille d’argent.
Est-ce que tout cela signifie quelque chose pour vous, mortel ?
Aucun de vos semblables n’a eu l’idée que Cadwyr pourrait les
trahir à leur tour ?
La gorge de Finuviel se remplit de liquide, et il
déglutit avec peine, fixant le druide avec toute la volonté et
l’autorité dont il était capable.
— N’avez-vous pas compris qu’il vous a déjà trahis
? En volant la Résille, il a ouvert toutes grandes les portes de
Brynhiver aux gobelins.
— Je… je ne comprends pas, seigneur.
Lavram, ratatiné, fit semblant de se préoccuper de
ses fioles, de ses onguents et de ses compresses.
Finuviel se laissa alors retomber sur la
paillasse.
— Si vous voulez, barde, je peux vous raconter une
histoire. Quand vous la direz à vos frères, elle gravera pour
toujours votre nom dans les annales de l’histoire des
mortels.
— De quoi s’agit-il ?
La tasse que le barde tenait près des lèvres de
Finuviel trembla, et quelques gouttes se renversèrent sur son
menton. L'alcool pénétra sa chair meurtrie, atteignit la moelle de
ses os et fit surgir en eux une vague d’énergie. Il fallait à tout
prix convaincre cet homme de lui en redonner.
— Passons un marché, barde, chuchota-t-il en
fixant le mortel. Continuez à faire couler le vin, et je vous
conterai une histoire qui n’a sa pareille ni dans mon monde ni dans
le vôtre.
Les yeux de Lavram étincelèrent, et il porta de
nouveau la tasse aux lèvres de Finuviel.
— Je ne devrais pas vous laisser parler autant,
seigneur. On dit que c’est ainsi que vous envoûtez les humains, par
vos paroles et vos chansons…
— Voulez-vous entendre l’histoire, ou pas ?
— Oui, dit Lavram en s’accroupissant près de
lui.
Dehors, les gardes se
rangeaient devant le feu de camp, attendant leurs rations du soir.
Le barde remplit la tasse de vin et hocha la tête.
— Racontez, seigneur, mais ne parlez pas trop
fort.
Il était presque minuit quand Griffin entendit
enfin Cadwyr rentrer. L'apprenti remua sur son matelas : la chaîne
fixée autour de sa taille lui meurtrissait la peau. Il prit une
gorgée de potion et se roula en boule, fixant anxieusement la
porte. Il n’aimait pas l’idée que cette dame sylphe se trouvât sous
le même toit que Cadwyr. Surtout depuis qu’il savait de quoi était
capable le duc d’Allovale… La porte entre les deux pièces s’ouvrit
abruptement et une silhouette sombre se découpa, éclairée à
contre-jour par une bougie à moitié consumée.
— Bonsoir, mon garçon, dit Cadwyr.
— Vous n’allez pas lui faire de mal, j’espère ?
demanda Griffin.
Les mots lui avaient échappé sans qu’il y prenne
garde. Il serra sa flasque contre lui, pétrifié.
— Moi, faire du mal à une créature aussi
ravissante ?
Cadwyr secoua la tête.
— Tu me prends vraiment pour un monstre, mon
pauvre ami.
En trois grandes enjambées, il fut au côté de
Griffin, entortilla sa main dans ses cheveux et farfouilla sous sa
chemise à la recherche du mouchoir de lin qui pendait à son
cou.
— Tu sais, mon garçon, que si jamais tu perds
ceci…
Cadwyr serra le poing si fort qu’il faillit
arracher les cheveux de Griffin. Celui-ci se passa la langue sur
les lèvres, impatient de prendre une nouvelle gorgée de
potion.
— Je ne le perdrai pas, je le jure sur la
potion…
— Tu l’aimes bien, cette
potion, pas vrai ? reprit Cadwyr en riant. Voilà un point en commun
avec notre amie sylphe. Pour tout te dire, elle m’a posé des
questions à ton sujet… Qui tu es, d’où tu viens, et ainsi de suite.
Elle semble fascinée par le fait que tu sois forgeron.
— Moi ?
Griffin chancela en arrière, se cogna la tête
contre le mur et porta de nouveau la flasque à ses lèvres.
— Oui, toi. Alors demain matin, tu me feras le
plaisir de te débarbouiller un peu. Nous attendons un visiteur
important, après tout.
— Qui ça ? chuchota Griffin, qui avait déjà
deviné.
— Le roi des sylphes, mon garçon. Le seigneur de
TirNa'lugh en personne.
Cadwyr eut un petit rire de gorge, puis s’éloigna
vers sa chambre. Ses bottes étaient absolument silencieuses. Sur le
pas de la porte, il se retourna.
— Bonne nuit, Griffin. Dors bien. Demain, nous te
rendrons un peu plus présentable. La reine de Faërie elle-même veut
te parler.
Griffin se rallongea sur sa paillasse, la flasque
calée contre son flanc. Une brise fraîche souffla par la fenêtre
entrouverte au-dessus du lit, et il se leva d’un bond pour la
refermer. Mais ses doigts se mirent à trembler quand il vit que la
lune était entourée d’un anneau couleur de sang.
— … et c’est ainsi qu’il m’a jeté dans la mine
d’argent et qu’il a gardé la Résille. Pour autant que je sache,
elle est encore entre ses mains.
Finuviel s’arrêta, fit signe au barde de lui
donner une gorgée de vin, et s’écroula sur sa paillasse,
épuisé.
Le mortel reposa la tasse, et ne dit plus rien
pendant un moment.
— Ce sont vos guerriers qui ont tué le vieux Lion
de Gard ? Le duc Donnor, je veux dire ? demanda-t-il enfin.
— Mon ami, je n’ai aucune
idée de la façon dont il est mort. Nous avions promis à Cadwyr
qu’aucun de ses hommes ne tomberait sous les lames de mes
guerriers, et nous avons tenu promesse.
— Et la Résille ? N’avez-vous pas besoin de la
récupérer ?
— Evidemment, dit Finuviel en hochant la tête.
Mais je préfère affronter Cadwyr avec ma propre armée derrière moi
plutôt qu’escorté par ses gardes.
Il y eut un bref silence.
— D’accord, chuchota Lavram. Je vais vous aider,
mais à une condition.
— Laquelle ?
— Que vous m’emmeniez avec vous.
— En Faërie ? souf fla Finuviel. Etes-vous sûr de
vouloir cela, mortel ? La Faërie n’est pas un endroit très sûr, en
ce moment.
— Je n’ai pas vraiment le choix, répondit Lavram
avec un petit rire amer. Une fois que l’on découvrira votre
disparition, ma vie ne vaudra pas le bâton pour m’empaler. Vous
comprenez ? Je veux bien croire que Cadwyr est un monstre. Mais je
n’ai pas envie qu’il me dévore à votre place.
— Ce n’est pas si simple, mortel. Une fois la
frontière passée, vous aurez très peu de chances de rentrer chez
vous.
Lavram déglutit, les yeux brillants de
larmes.
— J’y suis déjà allé, murmura-t-il. Enfin,
presque.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avant
de continuer :
— Une nuit de Beltane, je suis monté sur le Tertre
de Gard et là, j’ai vu une femme danser au milieu du cercle de
pierres.
Il plissa les lèvres, le regard lointain.
— Je suis resté à la regarder, et, d’un coup, je
me suis aperçu que le ciel était bleu, alors que c’était le milieu
de la nuit. J’ai bien failli la rejoindre, mais trois de mes frères
sont venus me chercher.
— Sachez que cette fois-ci,
barde, personne ne viendra vous chercher. Une fois que vous aurez
goûté à notre nourriture, vous serez transformé à jamais. Sans
doute ne pourrez-vous plus revenir dans ce monde, si fort qu’en
soit votre désir.
— J’y ai pensé, dit Lavram, et je suis décidé. A
présent, dites-moi ce que je dois faire.
Finuviel se releva à grand-peine pour regarder
par-dessus la rambarde. Les gardes somnolaient ; la nuit était
silencieuse. Tout près d’eux, les eaux du fleuve clapotaient contre
le rivage rocheux.
— Emmenez-moi jusqu’au fleuve.
— Au fleuve ? Et puis ?
— Nous plongerons dedans.
Voyant la mine stupéfaite de Lavram, Finuviel
esquissa un sourire.
— L'eau, voyez-vous, est la voie la plus sûre
entre l’Ombre et la Faërie.
On entendit les pas mesurés d’un garde qui faisait
la ronde, et Lavram baissa précipitamment la tête.
— Il leur faut à peu près vingt minutes pour faire
le tour du camp, dit Finuviel. Nous allons attendre qu’il repasse,
puis nous nous faufilerons derrière lui jusqu’au fleuve.
— Très bien, dit le barde d’une voix
éteinte.
Un silence de plus en plus lourd s’installa sur le
camp. Sur sa paillasse, Finuviel scrutait le ciel en écoutant la
respiration lente et régulière du barde et le gargouillis de l’eau.
A l’intérieur de son corps, d’infimes particules d’argent
continuaient à le dévorer. S'il ne retrouvait pas rapidement la
Faërie, il mourrait. Cela le démangeait de sauter du chariot et de
plonger dans l’eau, de s’enfoncer comme un poisson dans les
profondeurs obscures, vers le monde qui était le sien… Au loin, un
garde se racla la gorge et cracha, et Finuviel releva la tête.
Couchés en cercle autour du feu, les hommes ronflaient, masses
indistinctes sous leurs tartans et leurs couvertures de selle. Le
sylphe pensa à sa mère, et à la volonté inflexible qui l’avait amenée à comploter dans deux mondes à
la fois. Etait-elle encore vivante ? Soudain, il leva les mains
vers son visage et défit les pansements.
Ce qu’il vit à la lumière de la lune et des
torches l’épouvanta. Presque toute la peau de ses mains était
partie, exposant les muscles entortillés autour des os blancs. Les
extrémités de ses doigts étaient carbonisées. Les sylphes avaient
la faculté de se régénérer, mais aucun d’eux n’avait jamais connu
un supplice pareil. Avait-il la moindre chance de redevenir comme
avant ? Ses mains étaient monstrueuses… et son visage aussi, sans
doute. Il frôla sa joue du bout des doigts et tressaillit de
douleur. Il serait bien incapable, désormais, de serrer la poignée
d’une épée… Fermant les yeux, il se laissa retomber sur sa
paillasse en murmurant une malédiction à mi-voix. Mais quand ses
mains se posèrent sur le plancher de bois du chariot, il lui sembla
qu’une chaleur en émanait et apaisait sa douleur. Certains prétendent que les arbres de l’Ombre et de la
Faërie sont les mêmes, dit la voix de sa mère dans sa tête.
Et, soudain, Finuviel eut l’impression que Guinevère et lui avaient
commis une terrible erreur…
Une volée de flèches traversa le ciel nocturne.
Finuviel sursauta sur sa couche ; autour de lui, le camp se
réveilla brusquement. Des ordres fusèrent de toutes parts, les
chevaux hennirent de terreur. Le sylphe passa le nez au-dessus de
la rambarde et vit une petite bande de cavaliers surgir de la nuit
pour foncer droit sur lui, leurs épées brandies. Finuviel s’aplatit
sur le plancher du chariot ; Lavram releva la tête, puis l’abaissa
aussitôt. Une flèche siffla juste au-dessus d’eux.
— Restez tranquille, seigneur, ils ne veulent
sûrement que l’argent…
— Pas du tout ! dit un grand guerrier aux tresses
blondes qui était subitement apparu tout près de Finuviel. C'est
vous que nous voulons.
— Qui êtes-vous ? demanda Finuviel.
— Des ennemis de Cadwyr. Cela vous suffit-il
?
L'homme lui tendit le bras
et, avec l’aide de Lavram, Finuviel se laissa rouler sur la selle
du guerrier blond. Il lui sembla entendre, venant de très loin, la
froide sonnerie d’une corne. Les cornes de
guerre de Faërie, songea-t-il, étourdi par la fumée, la
douleur et l’éclat des lames argentées qui tournoyaient autour de
lui. D’un grand coup de sabre, le chevalier écarta un garde de son
chemin, puis il éperonna sa monture. Finuviel s’accrochait de
toutes ses forces à la taille du mortel. Les cornes résonnèrent de
nouveau, et, cette fois, Finuviel les reconnut sans l’ombre d’un
doute. Le camp était en ébullition, à présent : les gardes
sortaient de partout et convergeaient vers lui. Finuviel chercha
Lavram du regard : le barde était tombé, une flèche plantée en
plein cœur. Soudain, une hache s’abattit sur le jarret du cheval.
L'animal hurla et cabra : sylphe et chevalier s’écroulèrent.
Finuviel alla rouler sous un chariot, et vit un torrent de sang
écarlate jaillir du cou du chevalier blond.
Cecily se redressa d’un coup, haletante. Un
courant d’air froid soufflait par un pan ouvert de la tente : une
corde s’était détachée. De grosses gouttes de sueur coulaient le
long de son cou et de son dos, et un élancement de douleur
parcourut son abdomen. La duchesse se recroquevilla en tenant son
ventre à deux mains. Allait-elle perdre cet enfant comme elle avait
perdu les précédents ?
Elle resta figée un instant, s’attendant à sentir
couler du sang entre ses jambes, mais la douleur ne revint pas.
Dehors, la nuit était calme. Loin au-dessous, les veilleurs
appelaient à la relève de la garde. Plus loin encore, dans la
forêt, un loup hurla. L'hiver était là. Bientôt il neigerait, et
les chefs de clans se réfugieraient dans leurs forteresses de
montagne pour y attendre le printemps. Il ne restait plus beaucoup
de temps pour attaquer Cadwyr. Quoi que le Conseil décidât, il
faudrait que cela aille vite.
Elle trouva un châle,
enfila ses pantoufles et sortit sur les remparts. Elle crut
entendre un rugissement, mais ce n’était que le vent qui soufflait
dans les arbres. L'air froid transperça son châle, sa robe de
laine, et même ses pantoufles épaisses. Frissonnante, Cecily
attendit quelques instants encore, puis décida que la douleur
n’avait été qu’un rêve. Mais au moment de rentrer, elle leva les
yeux vers le ciel et vit que la lune était entourée d’un anneau
sanglant.