1.
Les hurlements du gremlin faisaient trembler la forêt tout entière. Tels une avalanche ou un raz-de-marée, sa rage et son désespoir trop longtemps retenus éclataient dans le silence de la nuit de Samhain. C’était une cacophonie aiguë, étourdissante, dont le volume semblait largement dépasser les capacités physiques d’un être aussi petit. Delphinea s’écroula à genoux et appuya sa tête contre le flanc de son cheval, tentant d’assourdir les cris chargés de chagrin et de douleur. La lune était invisible ; seules quelques étoiles éclairaient le ciel de leurs lueurs argentées. Bientôt Delphinea ne perçut plus rien d’autre que les terribles hurlements et le contact doux et odorant du crin de la jument contre sa peau. De petites secousses parcouraient le sol jonché de feuilles, comme si les grands arbres tout autour frémissaient jusqu’à leurs racines. Le cheval se mit lui aussi à trembler, et Delphinea lui enlaça le cou, fredonnant un air à peine audible, dans l’espoir que les vibrations de sa voix apaiseraient la jument terrifiée. Finalement, s’apercevant que cela ne servait à rien, elle se laissa retomber contre le flanc du cheval et se concentra sur le battement régulier de son grand cœur, seul rempart contre la folie.
C’est ainsi que les gardes la trouvèrent, juste avant l’aube : tremblante, les paumes plaquées sur les oreilles, recroquevillée contre la jument. Quant à cette dernière, elle était à moitié inconsciente, les yeux révulsés, les oreilles aplaties contre la tête. Les cris de Petri n’avaient rien perdu de leur intensité. A la lumière des torches, Delphinea le vit se débattre sur le sol comme un poisson dans un filet. C’est exactement ça, songea-t-elle. Il est pris au filet de sa propre folie. Chaque année, à Samhain, les gremlins sombraient temporairement dans la démence ; aussi les enfermait-on toujours pendant cette période. Mais depuis quelque temps, toutes les habitudes étaient bouleversées.
Il fallut six gardes réunis pour maîtriser Petri, bien que celui-ci ne leur arrivât même pas à la ceinture. L’un des sylphes arracha la manche de son pourpoint afin de confectionner un bâillon. Quand le petit gremlin fut enfin attaché et muselé, ses hurlements réduits à des gémissements étouffés, les hommes portèrent leur attention sur Delphinea, qui se tenait silencieuse et épuisée près du cheval évanoui.
— Madame ?
Le sylphe brun qui s’inclina devant elle portait un plastron en or frappé du blason de la reine de Faërie. L’espace d’un instant, Delphinea se demanda s’il ne s’agissait pas de soldats lancés à leurs trousses par la reine et Timias pour les ramener de force au palais. Mais les paroles qu’il prononça ensuite faillirent la faire pleurer de soulagement.
— Dame Guinevère nous a envoyés à votre recherche. Permettez-moi de me présenter : Ethoniel, capitaine de la Troisième Compagnie des chevaliers de Sa Majesté. Si vous voulez bien nous suivre, nous vous escorterons jusqu’à la Maison dans les Arbres.
— Comment cette chose s’est-elle échappée ? demanda l’un des soldats en désignant le gremlin.
— Petri n’est pas une chose, protesta Delphinea.
Le capitaine lui tendit la main et l’aida à se redresser, pendant que deux autres soldats persuadaient la jument de se lever.
— Vous viendrez tous les deux avec nous, affirma le capitaine. La petite créature ne posera plus de problèmes, je pense. Nous ne pouvons certainement pas l’abandonner ici.
Petri gisait sur le sol, les bras ligotés le long du corps, sa joue basanée écrasée contre les aiguilles de pin et les feuilles mortes qui tapissaient le sol. Il haletait, mais ses yeux étaient clos et ses muscles inertes.
— Pardonnez-moi mon indiscrétion, madame, mais comment tout cela est-il arrivé ? Vous a-t-il suivie ? Comment a-t-il pu franchir les limites du parc ?
La présence d’un gremlin à de nombreuses lieues du palais avait certes de quoi étonner, puisqu’un sortilège était censé retenir ces petits êtres dans l’enceinte du parc royal. Comment expliquer à ce soldat que Petri, bravant les effets de sa crise de folie naissante, l’avait guidée à travers le labyrinthe de la Vieille Forêt, vers la maison de Guinevère ? Cette dernière, elle-même bannie de la cour, comprendrait que Delphinea n’ait pu abandonner son gremlin domestique aux mains de Timias et de la reine, sachant que ceux-ci avaient l’intention de faire porter la responsabilité de la disparition de la Résille à l’ensemble des gremlins. Mais l’heure n’était pas aux explications. Car il y avait dans cette forêt quelque chose de bien plus troublant qu’un malheureux gremlin possédé ; quelque chose que les soldats devaient voir de leurs propres yeux pour le croire.
Les torches illuminaient la clairière, mais Delphinea n’avait pas besoin de voir les branches cassées et les broussailles piétinées pour retrouver le chemin par où ils étaient arrivés.
— Le sortilège faiblit à mesure que la grossesse de la reine avance, mon capitaine, dit-elle précipitamment.
Pour l’instant, cette explication devrait suffire.
— J’ai quelque chose à vous montrer, ajouta-t-elle. Si vous voulez bien me suivre…
Relevant sa jupe de cavalière, elle s’éloigna sans se retourner. C’était l’odeur, cette terrible odeur de pourriture, qui la guidait à travers la forêt épaisse. Quelques instants plus tard, prise de nausée, elle dut s’appuyer à un tronc d’arbre ; à sa stupéfaction, l’écorce frémit sous sa main et un élancement de douleur lui parcourut le bras. Les branches s’entrechoquèrent, grincèrent et, l’espace d’un instant, Delphinea crut entendre un chuchotement. Elle sursauta : le capitaine se pressait à son côté, le visage strié par les longues ombres de sa torche.
— Où nous conduisez-vous, madame ?
Delphinea ne put d’abord lui répondre, tant elle était troublée. Jamais auparavant elle n’avait ressenti de lien avec les arbres de la Faërie. A vrai dire, les chênes et les bouleaux centenaires, comme ceux-ci, étaient peu nombreux dans les hautes montagnes de sa province natale.
— Par ici, articula-t-elle finalement.
Guidée par une certitude aussi absolue qu’inexplicable, elle mena les soldats à travers la forêt, droit vers la clairière où l’armée des sylphes gisait, massacrée, au milieu de chevaux morts et d’armes dorées.
Les gardes se rassemblèrent autour de Delphinea, choqués et silencieux. Les cadavres ressemblaient à des mannequins abandonnés après une mascarade ; épées, lances et flèches brisées se dressaient en tous sens comme des allumettes tordues. Une brume légère flottait au-dessus de la clairière et, au loin, on entendait le bruit de l’eau courante. Soudain, un étendard claqua, se déploya et, pendant un instant, dans la brume matinale, il sembla que l’armée entière allait se relever en riant, ravie de cette plaisanterie. Le capitaine leva sa torche, et les couleurs d’Albane — indigo et violet sur fond blanc bordé d’or — se détachèrent, éclatantes, sur la masse sombre des arbres.
Derrière Delphinea, les soldats chuchotaient, ahuris et incrédules.
— C’est impossible…
— Ça ne peut pas être…
— Non, c’est impossible…
— Ce sont eux. Ces guerriers étaient nos camarades, affirma le capitaine.
Il y eut un long silence, puis il poursuivit :
— Vous comprenez, madame, nous aurions dû nous trouver à leurs côtés. Mais le prince Finuviel nous a cantonnés ici pour défendre la maison de sa mère.
— Que leur est-il arrivé ? murmura un autre soldat.
— Qui a fait cela ? ajouta un troisième.
Delphinea sentait la tension monter parmi les gardes ; ils piaffaient nerveusement, comme des chevaux flairant l’odeur du sang. Le capitaine se pencha, éclaira de près un cadavre gisant face contre terre, puis le retourna. Le visage du sylphe mort était pâle et impassible et, dès que le premier rayon de lumière l’atteignit, il se réduisit en fine poussière. A la lumière de sa torche, le capitaine examina l’armure, les insignes, l’épée et les éperons du guerrier. Une grande entaille noire traversait en diagonale le plastron doré, dont le métal paraissait flétri et noirci.
— La Vraie Mort, dit-il enfin en refermant le heaume vide du soldat mort. Au premier rayon de soleil, ils disparaîtront.
— C’est l’armée qui a été appelée pour renforcer celle de la frontière, n’est-ce pas ? Celle dont les ménestrels d’Albane chantent les louanges…, dit Delphinea.
La jeune sylphe fut parcourue d’un frisson qui n’était pas dû à la fraîcheur de l’air. Elle s’entoura de ses bras, songeant qu’elle se rappellerait jusqu’à la fin de sa vie le spectacle d’horreur qui s’offrait à eux.
— C’est elle, madame, nous n’en pouvons douter.
Le capitaine tendit la torche à son voisin.
— Déployez-vous, dit-il à ses camarades. Nous reviendrons quand il fera jour, mais nous devons essayer d’en apprendre le plus possible dès maintenant.
« Tant que les cadavres sont encore intacts », se dit Delphinea.
— Cherchez Sa Grâce, poursuivit le capitaine. Cherchez le prince Finuviel. C’est la première question que dame Guinevère nous posera.
Sa voix s’érailla et se brisa. Comme Finuviel était aimé de tous ceux qui le connaissaient ! songea Delphinea. Elle soupçonnait à présent que c’était son visage qui hantait ses visions nocturnes — ces visions que les mortels appelaient rêves. Les sylphes ne rêvaient pas. Du moins les autres sylphes. Ces derniers temps, les apparitions étaient venues si fréquemment hanter le sommeil de Delphinea qu’il lui était devenu impossible de les ignorer. Elle s’était rendue à la cour de Faërie dans l’espoir de trouver quelqu’un qui pût lui expliquer l’origine de ses visions et la rassurer. Peut-être que les rêves n’étaient pas aussi rares, chez les sylphes, qu’elle le croyait. Elle n’avait encore osé se confier à personne, mais était bien décidée à en parler à Guinevère, si l’occasion s’en présentait. Pour l’heure, elle préférait ne pas imaginer comment la sœur de la reine allait accueillir la nouvelle du massacre de l’armée commandée par son fils, et de la mystérieuse disparition de celui-ci.
Car les chants des ménestrels à la gloire de l’armée n’étaient rien, comparés à ceux qu’ils composaient pour Finuviel. Le prince des sylphes était « l’être de lumière », chéri par tous ceux qui le connaissaient. Sa mère prétendait l’avoir conçu un soir de Beltane avec le grand Herne en personne. Chacun voyait dans cette affirmation extravagante de Guinevère une pitoyable tentative pour se faire une place à la cour ; mais il était communément admis que Finuviel, quel que fût son père, incarnait la grâce sylphe et excellait dans tout ce qu’il entreprenait. Même ceux qui méprisaient ouvertement Guinevère parlaient avec respect de Finuviel ; une faction des conseillers de la reine complotait d’ailleurs pour le mettre sur le trône à la place d’Albane, gravement malade. Que deviendraient-ils, si Finuviel était mort ?
Il n’est pas mort. Venue des profondeurs de son être, une petite voix résonna en elle avec tant d’autorité que Delphinea fut immédiatement réconfortée. Sans savoir d’où lui venait cette certitude, ni pourquoi elle s’y fiait, elle se calma et regarda les torches s’éparpiller à travers la clairière, tandis que les soldats se frayaient un chemin entre les morts. Enfin, le capitaine leur fit signe de revenir vers lui.
— Alors ?
— Nous ne l’avons pas vu, Ethoniel.
— Mais tous les autres y sont, jusqu’au dernier. Apparemment, il ne reste de toute cette armée que nous six, dit un autre soldat aux traits tirés et sombres.
— Nous devons conduire cette dame à Sa Grâce, intervint un troisième. Elle a fait son devoir en nous menant à ce terrible endroit ; à nous, à présent, de lui venir en aide.
Des murmures d’approbation se firent entendre. Relevant les yeux, Delphinea rencontra ceux du capitaine. Ils étaient gris comme son pourpoint, comme le ciel pâlissant, comme les visages des sylphes morts étendus sous les arbres.
— Qui a bien pu faire cela, capitaine ?
— Des mortels.
Il haussa les épaules et jeta autour de lui un regard las.
— D’après ce que je vois, ils ont tous été abattus par des lames d’argent. Qui peut se servir d’armes semblables, sinon des mortels ?
A la lumière des torches, le visage du capitaine était terne et lugubre.
— Pourquoi…
Mais il se détourna avant qu’elle ait pu achever sa question. Ce qu’ils avaient devant les yeux défiait la raison. Nous sommes tous en train de devenir fous, songea Delphinea. Il faut détruire la Résille, sinon nous en mourrons tous.
Elle aussi tourna le dos au charnier, rassembla ses jupes et partit au-devant des soldats. Qu’un aussi grand nombre de sylphes ait pu mourir de la Vraie Mort était en soi terrible. Mais l’idée que de simples mortels aient pu massacrer une armée entière de sylphes, voilà qui était plus effrayant encore.
Tant de changements s’étaient produits en si peu de temps… Les choses se précipitaient, à présent.
Du cercle il faut faire le tour : du jour à la nuit, de la nuit au jour…
Les paroles de la vieille berceuse lui traversèrent l’esprit, mais, pour la première fois, elle avait l’impression que la roue du temps risquait fortement de se décrocher de son axe et de partir en vrille.
A leur retour auprès de Petri, il faisait assez clair pour distinguer nettement le petit gremlin roulé en boule sur le tapis de la forêt, profondément endormi. Il n’émettait plus que des ronflements tremblotants, et sa mâchoire inférieure pendait mollement sous le bâillon.
Delphinea se demandait combien de temps il faudrait pour convaincre Guinevère que son fils ne se trouvait pas parmi les morts de la clairière. Car Finuviel n’était pas mort, elle en était certaine, bien qu’incapable de l’expliquer. Quelque chose lui était arrivé, la nuit dernière : quelque chose s’était transformé, éveillé en elle et, sans comprendre pourquoi, elle savait qu’elle devait faire confiance à sa voix intérieure. Tout comme elle savait que Finuviel n’était pas mort.
Mais il faudrait que les gardes s’en assurent de leurs propres yeux. Guinevère exigerait toutes les preuves possibles de l’absence de Finuviel. Quelles raisons avait-elle de croire Delphinea sur parole ? Aussi la jeune sylphe demeura-t-elle silencieuse pendant qu’ils avançaient sous les arbres. Le bruit du vent dans les branches évoquait le meuglement des vaches dans les collines de sa région natale… Le bruit de quel vent ? se dit-elle subitement. Tout était immobile ; il n’y avait pas un souffle d’air. Le capitaine, vigilant comme toujours, s’arrêta et leva la main.
— Est-ce que tout va bien, madame ?
Aussitôt les bruits cessèrent. Delphinea secoua la tête, se sentant ridicule. Elle était surmenée ; la nuit qui venait de s’écouler l’avait durement éprouvée. Mieux valait ne pas mentionner les voix qu’elle avait entendues. Que ferait sa mère en de telles circonstances ? Souris, répondit une voix en elle.
— Je me porte à merveille, capitaine, répondit-elle. Si ce n’est que la soirée d’hier m’a rendue un peu lasse.
C’était une courageuse tentative pour imiter le langage fleuri en vigueur à la cour ; à vrai dire, la courtisane la plus expérimentée n’eût pas mieux tourné sa phrase. Des sourires flottèrent sur les lèvres des soldats, puis s’effacèrent aussitôt. Comme ces formules sonnaient creux ! L’étiquette de la cour n’avait plus aucun sens, face à ce drame — un drame qui devait toucher très durement les soldats. Sans le hasard qui avait voulu qu’ils fussent affectés à la maison de Guinevère, ils seraient morts, à l’heure qu’il était. Mais pourquoi Finuviel avait-il tenu à faire protéger la maison de sa mère ? Qu’avait-elle à craindre, ici, cachée au plus profond de la Vieille Forêt ? On était à des lieues et des lieues des Terres Brûlées, le repaire des gobelins. Finuviel soupçonnait-il quelque chose ? Savait-il que des mortels aux armes d’argent risquaient d’attaquer ?
En passant sous un arbre géant, Delphinea entendit un gémissement profond et vibrant. Le grand tronc de l’arbre se partageait en deux branches semblables à des bras, qui aboutissaient à une multitude de petites mains squelettiques. Le passage de la Chasse sauvage avait ravagé la forêt, remarqua-t-elle. C’était la première fois de sa vie qu’elle voyait des branches nues. Les arbres de la Faërie ne perdaient jamais leurs feuilles : celles-ci passaient du doré au rouge, du rouge au marron et du marron au vert, pour revenir ensuite au doré, en une ronde chromatique ininterrompue. Et si jamais quelques-unes tombaient, elles repoussaient aussitôt. Delphinea se rappela la poussière qu’elle avait vue dans la chambre de la Résille, la rouille qui rongeait les gonds des lourdes portes en cuivre, les cadavres pourrissants des veaux et des poulains, les cours d’eau empoisonnés. Les feuilles mortes n’étaient sans doute qu’une preuve de plus que la Faërie se mourait.
Sans un mot, elle permit aux gardes de l’aider à monter en selle. Sa jument, tout à fait remise de sa frayeur, secoua sa crinière et hennit de joie quand Delphinea prit les rênes en main.
Petri fut jeté comme un baluchon sur le dos d’un autre cheval, lequel piaffa et rugit de colère. Finalement, malgré les protestations de Delphinea, on plaça une épaisse couverture sous le gremlin pour que le cheval acceptât de le porter.
— Je ne puis imaginer, madame, quelles circonstances vous ont amenée ici par cette étrange et funeste nuit.
Le capitaine se hissa en selle et donna le signal du départ. Il passa devant Delphinea, le visage sévère et tendu, et elle comprit qu’il n’attendait pas de réponse. Les chevaux d’un blanc laiteux avançaient comme des spectres sous les branches sombres et dénudées, tandis qu’un soleil rougeoyant grimpait dans le ciel violacé. Malgré l’austérité inhabituelle du paysage, le rayonnement du soleil et l’intensité des couleurs étaient d’une beauté à couper le souffle. L’air était à la fois frais et lourd, comme chargé de présages.
Ils chevauchèrent en silence pendant un demi-tour de sablier. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand, soudain, les arbres s’écartèrent pour révéler une apparition extraordinaire. Une haute haie, dont les branches entrelacées formaient un treillage, entourait un bosquet de grands chênes et de bouleaux. Et derrière ce rempart végétal, on apercevait, perchée loin au-dessus du sol, une maison qui paraissait être davantage une excroissance naturelle des arbres qu’une construction des sylphes.
Lâchant les rênes, Delphinea observa, bouche bée, les toits pointus couverts de bardeaux en écorce et les petites fenêtres irrégulières, logées comme des toiles d’araignées entre les branches. Des escaliers en colimaçon s’entortillaient autour des troncs ; de minuscules lanternes scintillaient parmi les feuilles. Il reste encore de la magie en Faërie, songea Delphinea. La maison de sa mère, faite de pierre et de lumière, n’avait rien à voir avec cette extraordinaire demeure vivante ; même le palais d’Albane, avec ses tours d’ivoire et de cristal, ne pouvait s’y comparer.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Ethoniel sourit.
— Vous avez raison. La Maison dans les Arbres de dame Guinevère est une merveille devant laquelle la Faërie tout entière devrait s’extasier, au lieu de la fuir.
Il leva la main et toute la compagnie ralentit. Le capitaine se pencha vers Delphinea et lui frôla le bras.
— Attention ! Ne voyez-vous pas le danger devant vous ?
Comme ils se rapprochaient, elle s’aperçut que la haie était couverte d’épines acérées, fines comme des aiguilles, certaines aussi longues qu’un doigt, couronnées de minuscules pointes qui les rendaient sans doute d’autant plus meurtrières. Et tout autour des épines s’épanouissaient de grandes fleurs blanches, au parfum si enivrant que Delphinea dut se retenir d’enfouir son visage dans la haie pour le respirer plus profondément. Elle comprit alors que la plante se nourrissait du sang des créatures qui s’empalaient sur ses épines ; à voir l’épaisseur des branches rampantes, la profusion de fleurs et la richesse de leur parfum, nombreuses devaient être ses victimes. Ils passèrent à travers une étroite arcade, seule ouverture de la haie, et Delphinea frissonna devant cette beauté dangereuse, si attirante et cruelle à la fois.
Des portes aménagées dans le tronc d’un arbre immense s’ouvrirent, et un valet en livrée de cuir s’avança pour les accueillir. Une fois de plus, Delphinea se demanda pourquoi Finuviel avait affecté des membres de son armée à la protection de cette demeure. Perdue au milieu de la Vieille Forêt, entourée d’une haie d’épines sanguinaire, elle ne semblait courir aucun risque… Sauf, peut-être, dans le cas d’une attaque de gobelins. Mais les gobelins pouvaient-ils s’aventurer jusqu’ici ? D’après les rumeurs entendues à la cour, Delphinea avait supposé que la guerre serait livrée aux frontières des Terres de l’Ombre — certainement pas en plein cœur de la Faërie.
Cependant, l’attention portée par Finuviel à la sécurité de sa mère était tout à son mérite, se dit-elle, avant de se demander si elle n’était pas en train de tomber sous le charme de sa réputation. Repoussant toute pensée de Finuviel, elle suivit le capitaine dans un escalier doré qui s’enroulait comme un serpent autour d’un chêne séculaire, pilier central de cette aile de la maison. Sous certains angles, l’escalier disparaissait tout à fait ; sous d’autres, c’était l’élément visuel principal, celui qui attirait l’œil vers le haut et la voûte de feuilles qui servait de toit. Remontant ses jupes, Delphinea gravit les marches à la suite des soldats. Du plafond tombait une lumière incandescente ; bientôt la jeune sylphe ferma les yeux, laissant ses pieds trouver leur chemin. Baignant dans la chaude lumière, elle oublia les terribles nouvelles qu’elle apportait. Tandis qu’ils montaient encore et encore, un visage aux boucles noires comme du jais apparut derrière les paupières fermées de Delphinea. Mais au lieu de lui sourire, comme d’habitude, le visage se contorsionna de douleur. Delphinea eut un hoquet, ouvrit les yeux et trébucha.
— Faites attention, madame ! s’alarma le garde, derrière elle, qui portait Petri inconscient.
Etourdie par sa vision, Delphinea ne put que murmurer des paroles incompréhensibles. Ne suffisait-il pas que ces images hantent son sommeil ? Si elle devait se mettre à rêver éveillée, il fallait qu’elle en parle à quelqu’un de toute urgence. De préférence à Guinevère.
Ils parvinrent enfin à un haut palier. Ethoniel s’arrêta devant une porte et se retourna.
— Cette nuit vous a déjà beaucoup éprouvée, madame. Et je crains que ce qui nous attend ne soit particulièrement difficile. Dame Guinevère ne sera certainement pas enchantée des nouvelles que nous lui apportons.
— Mais je veux la prévenir de ma présence… Je pourrai peut-être faire quelque chose pour elle…
« Peut-être me croira-t-elle, si je lui dis que Finuviel n’est pas mort. »
Mais elle ne formula pas cette pensée à haute voix, se contentant de lancer un appel muet au capitaine.
Il haussa les épaules, l’air dubitatif.
— Comme vous voudrez, madame. Prenez garde, toutefois : Sa Grâce a souvent des réactions surprenantes.
Il frappa à la porte, s’introduisit dans une antichambre et fit signe à Delphinea et au garde qui portait Petri de le suivre. Puis il frappa à une deuxième porte, laquelle s’ouvrit sur Guinevère en personne.
Toutes les formules de politesse que Delphinea avait préparées lui restèrent en travers de la gorge. Le visage de Guinevère, d’abord surpris et accueillant, se teinta d’incrédulité puis d’horreur en entendant le bref rapport d’Ethoniel. Elle resta pétrifiée, les yeux brûlant de terribles flammes vertes, et son visage se tacheta de rougeurs. Allait-elle s’évanouir ? se demanda Delphinea.
Mais les mises en garde d’Ethoniel n’avaient pas préparé la jeune sylphe à ce qui suivit. Dans un grand craquement d’os, Guinevère s’effondra à genoux, tandis que la structure de ses ailes se brisait en éclats. Sous le regard épouvanté de Delphinea, ses ailes s’arrachèrent complètement ; il y eut un affreux bruit de peau déchirée, puis deux fontaines de sang pâle jaillirent des omoplates de Guinevère.
Delphinea n’osa rien faire, rien dire. Seule son intuition lui faisait croire que Finuviel n’était pas mort. Pas encore mort, rectifia-t-elle. Et à cet instant, elle comprit que s’il arrivait véritablement quelque chose à Finuviel, les conséquences seraient bien plus tragiques que tout ce qu’elle avait pu imaginer.
Comme venant de très loin, la voix d’Ethoniel résonna, appelant les domestiques de Guinevère ; un étranger, brun et solidement charpenté, se leva d’un fauteuil près de la cheminée et montra Delphinea du doigt. La pièce sembla soudain très chaude, et pleine de gens ; gardes et serviteurs accouraient de toutes parts. Le sang de Guinevère couvrait ses épaules comme une cape, ruisselait le long de ses bras, gouttait du bout de ses doigts, imbibait sa robe. Le capitaine pivota sur les talons et sortit de la pièce ; puis des bras fermes rattrapèrent Delphinea, et le monde s’obscurcit devant elle.

Quand elle rouvrit les yeux, elle était étendue sur un divan bas dans l’antichambre. La porte menant vers le boudoir de Guinevère était fermée. Face au divan, dans un foyer en marbre, un petit feu brûlait. On avait placé une corbeille de pain et de fruits sur une table près de sa tête, ainsi qu’un grand gobelet rempli d’un liquide clair et odorant, et une tasse à décoction surmontée d’un couvercle d’argent. Du sol s’élevait un vrombissement digne d’une ruche. Delphinea baissa les yeux : roulé en boule sur le tapis rouge, la tête reposant sur un petit oreiller, Petri dormait profondément. Un rayon de soleil lui caressait le visage.
« Pauvre petit », songea la jeune sylphe. Il avait dû souffrir bien plus qu’elle, la nuit dernière.
— Comment vous sentez-vous ?
Une voix inconnue la fit sursauter et se redresser contre le dossier du divan. Le grand étranger qu’elle avait remarqué la veille était assis à l’autre bout de la pièce. Aussitôt, Delphinea comprit ce qui avait attiré son attention, pendant ces quelques instants terribles dans la chambre de Guinevère. Il était mortel.
C’était tellement évident qu’elle ne se demanda pas comment elle le savait. Il avait une allure légèrement ridicule, perché sur un tabouret trop bas pour ses longues jambes. Il portait un peignoir de soie vert cyprès, d’où dépassait un pantalon court, au tissu rêche et usé — sans doute de fabrication mortelle. La peau de ses jambes et de ses pieds nus était d’un blanc bleuté, couverte de poils sombres.
Guinevère gardait-elle ce mortel en tant qu’animal de compagnie ? Dans les chansons des vachères, des humains envoûtés par la Faërie devenaient esclaves des sylphes… Mais sa mère considérait ce genre d’histoires comme inconvenantes, et refusait obstinément d’aborder le sujet. Delphinea, qui ne s’était jamais attendue à rencontrer un mortel, l’examina avec une franche curiosité.
C’était le milieu de la matinée. Le soleil entrait à flots par les fenêtres aménagées entre les hautes branches des arbres, inondant la chambre d’une lumière éblouissante qui taillait des ombres sévères sur le visage de l’homme. Il devait être vieux, très vieux… autant que pouvait l’être un mortel, car sa chevelure noire était traversée de larges mèches blanches et de grandes poches grisâtres pendaient sous ses yeux. De profonds sillons couraient des commissures de ses lèvres aux coins de ses yeux, lesquels brûlaient avec une ardeur intense.
En croisant les yeux du mortel, Delphinea fut parcourue d’un frémissement, car il lui sembla percevoir, dans les profondeurs de son regard, une sagesse dont elle n’avait jamais imaginé l’existence — une sagesse doublée d’une grande souffrance. Des gouttes perlaient sur son visage, et quand il leva le bras pour s’éponger le front d’un mouchoir de lin, Delphinea vit un pansement blanc dépasser de son peignoir. Mais ses yeux étaient comme des feux brûlant en pleine tempête ; quelle que fût la cause de sa douleur, cet homme l’affrontait avec courage.
Sa force avait quelque chose de rassurant. On sentait en lui une solidité qui n’existait pas en Faërie. Contrairement aux sylphes, incarnations de l’air et de la lumière, l’essence de cet homme était de terre et d’eau. Un coin de sa bouche se souleva, suggérant un début de sourire.
— Vous me rappelez ma fille, petite sylphe, avec vos grands yeux écarquillés…
Il ferma les yeux, grimaça comme sous le coup d’une douleur, puis les rouvrit.
— Je suis Dougal, dit-il. Et vous, comment vous appelle-t-on ?
Delphinea hésita, ne sachant pas comment s’adresser à lui. La rencontre avec un mortel faisait partie des nombreux événements que sa mère n’avait pas prévus. Mais sa façon de la regarder, comme si elle avait été une pouliche agitée, la calma sans qu’elle sût pourquoi. En ce matin de Samhain, le soleil s’était levé sur un monde entièrement différent de celui sur lequel il s’était couché. Dire que, la veille au matin, elle s’était réveillée dans son lit, au sommet de la plus haute tour du palais royal ! Depuis, tant de choses étaient arrivées — le contrôle que Timias avait obtenu sur la reine ; l’arrestation de tous les conseillers royaux ; sa propre fuite en compagnie de Petri vers la Vieille Forêt, où ils avaient failli être piétinés vivants par le passage de la Chasse sauvage ; la crise de folie du gremlin… Et pourtant, tout cela n’avait aucune importance à côté du massacre de l’armée et de l’effondrement de Guinevère. Ni les êtres, ni les choses n’étaient ce qu’ils paraissaient ; rien n’était jamais ce à quoi l’on s’attendait. Et ce mortel devant elle, pouvait-il être impliqué dans cette intrigue embrouillée ?
— Je m’appelle Delphinea, dit-elle enfin. Comment va dame Guinevère ?
Il haussa les épaules et croisa ses bras sur sa poitrine.
— Aucune idée. Depuis que le garde est parti aux nouvelles, personne n’est ressorti de la chambre, et personne n’y est entré.
Delphinea inclina la tête et réfléchit. Cet homme ne semblait pas plus envoûté qu’elle ; son air las et débraillé ne correspondait pas non plus aux descriptions fleuries que l’on faisait des esclaves mortels.
— Puis-je avoir l’indiscrétion de vous demander à la suite de quels événements vous êtes arrivé ici, seigneur Dougal ?
Le sourire de l’homme s’élargit et ses yeux pétillèrent.
— Joliment dit, petite sylphe. Mais je ne suis pas un seigneur. Dans mon monde, je suis un simple forgeron. Et dans celui-ci aussi, pour mon malheur.
Il s’interrompit et son sourire s’effaça. Il semblait moins ensorcelé qu’extrêmement irrité, songea Delphinea.
— Vous n’avez pas l’air enchanté de notre monde.
Il partit d’un éclat de rire tonitruant qui fit trembler ses épaules, puis un élancement de douleur le parcourut.
— Cela vous étonne, n’est-ce pas ?
Ce qui étonnait surtout Delphinea, c’était qu’il fût capable d’en rire. Mais peut-être qu’étant mortel, il ne comprenait pas vraiment la gravité de la situation présente.
Dougal se voûta et secoua la tête.
— Vous avez raison, je vous l’accorde. Il y a beaucoup d’endroits où je préférerais me trouver en ce moment. Mais cela ne répond pas à votre question.
D’un geste de la tête, il indiqua son bras.
— Une bagarre avec un gobelin. Je me suis réveillé de ce côté-ci de la frontière. Elle m’a ramassé, m’a ramené chez elle, et voilà.
— Dame Guinevère vous a guéri ?
— Contre un bon prix, évidemment.
Une grimace d’amertume déforma sa bouche ; Delphinea attendit, croyant qu’il allait lui en dire plus. Mais il ne fit que pousser un long soupir. Enfin, il releva les yeux.
— Quel genre de sylphe êtes-vous ?
Il y eut un long silence. Delphinea, complètement éberluée, chercha en vain une réponse appropriée. La question ne concernait pas, de toute évidence, sa généalogie ; elle semblait plutôt impliquer qu’il y avait en elle quelque chose de différent des autres sylphes. Elle releva le menton, prête à s’offusquer, mais Dougal se pencha vers elle avec un regard pétillant.
— Qu’importe ! Le monde est plein de surprises, pas vrai ? Dites-moi plutôt pourquoi une jeune sylphe comme vous voyage seule, surtout la nuit de Samhain ? D’ici, nous avons entendu le passage de la Chasse sauvage, et le bruit que cette… euh… « chose » faisait…
— Petri n’est pas une chose. C’est un gremlin.
— C’est ainsi que vous les appelez ?
— Quel nom lui donneriez-vous ?
— Eh bien… il me fait penser aux lutins dont parlent les vieux contes. On les appelle aussi « esprits follets » ; ma grand-mère disait « farfadets ». Je n’en ai jamais vu de mes propres yeux ; certains disent qu’ils se sont fait chasser du monde des hommes, il y a bien longtemps, à cause de leurs méchants tours. M’est avis que c’est une explication un peu trop simple pour être vraie. Quoi qu’il en soit, pourquoi se promène-t-il tout nu ?
— Nu ?
Delphinea cligna des yeux, confuse. Petri était vêtu, comme toujours, de sa livrée de domestique de la cour. Même froissés, ses vêtements paraissaient aussi immaculés que d’habitude. Au moment où elle allait répondre, la porte du boudoir s’ouvrit et Léonine, l’une des dames de compagnie de Guinevère, apparut devant eux.
— Dame Guinevère vous demande tous deux.
La sylphe portait une tunique jaune sans ornements ; ses boucles blondes étaient retenues par un serre-tête en or.
— Si vous voulez bien me suivre, madame, dit-elle en esquissant une révérence. Et vous, seigneur mortel…
Dougal émit un bruit qui ressemblait à un grognement. De nouveau, Delphinea eut l’impression qu’à la différence des mortels dont on lui avait parlé, cet homme haïssait tout de la Faërie. Pourtant, les choses qu’elle avait vues provenant de l’Ombre — la poussière, la rouille, les vêtements de ce mortel — étaient tellement laides et grossières…
Dougal dut s’agripper d’une main à la cheminée pour se relever. Delphinea suivit Léonine vers la chambre ; sur le seuil, elle s’arrêta, hésitante. Une autre domestique, vêtue d’une tunique couleur de blé mûr, se faufila hors de la chambre, portant un grand panier d’osier rempli de linge taché.
Guinevère reposait dans un lit aménagé dans un creux du tronc de l’arbre, tapissé de velours couleur mousse, et entouré de voiles vaporeux. Son teint habituellement éclatant était terne ; ses cheveux cuivrés avaient pris la couleur de la rouille qui rongeait les portes de la chambre de la Résille ; ses joues et ses lèvres flétries semblaient crayeuses. Pour la première fois, Delphinea remarqua combien elle ressemblait à Albane… et à Timias. Guinevère n’avait-elle pas dit que son père avait voulu la noyer à la naissance ? Delphinea, elle, n’avait aucun souvenir de son père, parti vers l’Ouest des années auparavant, et dont sa mère parlait avec une affection un peu vague.
— Amenez-la plus près de moi, Léonine. Venez, mon enfant.
La voix de Guinevère était faible, mais encore âpre et autoritaire ; Delphinea fut soulagée de constater que la sœur de la reine n’avait pas perdu toute sa détermination. Cependant, quand la dame de compagnie la poussa doucement vers le lit, et que le visage de Guinevère lui apparut plus clairement, Delphinea sentit ses yeux se remplir de larmes.
— Ne pleurez pas pour moi, dit Guinevère. Nous n’avons pas de temps pour cela.
Du bout des doigts, elle tirailla sur la manche de la jeune sylphe, jusqu’à ce que celle-ci glisse sa main chaude dans la sienne, glacée.
— Je détestais ces ailes. J’ai été idiote de lancer cette idée, idiote de les faire pousser.
Elle marqua une pause, comme pour rassembler ses forces, et attira Delphinea contre elle. Son souffle était aussi faible que le frottement des ailes d’un papillon.
— Je veux que vous me disiez, très vite, sans réfléchir : Finuviel est-il mort ? De la Vraie Mort ?
— Pas encore.
Les mots vinrent d’eux-mêmes à la bouche de Delphinea ; elle n’eut qu’à ouvrir les lèvres.
— Pas encore, répéta Guinevère.
Elle ferma les yeux, puis les rouvrit.
— Il n’est pas au rendez-vous, mais vous êtes venue à sa place. Avec un gremlin, qui plus est. Qu’est-ce qui vous a traversé l’esprit ?
Elle agrippa si fortement le poignet de Delphinea que celle-ci se mordit la lèvre pour ne pas gémir de douleur.
— Comment avez-vous réussi à le sortir du palais ? Et pourquoi ? Au nom de Herne, pourquoi l’avoir amené ici ?
— Il m’a sauvée, madame. Il m’a conduite jusqu’ici. Sans Petri, je me serais peut-être trouvée aux prises avec l’ennemi qui a massacré l’armée. Mais…
Sa voix se brisa. Par où commencer ? Elle ne comprenait rien à toute cette histoire… Aussi posa-t-elle la première question qui lui passa par la tête.
— Pourquoi me demandez-vous si votre fils vit encore ? Je ne le connais même pas. Et pourquoi êtes-vous surprise de me voir ici ? Vous-même m’avez dit que ma vie était en danger — et cela s’est révélé exact. Le gremlin m’a aidée à m’enfuir, et je l’ai emmené avec moi, voilà tout.
Delphinea suivit le regard de Guinevère vers l’entrée. Petri était tapi contre l’encadrement de la porte.
— Timias avait l’intention de les séquestrer bien avant Samhain. Cela me semblait tellement cruel… tellement absurde…
— Timias avait ses raisons, mon enfant. Il ne fait rien au hasard, ne l’oubliez jamais.
Une vilaine expression traversa le visage de Guinevère.
— Vous n’auriez pas dû l’emmener.
Delphinea tomba à genoux, le regard à hauteur de celui de Guinevère.
— Il me semble que beaucoup de choses n’auraient pas dû arriver, madame. Peut-être feriez-vous mieux de m’expliquer ce qui se passe. Où est la Résille ? Où est Finuviel ? Qui est responsable de l’horreur que j’ai vue dans la forêt ?
Guinevère ferma les yeux et soupira.
— Tant de questions en même temps…
Elle tenta de secouer la tête, mais la douleur l’en empêcha.
— Dites-lui la vérité, Guinevère.
Dougal était apparu sur le seuil de la porte. Petri renifla sa jambe avec intérêt, mais le mortel l’écarta d’une petite tape.
Toute la vérité, ajouta-t-il.
— Nous avons pris la Résille, déclara Guinevère d’une voix lasse, les yeux clos. Nous l’avons prise, mon fils et moi, et nous l’avons donnée à un mortel.
— Pourquoi ? chuchota Delphinea d’une voix teintée d’horreur.
— Parce que vous aviez raison, mon petit. La Résille d’argent empoisonne la Faërie. Je ne pouvais pas vous dire la vérité, tant que nous étions dans l’enceinte du palais. Vous pouviez tout révéler à Timias dans la seconde qui suivait… Finuviel et moi avons volé la Résille, et nous l’avons confiée à un mortel comme gage de notre marché.
— Quel marché ?
Effrayée, Delphinea se redressa, le regard rivé sur Guinevère.
— Nous avions besoin d’un poignard d’argent. Il fallait bien que nous nous adressions à un mortel…
— Un poignard… pour tuer la reine ?
— Non, dit Guinevère en ouvrant les yeux. Je ne pourrais jamais tuer ma sœur… Quoique Albane ne soit pas vraiment ma sœur.
Delphinea s’assit brusquement sur un petit tabouret bas que Léonine avait approché du lit.
— Albane n’a pas une identité bien établie, expliqua Guinevère. Elle n’est ni sylphe ni mortelle. Elle est… comment dire… un résidu de la magie qui a créé la Résille. Ni Timias ni ma mère n’avaient réfléchi aux conséquences de leurs actes. Ils ne comprenaient pas vraiment les forces qu’ils avaient invoquées. Personne ne les comprend jamais, d’ailleurs. Si j’ai appris quelque chose de la Sorcière, c’est bien cela.
Elle s’interrompit et, d’une main tremblante, rangea une mèche de cheveux derrière l’oreille de Delphinea.
— Rien n’indiquait qu’Albane ne devait pas être reine. Après tout, c’était la première-née. Et quelle que soit sa véritable nature, elle reste ma sœur. Je n’ai jamais eu l’intention de la tuer. Non, c’est Timias qui doit mourir. Il doit disparaître pour que la Résille puisse être détruite. Car ils sont intimement liés : tant que la Résille durera, il vivra. Il n’aura jamais besoin de partir vers l’Ouest.
Delphinea jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Dougal se tenait toujours sur le seuil de la porte, les bras croisés sur la poitrine.
— Philomemnon m’a dit qu’Albane aussi mourrait lors de la destruction de la Résille. Est-ce vrai ?
— De toute façon, je ne pense pas qu’il lui reste longtemps à vivre. Mais ce sera l’une des conséquences, en effet. Qu’auriez-vous fait, Delphinea, à notre place ? Il n’existe aucun moyen de préserver en même temps la reine et la Faërie. Si nous sauvions la reine, nous étions certains de mourir tous. A vrai dire, mon enfant, nous n’avons pas vraiment eu le choix.
— Ainsi, pour obtenir le poignard, vous avez passé un marché avec un mortel… Mais que lui avez-vous donné en échange ?
— Nous lui avons promis l’armée…
— Celle qui a été massacrée dans la forêt !
— Le monde des mortels est plongé dans le chaos. Son trône est occupé par un fou, son peuple est soumis à la tyrannie d’une reine étrangère. Or, les événements de l’Ombre reflètent ceux de la Faërie, et inversement. Il était dans notre intérêt à tous de résoudre les conflits des mortels…
— Mais c’est précisément ce que Timias a soutenu devant le Conseil, lâcha Delphinea. Rappelez-vous, c’était le jour même de son retour de l’Ombre…
— Quels que soient ses torts, Timias n’est pas un sot. Il comprend mieux que personne les liens qui unissent les deux mondes.
Guinevère tirailla nerveusement sur de petits fils dépassant du drap en lin.
— Mais maintenant…
Avant qu’elle ait pu finir sa phrase, la porte de l’antichambre s’ouvrit pour laisser paraître Ethoniel, haletant, le visage empourpré. Au loin, des cris étouffés se firent entendre. Tous se retournèrent vers le garde ; Guinevère roula sa tête sur l’oreiller et, d’un geste faible, fit signe à Ethoniel de s’approcher.
— Quelles sont les nouvelles, capitaine ?
En quelques enjambées, Ethoniel traversa la pièce et vint s’agenouiller devant le lit.
— Bonnes et mauvaises, madame. Nous n’avons trouvé aucune trace du prince Finuviel. Ni son armure, ni son étendard, ni son cheval… Nous avons fouillé le champ de bataille aussi minutieusement que possible. Voilà pour les bonnes nouvelles. La mauvaise, c’est qu’au moins dix douzaines de chevaliers marchent vers la maison. Ils viennent vous arrêter, vous et dame Delphinea…
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de la jeune sylphe.
— Oui, vous aussi, madame. Vous êtes toutes deux accusées de haute trahison et du vol de la Résille. Ils sont plus d’une centaine contre ma petite unité, dame Guinevère. Que voulez-vous que je fasse ?
Delphinea comprit la nature de son dilemme. Le détachement était certainement mené par un supérieur hiérarchique du garde. Refuser de lui ouvrir les portes constituerait un acte de trahison grave. Mais Ethoniel avait également pour mission de protéger la mère de Finuviel, et y manquer serait un affront à son honneur.
Il y eut un long silence. Soudain, poussant un petit grognement, Petri s’avança vers Delphinea, les yeux baissés, la queue ramenée sous les jambes en signe de soumission. Puis il fit une série de gestes rapides accompagnés de sifflements étouffés.
« Je peux vous aider à le retrouver, grande dame. »
Les yeux plissés, Guinevère lança un coup d’œil au gremlin, puis se tourna vers Delphinea.
— L’absence de la Résille a dû lui permettre de franchir les limites du palais, murmura-t-elle.
Les yeux de Petri étaient immenses, ses narines frémissantes. Il leva vers Delphinea un regard suppliant.
« Je peux vous aider à le trouver, grande dame. Je connais l’Ombre. Je peux retrouver Finuviel. Et la Résille aussi. »
— Petri dit qu’il peut m’aider à retrouver Finuviel, expliqua la jeune sylphe à Dougal.
Delphinea serra la petite patte du gremlin dans sa main. L’idée qu’elle allait devoir se porter, seule, au secours de Finuviel lui fit subitement mesurer à quel point la situation était désespérée.
Dougal se balança d’un pied sur l’autre, croisa et décroisa les bras.
— Cette idée ne me plaît guère. « Ne fais jamais confiance à un lutin », comme on dit par chez nous…
— Et les chevaliers, madame ? intervint Ethoniel, visiblement à bout de nerfs. Ils ont reçu l’ordre d’incendier la maison, si nous refusons de leur ouvrir le portail.
Guinevère agita la tête sur l’oreiller.
— Il faut que nous retrouvions Finuviel. Le temps nous est compté. La Résille doit être défaite avant la mi-hiver.
— Evidemment, je suis le dernier à l’avoir vu, dit soudain Dougal. Dans ma forge, en compagnie du duc d’Allovale.
Petri tirailla sur la main de Delphinea.
« Laissez-moi vous aider, grande dame, je vous en supplie. Je vous ai amenée jusqu’ici. Je peux vous aider à trouver la Résille. Je peux trouver le duc mortel. »
Il s’avança jusqu’à Guinevère et s’aplatit devant elle.
« Je vous en prie, grande dame. Vous savez que nous, les gremlins, sommes liés à la Résille. Elle m’appelle, depuis l’Ombre. »
— Laissez-moi partir à sa recherche, dit Dougal.
Guinevère lui lança un regard ombrageux.
— Il me semble que vous oubliez notre accord, forgeron.
— Voulez-vous retrouver votre fils et la Résille, oui ou non ? Je suis le dernier à l’avoir vu et je sais avec qui il était. Avez-vous sous la main quelqu’un qui connaisse Brynhiver aussi bien que moi ?
Petri noua ses mains tremblantes et se mit soudain à parler.
— Pardonnez-moi, nobles gens, si ma voix discordante vous offense, dit-il. Mais je me souviens… je peux retrouver…
— Tais-toi, l’interrompit Guinevère. Reste tranquille, khouri-kan.
— Delphinea ne peut sortir d’ici, intervint Ethoniel. Les soldats ont l’ordre de l’arrêter, elle aussi.
— Mais c’est moi qui ai découvert que la Résille avait disparu ! s’exclama l’intéressée. Sans moi…
— Sans vous, notre plan se déroulerait comme prévu, sans que personne de la cour ait rien deviné, rétorqua férocement Guinevère.
— Raison de plus pour me laisser partir, dit Delphinea.
— C’est à moi d’y aller, insista Dougal.
— Impossible, maître forgeron, reprit Guinevère. Vous avez une obligation à remplir. L’auriez-vous oublié ?
Dougal croisa ses bras sur sa poitrine.
— Avez-vous perdu la raison, Guinevère ? Cette enfant ne peut…
— Je ne suis pas une enfant, dit Delphinea. Je parais jeune à vos yeux, mais j’ai connu bien plus de printemps que vous, maître forgeron. Je suis capable de retrouver Finuviel. J’en suis certaine. Petri m’aidera.
Le gremlin serra sa main dans la sienne et s’inclina solennellement.
— Voyez-vous, Dougal, Delphinea a certains avantages…
— De votre point de vue, peut-être, mais…
— Sauf votre respect, dame Guinevère, nous n’avons plus le temps d’en débattre, dit Ethoniel. Il me faut une réponse. Que dois-je faire ?
— Ouvrez les portes, capitaine. Je ne suis pas en état de voyager. Les soldats pourront le constater de leurs propres yeux. Personne ne me contraindra à partir d’ici avant que je ne sois certaine que mon fils ne repose pas parmi les morts de la forêt. Cette réponse vous paraît-elle acceptable ? Satisfait-elle à la fois votre honneur et vos engagements ? Tout ce que je demande, c’est un peu de temps — assez pour que Delphinea puisse passer en Brynhiver. Léonine, s’il vous plaît, allez chercher ma cape d’ombre.
La dame de compagnie quitta aussitôt la pièce, mais Ethoniel hésita.
— Vos ordres me conviennent parfaitement, madame, sauf sur un point. Les soldats voudront qu’on leur livre aussi dame Delphinea…
— Qu’ils me prennent à sa place, dit Dougal.
Ethoniel mit la main devant la bouche, toussota, puis sourit gentiment, comme à un enfant un peu lent.
— Malheureusement, maître mortel, vous n’avez qu’une ressemblance assez vague avec dame Delphinea. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué…
— Couvrez-moi d’une cape et faites-moi passer pour Guinevère. Ils s’attendent à ce qu’elle soit assez grande ; ils ne savent pas qu’elle a perdu ses ailes. Sans elles, Guinevère est toute petite ; elle n’a qu’à s’allonger sur le divan, remonter les couvertures jusqu’au nez et se faire passer pour la jeune sylphe. Qu’en pensez-vous, capitaine ? Exigez que les soldats fouillent la forêt à la recherche de Finuviel : ça les occupera. Je suis à peu près de la taille de Guinevère quand elle avait encore ses ailes. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué…
« Je vous servirai de guide, grande dame. »
Petri fit un sourire à Delphinea et se frotta contre la main de la jeune fille. Dougal fronça les sourcils.
— N’y a-t-il personne d’autre pour l’accompagner ? demanda-t-il. Cette idée ne me dit rien qui vaille.
— Pourquoi ? protesta Delphinea. Petri a toujours été un ami fidèle.
Mais Guinevère posa sur le gremlin un regard qui en disait long.
— Vous n’avez pas tort, maître forgeron. Il y a de bonnes raisons de se défier du khouri, ou du lutin, comme vous l’appelez. Mais il est effectivement lié à la Résille. Et l’Ombre est son élément naturel. S’il dit qu’il peut retrouver la Résille, je suis prête à le croire.
— Et si Finuviel et la Résille ne se trouvent pas au même endroit ?
Avant que Guinevère ait pu répondre, des cris éclatèrent dans le grand escalier.
— Ethoniel, on vous demande !
— Doit-on ouvrir les portes, capitaine ?
— De grâce, capitaine, répondez !
Les voix se rapprochaient, accompagnées du cliquetis des bottes sur les marches glissantes de l’escalier.
— Ouvrez les portes, capitaine, ordonna Guinevère. Mais retenez les soldats dans la cour intérieure. Venez, mon enfant, laissez Léonine vous mettre la cape.
Sans que Delphinea ait pu répondre, la dame de compagnie entoura ses épaules d’une cape sombre. Sa teinte, entre le violet foncé et le noir, évoquait le ciel du crépuscule ; l’étoffe était épaisse et soyeuse.
— De quoi cette cape est-elle faite ? demanda Delphinea en tendant les bras pour l’examiner.
Elle tombait en plis sombres et moirés, comme si elle absorbait la lumière au lieu que de la refléter.
— De soie de Faërie et d’ombres de Brynhiver, dit Guinevère. Il n’en existe que deux, et je n’ai pas le temps de vous raconter comment elles ont été fabriquées. Finuviel en avait une. La deuxième est à vous, à présent.
— A quoi sert-elle ?
Delphinea se balançait d’un pied sur l’autre, essayant de s’habituer à la cape. Une fois enfilée, celle-ci dégageait une moiteur légèrement désagréable.
— Elle vous rendra invisible aux yeux des mortels, si vous vous en entourez complètement.
Guinevère prit une grande inspiration et ferma les yeux.
— Nous n’avons que très peu de temps, Delphinea, alors écoutez-moi bien. Je vais essayer d’aller à l’essentiel. Les mortels sont extrêmement sensibles et influençables, mais ne sous-estimez pas pour autant leur pouvoir sur vous. Un mortel bien frais est plus enivrant que…
— Au nom du grand Herne, Guinevère, qu’entendez-vous par « un mortel bien frais » ? grogna Dougal. Cela vous ennuierait de ne pas traiter mes semblables comme des morceaux de viande ?
Guinevère ne prêta aucune attention à cette interruption.
— … plus enivrant que tout ce que vous pouvez imaginer. Certains sont sensibles à l’odeur ou au goût de leur peau ; d’autres succombent à leur apparence. Quoi qu’il arrive, quoi que vous ressentiez, ne baissez jamais votre garde. Avec eux, il faut une attention de tous les instants : ils sont extrêmement pervers, et feront toujours le contraire de ce à quoi vous vous attendiez. N’essayez pas de les comprendre, mais sachez profiter, au besoin, de cette tendance. Quant au gremlin, ne le perdez jamais de vue. Si vous devez dormir, attachez-le. L’eau est un passage sûr vers la Faërie, ainsi que les arbres des forêts anciennes. Car les arbres de la Faërie et de l’Ombre sont liés ; certains vont jusqu’à dire que ce sont les mêmes.
Elle ferma les yeux et inspira avec difficulté.
— En passant sous les arbres, tendez l’oreille. Vous les entendrez peut-être parler.
Ses paupières tremblotèrent.
— Ils vous aideront, j’en suis certaine.
— Comment pouvez-vous en être sûre ? demanda Delphinea. Est-ce seulement à cause de mon visage ? Des visions me viennent pendant mon sommeil…
— Que voyez-vous ?
— Je vois Finuviel. J’entends son nom.
Guinevère tendit la main et frôla la joue de Delphinea d’une caresse tremblotante.
— Je sais, maintenant, pourquoi vous êtes venue. Ramenez mon fils et la Résille en Faërie. Vous êtes destinée à les trouver. J’en suis sûre.
Elle ferma les yeux.
Delphinea hésita, se demandant si Guinevère n’essayait pas de s’en persuader elle-même. Que savait-elle réellement, cette sylphe étrange ? Et Delphinea elle-même, que savait-elle sans s’en rendre compte ? Avant qu’elle ait pu dire un mot, Dougal l’arrêta d’une main posée sur son poignet.
— J’ai un petit conseil à vous donner. N’allez pas directement chez Cadwyr d’Allovale. Adressez-vous plutôt à son oncle, Donnor de Gard. C’est le seul qui ait un tant soit peu d’influence sur Cadwyr. Donnor est un homme d’honneur, tandis que son neveu est comme une lame trop huilée, qui brille de tous ses feux mais glisse entre les doigts. Trouvez le duc de Gard et dites-lui…
Il s’interrompit, puis haussa les épaules.
— Bah ! Dans ces circonstances, inutile de s’inquiéter de ce que les gens penseront. Dites-lui que vous venez de la part de Dougal de Killcairn, et demandez-lui, si possible, de donner de mes nouvelles à ma fille, Nessa, à Killcairn. De lui dire que je suis vivant. Entendu ?
Comme Delphinea hochait la tête en signe d’assentiment, Léonine passa la tête par la porte entrebâillée.
— Madame, si vous comptez partir, je crois que vous ne devriez plus tarder. Le détachement du palais est dans la cour, et le capitaine demande à entrer dans la maison.
— Partez, mon enfant, dit Guinevère. Et toi, khouri-kan, rappelle-toi que je connais le sortilège pour te libérer de la Résille. Si tu me trahis, il est fort possible que je l’oublie.
Avec un grognement, Petri s’inclina et se frotta les mains. Léonine entraîna Delphinea vers la sortie. Au moment de passer la porte, celle-ci se retourna vers Guinevère.
— Madame ?
Les yeux de Guinevère, ternis par la douleur, dardèrent soudain un éclair vert.
— Oui, mon enfant ?
— Parler aux arbres… savoir les comprendre… n’est-ce pas un don réservé à la reine de Faërie ?
Alors Guinevère sourit, mais son visage demeura empreint de tristesse.
— Ne comprenez-vous pas, mon petit ? Vous êtes la future reine de Faërie. Du moins… s’il reste quelque chose de la Faërie, après tout cela.

Un léger relent de pourriture flottait dans l’air. Comme le tapotement des dernières gouttes de pluie après une giboulée de printemps, l’odeur flottait tantôt ici, tantôt là, jamais clairement perceptible. On s’arrêtait brusquement, on tournait la tête, on plissait le nez… Elle était bien là. Les premières bouffées s’étaient fait sentir le soir de Samhain ; à présent, la mode des masques en dentelle faisait fureur parmi les dames de la cour.
C’était au point que Timias avait été forcé d’écouter les récriminations du seigneur Rimbaud, maître de maison de sa majesté, et de dame Evardine, sa gouvernante, pendant un tour presque complet de sablier. Par bonheur, un appel urgent du prince consort Hudibras avait enfin abrégé cet entretien. A présent, Timias se hâtait à travers les couloirs du palais de la reine de Faërie, avançant aussi rapidement que le lui permettaient sa canne en chêne et ses jambes âgées. Sa bouche était plissée, et un soupçon de puanteur, discernable malgré les essences de citron dont on avait parfumé l’air, creusait un nouveau pli dans son front ridé. Il traversa des couloirs aux plafonds de marbre, dont les murs étaient ornés de tapisseries et de mosaïques si parfaitement exécutées que certains disaient les avoir vues bouger. Il dépassa une peinture murale représentant un cerf transpercé par une flèche… et, sans savoir pourquoi, s’arrêta, fasciné par l’animal aux grands bois, immortalisé dans son agonie. Le sang écarlate qui jaillissait de son flanc brillait d’un éclat curieusement moiré, comme s’il était tout frais.
Le vieux sylphe se rapprocha et plissa les yeux. Une nouvelle bouffée de pourriture lui chatouilla les narines, et il tendit la main vers le ruisselet de sang. L’espace d’un instant, la surface froide de la pierre peinte lui parut mouillée. Il sursauta puis examina son doigt, qu’il s’attendait à voir taché de sang. Mais il n’en était rien : son doigt était parfaitement propre et sec. Evidemment, se dit-il. Ce n’était qu’une image. Il était épuisé, sa vue lui jouait des tours, voilà tout. N’avait-il pas assez de problèmes à l’esprit pour occuper une dizaine de conseillers ? Sa découverte, en compagnie de Delphinea, de la disparition de la Résille, lui avait permis de dévoiler le complot contre la reine, mais aussi d’imposer de nouveau son autorité en tant que membre aîné du Conseil. La jeune sylphe ne lui avait pas laissé le temps de la remercier ; elle s’était sauvée sans demander son reste… La première chose que Timias avait faite, c’était d’ordonner l’arrestation de tous les conseillers en résidence de la reine. Cette décision avait réduit le danger immédiat, en attendant qu’on pût déterminer les véritables coupables. Mais elle signifiait aussi que Timias restait seul à conseiller et à soutenir Albane face aux épreuves de sa grossesse et à l’attaque imminente du roi gobelin. Or, la disparition de la Résille, ajoutée à la découverte de la trahison de Guinevère, rendait cette responsabilité d’autant plus lourde. Aucun autre sylphe n’avait l’expérience ni le courage nécessaires pour l’assumer. Il toucha de nouveau le mur, afin d’être sûr.
— De la peinture rouge, murmura-t-il.
Avançant à grands pas dans le couloir qui menait vers les appartements d’Albane, il s’aperçut qu’il marmonnait à voix basse. Il y avait certainement de quoi devenir fou, songea-t-il. Guinevère, cette abomination de la nature, avait profité de l’absence de Timias pour tramer une machination diabolique contre sa sœur Albane — machination dont il ne saisissait pas encore toutes les ramifications. Ses complices se trouvaient parmi les conseillers qu’il avait fait arrêter ; seule Guinevère, qui s’était prudemment réfugiée dans sa maison de la Vieille Forêt, lui avait glissé entre les doigts. Cela n’avait pas découragé Timias. Dans l’heure qui avait suivi la disparition de Delphinea, il avait dépêché une compagnie de gardes pour les ramener, Guinevère et elle, de force au palais. Une fois qu’il saurait ce qui était arrivé à la Résille, il se concentrerait sur les défenses de la Faërie. La perfidie de Guinevère, qui avait froidement profité de la grossesse de sa sœur pour tisser sa toile, l’intriguait au plus haut point ; pour tout dire, Timias en était même un peu admiratif.
Le remplacement d’Artimour par Finuviel à la tête de l’armée avait été une grave erreur. Il fallait au plus vite rétablir Artimour dans ses anciennes fonctions ; alors, seulement, Timias dormirait tranquille. Après tout, il fallait bien supposer que Finuviel était impliqué dans le complot de Guinevère pour s’emparer du trône. Plus tôt Artimour reprendrait le commandement des défenses, mieux ce serait. En outre, le demi-frère de la reine lui serait tellement reconnaissant que Timias pourrait lui faire entièrement confiance. Et peut-être même se servir de lui, songea le vieux sylphe, imaginant d’autres rôles à faire jouer à Artimour. Le semi-sylphe n’avait jamais su trouver sa place, à la cour ; sa récente rétrogradation au sein de l’armée avait dû le blesser profondément. Il éprouverait un sentiment d’absolue loyauté envers celui qui lui rendrait sa place.
Oui, décidément, il était temps de rappeler ce cher Artimour, de l’assurer du soutien de la cour, de s’excuser de la terrible erreur qu’on avait commise. En cas de besoin, on pourrait même envoyer Artimour en émissaire auprès des mortels, pour leur proposer l’aide de la Faërie… N’était-ce pas ce qu’il aurait fallu faire en premier lieu ? Ah ! Tout cela lui serrait les tempes. Il était impossible de réfléchir à tous ces problèmes en même temps. Secouant la tête, il revint à la réalité, et se rendit compte qu’il n’avait cessé de parler à haute voix tout le long du couloir.
Les deux gardes postés devant l’entrée des appartements privés d’Albane lui jetèrent un regard curieux, mais ils ouvrirent sans un mot les grandes portes menant à la chambre de réception de la reine.
Là, Hudibras, le prince consort, réprimandait deux dames d’honneur affolées, recroquevillées sur une banquette sous la fenêtre. Ils levèrent tous trois les yeux en apercevant Timias, et leurs expressions se teintèrent d’un mélange de soulagement et de crainte. D’un regard perçant, Timias cloua sur place les deux dames d’honneur, dont les ailes, fragiles et roses comme des pétales, se mirent à trembler. Mais pourquoi portaient-elles des couronnes de chêne et de houx ? Le chêne symbolisait l’été, le houx, l’hiver : quelle drôle d’idée de les tresser ensemble ! Il plissa les yeux, se rapprocha, et s’aperçut, à son immense soulagement, que c’était une illusion, un effet de lumière. Leurs voiles étaient maintenus, comme il convenait, par les guirlandes de rubans que portaient toutes les dames d’honneur d’Albane.
— Que se passe-t-il ? Où est la reine ?
Timias s’adressa au prince consort, mais ce fut l’une des dames d’honneur qui lui répondit.
— Elle refuse d’ouvrir la porte, très noble seigneur.
Les yeux verts de la sylphe étaient si dilatés qu’on aurait dit une lapine effrayée. Ses cheveux miel débordaient de son fichu en dentelle, s’éparpillaient sur ses épaules et sur sa robe rose, assortie à la couleur de son masque. Pendant un court instant, Timias fut distrait par une bouffée de puanteur, puis il s’aperçut que les perles de sa couronne ressemblaient à de minuscules asticots blancs. Il sursauta, recula, puis, comme elle posait sur lui un regard interrogateur, comprit que c’était justement l’effet recherché. Il était étrange de s’orner les cheveux de vers, mais Timias ne prêtait jamais attention aux modes de la cour. Depuis le couronnement d’Albane, elles évoluaient à une vitesse tellement vertigineuse que le vieux sylphe avait renoncé à les suivre.
Il fallait vraiment qu’il se reprenne, pensa-t-il en serrant le pommeau de sa canne. Le bois lui sembla aussi desséché qu’un os. Il ne fallait pas qu’il cède sous la pression. C’était sans doute ce que Guinevère espérait… Peut-être même que son plan reposait entièrement sur l’incapacité de Timias à soutenir, seul, la reine dans ce moment de grand péril… Eh bien, il allait montrer à Guinevère que malgré son visage de vieillard, il possédait encore la vigueur d’un jeune homme !
Hudibras se tordait les mains d’une manière tout à fait déplacée, et sa voix était enfantine et grognonne.
— Je ne sais pas ce que vous avez décidé, Timias, mais vous feriez mieux d’agir, et vite. Albane refuse de sortir, le Conseil entier a été arrêté, Guinevère est partie on ne sait où, et cette petite sauvage s’est enfuie avec son gremlin…
Hudibras fit quelques pas raides, se figea dans une attitude saugrenue près de la cheminée éteinte, et, à l’ébahissement de Timias, tira un éventail en plumes de paon du fourreau qu’il portait à la ceinture. Il l’ouvrit d’un geste sec du poignet et s’éventa avec un zèle nullement justifié par la température de la pièce.
— Que faut-il faire, Timias? Qu'allons-nous devenir ?
Qu’avait donc le prince consort ? se demanda Timias. Depuis quand portait-on des éventails en plumes de paon dans son fourreau et des asticots dans ses cheveux ? Un mal mystérieux affectait-il la cour tout entière ? Ils semblaient tous plus fous les uns que les autres… Mais quelque chose qu’Hudibras venait de dire avait retenu son attention. Delphinea s’était enfuie avec un gremlin ? C’était tout simplement impossible…
— Pourquoi n’ai-je pas été informé de la fuite du gremlin ? demanda-t-il en balayant d’un œil sévère Hudibras et les deux sylphes transies de peur.
Les trois échangèrent un regard, puis se tournèrent vers Timias, visiblement perplexes.
— Mais vous en avez été averti, seigneur, répondit Hudibras.
— On vous a apporté un rapport complet toutes les heures depuis que l’horloge a sonné les treize coups, ajouta la deuxième dame d’honneur.
Timias remarqua subitement que sa robe était une réplique exacte de celle de sa voisine, mais d’une teinte un peu plus claire. Depuis quand Albane exigeait-elle que ses dames d’honneur s’habillent à l’identique ?
Remettant cette question secondaire à plus tard, Timias se redressa. Devenait-il fou, lui aussi ? Personne ne s’était présenté à ses appartements de toute la nuit. Evidemment, si quelqu’un avait frappé, il n’y aurait eu personne pour lui ouvrir : tous les gremlins domestiques avaient été séquestrés dans la chambre de la Résille. Leurs hurlements, le soir de Samhain, avaient été d’une violence à faire cailler le sang. Ce n’était pas étonnant qu’Albane se sentît mal. Vu sa condition délicate, elle avait dû souffrir atrocement de la crise de folie annuelle des gremlins. Sans doute ne s’en était-elle pas encore remise.
Un nouveau relent de pourriture flotta dans l’air. Timias cligna des yeux, soudain pris de vertige. Ces imbéciles essayaient tout simplement de le faire douter de lui-même. Ils voulaient le rendre responsable de leur incapacité à comprendre et à soigner la reine.
— Je suis là, je vais m’occuper de tout, dit-il sèchement.
Hudibras pointa son éventail vers Timias, comme s’il croyait vraiment brandir une épée.
— Timias, nous sommes sans nouvelles d’Artimour et de Finuviel. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe à nos frontières. Albane refuse de m’adresser la parole, sauf pour me dire de m’en aller. Elle a placé un sortilège sur la porte et refuse de quitter son lit.
— Mais ce n’est pas tout, très ancien et honorable conseiller.
La moins timide des dames d’honneur, celle aux cheveux bruns, lui lança un regard angoissé, puis se tourna vers la fenêtre.
— Les fleurs de lune sont écloses, poursuivit-elle.
Complètement interloqué, Timias la dévisagea sans savoir quoi répondre.
— Les fleurs de lune de la reine, expliqua la sylphe. Elles ne devraient pas s’ouvrir tant que la reine est enceinte.
Il y avait quelque chose d’irréel dans toute la scène qui éveilla la vigilance de Timias. Le monde qui l’entourait n’était pas tout à fait comme à l’ordinaire. Mais qu’est-ce qui n’allait pas ? Hudibras et son éventail ? Rimbaud et son obsession de la puanteur ? Cette dame préoccupée par les fleurs de lune ? De nouveau, il eut un petit accès de vertige, comme si le sol s’était dérobé sous ses pieds.
— Il faut que je parle à la reine, dit-il.
— Elle refuse de laisser entrer qui que ce soit, Timias, dit Hudibras. Nous nous évertuons à vous le répéter depuis que vous êtes arrivé. Elle a posé un sortilège sur les portes et refuse de quitter son lit.
Timias releva la tête.
— C’est ce que nous verrons.
D’un pas décidé, il franchit les portes qui menaient à l’antichambre de la reine. Dans le demi-jour de la pièce obscurcie, les murs de marbre se teintaient de pourpre, la tapisserie et les tentures vert pâle prenaient des reflets indigo. Un profond silence régnait. Timias s’avança jusqu’à la porte sculptée et, de sa canne, frappa si fort que des échardes de bois volèrent en tous sens.
— Votre Majesté! cria-t-il. Votre Majesté, répondez !
Il n’y eut pas de réponse.
Il patienta quelques instants, rageant intérieurement et, une fois de plus, une bouffée de puanteur assaillit ses narines. Comme il tournait la tête pour humer l’air, l’odeur se dissipa.
— Albane !
Il secoua la poignée de la porte et frappa le bois du poing.
— Albane ! Laisse-moi entrer. Au nom de Gloriana, je t’ordonne d’ouvrir cette porte et de me laisser entrer.
L’espace d’un instant, il crut qu’il allait devoir défoncer la porte. Puis il entendit le verrou cliqueter. Les deux portes s’ouvrirent d’elles-mêmes : le sortilège était brisé. Pas très difficile, songea le vieux sylphe, jetant un regard triomphant par-dessus son épaule. Les dames d’honneur étaient pétrifiées ; Hudibras, extrêmement déconfit, rôdait près de la fenêtre. Timias poussa les portes et entra dans la chambre de la reine.
C’était comme s’il s’était heurté de plein fouet à un mur de pourriture. L’odeur le fit chanceler, si bien qu’il dut s’appuyer de tout son poids sur sa canne pour ne pas tomber. Les lourds rideaux de soie vert pâle — la couleur préférée d’Albane — étaient tirés ; de minces rais de lumière pénétraient par les fentes comme des lames dorées. La seule fois où Timias avait senti quelque chose de comparable, c’était pendant une épidémie de peste dans l’Ombre, quand une odeur de charnier avait envahi les campagnes.
— Albane ? haleta-t-il, avant de se couvrir le nez et la bouche. Votre Majesté ? Ma reine ?
Le lit était vide. Les draps, repoussés d’un côté, étaient souillés d’immondes taches vertes. Une traînée verdâtre menait du lit vers les portes-fenêtres ouvertes.
— Ma reine ? murmura Timias.
Mais personne ne répondit. Effrayé par l’idée de ce qui l’attendait, il sortit de la chambre silencieuse pour pénétrer dans le bosquet où s’élevaient, en cercles concentriques, les treize arbres sacrés de Faërie.
Un silence plus profond encore pesait sur le Bois. Timias leva les yeux : le ciel était gris et terne, comme si toute la couleur en avait été lavée. A la base de chaque arbre gisait un cercle parfait de feuilles craquantes et desséchées ; les branches étaient à moitié dénudées. Même les feuilles épineuses du houx, tachetées de jaune et de rouille, s’amoncelaient autour du buisson. Et d’autres continuaient à tomber : c’était une pluie de feuilles ocre, rousses et dorées. Du centre du cercle intérieur s’éleva un petit bruit, entre le soupir et le gémissement.
— Albane ?
Recroquevillé sur lui-même pour se protéger contre l’odeur, la main crispée autour de sa canne, Timias s’approcha lentement. La chose qui reposait sur le sol n’était plus qu’une caricature de la reine. Tout son corps avait rétréci ; ses muscles et ses articulations semblaient s’être desséchés, ne laissant plus que la peau et les os. Seul son ventre demeurait intact, gonflé comme un fruit trop mûr sous sa robe blanche.
Mais rien ne préparait Timias à l’instant où elle tourna vers lui son visage. Le vieux sylphe inspira vivement et chancela. Les cheveux blancs d’Albane flottaient autour de son visage, dont les lèvres étaient si tendues que sa bouche n’était plus qu’une entaille. Ses yeux sortaient de leurs orbites, comme repoussés vers l’extérieur sous la pression de ce liquide fétide qui s’écoulait par tous ses orifices.
De manière incroyable, horrible, insensée, la chose qu’il avait appelée sa reine parla.
— Timias ?
Sa voix était plus faible qu’un chuchotement.
— C’est vous, Timias ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
Elle roula sa tête de part et d’autre, et au moment où Timias comprit qu’elle avait perdu la vue, il entendit un bruit de chairs déchirées.
— Où est ma sœur ? Pourquoi ne vient-elle pas ?
Timias se recula, de peur que ce monstre ne tentât de le toucher. Il fut pris de nausée, tandis qu’en lui se mêlaient le dégoût et la pitié. La créature tendit la main et voulut parler de nouveau, mais un ruisselet de liquide vert gicla de sa gorge et dégoulina sur son menton.
Son corps sembla alors s’effondrer sur lui-même ; ses os se fendirent comme du bois pourri. Un tremblement la parcourut et du liquide jaillit de tous ses pores, soulevant sa peau tendue, qui se détacha et se flétrit sous le regard de Timias.
La terre elle-même frémit, les grands arbres gémirent et le vent poussa une longue plainte en soufflant autour des tours du palais. Avec un dernier petit soupir, Albane disparut, ne laissant qu’une flaque d’écume grisâtre, des haillons de sa robe et de longues mèches de cheveux blancs et soyeux.
— Au nom de la grande Gloriana..., murmura Timias.
Sa vision s’embruma et il eut une brusque et terrible révélation. La créature qui venait de se désintégrer devant ses yeux n’était pas une sylphe, mais quelque chose de tout à fait différent — quelque chose d’étrange, de monstrueux, une véritable abomination qu’il avait non seulement engendrée, mais aussi installée sur le trône de Faërie. Voilà ce qu’ils avaient accompli, Gloriana et lui. Voilà la conséquence finale de cette nuit où avait été forgée la Résille. Même Artimour, le semi-humain, eût été un meilleur choix pour le trône. Mais ce fut une deuxième prise de conscience qui fit définitivement basculer le vieux sylphe dans le puits sans fin de la folie ; Guinevère — pût-elle brûler dans le chaudron de la Sorcière ! — avait raison depuis le début.