4.
La nuit était tombée depuis longtemps quand Mag frappa enfin à la porte. Une autre femme l’accompagnait ; toutes deux étaient si bien emmitouflées dans leurs capes et leurs voiles que leurs silhouettes se fondaient dans l’ombre. Sur les indications de Mag, Cecily avait ajouté un mélange d’herbes rituelles à son bain et revêtu une tunique en laine grossière. On lui avait interdit de porter quoi que ce fût d’autre, mais il ferait frais, la nuit, au bord de la rivière, et elle envisageait de braver cette interdiction. Les sorcières, toutefois, s’y opposèrent catégoriquement. Elles l’obligèrent même à retourner la tunique de sorte que la fente se trouvât sur le devant : ouverte jusqu’à la taille, elle découvrait généreusement son décolleté hérissé de chair de poule.
— Hum ! Elle m’a l’air bien en chair.
La sorcière s’adressa à Mag comme si Cecily n’avait pas été présente, et celle-ci sentit ses joues s’enflammer. Elle se faisait une vague idée du déroulement de ces rituels, mais on ne l’avait jamais invitée à y participer. Qu’attendait-on d’elle, exactement ?
— C’est vrai, dit Mag.
L’herboriste glissa la main sous la tunique de Cecily et soupesa l’un de ses seins.
— Elle est enceinte, annonça-t-elle tranquillement.
La deuxième sorcière lança un regard observateur à la duchesse.
« Mais c’est impossible ! pensa Cecily, calculant à toute vitesse dans sa tête. Je n’ai plus… »
Puis cela lui revint. Kian et elle s’étaient étendus ensemble dans les bois juste avant Samhain… juste avant la mort de Donnor. Sans ajouter un mot, elle redressa la tête et rejeta ses cheveux en arrière.
Mag fronça les sourcils en voyant la tresse floue qui retombait sur son épaule.
— Il faudra détacher vos cheveux avant de commencer.
Elle lui tendit une longueur de corde rouge.
— Tenez, nouez cette corde autour de votre taille pour fermer la tunique. Et couvrez vos épaules.
Elle lui donna une cape faite de la même étoffe que les leurs, une laine grise et rêche telle qu’en portaient les paysannes.
— Mais, intervint la deuxième sorcière, il faudrait peut-être prendre son tartan, aussi.
— Pourquoi pas ? dit Mag en approuvant de la tête. Si ça peut nous aider…
— Vous aider à faire quoi ? demanda Cecily.
Sans répondre, les deux femmes l’enveloppèrent dans la cape, remontèrent le capuchon sur sa tête et la guidèrent hors de la chambre, à travers les couloirs du château. Quand elles débouchèrent dans la cour, Cecily vit que d’immenses feux brûlaient dans les brèches des murs d’enceinte. Les flammes orange et bleues faisaient danser des ombres sur les remparts. Devant le corps de garde, trois chevaux sellés attendaient, ainsi que deux douzaines de gardes à cheval, en grande tenue de bataille. Quand six hommes de la Compagnie de Gard sortirent de la nuit pour se joindre à eux, Cecily commença à se poser des questions. Elle avait reconnu les chevaliers Maddig et Ciariag, tous deux proches de Kian.
— Ordre du maître Kestrel, expliqua le chef des gardes d’une voix brusque. Il nous a chargés de votre protection pendant le rite.
— Il serait temps que ces ânes de druides nous soutiennent un peu ! bougonna Mag.
Tout de même, c’était une étrange façon de les soutenir, se dit Cecily à part elle. Les chevaliers acquiescèrent en haussant les épaules, apparemment convaincus, et Mag et la deuxième sorcière s’éloignèrent au galop. Etait-il bien prudent de laisser le château se vider de ses hommes, au moment où il avait tant besoin d’être défendu ? Mais il était trop tard pour réfléchir : déjà les cavaliers surgissaient autour d’elle et la dépassaient dans un tonnerre de sabots… La duchesse éperonna sa monture.
L’air froid de la nuit imprégnait sa cape d’humidité. Petit à petit, la chair de poule se propagea à son corps tout entier, descendant de sa nuque vers ses reins, ses fesses et l’intérieur de ses cuisses, jusqu’à l’endroit où le cuir de ses bottes lui grattait le dessous du genou. Quand ils parvinrent à l’entrée du sentier qui menait à la rivière, Mag se retourna vers les soldats.
— Vous ne pouvez pas aller plus loin.
Un murmure s’éleva des rangs des cavaliers, puis un homme s’avança, une torche à la main.
— Maître Kestrel nous a donné l’ordre…
— Rien ne doit perturber ce rite, l’interrompit Mag. Sauf si vous avez envie de revoir d’autres monstres comme ceux d’hier soir.
Un hululement de chouette s’éleva des arbres et Cecily crut percevoir, au loin, des battements de tambours étouffés.
— Vous devez attendre ici, répéta Mag en secouant la tête d’un air résolu.
— Mais le druide a dit…, s’interposa un deuxième garde.
Son voisin l’interrompit brusquement par une grande tape sur l’épaule.
— Nous sommes chargés de protéger la duchesse, s’empressa de dire un troisième.
— Le seigneur Kian est en bas, près de la rivière, répondit Mag. Faut-il que j’aille le déranger ?
— Excellente idée, intervint le chevalier Maddig en se frayant un passage sur sa monture immense. Allez donc chercher Kian !
— Excellente idée, en effet ! rétorqua Mag. J’y vais de ce pas. Evidemment, Kian ne sera sans doute pas ravi de devoir remonter ici, tout nu et recouvert de peinture bleue, mais c’est vous qui en répondrez, pas moi. Mieux vaut mettre les choses au clair avant de commencer, je suppose.
A la pensée de Kian nu, Cecily sentit ses seins se durcir, et un frisson la parcourut qui n’était nullement dû à la fraîcheur de l’air.
Le chef des gardes hésitait visiblement ; l’un de ses camarades lui décocha un coup de coude.
— Je ne crois pas que… que ce soit nécessaire, bégaya-t-il. Ne le dérangez pas, nous attendrons ici.
— Parfait, dit Mag.
Puis elle fit signe à Cecily d’avancer sur le sentier qui aboutissait à d’étroites marches taillées dans la falaise. Tout en bas, au loin, on apercevait une plage sablonneuse ; aux beaux jours, Cecily et ses dames d’honneur y venaient pique-niquer et se baigner, souvent rejointes par les chevaliers de Donnor. Des grottes peu profondes situées en amont de la rivière abritaient alors d’innombrables rendez-vous galants.
Quelqu’un était venu ici pendant la journée, se dit la duchesse. On avait fixé des torches dans les niches de la falaise ; à chaque bouffée d’air qui montait de la rivière, des flammes jaillissaient en crépitant. Le vent glacé tirait sur les cheveux de Cecily et faisait voler des mèches folles autour de son visage.
— Prenez garde, dit Mag derrière elle. Les marches deviennent de plus en plus glissantes à mesure qu’on descend.
La plage avait été nettoyée et ratissée. Huit feux brûlaient à intervalles réguliers, décrivant un cercle d’environ trente pas de diamètre. A l’intérieur du cercle, on avait tracé une étoile à cinq pointes et, au centre de l’étoile, un deuxième cercle plus petit, semblable à un œil ouvert contemplant fixement les étoiles.
Un frisson parcourut le dos de la jeune femme. La plupart des amulettes étaient en forme de pentacle : associé à la Terre, ce signe était censé renforcer l’effet protecteur de l’argent. Mais le pentacle ne symbolisait pas uniquement la Terre ; chacune de ses cinq pointes représentait un des quatre éléments qui composaient le monde, ainsi que le cinquième, l’invisible — l’Esprit, disaient certains, les Dieux, selon d’autres. D’aucuns soutenaient même que le pentacle avait d’autres significations, liées au changement, à la rupture, au chaos. C’était le signe de la Vieille Sorcière ; le cercle tracé autour du pentacle était censé confiner et contrôler son pouvoir. Mais Cecily, qui avait intensément ressenti la présence de la Sorcière à chacune de ses grossesses, doutait fortement que son pouvoir fût maîtrisable. Le cercle avait lui aussi de multiples significations, parmi lesquelles le cycle infini de la vie. Les druides de haut rang étaient censés les connaître toutes, mais Cecily n’en avait rencontré aucun qui pût satisfaire sa curiosité.
De l’autre côté du cercle embrasé, éclairés par une rangée de hautes torches, se tenaient une dizaine d’hommes qui tapaient sur des tambours en peau.
Au centre de l’étoile, un tartan d’homme était maintenu au sol par de grosses bougies blanches. Mag et sa compagne disposèrent celui de la duchesse à son côté. Une troisième sorcière apporta de nouvelles bougies pour fixer le tartan de Cecily sur le sable, remplissant ainsi le cercle intérieur. Puis, à l’aide de joncs enflammés, les sorcières allumèrent toutes les bougies.
De nouveau, Cecily se demanda ce qu’on attendait exactement d’elle. Allait-elle devoir s’étendre avec Kian au milieu du cercle, à la vue de tous ? Cette idée l’enflammait et la terrifiait à la fois. Elle ne voulait pas dévoiler son intimité à qui que ce fût, sauf à l’homme qu’elle aimait. Ce qu’ils partageaient tous les deux allait bien au-delà de… de cet accouplement ritualisé, de ce spectacle bestial ! Même en y mettant la meilleure volonté, Cecily avait du mal à se défaire des idées inculquées par les druides, pour lesquels les rites du maïs étaient obscurs et avilissants.
Et pourtant, il lui suffisait de penser à Kian, à ses cheveux éparpillés sur ses seins, à la caresse rugueuse de son menton, à la senteur musquée qui émanait de sa peau couverte de sueur, à ses lèvres au goût de menthe poivrée, pour qu’un accès de fièvre s’emparât d’elle. Au souvenir de cette nuit récente où ils s’étaient retrouvés par hasard près de leur ancienne couche de Beltane, Cecily frémit de plus belle. Donnor était encore vivant, à ce moment-là ; en principe, ils étaient coupables d’adultère. Mais leurs actes n’avaient rien de prémédité. C’était arrivé… tout simplement. Elle ne savait pas que Kian se trouvait dans les bois sacrés, ce soir-là. En voyant sa lanterne scintiller, elle l’avait pris pour une vieille femme récoltant des herbes médicinales sous la lune et elle l’avait suivi. Tout s’était passé comme dans un rêve, un peu comme à Beltane dernier.
Soudain, la mélodie d’une flûte solitaire s’éleva des rangs des musiciens. Le battement rythmé des tambours, toujours plus fort et plus insistant, vibrait sous les semelles de Cecily. Petit à petit, des picotements s’étendirent à tout son corps — l’étoffe de sa tunique était plus rude que celle de ses vêtements ordinaires. C’était moins des démangeaisons qu’une conscience accrue de zones habituellement oubliées : le dessous des bras, les flancs, le derrière des cuisses, le creux des reins… Non loin d’elle, la rivière murmurait en s’écoulant sur les galets, et ce bruit faisait un contrepoint aux battements des tambours. L’odeur de la mousse humide se mêlait à celle du feu. Les femmes se positionnèrent à l’intérieur du cercle ; Mag fit signe à Cecily de les imiter. On lui indiqua une place devant l’une des pointes du pentacle.
— Nous sommes treize, dit Mag.
— Le cercle n’est pas complet, répondit Lyss en boitillant vers le centre du cercle.
Elle aussi portait une tunique fendue sur le devant. Mais contrairement à Cecily, elle n’avait pas de corde à la taille : par la fente béante, l’on apercevait son corps voûté, les plis de son ventre, ses seins qui pendaient comme des pis. Comment pouvait-on espérer que Kian s’accouple avec cette vieille femme repoussante ?
Répondant à un signal mystérieux, le flûtiste attaqua un air lent et mesuré. Mag mit un tambour et une baguette entre les mains de Cecily. Autour d’elle, les autres femmes reprenaient le rythme de la mélodie en se déhanchant.
— Faites comme elles, et ne vous approchez pas trop des feux. Le moment venu, vous enlèverez votre corde et vous la donnerez à Lyss. D’accord ?
Elle déposa un baiser sur la joue de la jeune femme.
— Et détachez vos cheveux !
Cecily tira sur la lanière de cuir qui retenait sa tresse, se passa la main dans les cheveux… et sursauta en sentant une vague d’énergie déferler depuis le sommet de son crâne jusqu’à la pointe de ses pieds. Avec un sourire, Mag se détourna d’elle pour entrer dans la danse, et Cecily fit de même. La musique l’emporta comme le vent emportait les branches de saule recourbées par-dessus le rivage. Un bourdonnement diffus s’élevait de la foule. Lyss tendit les bras et la lumière des flammes fit briller les rares cheveux gris encore accrochés à son crâne tacheté. Elle chercha Cecily du regard et lui sourit.
— Le cercle n’est pas complet. Qu’on amène le dieu à cornes !
Le flûtiste entama un nouvel air, dont le rythme fut bientôt repris par les tambours. Cecily reconnut une danse nuptiale, celle que l’on jouait habituellement à l’arrivée de la mariée… Sauf qu’à présent, l’être qui s’avançait vers eux n’était pas une femme. Le cercle s’ouvrit pour laisser passer Kian, yeux bandés, poignets ligotés derrière le dos, cheveux flottant sur les épaules. Il était nu, à part le pagne noué autour de ses reins. Des coups de pinceaux rayonnaient autour de ses seins et une flèche bleue suggestive partait de son bas-ventre pour atteindre son sternum. Les tatouages qu’il avait gagnés lors des batailles mettaient en valeur le galbe de ses muscles et le plat de son ventre. Il était parfait, se dit Cecily. A l’image du Grand Herne lui-même… Une vague de désir déferla en elle.
— Nous sommes treize, répéta Mag.
— Nous sommes tous là, chuchota Lyss. Que le cercle se referme !
Toutes les femmes sauf Cecily sortirent une bourse de cuir de sous leur robe et, en dansant, jetèrent des poignées de sel entre les feux. De sa voix sans âge, Lyss entonna un chant.
Un, le soleil qui si fort luit
Deux, la lune qui éclaire la nuit,
Le trois complète un vœu sacré
Que le trois enterre ce qui est fait
Quatre, comme les points cardinaux
Cinq pour le centre invisible
Six, l’équilibre, sept, l’épreuve
Huit, le défi, neuf, le repos
Dix, l’éternel recommencement.
Du cercle il faut faire le tour,
De l’ombre à la lumière et retour.
Qu’à présent le rite commence !
Autour du cercle les danseuses tournent
J’appelle à moi les quatre vents
J’appelle à moi le couple sacré
Maîtresse et maître de la loi,
Oyez mon appel, venez à moi,
Autour du cercle, trois fois trois
Pouvoir éveillé, viens à moi !
Les bras levés, elle chantait en tournoyant autour de Kian, qu’elle frôlait légèrement de ses doigts crochus, sans nullement se soucier de sa robe entrebâillée. Son corps pendait à son squelette décharné comme un vieux sac. Elle lança un sourire édenté à Cecily et ne la quitta plus des yeux, observant chacun de ses gestes.
Le rythme de la danse s’accélérait de plus en plus. Les sorcières fredonnaient en décrivant des pas apparemment aléatoires mais néanmoins fort compliqués. A l’intérieur du cercle, la température montait ; des gouttelettes de sueur perlaient sur les flancs de Cecily. Une brise agréable vint soulever ses cheveux, ébouriffer sa robe et durcir le bout de ses seins. Soudain, elle eut envie de caresser des orteils le sable pâle et fin, et elle se pencha pour délacer ses bottes. Mais voilà qu’elle était déjà pieds nus ! Quand avait-elle bien pu enlever ses chaussures ?
Cecily releva les yeux vers Lyss ; celle-ci, toujours plantée devant Kian, lui répondit par un petit sourire. Lui se tenait parfaitement immobile, la tête haute. Une petite veine palpitait sous son menton ; une érection gonflait son pagne en lin. Lyss lui toucha les bras et les jambes, laissa ses cheveux épars frôler son torse et ses épaules ; puis elle le mit doucement à genoux et couvrit tout son corps de caresses, se déplaçant avec la grâce sinueuse d’une jeune femme.
Sortis des grands chaudrons posés sur les feux, des nuages de vapeur se mêlaient à la fumée et aux brumes qui flottaient sur l’eau. Les parfums tournaient dans l’air nocturne : la senteur résineuse du pin, du cèdre et de la sauge brûlait les narines de Cecily. Ses sens s’aiguisaient : elle percevait maintenant l’odeur de sueur et de cheval qui émanait de Kian, elle sentait chaque minuscule grain de sable sous la plante de ses pieds. Elle reconnaissait de subtiles harmonies dans le chant des vieilles femmes ; elle piquait et virevoltait à son rythme, entraînée dans une danse qu’elle semblait connaître d’instinct. Et des lambeaux de vapeur, de brume et de fumée dessinaient des ombres mouvantes autour des flammes.
Lyss se planta devant Kian et lui prit le visage dans les mains. Sa silhouette voûtée se détachait à contre-jour sur le feu ; Cecily la vit se pencher sur lui et faire pleuvoir des baisers sur son visage, son nez, sa bouche, s’écartant vivement lorsque Kian tentait de répondre à ses caresses. D’une main légère, elle effleura son torse puis fit rouler ses seins entre ses doigts. Les muscles fessiers raidis, il cambra le dos et laissa échapper un gémissement. Son pagne glissa un peu sur ses hanches.
Cecily pouvait ressentir le désir de Kian — un désir presque douloureux tant il était fort — aussi nettement que le sien. Elle en était à la fois extrêmement consciente et un peu éloignée, de même qu’elle participait à la danse sans s’y abandonner tout à fait. Elle aurait aimé être à la place de Lyss… et en même temps, elle était soulagée de ne pas s’y trouver. Aussi ne s’attendait-elle nullement à l’accès de rage qu’elle éprouva lorsque la vieille femme reprit le visage de Kian dans ses mains et l’embrassa à pleine bouche. C’était un baiser d’amants : long, voluptueux et délibéré. Finalement, Lyss releva la tête et regarda Cecily droit dans les yeux.
Cecily chancela, touchée en plein cœur, mais ne put quitter des yeux ce spectacle à la fois captivant et repoussant. La vieille femme caressa le visage, la nuque et la gorge de Kian, lequel cambra les reins, cherchant aveuglément la bouche de sa partenaire, tandis qu’ils ondulaient tous deux au rythme de la musique. Puis les mains crochues descendirent le long de son ventre en suivant la ligne de poils qui reliait son nombril à son bas-ventre. Les doigts de Lyss se mouvaient au rythme des tambours, des bourdonnements et des danseuses qui s’agitaient tout autour d’eux.
Comment cette vieille femme pouvait-elle se déplacer aussi agilement ? Lyss s’accroupit brusquement sur ses talons, glissa sa main dans le pagne de Kian et le défit, libérant son sexe. Celui-ci se dressa, couronné d’une perle ambrée, jusqu’à son nombril. Les vieilles femmes poussèrent des soupirs et des murmures approbateurs. La musique, la fumée, le feu, la conscience de son propre corps enflammé et la vue de celui de Kian firent alors exploser le désir de Cecily. Presque à son insu, elle se remit à danser, s’abandonnant entièrement aux émotions primitives qui déferlaient en elle, laissant enfin s’exprimer son désir trop longtemps contrarié.
Une à une, les autres femmes dénouèrent la corde qu’elles portaient à la taille et la tendirent à bout de bras en dessinant des arabesques mystérieuses. A son tour, Cecily ôta la sienne ; sa robe s’ouvrit presque jusqu’à ses hanches, révélant ses seins lourds et son ventre légèrement arrondi. Une brise souffla sur son corps fiévreux et la rafraîchit autant qu’une ondée soudaine. Sans savoir pourquoi, Cecily lança sa corde à Lyss, qui la rattrapa en souriant. Incapable de détourner le regard, la jeune femme vit la sorcière effleurer de ses ongles crochus le membre saillant de Kian. Les danseuses passèrent devant elle et lui bouchèrent momentanément la vue, mais Cecily les écarta d’un geste frénétique. Il fallait absolument qu’elle voie ce qui se passait. Car les doigts de la vieille femme devenaient roses et potelés… Peu à peu, sous son regard stupéfait, la vieille Lyss se métamorphosait en copie exacte de Cecily. D’épais cheveux blonds coulaient autour de son visage pâle et hanté ; sa longue gorge blanche surmontait des seins lourds, striés par plus d’une dizaine de grossesses. Mais c’étaient surtout ses mains qui fascinaient Cecily : ses griffes arthritiques de vieille paysanne s’étaient transformées en doigts lisses et pâles, aux ongles roses, de jeune aristocrate.
Kian était sur elle, à présent, se déplaçant avec une précision née du désir, libéré des liens qui entouraient ses poignets, mais les yeux encore bandés. Avec une douceur infinie, il étendit Lyss sur le sol et la recouvrit de son grand corps. Cecily resta pétrifiée, le regard rivé sur eux, tandis que les sorcières l’encerclaient, se bousculaient autour d’elle, se déchaînaient au rythme des allées et venues de Kian entre les reins de sa partenaire.
Soudain, le chevalier arracha le bandeau qui lui couvrait les yeux, dévisagea la femme sous lui et murmura quelque chose. Cecily fut certaine d’avoir entendu son prénom. D’un geste vif, il écrasa la bouche de la sorcière contre la sienne, comme s’il voulait la contenir en lui, puis son corps tout entier fut pris de spasmes. Derrière eux, venant de très loin, Cecily crut entendre des chocs métalliques, et elle se demanda quels instruments pouvaient bien produire un fracas pareil.
Le rythme des tambours ralentit, les vieilles femmes se pressèrent autour du couple et, au moment où Kian se redressait sur les coudes, tentant de se libérer de l’enchevêtrement de membres et de tissus, les gardes surgirent dans la nuit et l’arrachèrent à Lyss. Comme Cecily et les autres reculaient en chancelant, dispersées par l’effet de surprise, un garde jeta la sorcière métamorphosée par-dessus son épaule et se dirigea vers les marches.
Dans un grand fracas d’instruments renversés, les batteurs se ruèrent en avant, et Cecily s’aperçut qu’ils portaient le tartan de la Première Compagnie de Donnor. Voilà pourquoi ils n’étaient que six à nous accompagner. Mais ces six-là, où sont-ils passés ? se dit-elle. Elle s’écarta de justesse devant la charge des chevaliers et manqua piétiner une femme tombée à terre. Qu’est-il arrivé aux autres ?
On tendit une épée à Kian ; nu, à part le bandeau qui pendait autour de son cou, il s’élança vers Lyss, dont le ventre commençait à enfler comme celui d’une femme enceinte.
— Cecily ! hurla-t-il.
Une lame s’abattit sur l’un de ses bras, une deuxième sur sa cuisse nue. Kian s’effondra en sang et le garde s’enfuit, portant Lyss sur son dos. La sorcière semblait avoir perdu connaissance. Les autres rengainèrent leurs armes et s’enfoncèrent derrière leur chef dans la nuit.
— Suivez-la ! hurla Mag.
On dut la retenir de se lancer elle-même à leur poursuite. Au loin, Cecily entendit des chevaux hennir.
— Il faut la retrouver, gémit Mag en se jetant aux pieds d’un chevalier.
Les autres femmes se joignirent à ses supplications.
— Il faut la suivre. La magie n’a pas pris… Le sortilège n’est pas achevé…
Mais l’homme les repoussa et se tourna vers Cecily en hurlant quelque chose d’incompréhensible. La duchesse se précipita au côté de Kian.
« Faites qu’il vive… je ne demande que cela », se répéta-t-elle en tombant à genoux dans le sable fin. Elle prit la tête de Kian dans ses mains et gifla sa joue couverte de bleu pastel.
— Kian ? Tu m’entends ?
— Suivez-moi, Votre Grâce, dit une voix près d’elle.
Levant la tête, elle rencontra le regard grave du chevalier Tuavhal, dont le visage était sillonné de sueur.
— Nous n’allons pas abandonner Kian !
— Bien sûr que non… Mais il faut partir au plus vite. Kian s’attendait à ce que le druide nous joue un mauvais tour.
— Mais… et Lyss ? s’écria l’une des femmes en agrippant le bras de Cecily. Elle doit accoucher de cette magie, sinon elle en mourra ! Vous comprenez ça ?
Cecily se retourna vers le chevalier, prête à défendre la cause des sorcières, mais celui-ci ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.
— Impossible, Votre Grâce, il serait trop dangereux de revenir au château. Je le regrette, pour la vieille femme et pour le sortilège. Mais nous n’y pouvons plus rien, à présent.
Déchirée, Cecily les vit entourer d’une couverture le corps inerte de Kian et le hisser dans les bras d’un chevalier qui le cala contre sa poitrine. Un autre homme s’avança vers elle et lui couvrit les épaules d’un tartan ; c’était le sien, qu’il avait ramassé au centre de l’étoile. Il sentait le sable mouillé, la transpiration et le sexe.
— Je vous en supplie…
Mais avant qu’elle ait pu finir, Tuavhal la souleva et l’installa sur sa propre selle, puis monta derrière elle. Cecily tendit la main vers les femmes éplorées ; le chevalier piqua des éperons et, avec l’homme qui portait Kian, ils s’éloignèrent au galop, se dirigeant vers la rivière pour y effacer leurs traces.
— Nous reviendrons ! cria Cecily par-dessus son épaule.
Mais les éclaboussements des sabots dans l’eau et les gémissements funèbres des sorcières noyèrent ses paroles.

A sa grande surprise, Artimour eut très envie de suivre Nessa vers la forge. A l’instant où elle disparaissait derrière la porte, il faillit se précipiter derrière elle. Puis les mises en garde qu’elle lui avait adressées lui revinrent à l’esprit. Alors, il se planta de nouveau devant la fenêtre et observa la foule qui grouillait dans la cour intérieure, les longues files qui serpentaient jusqu’aux cuisines. Ils veulent trouver un coupable, avait-elle dit. Le semi-sylphe n’avait aucune envie de prendre des risques inutiles, mais cette fille l’intriguait indéniablement. L’odeur de métal brûlé qui émanait de ses vêtements et de ses cheveux, la suie qui cernait ses ongles et sillonnait ses joues, tout cela lui rappelait confusément son père inconnu. Etait-ce pour cette raison qu’elle le troublait plus que toutes les sylphes qu’il avait jamais connues, si versées fussent-elles dans l’art de courtiser et d’aimer ? Ce n’était sans doute rien d’autre que cette fameuse attirance que les humains éveillaient toujours chez les sylphes.
Les heures passant, le silence tomba sur le fort. Artimour s’enveloppa dans la cape gris-brun qu’on lui avait prêtée — la sienne avait été réduite en lambeaux par les rochers du rivage — et, le visage dans l’ombre de son capuchon, se glissa hors de la chambre. Au fond de la cour, la voix d’un veilleur résonna : c’était la relève de la garde. Les feux qui constellaient le pavé rougeoyaient et mouraient ; en haut, sur les remparts, les torches crachaient de hautes flammes qui fouettaient l’air du crépuscule comme des queues de gobelins. Le vent lécha le visage d’Artimour ; il portait une odeur âcre de métal brûlé. Nessa ! pensa-t-il avec un petit pincement au cœur. Que pouvait-elle bien faire dans la forge à cette heure tardive ? Une grosse bouffée de fumée blanche flottait par-dessus les toits et semblait l’appeler.
La forge était plongée dans les ténèbres. Seules l’éclairaient une lanterne posée sur une enclume et les braises incandescentes du foyer. Sur le seuil de la porte, Artimour hésita, plissa les yeux et, s’habituant à l’obscurité, distingua le dos pâle et nu de Nessa. Debout dans un coin de l’atelier, sa tunique retroussée sur ses hanches, elle s’éclaboussait d’eau à l’aide d’un linge qu’elle trempait dans un seau. Elle se pencha, essora le linge et, tendant le cou d’un côté puis de l’autre, frotta vigoureusement les traînées de suie sur sa nuque. Artimour, fasciné, observait les mouvements fluides de ses muscles sous sa peau laiteuse.
Contraste enchanteur que celui de ses épaules musclées avec la courbe délicate qui reliait sa taille à ses hanches pleines et rondes ! Quand elle leva le bras, il entraperçut un sein blanc, gonflé comme une pêche, couronné d’un téton rose pâle. Puis elle posa le linge, se baissa, fléchit le bras pour prendre un nouveau seau d’eau. Son corps était aussi ferme et rebondi qu’un beau fruit mûr… Quand elle se pencha, la masse de ses boucles brunes s’échappa du chiffon qui lui servait de turban ; alors, d’un geste souple, elle posa le nouveau seau près du premier et releva ses cheveux de l’autre main. Un subit élancement de désir poussa Artimour vers elle : il fit un pas en avant et la semelle de ses bottes racla le sol.
Nessa, qui nouait ses boucles folles en un chignon serré, tourna la tête et poussa un petit cri de surprise. D’une main, elle remonta le haut de sa tunique sur ses seins ; de l’autre, elle saisit un poignard.
— Qui est là ?
La tête haute, les épaules droites, les muscles des bras et du haut du torse saillants, elle se figea en une attitude menaçante.
Quel courage ! songea Artimour. Ce n’était guère étonnant qu’Uwen voulût l’emmener à Gard… Comment pourrait-il échouer, avec une telle femme à son côté ?
— Qui est là ? répéta-t-elle.
Artimour reconnut alors la note de peur dans sa voix. Il s’avança d’un pas, de sorte que les rayons de la lanterne éclairent son visage. En le reconnaissant, Nessa baissa son arme et pâlit. La peau de son cou lui parut blanche, douce et très vulnérable… Ne la laisse pas sortir des murs de ce fort… Retiens-là ici et protège-là ! lui intima une petite voix. Mais surtout, il avait envie d’effleurer les boucles sombres qui s’enchevêtraient autour de son visage, d’embrasser ses lèvres roses, de glisser ses mains sur les courbes de ses hanches, de sa taille, de ses seins. De prendre possession de ce corps ferme et sensuel.
— Grand Herne ! s’exclama Nessa à mi-voix en rengainant son arme.
— Je regrette, mais ce n’est pas lui.
Pour la première fois de sa vie, Artimour ne savait absolument pas quoi dire. Il lui était déjà arrivé — par hasard ou à dessein — de se trouver nez à nez avec des dames à moitié déshabillées au clair de lune. Mais les émotions que cette fille faisait naître en lui étaient si complexes qu’il ne savait par où commencer.
— Je suis vraiment navré. Je ne voulais pas vous effrayer.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ? Je croyais vous avoir dit de ne pas vous montrer dans le fort !
— Non, non… ne vous en faites pas. Je viens juste d’entrer. Je n’arrivais pas à dormir. Je ne pensais pas que vous travailleriez si tard.
— Bah ! C’est plus facile, en fait.
Nessa lui tourna le dos et enfila sa tunique avec peine, tirant si fort sur le tissu grossier qu’Artimour entendit une couture se déchirer.
— Les forgerons travaillent souvent la nuit. C’est la partie sombre de la journée, comme disait… comme dirait mon père.
Elle se retourna pour lui faire face, et Artimour remarqua que le col de sa tunique, déchiré, bâillait largement. Entre les masses sombres de ses seins, il aperçut une longue cicatrice rouge.
— Pourquoi la nuit ?
— Les scories — les crasses, les mauvais résidus
— sont plus foncées que le métal fondu. C’est pour les éliminer que l’on bat le fer. Et on les distingue mieux dans le noir.
Elle inclina la tête.
— N’y a-t-il pas de forgerons en Faërie ?
Artimour haussa les épaules et promena le bout de son doigt sur une enclume noircie.
— Ce n’est pas du tout la même chose. Leur travail est entièrement différent du vôtre.
— Comment font-ils ? Comment faites-vous, en Faërie, pour fabriquer des choses ?
— Par la pensée.
— Vous voulez dire qu’il suffit de penser à une chose pour qu’elle existe aussitôt ?
— D’une certaine façon, oui. C’est ainsi que vous avez traversé la frontière : d’abord vous y avez pensé très fort, puis vous l’avez franchie.
— Mais traverser une frontière et forger une épée sont deux choses différentes, non ?
Nessa indiqua d’un geste les armes et les outils empilés sur la forge ou suspendus aux clous et aux crochets qui recouvraient toutes les surfaces libres de l’atelier.
Artimour secoua lentement la tête, distrait par le jeu d’ombre et de lumière sur les bras et la gorge de la jeune fille.
— Pas chez nous, non. La Faërie n’est pas faite de la même étoffe que l’Ombre. A vrai dire, c’est un monde d’un tout autre genre.
— Savez-vous fabriquer des objets de cette façon ?
Nessa le fixait du regard, fascinée et incrédule à la fois.
Artimour rougit et frôla du bout des doigts les marteaux alignés sur le mur, soigneusement rangés suivant leur taille. Son désir se manifestait déjà de façon tangible, mais les souvenirs que Nessa venait d’éveiller lui faisaient l’effet d’un seau d’eau glacé.
— Eh bien… A vrai dire, non, je ne sais pas faire cela. A une certaine époque, ma mère a pensé que je me débrouillerais mieux avec les outils de mon père. Mais je n’ai rien pu en tirer. Les outils des mortels n’ont pas d’effet sur les métaux de notre monde, je suppose. Et puis, il n’y avait personne pour m’apprendre à les utiliser. Heureusement, j’étais assez habile à l’escrime, à l’équitation et au tir à l’arc pour qu’elle ait pu me trouver une autre occupation.
— C’est ainsi que vous êtes devenu commandant des armées ?
— Oui, jusqu’à ce que Finuviel s’arrange pour prendre ma place.
De nouveau, Artimour éprouva un pincement d’amertume. Quelle funeste influence Guinevère avait-elle exercée sur le Conseil et sur la reine ?
— Avez-vous peur ? demanda Nessa avec un à-propos remarquable.
A vrai dire, pensa Artimour, la peur n’était que la plus saillante des émotions qui se bousculaient en lui. Il était enragé par la trahison de Finuviel, écœuré qu’Albane ait pu se laisser ainsi duper, furieux que Nessa et son père soient mêlés à cette histoire.
— Qu’allez-vous faire ? poursuivit-elle.
— Après avoir traversé la frontière, j’irai aussitôt trouver la reine.
Le regard de Nessa glissait du feu à l’enclume, de l’enclume à la porte, se promenant à travers tout l’atelier sans jamais s’arrêter sur Artimour. Le parfum de sa peau mouillée flottait dans l’air, mêlé à des relents de métal brûlé ; mais le semi-sylphe ne jugeait plus ces odeurs aussi déplaisantes qu’avant. A vrai dire, il avait fortement envie d’enfouir son visage dans ce fouillis de boucles brunes pour trouver l’endroit où l’âcreté de la fumée laissait place à la senteur moussue de la peau.
— Je vous ai fabriqué quelque chose, dit Nessa abruptement.
— Vraiment ?
Refusant toujours de soutenir son regard, elle ramassa une bougie à moitié consumée et se dirigea vers un coin de la forge. Pour rallumer la bougie à la lanterne, elle dut se hisser sur la pointe des pieds ; le col déchiré de sa tunique glissa de son épaule et Artimour vit ses tétons durcis pointer sous le tissu rêche. Il sut, alors, qu’elle le désirait autant que lui la désirait. Mais Nessa n’était pas une courtisane de Faërie, frivole et légère. Elle possédait une substance qui la rendait différente de toutes les autres femmes, plus forte et plus vulnérable à la fois.
Elle lui fit signe d’approcher, éclairant de sa bougie crachotante une longue table sur laquelle était disposée toute une panoplie d’armes et d’outils réparés — sans doute le fruit de sa soirée de travail. Un peu à l’écart, posé sur un morceau de tartan effiloché, se trouvait une courte épée dépourvue d’ornements, avec une fine lame à double tranchant en forme de losange. Artimour prit l’arme en main et l’examina de plus près. La poignée de bois était recouverte de cuir ; la lame n’était pas plus longue que son bras. On eût presque dit une épée d’enfant. Il la prit en main, la pointa, fléchit le bras, esquissa une attaque… et, en dépit de l’extrême légèreté de l’arme, ressentit un élancement de douleur à la poitrine. Toutefois, vu le peu qu’il savait de la situation en Faërie, il serait assez imprudent d’y revenir désarmé. Soudain, il remarqua sur le tranchant inférieur une brillance qui n’était pas celle du fer fraîchement aiguisé.
— Qu’avez-vous mis sur cette lame ?
Nessa approcha la bougie.
— J’ai plaqué la pointe et l’un des tranchants avec de l’argent. Si vous vous trouvez de nouveau face à Finuviel et à son poignard, vous serez en mesure de vous défendre.
Pendant un long moment, Artimour dévisagea Nessa sans trouver de mots pour la remercier. Ni sylphes ni gobelins ne s’attendraient à le trouver armé d’une épée mortelle plaquée d’argent. Elle lui tendit un fourreau. C’était un assemblage de minces lamelles de bois recouvertes de cuir, extrêmement grossier selon les critères de la Faërie, mais néanmoins indispensable à Artimour.
— Tenez, vous en aurez besoin. Et je crois que vous devriez également prendre ceci.
Un chiffon de lin soigneusement plié apparut entre les mains de Nessa.
— Vous aurez intérêt à essuyer le sang de gobelin aussi vite que possible. Il ronge le métal en un rien de temps…
Elle indiqua d’un geste les armes réparées qui encombraient la table.
— Comment avez-vous trouvé l’argent ? demanda Artimour.
L’argent, ou plutôt la pénurie d’argent, avait été le sujet de toutes les conversations, aujourd’hui.
— J’ai fondu l’amulette de mon père. C’est ce qu’il aurait voulu, j’en suis certaine. Surtout que… enfin... c’est moi qui…
Elle s’interrompit et se mordit la lèvre.
— Disons que c’est par ma main, et par le savoir-faire de mon père, que vous avez été blessé.
La gorge d’Artimour se noua. Cette fille avait sacrifié un objet appartenant à son père disparu — une amulette qu’elle avait forgée de ses propres mains — dans le seul but de réparer son tort et de l’armer contre le monde chaotique qu’il allait devoir affronter. Mais s’il comprenait mieux que jamais ce qu’un tel sacrifice signifiait pour elle, il n’en hésitait pas moins à accepter son présent. L’argent était un poison dangereux. En introduire davantage en Faërie ne ferait sans doute qu’accélérer le déclin de son monde. Il soupira profondément et prit la main de la jeune femme dans la sienne.
— Nessa…
Ses yeux brillaient dans la pénombre.
— Nessa, je ne puis accepter cette épée.
— Mais… pourquoi pas ? bégaya-t-elle. Je sais qu’elle n’est pas belle, ce n’est qu’une simple…
— Ecoutez, reprit-il en posant un doigt sur les lèvres de Nessa. Ecoutez-moi. J’apprécie votre travail, votre geste, le fait que vous ayez fondu cette amulette. Mais vous savez que l’argent est un poison pour la Faërie. C’est sans doute une mauvaise idée d’en apporter davantage là-bas. Regardez, l’amulette n’y avait pas sa place : c’est pour cela qu’on a obligé votre père à la retirer.
Il s’arrêta brusquement, cherchant ses mots. Nessa refusait toujours de soutenir son regard, et son attitude maladroite lui disait qu’il l’avait blessée d’une façon qu’il ne comprenait pas bien.
— Gardez cette épée, Nessa. J’ai entendu dire que les réserves d’argent sont épuisées, qu’il ne reste plus une once d’argent dans le fort.
Mais ce raisonnement ne réussit pas, lui non plus, à effacer la déception qui se lisait sur le visage de Nessa. En désespoir de cause, Artimour reprit sa main et la porta à ses lèvres ; ce faisant, il remarqua le réseau de cicatrices qui sillonnaient ses doigts. Ce ne devait pas être chose aisée que de forger les objets de l’Ombre ! Cette épée, Nessa ne l’avait pas fabriquée sur une impulsion, sans réfléchir. Sans doute fallait-il une volonté bien supérieure à celle des sylphes pour forcer cette réalité peu malléable à changer de forme. Les Conteurs, en définitive, se trompaient sur toute la ligne : les mortels étaient loin d’être sots.
Nessa s’aperçut qu’il regardait sa main et voulut la retirer, mais il lui prit la deuxième, les porta toutes deux à ses lèvres et les baisa l’une après l’autre. Elle poussa un petit soupir et chavira vers lui, de sorte que sa tunique frôla son pourpoint. L’intensité de son regard coupa le souffle à Artimour et éveilla en lui un désir plus ardent que les braises qui luisaient dans la forge — un désir insistant, impérieux, qui réduisait sérieusement ses capacités de réflexion. Pourtant, il fit de son mieux pour exprimer son émotion, sentant obscurément que pour les mortels, bien plus que pour les sylphes, les sentiments étaient intimement liés aux mots.
— N’ayez pas honte de vos mains, Nessa. Croyez-vous qu’une sylphe en ait jamais eu d’aussi belles ? Aucune d’entre elles ne serait capable de faire votre travail. A ces marques, à ces cicatrices, je vois combien l’étoffe de l’Ombre est inflexible, comparée à celle de la Faërie. Et pourtant, vous la pliez à votre volonté, en utilisant un pouvoir qu’aucun sylphe ne possède.
— Les sylphes utilisent la magie, murmura-t-elle, paupières baissées.
— De leur point de vue, ce que vous faites est aussi de la magie.
Leur baiser les surprit l’un comme l’autre. Aucun des deux n’embrassa délibérément l’autre ; ils se penchèrent tous deux simultanément, comme mus par une force extérieure, jusqu’à ce que leurs lèvres se rencontrent. Nessa ouvrit la bouche pour accueillir celle d’Artimour ; du bout de la langue, elle parcourut l’intérieur satiné de sa lèvre inférieure. D’un coup, Artimour prit conscience des tétons durcis de Nessa contre son torse et du sang qui battait furieusement entre ses jambes. Il prit la jeune femme dans ses bras, et la tête de Nessa vint se nicher au creux de sa poitrine.
Les mains de Nessa remontèrent le long du bras d’Artimour et effleurèrent sa nuque, faisant revivre des sensations dans tout son corps ; puis elles escaladèrent sa joue. En entendant le bruit râpeux produit par ses doigts, il cessa de respirer le parfum de musc et de sel qui émanait de sa tunique, sursauta et s’écarta brusquement. Nessa, haletante, se recula à son tour, l’air effrayée.
— Je n’ai jamais eu de barbe, jusqu’ici, bégaya Artimour.
— Je n’ai jamais embrassé personne de cette façon.
Nessa fronça les sourcils, puis ajouta :
— C’est Molly qui vous a rasé. Elle a remarqué que votre barbe commençait à pousser.
Artimour se passa la main sur les joues. Au nom du Grand Herne, songea-t-il, que m’arrive-t-il ? Puis, comme les paroles de Nessa faisaient leur chemin en lui, il inclina la tête et la dévisagea. Elle n’avait jamais embrassé personne de cette façon, avait-elle dit… Comprenant subitement l’origine de son hésitation, il déposa un nouveau baiser dans la paume de sa main. Les doigts de Nessa se crispèrent autour des siens, et, dans ce petit geste, il lut la force de son désir.
— Nessa, chuchota-t-il, es-tu sûre de vouloir cela ?
Elle hésita à peine le temps d’un battement de cœur, et quand elle ouvrit la bouche, ses lèvres étaient brillantes et gonflées comme des fruits gorgés de soleil.
— Oui, j’en suis sûre.
Pendant un long moment, Artimour resta plongé dans ses pensées. S’unir avec cette mortelle signifierait bien autre chose qu’un après-midi de plaisir ou une nuit de délices. Rien à voir avec les jeux de l’amour auxquels s’adonnaient les sylphes, qui répétaient à l’infini toutes les formes et variantes possibles, sans autre but que l’excellence technique… D’un seul coup, Artimour comprit que cette différence expliquait la mystérieuse tendance des mortels à s’attacher l’un à l’autre. Mais ce n’était pas tout ; il y avait autre chose, que Nessa elle-même ne semblait comprendre ni même deviner. Cette passion, cette intensité qui surgissait en lui et l’emportait au-delà de toute pensée rationnelle, c’était de l’énergie magique sous sa forme la plus pure.
Le désir de la posséder grandissait en lui ; c’était une faim dévorante qu’il n’avait jamais ressentie auparavant, même pour ses amantes les plus accomplies. Comme par un accord tacite, ils chavirèrent l’un vers l’autre. Leurs bouches se trouvèrent, et il sembla alors à Artimour que toutes les heures passées sous un dais de branches ou un baldaquin de soie, sur la mousse arrosée de soleil ou les coussins moelleux d’un cabriolet, n’avaient été qu’enfantillages, comparées au feu qui se déchaînait maintenant en lui.
Il entortilla une boucle brune autour de sa main et la tête de Nessa retomba contre son épaule, exposant la longue courbe blanche de son cou. La chevelure qui cascadait sur le bras d’Artimour exhalait une senteur tiède et boisée, comme le parfum des arbres qui imprégnait ses rêves lorsqu’il dormait dans la forêt. Le cœur d’Artimour battait si fort dans son bas-ventre qu’il commençait à éprouver des vertiges ; des vapeurs écarlates embrumaient son esprit. Il effleura un téton pointu puis, quand Nessa gémit et se laissa aller contre lui, il referma la main autour d’un sein rond et charnu. Il sentait la chaleur de sa peau humide à travers la tunique de lin. Cette mortelle n’avait rien à voir avec les femmes sylphes : il semblait que tout en elle fût tiède, soyeux et moite.
— Artimour…, dit-elle dans un souffle.
Elle s’écarta, les yeux noirs brûlant d’une expression grave qui était peut-être de l’inquiétude.
— N’aie pas peur, murmura-t-il en repoussant délicatement une boucle derrière son oreille. Je…
Il s’arrêta. Comment lui dire qu’il n’était pas simplement envoûté par son corps mortel ? Qu’il éprouvait des sentiments bien plus profonds que jamais ? Tout cela était inextricablement lié à ce monde sombre, dense et étrange… Subitement, Artimour se rendit compte que l’Ombre et ses habitants étaient infiniment plus complexes que ne le pensaient les sylphes. Seules ses origines humaines — qu’il avait jusqu’ici haïes et niées — lui permettaient de deviner cette complexité, même s’il était loin de la comprendre. En vain, il chercha ses mots, rejetant tous ceux qui se présentaient à son esprit.
Comme si elle avait perçu son désarroi, Nessa posa un doigt sur sa bouche.
— Je n’aurai pas peur, chuchota-t-elle.
Elle mit ses bras autour de son cou et pressa son corps contre le sien. Le creux de ses reins, doux et accueillant, vint caresser la crête saillante de son érection, et, dans ses grands yeux noirs, Artimour vit son propre reflet qui l’observait.
— Je n’aurai pas peur, répéta-t-elle. A moins que toi, tu n’aies peur de moi…

Cependant, tandis qu’elle conduisait Artimour vers la chambre à coucher du forgeron, située derrière le grand foyer en pierre, Nessa se rendit compte qu’elle était terrifiée. Par la fenêtre entrouverte de la chambre, les lueurs des torches éclairaient le lit et sa couverture en laine bleue hérissée de brins de paille.
« Je ne sais pas du tout ce que je suis censée faire », voulut-elle dire. Mais déjà Artimour l’attirait contre lui, l’enveloppait dans ses bras, s’étendait à son côté sur le lit, avec tant de douceur et d’aisance que Nessa eut l’impression de flotter. S’il ne ressemblait plus vraiment à un sylphe, Artimour se déplaçait encore avec toute la grâce et la dextérité des êtres de l’Outremonde.
Il écarta doucement l’encolure de sa tunique, frôlant au passage ses seins hauts et ronds, et les reins de Nessa se soulevèrent d’eux-mêmes, comme si une partie d’elle dont elle avait à peine conscience remuait et s’offrait aux caresses d’Artimour. Celui-ci se pencha sur elle, prit ses seins en coupe et les porta à sa bouche. Quand ses lèvres brûlantes se refermèrent autour d’un téton durci, un frisson de plaisir la parcourut et enflamma la partie la plus secrète de son corps. Le souffle court, elle sentit son corps s’arc-bouter ; au plus profond de son être, un désir à la fois tout nouveau et très primitif s’éveillait, rugissant de vie.
— Est-ce que cela t’a plu ? demanda Artimour en relevant la tête.
L’absurdité de la question lui arracha un faible sourire. Elle avait l’impression de se tenir au bord d’un fleuve immense ; quelques pas de plus, et elle serait emportée par un courant puissant, obscur et aussi ensorcelant que tous les charmes de l’Outremonde. Voilà donc ce que les sylphes veulent de nous, songea-t-elle avec un calme surprenant. Elle passa sa langue sur ses lèvres, déposa des baisers mouillés sur la bouche et la joue d’Artimour, puis suivit du bout du doigt le contour de sa barbe, tressaillant d’impatience.
— Continue, je t’en supplie…, murmura-t-elle.
Artimour sourit, inclina la tête et reprit son sein entre ses lèvres. Les yeux fermés, Nessa respirait au rythme du désir qui jaillissait par vagues du centre de son être. Sous la lumière jaune qui filtrait par les petits carreaux de la fenêtre, la peau du semi-sylphe se teintait de miel et d’ivoire. Artimour l’entoura de ses bras, la couvrit d’une nuée de baisers puis glissa la main sous l’ourlet de sa tunique et remonta lentement jusqu’au linge froissé et trempé entre ses cuisses. Avec précaution, il écarta le tissu de lin, entortilla ses doigts autour des boucles soyeuses et, caressant, lissant, explorant, progressa doucement vers l’intérieur. Nessa écarta les jambes et chercha la bouche d’Artimour pour y étouffer un gémissement de plaisir. Celui-ci rejeta l’oreiller, posa la tête de Nessa à plat sur le lit et, de l’autre main, caressa son ventre et ses reins, lui révélant la douceur de sa propre peau, la fermeté de ses muscles fuselés. Il plia la jambe de Nessa, la cala sur sa propre hanche et pressa contre son ventre le renflement insistant de son désir. Leurs yeux se croisèrent et ne se quittèrent plus. Artimour lui prit la main et posa un baiser sur chacun de ses doigts.
— Maintenant, dit-il, touche-moi.
Il fit doucement glisser le bout des doigts de Nessa de l’extrémité jusqu’à la base de son sexe dressé. Baissant les yeux, elle vit son phallus surgir, rouge et gonflé, des boucles de sa toison intime.
Déchirée par des sentiments contradictoires, Nessa ne put que se blottir dans ses bras. La peur que son corps fût incapable d’accueillir une telle érection la tenaillait, en même temps que ses baisers réveillaient en elle une faim dévorante et irrépressible. Elle laissa Artimour l’étendre de nouveau et faire glisser sur elle ses mains, sa langue, ses cheveux noirs et soyeux. Enivrée par le parfum de sa peau, pleinement éveillée de la racine des cheveux jusqu’à la pointe des orteils, Nessa prit soudain la mesure de la force et de la beauté de son propre corps.
Comme par enchantement, le pourpoint, la chemise et les collants d’Artimour disparurent, ainsi que la tunique et le linge de Nessa. D’un geste, le semi-sylphe jeta leurs vêtements emmêlés hors du lit et s’allongea près d’elle, entièrement nu. La fine cicatrice rouge laissée par le poignard arrivait à hauteur de la joue de Nessa. Du revers de sa main, Artimour caressa tendrement chacune des courbes et des creux de son corps, de l’oreille à la nuque, des épaules à la taille, de l’intérieur des cuisses aux genoux, revenant enfin à son ventre et à ses seins. Puis il pressa délicatement son pouce contre son nombril, le retira et pressa de nouveau, un peu plus fort, comme pour suggérer autre chose. Nessa soupira, cambra les reins, et la main d’Artimour remonta vers la fente entre ses cuisses, se glissa dans sa moiteur, explora avec une lenteur insoutenable ses replis secrets.
— Es-tu sûre de ce que tu veux, Nessa ? demanda-t-il d’une voix rauque.
N’aie jamais peur de t’unir avec celui que ton cœur désire, car ce qui arrive entre un homme et une femme est la plus grande magie de toutes, dit la voix de Molly dans sa tête.
— Sûre et certaine, murmura-t-elle en tremblant.
Puis elle se laissa aller contre la paille, toute peur effacée par la force de son désir. Du bout de son membre tendu, Artimour caressa l’entrée de son sexe, tandis que Nessa repliait les genoux pour s’offrir plus largement à lui.
Quand il s’arrêta, elle faillit gémir de frustration ; fermant les yeux, elle s’intima de ne pas crier, même si pour cela elle devait se mordre la langue jusqu’au sang. A cet instant, une nouvelle caresse lui arracha un murmure de plaisir. Elle se redressa sur les coudes, les yeux écarquillés. Agenouillé entre ses cuisses, Artimour pointait sa langue dans l’enchevêtrement de sa toison brillante.
— Repose ta tête, chuchota-t-il.
Sa langue glissa sur elle comme du satin sur de la soie ; l’extrémité de ses cils, doux et légers comme des plumes, caressa la peau douce à l’intérieur de ses cuisses. Elle fut incapable de bouger, tant le plaisir qu’il lui prodiguait avec sa langue, ses lèvres et ses dents la submergeait. Quand enfin il se redressa et qu’elle sentit son membre rigide se placer à l’entrée de son sexe, elle se cambra, s’offrant à lui au moment où il plongeait en elle. Avec la douleur vint un plaisir aigu qui atteignit comme une flèche le centre de son corps. Artimour la prit dans ses bras et la serra contre lui jusqu’à ce que la douleur se fût estompée. Nessa sentait l’arête de sa longue cicatrice pressée contre sa joue. Et alors même que sa déchirure intérieure palpitait, un autre pouls battait un contrepoint exubérant, de plus en plus fort — jusqu’à ce que le plaisir l’emportât sur la douleur et poussât inexorablement Nessa vers cette jouissance ultime qu’elle ne pouvait qu’imaginer. Elle leva son visage vers celui d’Artimour et lui prit les lèvres.
Il se remit à bouger, d’abord lentement, puis, entraînant facilement son corps dans le rythme du sien, suivant un rythme aussi infatigable que le fracas des vagues sur le rivage. Alors seulement, Nessa comprit ce que Molly avait voulu dire. C’était bien de magie qu’il s’agissait. Car le va-et-vient des hanches d’Artimour accumulait en elle une énergie prodigieuse, jusqu’au point où elle craignit d’éclater. Puis enfin ses muscles se relâchèrent, ses os se ramollirent et son corps tout entier se mit à frémir de plaisir, tandis que le monde autour d’elle se dissolvait en éclats de lumière dorée.
Ce fut le vent qui la réveilla, bien plus tard, en soupirant dans les arbres. Nessa ouvrit les yeux et, apercevant un enchevêtrement de draps et de jambes, se demanda un instant où elle était. Puis la sensation douloureuse entre ses cuisses lui rappela ce qui s’était passé. Elle baissa les yeux vers le visage endormi d’Artimour. Il ouvrit les paupières et sourit.
— Nessa… Comment te sens-tu ?
Elle détourna abruptement le visage vers la fenêtre. L’aurore n’était pas loin. Déjà les ombres se teintaient de bleu et le parfum du pain frais flottait dans l’air. Bientôt Uwen viendrait la chercher. Tout son corps était las et courbaturé ; la dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’Artimour se lève pour la quitter. Mais une idée plus terrible encore lui était soudain venue à l’esprit.
— Artimour, chuchota-t-elle, que vas-tu devenir… que vont devenir mes parents… si… si la Faërie meurt ?
Il la fixa pendant un long moment, silencieux.
— Pour te dire la vérité, Nessa, je n’en sais rien.
— Les sorcières prétendent que les mortels qui meurent dans l’Outremonde sont condamnés à suivre la Chasse sauvage de Herne pour toute l’éternité. Je ne veux pas que cela arrive à mes parents. Je ne les retrouverai jamais — pas même à Samhain, pas même quand je passerai moi-même dans les Terres d’Eté. Ils seront perdus à tout jamais. Tu comprends ?
L’expression du semi-sylphe était indéchiffrable.
— Je ferai de mon mieux, Nessa.
Se penchant sur elle, il attira sa bouche vers la sienne et y déposa un baiser plein de douceur et de tendresse, mais sans la passion de leurs ébats nocturnes.
— Je le jure.
Les yeux de Nessa s’emplirent de larmes qu’elle chassa de ses cils. Quoi qu’il pût arriver, la nuit écoulée resterait gravée, étincelante, dans le tissu de ses souvenirs. Ravalant ses larmes, elle se pencha vers Artimour et lui rendit son baiser avec toute l’ardeur dont elle était capable.
Sans un mot de plus, il sortit ses longues jambes du lit et commença à enfiler les vêtements qu’il avait ôtés avec tant d’insouciance, la nuit dernière. Une fois habillé, il s’agenouilla près d’elle et mit ses mains autour de son visage, l’étudiant comme s’il consignait chacun de ses traits dans sa mémoire.
— Reviens-moi, murmura Nessa. Reviens, et ramène mes parents chez eux.
— Je vais essayer, dit-il.
L’instant d’après, il était parti.
Nessa se traîna hors du lit et essuya la moiteur qui s’écoulait d’entre ses jambes. Alors qu’elle s’habillait avec peine, elle comprit non seulement ce qu’avait essayé de lui expliquer Molly, mais aussi ce que lui disait son propre cœur. Plus que n’importe quoi d’autre, plus que de revoir ses parents et Griffin, elle voulait désespérément qu’Artimour revienne.

Le soleil chatouilla les paupières de Cecily ; elle remua, renifla, puis éternua si violemment qu’elle se redressa d’un coup. Une odeur de putrescence flottait dans l’air. Elle jeta un regard perplexe autour d’elle. Apparemment, elle avait passé la nuit au beau milieu d’une clairière, tout près d’un fourré de prunelliers ; des grappes de baies noires et replètes luisaient entre les feuilles mouillées de rosée. Puis elle se rappela ce qui était arrivé.
Kian reposait à son côté, étendu sur une couche d’aiguilles de pin. Son visage était pâle, sa peau moite. Cecily ouvrit sa cape : les pansements qu’elle avait posés à la hâte, la veille, étaient noirs de sang séché. L’entaille sur le haut de ses épaules n’était que superficielle, mais la blessure à la hanche paraissait bien plus sérieuse. La lame avait tranché le muscle de la cuisse jusqu’à l’os. Kian avait perdu beaucoup de sang ; son état était réellement inquiétant. Cecily remit les pansements en place et referma les pans de sa cape. Puis elle se redressa et s’enveloppa dans son tartan.
Le fourré, entouré de chênes et de hêtres, était situé au milieu d’un petit vallon encaissé bordé par un grand fleuve. Les branches des arbres abritaient la clairière d’un dais de feuillage ; à l’orée du bois, deux chevaliers se chauffaient devant un feu sur lequel fumait un petit chaudron en fer. La journée était belle mais froide, et les jambes nues de Cecily se couvraient de chair de poule. Frissonnante, elle resserra son tartan autour de ses épaules et s’avança vers le feu.
Les deux chevaliers, Tuavhal et Neven — le prénom de ce dernier s’était gravé dans la mémoire de Cecily à cause de sa luxuriante moustache brune, dont il prenait un soin amoureux — se levèrent d’un bond.
— Comment se porte Kian, Votre Grâce ? demanda Neven.
— Il est vivant.
Il fallait absolument qu’il vive. L’idée de perdre Kian maintenant, alors que tout ne faisait que commencer pour eux, lui paraissait une injustice suprême. Et ce n’était pas tout. Kian était un chef naturel, un guerrier chevronné et respecté, et sa présence à son côté permettait de surmonter le principal obstacle qui s’élevait entre elle et le trône : son sexe. Qui, sinon Kian, mènerait l’armée de Cecily à la bataille ? Qui dirigerait sa stratégie militaire ? Si Kian mourait, les membres du clan de Cecily se bousculeraient pour le remplacer ; à elles seules, ces luttes intestines pourraient détruire l’alliance qu’elle espérait bâtir.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle. Pouvons-nous trouver refuge près d’ici ?
D’un geste du menton, le chevalier moustachu indiqua les collines bleutées au loin, encore enveloppées dans un voile de brume blanc.
— Nous ne sommes sûrs de rien. Le pont du Daraghduin a été détruit. Il nous faut remonter plus en amont pour trouver un endroit où traverser ; si nous avons de la chance, nous atteindrons Killcarrick demain. Sinon, nous essaierons de trouver refuge autre part. Mais les chevaux sont épuisés par la course de cette nuit…
— Attendez ! intervint Cecily. Il n’y a que nous quatre, ici ?
Les deux hommes échangèrent un regard oblique.
— D’autres hommes de l’archidruide nous attendaient au sortir du sentier, madame.
— Certains des nôtres ont pu se perdre dans la nuit, poursuivit Tuavhal à demi-voix. Ils nous retrouveront sans doute à Killcarrick.
— Si jamais nous y parvenons, ajouta Neven.
— Que voulez-vous dire ? demanda Cecily froidement.
— Cette transformation de la sorcière ne va pas durer éternellement, Votre Grâce. Quand Kestrel s’apercevra que vous lui avez filé entre les doigts, la Déesse seule sait ce qu’il enverra à nos trousses… Nous avons sans doute poussé les chevaux à bout, hier soir, mais nous voulions mettre le plus de distance possible entre Gard et nous.
Une rafale de vent se leva, portant de nouveau une odeur fétide de charogne et — si incroyable que cela pût paraître — les cris d’un bébé.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cecily. Est-ce un enfant que j’entends ? Et d’où vient cette odeur atroce ?
— De la garnison, répondit Neven. Ou plutôt des restes de la garnison.
— Vous voulez dire que…
Respirant par la bouche, Cecily approcha ses mains du feu pour les chauffer.
— Qu’elle a été massacrée, oui. Quant au bébé, il y a une bande de réfugiés, surtout des enfants, cachés dans ce fourré.
Curieuse et inquiète à la fois, Cecily se dirigea d’un pas résolu vers la haie de ronces… et s’arrêta net, consternée. Au centre du fourré étaient garées deux charrettes, autour desquelles s’accroupissaient des enfants en guenilles, dont aucun n’avait plus de douze ou treize ans. Dans les voitures, deux femmes débraillées et débordées tentaient de s’occuper de quatre nourrissons, tandis qu’une vieille sorcière visiblement épuisée remplissait un bol qu’elle tendait à chacun des plus grands à tour de rôle.
— Excusez-moi…, commença Cecily.
— Votre Grâce ?
La vieille femme se détourna, cracha une chique d’herbes sur le sol, puis entoura du bras un enfant au visage maculé de boue, qui s’était mis à hurler de frayeur en apercevant l’inconnue.
Cecily s’agenouilla aux côtés des enfants.
— Oui, c’est moi. Vous pouvez m’appeler Cecily. Et vous, ma bonne vieille ? Et vous, les enfants ? D’où venez-vous et où allez-vous ?
— On m’appelle Sorcha, madame, et nous venons tous des environs. Ces pauvres bébés ont été oubliés par les gobelins qui ont emporté leurs parents. Hier matin, mes filles et moi avons sorti les charrettes pour ramasser tout ce petit monde. Il y a quelques blessés dans l’autre voiture, mais je ne pense pas qu’ils survivront. Nous nous sommes réfugiées dans ce fourré pour la nuit. Au fait, j’ai ramassé des prunelles pour en faire un breuvage ; prenez-en donc un peu pour le chevalier.
La sorcière lui tendit un pot en argile grossier.
— Merci, murmura Cecily.
La générosité de ces trois femmes l’émouvait ; elle ne pouvait les abandonner à leur destin. Surtout avec ces enfants qui la dévisageaient de leurs grands yeux affamés.
— Attendez-moi un instant, dit-elle.
De retour à son propre campement, Cecily s’adressa aux chevaliers.
— Cadwyr doit encore être loin. Nous ferions mieux de nous mettre en route, car nous ne pouvons rester ici, pas plus que ces pauvres gens.
Les hommes échangèrent des regards dubitatifs.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de les emmener, madame. Nous irions plus vite sans eux.
— Mais ils ont des chariots. Kian ne peut voyager à cheval, et nous ne pouvons abandonner ces gens à leur triste sort. Surtout…
Un éclat métallique, sur la rive opposée du fleuve, attira le regard de Cecily.
— Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-elle en montrant du doigt le mouvement des branches.
Tuavhal leva la tête, Neven se redressa à moitié.
— Une compagnie longe l’autre rive. Sans doute se dirigent-ils vers le pont. Ils ne savent pas qu’il a été détruit.
— A qui sont ces gars, Neven ? demanda Tuavhal en scrutant la forêt de l’autre côté du fleuve.
— On dirait qu’ils descendent des Hautes Terres. Je ne connais pas leurs tartans, mais à voir leurs poneys à poil long, ils ne doivent pas habiter loin de la côte. Ils approchent, Tully : empêche nos bêtes de s’agiter.
Neven jeta un seau d’eau sur le feu et fit signe à Cecily de se réfugier dans le fourré d’épines. De là, elle vit une cinquantaine de cavaliers surgir d’entre les arbres de la rive opposée, ainsi que huit chariots couverts de toile blanchie maintenue par de grosses cordes.
— Que peuvent-ils bien transporter ? dit Neven.
Les cavaliers formaient un cortège serré autour du convoi de chariots, dont ils protégeaient visiblement le contenu.
— Aucune idée, répondit Tuavhal.
— Regardez leur armure, dit Cecily. Les mailles, les éperons… et même le tranchant de cette hache…
Au grand soleil matinal, il n’y avait pas d’erreur possible : cet éclat pâle était bien celui de l’argent.
— Dans ces coins-là, ils appartiennent tous au clan de Cadwyr, dit Neven. Tous, sans exception.
On entendait, porté par l’eau, le grincement étouffé des grandes roues et le martèlement des sabots.
— Que feront-ils, quand ils verront que le pont a été détruit ?
— Tout dépend de leur destination. Ils peuvent très bien faire demi-tour et essayer de traverser au même endroit que nous, en amont.
— Dans ce cas, il ne faut pas nous attarder ici, dit Cecily.
— Si ce sont des hommes de Cadwyr, objecta Neven, ils vont plutôt suivre le cours du fleuve vers Gard.
— Mais nous ne pouvons pas en être certains, dit Cecily en se redressant. Partons tout de suite.
Tandis que les deux hommes s’éloignaient pour rassembler les chevaux, Cecily se pencha sur Kian et lui toucha le front. Puis elle approcha le bol en terre des lèvres du chevalier et fit couler quelques gouttes de breuvage dans sa gorge. Mag, se souvint-elle, utilisait une infusion de prunelles pour soigner les saignements internes. Les narines de Kian, grises et pincées, ne lui disaient rien de bon. Au cours des dernières semaines, elle avait vu trop d’hommes prendre cette mine grisâtre : ceux sur qui la Marrihugh avait laissé sa marque en attendant de venir les réclamer définitivement. La peur s’empara subitement d’elle. Tu ne me le prendras pas, maudite sorcière assoiffée de sang ! Il n’est pas encore à toi ! Non, non et non…
Mais rien ni personne ne lui répondit.
Tout à coup, elle se rendit compte que l’un des chevaliers était planté devant elle et attendait qu’elle lui réponde.
— Croyez-vous que cela le tuera, si nous le déplaçons ? répéta Tuavhal.
— La vieille femme m’a donné un peu d’infusion fortifiante. Il faut l’étendre dans la charrette et lui en donner régulièrement — il n’y a rien d’autre à faire. Il a une entaille profonde à la hanche, mais il n’est pas fiévreux, c’est bon signe.
Elle posa sa main sur le front de Kian, qu’elle trouva frais et moite.
« Il n’est pas mort », chuchota-t-elle.
Pas encore…, lui répondit une voix moqueuse. Les mots résonnèrent en elle et glacèrent jusqu’à la moelle de ses os. Pas encore