Les hurlements du gremlin faisaient trembler la
forêt tout entière. Tels une avalanche ou un raz-de-marée, sa rage
et son désespoir trop longtemps retenus éclataient dans le silence
de la nuit de Samhain. C’était une cacophonie aiguë, étourdissante,
dont le volume semblait largement dépasser les capacités physiques
d’un être aussi petit. Delphinea s’écroula à genoux et appuya sa
tête contre le flanc de son cheval, tentant d’assourdir les cris
chargés de chagrin et de douleur. La lune était invisible ; seules
quelques étoiles éclairaient le ciel de leurs lueurs argentées.
Bientôt Delphinea ne perçut plus rien d’autre que les terribles
hurlements et le contact doux et odorant du crin de la jument
contre sa peau. De petites secousses parcouraient le sol jonché de
feuilles, comme si les grands arbres tout autour frémissaient
jusqu’à leurs racines. Le cheval se mit lui aussi à trembler, et
Delphinea lui enlaça le cou, fredonnant un air à peine audible,
dans l’espoir que les vibrations de sa voix apaiseraient la jument
terrifiée. Finalement, s’apercevant que cela ne servait à rien,
elle se laissa retomber contre le flanc du cheval et se concentra
sur le battement régulier de son grand cœur, seul rempart contre la
folie.
C’est ainsi que les gardes la trouvèrent, juste
avant l’aube : tremblante, les paumes plaquées sur les oreilles,
recroquevillée contre la jument. Quant à cette dernière, elle était
à moitié inconsciente, les yeux révulsés, les oreilles aplaties
contre la tête. Les cris de Petri n’avaient
rien perdu de leur intensité. A la lumière des torches, Delphinea
le vit se débattre sur le sol comme un poisson dans un filet.
C’est exactement ça, songea-t-elle.
Il est pris au filet de sa propre
folie. Chaque année, à Samhain, les gremlins sombraient
temporairement dans la démence ; aussi les enfermait-on toujours
pendant cette période. Mais depuis quelque temps, toutes les
habitudes étaient bouleversées.
Il fallut six gardes réunis pour maîtriser Petri,
bien que celui-ci ne leur arrivât même pas à la ceinture. L’un des
sylphes arracha la manche de son pourpoint afin de confectionner un
bâillon. Quand le petit gremlin fut enfin attaché et muselé, ses
hurlements réduits à des gémissements étouffés, les hommes
portèrent leur attention sur Delphinea, qui se tenait silencieuse
et épuisée près du cheval évanoui.
— Madame ?
Le sylphe brun qui s’inclina devant elle portait
un plastron en or frappé du blason de la reine de Faërie. L’espace
d’un instant, Delphinea se demanda s’il ne s’agissait pas de
soldats lancés à leurs trousses par la reine et Timias pour les
ramener de force au palais. Mais les paroles qu’il prononça ensuite
faillirent la faire pleurer de soulagement.
— Dame Guinevère nous a envoyés à votre recherche.
Permettez-moi de me présenter : Ethoniel, capitaine de la Troisième
Compagnie des chevaliers de Sa Majesté. Si vous voulez bien nous
suivre, nous vous escorterons jusqu’à la Maison dans les
Arbres.
— Comment cette chose s’est-elle échappée ?
demanda l’un des soldats en désignant le gremlin.
— Petri n’est pas une chose, protesta Delphinea.
Le capitaine lui tendit la main et l’aida à se
redresser, pendant que deux autres soldats persuadaient la jument
de se lever.
— Vous viendrez tous les deux avec nous, affirma
le capitaine. La petite créature ne posera plus de problèmes, je pense. Nous ne pouvons certainement pas
l’abandonner ici.
Petri gisait sur le sol, les bras ligotés le long
du corps, sa joue basanée écrasée contre les aiguilles de pin et
les feuilles mortes qui tapissaient le sol. Il haletait, mais ses
yeux étaient clos et ses muscles inertes.
— Pardonnez-moi mon indiscrétion, madame, mais
comment tout cela est-il arrivé ? Vous a-t-il suivie ? Comment
a-t-il pu franchir les limites du parc ?
La présence d’un gremlin à de nombreuses lieues du
palais avait certes de quoi étonner, puisqu’un sortilège était
censé retenir ces petits êtres dans l’enceinte du parc royal.
Comment expliquer à ce soldat que Petri, bravant les effets de sa
crise de folie naissante, l’avait guidée à travers le labyrinthe de
la Vieille Forêt, vers la maison de Guinevère ? Cette dernière,
elle-même bannie de la cour, comprendrait que Delphinea n’ait pu
abandonner son gremlin domestique aux mains de Timias et de la
reine, sachant que ceux-ci avaient l’intention de faire porter la
responsabilité de la disparition de la Résille à l’ensemble des
gremlins. Mais l’heure n’était pas aux explications. Car il y avait
dans cette forêt quelque chose de bien plus troublant qu’un
malheureux gremlin possédé ; quelque chose que les soldats devaient
voir de leurs propres yeux pour le croire.
Les torches illuminaient la clairière, mais
Delphinea n’avait pas besoin de voir les branches cassées et les
broussailles piétinées pour retrouver le chemin par où ils étaient
arrivés.
— Le sortilège faiblit à mesure que la grossesse
de la reine avance, mon capitaine, dit-elle précipitamment.
Pour l’instant, cette explication devrait
suffire.
— J’ai quelque chose à vous montrer,
ajouta-t-elle. Si vous voulez bien me suivre…
Relevant sa jupe de cavalière, elle s’éloigna sans
se retourner. C’était l’odeur, cette terrible odeur de pourriture,
qui la guidait à travers la forêt épaisse. Quelques instants plus
tard, prise de nausée, elle dut s’appuyer à un
tronc d’arbre ; à sa stupéfaction, l’écorce frémit sous sa main et
un élancement de douleur lui parcourut le bras. Les branches
s’entrechoquèrent, grincèrent et, l’espace d’un instant, Delphinea
crut entendre un chuchotement. Elle sursauta : le capitaine se
pressait à son côté, le visage strié par les longues ombres de sa
torche.
— Où nous conduisez-vous, madame ?
Delphinea ne put d’abord lui répondre, tant elle
était troublée. Jamais auparavant elle n’avait ressenti de lien
avec les arbres de la Faërie. A vrai dire, les chênes et les
bouleaux centenaires, comme ceux-ci, étaient peu nombreux dans les
hautes montagnes de sa province natale.
— Par ici, articula-t-elle finalement.
Guidée par une certitude aussi absolue
qu’inexplicable, elle mena les soldats à travers la forêt, droit
vers la clairière où l’armée des sylphes gisait, massacrée, au
milieu de chevaux morts et d’armes dorées.
Les gardes se rassemblèrent autour de Delphinea,
choqués et silencieux. Les cadavres ressemblaient à des mannequins
abandonnés après une mascarade ; épées, lances et flèches brisées
se dressaient en tous sens comme des allumettes tordues. Une brume
légère flottait au-dessus de la clairière et, au loin, on entendait
le bruit de l’eau courante. Soudain, un étendard claqua, se déploya
et, pendant un instant, dans la brume matinale, il sembla que
l’armée entière allait se relever en riant, ravie de cette
plaisanterie. Le capitaine leva sa torche, et les couleurs d’Albane
— indigo et violet sur fond blanc bordé d’or — se détachèrent,
éclatantes, sur la masse sombre des arbres.
Derrière Delphinea, les soldats chuchotaient,
ahuris et incrédules.
— C’est impossible…
— Ça ne peut pas être…
— Non, c’est impossible…
— Ce sont eux. Ces guerriers étaient nos
camarades, affirma le capitaine.
— Vous comprenez, madame, nous aurions dû nous
trouver à leurs côtés. Mais le prince Finuviel nous a cantonnés ici
pour défendre la maison de sa mère.
— Que leur est-il arrivé ? murmura un autre
soldat.
— Qui a fait cela ? ajouta un troisième.
Delphinea sentait la tension monter parmi les
gardes ; ils piaffaient nerveusement, comme des chevaux flairant
l’odeur du sang. Le capitaine se pencha, éclaira de près un cadavre
gisant face contre terre, puis le retourna. Le visage du sylphe
mort était pâle et impassible et, dès que le premier rayon de
lumière l’atteignit, il se réduisit en fine poussière. A la lumière
de sa torche, le capitaine examina l’armure, les insignes, l’épée
et les éperons du guerrier. Une grande entaille noire traversait en
diagonale le plastron doré, dont le métal paraissait flétri et
noirci.
— La Vraie Mort, dit-il enfin en refermant le
heaume vide du soldat mort. Au premier rayon de soleil, ils
disparaîtront.
— C’est l’armée qui a été appelée pour renforcer
celle de la frontière, n’est-ce pas ? Celle dont les ménestrels
d’Albane chantent les louanges…, dit Delphinea.
La jeune sylphe fut parcourue d’un frisson qui
n’était pas dû à la fraîcheur de l’air. Elle s’entoura de ses bras,
songeant qu’elle se rappellerait jusqu’à la fin de sa vie le
spectacle d’horreur qui s’offrait à eux.
— C’est elle, madame, nous n’en pouvons
douter.
Le capitaine tendit la torche à son voisin.
— Déployez-vous, dit-il à ses camarades. Nous
reviendrons quand il fera jour, mais nous devons essayer d’en
apprendre le plus possible dès maintenant.
« Tant que les cadavres sont encore intacts », se
dit Delphinea.
— Cherchez Sa Grâce, poursuivit le capitaine.
Cherchez le prince Finuviel. C’est la première question que dame
Guinevère nous posera.
Sa voix s’érailla et se
brisa. Comme Finuviel était aimé de tous ceux qui le connaissaient
! songea Delphinea. Elle soupçonnait à présent que c’était son
visage qui hantait ses visions nocturnes — ces visions que les
mortels appelaient rêves. Les sylphes ne rêvaient pas. Du moins les
autres sylphes. Ces derniers temps, les apparitions étaient venues
si fréquemment hanter le sommeil de Delphinea qu’il lui était
devenu impossible de les ignorer. Elle s’était rendue à la cour de
Faërie dans l’espoir de trouver quelqu’un qui pût lui expliquer
l’origine de ses visions et la rassurer. Peut-être que les rêves
n’étaient pas aussi rares, chez les sylphes, qu’elle le croyait.
Elle n’avait encore osé se confier à personne, mais était bien
décidée à en parler à Guinevère, si l’occasion s’en présentait.
Pour l’heure, elle préférait ne pas imaginer comment la sœur de la
reine allait accueillir la nouvelle du massacre de l’armée
commandée par son fils, et de la mystérieuse disparition de
celui-ci.
Car les chants des ménestrels à la gloire de
l’armée n’étaient rien, comparés à ceux qu’ils composaient pour
Finuviel. Le prince des sylphes était « l’être de lumière », chéri
par tous ceux qui le connaissaient. Sa mère prétendait l’avoir
conçu un soir de Beltane avec le grand Herne en personne. Chacun
voyait dans cette affirmation extravagante de Guinevère une
pitoyable tentative pour se faire une place à la cour ; mais il
était communément admis que Finuviel, quel que fût son père,
incarnait la grâce sylphe et excellait dans tout ce qu’il
entreprenait. Même ceux qui méprisaient ouvertement Guinevère
parlaient avec respect de Finuviel ; une faction des conseillers de
la reine complotait d’ailleurs pour le mettre sur le trône à la
place d’Albane, gravement malade. Que deviendraient-ils, si
Finuviel était mort ?
Il n’est pas mort.
Venue des profondeurs de son être, une petite voix résonna en elle
avec tant d’autorité que Delphinea fut immédiatement réconfortée.
Sans savoir d’où lui venait cette certitude, ni pourquoi elle s’y
fiait, elle se calma et regarda les torches s’éparpiller à travers la clairière, tandis que les soldats se
frayaient un chemin entre les morts. Enfin, le capitaine leur fit
signe de revenir vers lui.
— Alors ?
— Nous ne l’avons pas vu, Ethoniel.
— Mais tous les autres y sont, jusqu’au dernier.
Apparemment, il ne reste de toute cette armée que nous six, dit un
autre soldat aux traits tirés et sombres.
— Nous devons conduire cette dame à Sa Grâce,
intervint un troisième. Elle a fait son devoir en nous menant à ce
terrible endroit ; à nous, à présent, de lui venir en aide.
Des murmures d’approbation se firent entendre.
Relevant les yeux, Delphinea rencontra ceux du capitaine. Ils
étaient gris comme son pourpoint, comme le ciel pâlissant, comme
les visages des sylphes morts étendus sous les arbres.
— Qui a bien pu faire cela, capitaine ?
— Des mortels.
Il haussa les épaules et jeta autour de lui un
regard las.
— D’après ce que je vois, ils ont tous été abattus
par des lames d’argent. Qui peut se servir d’armes semblables,
sinon des mortels ?
A la lumière des torches, le visage du capitaine
était terne et lugubre.
— Pourquoi…
Mais il se détourna avant qu’elle ait pu achever
sa question. Ce qu’ils avaient devant les yeux défiait la raison.
Nous sommes tous en train de devenir
fous, songea Delphinea. Il faut
détruire la Résille, sinon nous en mourrons tous.
Elle aussi tourna le dos au charnier, rassembla
ses jupes et partit au-devant des soldats. Qu’un aussi grand nombre
de sylphes ait pu mourir de la Vraie Mort était en soi terrible.
Mais l’idée que de simples mortels aient pu massacrer une armée
entière de sylphes, voilà qui était plus effrayant encore.
Du cercle il faut faire le
tour : du jour à la nuit, de la nuit au jour…
Les paroles de la vieille berceuse lui
traversèrent l’esprit, mais, pour la première fois, elle avait
l’impression que la roue du temps risquait fortement de se
décrocher de son axe et de partir en vrille.
A leur retour auprès de Petri, il faisait assez
clair pour distinguer nettement le petit gremlin roulé en boule sur
le tapis de la forêt, profondément endormi. Il n’émettait plus que
des ronflements tremblotants, et sa mâchoire inférieure pendait
mollement sous le bâillon.
Delphinea se demandait combien de temps il
faudrait pour convaincre Guinevère que son fils ne se trouvait pas
parmi les morts de la clairière. Car Finuviel n’était pas mort,
elle en était certaine, bien qu’incapable de l’expliquer. Quelque
chose lui était arrivé, la nuit dernière : quelque chose s’était
transformé, éveillé en elle et, sans comprendre pourquoi, elle
savait qu’elle devait faire confiance à sa voix intérieure. Tout
comme elle savait que Finuviel n’était pas mort.
Mais il faudrait que les gardes s’en assurent de
leurs propres yeux. Guinevère exigerait toutes les preuves
possibles de l’absence de Finuviel. Quelles raisons avait-elle de
croire Delphinea sur parole ? Aussi la jeune sylphe demeura-t-elle
silencieuse pendant qu’ils avançaient sous les arbres. Le bruit du
vent dans les branches évoquait le meuglement des vaches dans les
collines de sa région natale… Le bruit de quel
vent ? se dit-elle subitement. Tout était immobile ; il n’y
avait pas un souffle d’air. Le capitaine, vigilant comme toujours,
s’arrêta et leva la main.
— Est-ce que tout va bien, madame ?
Aussitôt les bruits cessèrent. Delphinea secoua la
tête, se sentant ridicule. Elle était surmenée ; la nuit qui venait
de s’écouler l’avait durement éprouvée. Mieux valait ne pas
mentionner les voix qu’elle avait entendues.
Que ferait sa mère en de telles circonstances ? Souris, répondit une voix en elle.
— Je me porte à merveille, capitaine,
répondit-elle. Si ce n’est que la soirée d’hier m’a rendue un peu
lasse.
C’était une courageuse tentative pour imiter le
langage fleuri en vigueur à la cour ; à vrai dire, la courtisane la
plus expérimentée n’eût pas mieux tourné sa phrase. Des sourires
flottèrent sur les lèvres des soldats, puis s’effacèrent aussitôt.
Comme ces formules sonnaient creux ! L’étiquette de la cour n’avait
plus aucun sens, face à ce drame — un drame qui devait toucher très
durement les soldats. Sans le hasard qui avait voulu qu’ils fussent
affectés à la maison de Guinevère, ils seraient morts, à l’heure
qu’il était. Mais pourquoi Finuviel avait-il tenu à faire protéger
la maison de sa mère ? Qu’avait-elle à craindre, ici, cachée au
plus profond de la Vieille Forêt ? On était à des lieues et des
lieues des Terres Brûlées, le repaire des gobelins. Finuviel
soupçonnait-il quelque chose ? Savait-il que des mortels aux armes
d’argent risquaient d’attaquer ?
En passant sous un arbre géant, Delphinea entendit
un gémissement profond et vibrant. Le grand tronc de l’arbre se
partageait en deux branches semblables à des bras, qui
aboutissaient à une multitude de petites mains squelettiques. Le
passage de la Chasse sauvage avait ravagé la forêt,
remarqua-t-elle. C’était la première fois de sa vie qu’elle voyait
des branches nues. Les arbres de la Faërie ne perdaient jamais
leurs feuilles : celles-ci passaient du doré au rouge, du rouge au
marron et du marron au vert, pour revenir ensuite au doré, en une
ronde chromatique ininterrompue. Et si jamais quelques-unes
tombaient, elles repoussaient aussitôt. Delphinea se rappela la
poussière qu’elle avait vue dans la chambre de la Résille, la
rouille qui rongeait les gonds des lourdes portes en cuivre, les
cadavres pourrissants des veaux et des poulains, les cours d’eau
empoisonnés. Les feuilles mortes n’étaient sans doute qu’une preuve
de plus que la Faërie se mourait.
Sans un mot, elle permit aux
gardes de l’aider à monter en selle. Sa jument, tout à fait remise
de sa frayeur, secoua sa crinière et hennit de joie quand Delphinea
prit les rênes en main.
Petri fut jeté comme un baluchon sur le dos d’un
autre cheval, lequel piaffa et rugit de colère. Finalement, malgré
les protestations de Delphinea, on plaça une épaisse couverture
sous le gremlin pour que le cheval acceptât de le porter.
— Je ne puis imaginer, madame, quelles
circonstances vous ont amenée ici par cette étrange et funeste
nuit.
Le capitaine se hissa en selle et donna le signal
du départ. Il passa devant Delphinea, le visage sévère et tendu, et
elle comprit qu’il n’attendait pas de réponse. Les chevaux d’un
blanc laiteux avançaient comme des spectres sous les branches
sombres et dénudées, tandis qu’un soleil rougeoyant grimpait dans
le ciel violacé. Malgré l’austérité inhabituelle du paysage, le
rayonnement du soleil et l’intensité des couleurs étaient d’une
beauté à couper le souffle. L’air était à la fois frais et lourd,
comme chargé de présages.
Ils chevauchèrent en silence pendant un demi-tour
de sablier. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand, soudain,
les arbres s’écartèrent pour révéler une apparition extraordinaire.
Une haute haie, dont les branches entrelacées formaient un
treillage, entourait un bosquet de grands chênes et de bouleaux. Et
derrière ce rempart végétal, on apercevait, perchée loin au-dessus
du sol, une maison qui paraissait être davantage une excroissance
naturelle des arbres qu’une construction des sylphes.
Lâchant les rênes, Delphinea observa, bouche bée,
les toits pointus couverts de bardeaux en écorce et les petites
fenêtres irrégulières, logées comme des toiles d’araignées entre
les branches. Des escaliers en colimaçon s’entortillaient autour
des troncs ; de minuscules lanternes scintillaient parmi les
feuilles. Il reste encore de la magie en
Faërie, songea Delphinea. La maison de sa mère, faite de
pierre et de lumière, n’avait rien à voir avec
cette extraordinaire demeure vivante ; même le palais d’Albane,
avec ses tours d’ivoire et de cristal, ne pouvait s’y
comparer.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, Ethoniel
sourit.
— Vous avez raison. La Maison dans les Arbres de
dame Guinevère est une merveille devant laquelle la Faërie tout
entière devrait s’extasier, au lieu de la fuir.
Il leva la main et toute la compagnie ralentit. Le
capitaine se pencha vers Delphinea et lui frôla le bras.
— Attention ! Ne voyez-vous pas le danger devant
vous ?
Comme ils se rapprochaient, elle s’aperçut que la
haie était couverte d’épines acérées, fines comme des aiguilles,
certaines aussi longues qu’un doigt, couronnées de minuscules
pointes qui les rendaient sans doute d’autant plus meurtrières. Et
tout autour des épines s’épanouissaient de grandes fleurs blanches,
au parfum si enivrant que Delphinea dut se retenir d’enfouir son
visage dans la haie pour le respirer plus profondément. Elle
comprit alors que la plante se nourrissait du sang des créatures
qui s’empalaient sur ses épines ; à voir l’épaisseur des branches
rampantes, la profusion de fleurs et la richesse de leur parfum,
nombreuses devaient être ses victimes. Ils passèrent à travers une
étroite arcade, seule ouverture de la haie, et Delphinea frissonna
devant cette beauté dangereuse, si attirante et cruelle à la
fois.
Des portes aménagées dans le tronc d’un arbre
immense s’ouvrirent, et un valet en livrée de cuir s’avança pour
les accueillir. Une fois de plus, Delphinea se demanda pourquoi
Finuviel avait affecté des membres de son armée à la protection de
cette demeure. Perdue au milieu de la Vieille Forêt, entourée d’une
haie d’épines sanguinaire, elle ne semblait courir aucun risque…
Sauf, peut-être, dans le cas d’une attaque de gobelins. Mais les
gobelins pouvaient-ils s’aventurer jusqu’ici ? D’après les rumeurs
entendues à la cour, Delphinea avait supposé que la guerre serait livrée aux frontières des Terres de
l’Ombre — certainement pas en plein cœur de la Faërie.
Cependant, l’attention portée par Finuviel à la
sécurité de sa mère était tout à son mérite, se dit-elle, avant de
se demander si elle n’était pas en train de tomber sous le charme
de sa réputation. Repoussant toute pensée de Finuviel, elle suivit
le capitaine dans un escalier doré qui s’enroulait comme un serpent
autour d’un chêne séculaire, pilier central de cette aile de la
maison. Sous certains angles, l’escalier disparaissait tout à fait
; sous d’autres, c’était l’élément visuel principal, celui qui
attirait l’œil vers le haut et la voûte de feuilles qui servait de
toit. Remontant ses jupes, Delphinea gravit les marches à la suite
des soldats. Du plafond tombait une lumière incandescente ; bientôt
la jeune sylphe ferma les yeux, laissant ses pieds trouver leur
chemin. Baignant dans la chaude lumière, elle oublia les terribles
nouvelles qu’elle apportait. Tandis qu’ils montaient encore et
encore, un visage aux boucles noires comme du jais apparut derrière
les paupières fermées de Delphinea. Mais au lieu de lui sourire,
comme d’habitude, le visage se contorsionna de douleur. Delphinea
eut un hoquet, ouvrit les yeux et trébucha.
— Faites attention, madame ! s’alarma le garde,
derrière elle, qui portait Petri inconscient.
Etourdie par sa vision, Delphinea ne put que
murmurer des paroles incompréhensibles. Ne suffisait-il pas que ces
images hantent son sommeil ? Si elle devait se mettre à rêver
éveillée, il fallait qu’elle en parle à quelqu’un de toute urgence.
De préférence à Guinevère.
Ils parvinrent enfin à un haut palier. Ethoniel
s’arrêta devant une porte et se retourna.
— Cette nuit vous a déjà beaucoup éprouvée,
madame. Et je crains que ce qui nous attend ne soit
particulièrement difficile. Dame Guinevère ne sera certainement pas
enchantée des nouvelles que nous lui apportons.
— Mais je veux la prévenir de ma présence… Je
pourrai peut-être faire quelque chose pour elle…
Mais elle ne formula pas cette pensée à haute
voix, se contentant de lancer un appel muet au capitaine.
Il haussa les épaules, l’air dubitatif.
— Comme vous voudrez, madame. Prenez garde,
toutefois : Sa Grâce a souvent des réactions surprenantes.
Il frappa à la porte, s’introduisit dans une
antichambre et fit signe à Delphinea et au garde qui portait Petri
de le suivre. Puis il frappa à une deuxième porte, laquelle
s’ouvrit sur Guinevère en personne.
Toutes les formules de politesse que Delphinea
avait préparées lui restèrent en travers de la gorge. Le visage de
Guinevère, d’abord surpris et accueillant, se teinta d’incrédulité
puis d’horreur en entendant le bref rapport d’Ethoniel. Elle resta
pétrifiée, les yeux brûlant de terribles flammes vertes, et son
visage se tacheta de rougeurs. Allait-elle s’évanouir ? se demanda
Delphinea.
Mais les mises en garde d’Ethoniel n’avaient pas
préparé la jeune sylphe à ce qui suivit. Dans un grand craquement
d’os, Guinevère s’effondra à genoux, tandis que la structure de ses
ailes se brisait en éclats. Sous le regard épouvanté de Delphinea,
ses ailes s’arrachèrent complètement ; il y eut un affreux bruit de
peau déchirée, puis deux fontaines de sang pâle jaillirent des
omoplates de Guinevère.
Delphinea n’osa rien faire, rien dire. Seule son
intuition lui faisait croire que Finuviel n’était pas mort.
Pas encore mort, rectifia-t-elle. Et à
cet instant, elle comprit que s’il arrivait véritablement quelque
chose à Finuviel, les conséquences seraient bien plus tragiques que
tout ce qu’elle avait pu imaginer.
Comme venant de très loin, la voix d’Ethoniel
résonna, appelant les domestiques de Guinevère ; un étranger, brun
et solidement charpenté, se leva d’un fauteuil près de la cheminée
et montra Delphinea du doigt. La pièce sembla soudain très chaude,
et pleine de gens ; gardes et serviteurs accouraient de toutes
parts. Le sang de Guinevère couvrait ses
épaules comme une cape, ruisselait le long de ses bras, gouttait du
bout de ses doigts, imbibait sa robe. Le capitaine pivota sur les
talons et sortit de la pièce ; puis des bras fermes rattrapèrent
Delphinea, et le monde s’obscurcit devant elle.
Quand elle rouvrit les yeux, elle était étendue
sur un divan bas dans l’antichambre. La porte menant vers le
boudoir de Guinevère était fermée. Face au divan, dans un foyer en
marbre, un petit feu brûlait. On avait placé une corbeille de pain
et de fruits sur une table près de sa tête, ainsi qu’un grand
gobelet rempli d’un liquide clair et odorant, et une tasse à
décoction surmontée d’un couvercle d’argent. Du sol s’élevait un
vrombissement digne d’une ruche. Delphinea baissa les yeux : roulé
en boule sur le tapis rouge, la tête reposant sur un petit
oreiller, Petri dormait profondément. Un rayon de soleil lui
caressait le visage.
« Pauvre petit », songea la jeune sylphe. Il avait
dû souffrir bien plus qu’elle, la nuit dernière.
— Comment vous sentez-vous ?
Une voix inconnue la fit sursauter et se redresser
contre le dossier du divan. Le grand étranger qu’elle avait
remarqué la veille était assis à l’autre bout de la pièce.
Aussitôt, Delphinea comprit ce qui avait attiré son attention,
pendant ces quelques instants terribles dans la chambre de
Guinevère. Il était mortel.
C’était tellement évident qu’elle ne se demanda
pas comment elle le savait. Il avait une allure légèrement
ridicule, perché sur un tabouret trop bas pour ses longues jambes.
Il portait un peignoir de soie vert cyprès, d’où dépassait un
pantalon court, au tissu rêche et usé — sans doute de fabrication
mortelle. La peau de ses jambes et de ses pieds nus était d’un
blanc bleuté, couverte de poils sombres.
Guinevère gardait-elle ce mortel en tant qu’animal
de compagnie ? Dans les chansons des vachères, des humains envoûtés par la Faërie devenaient esclaves des
sylphes… Mais sa mère considérait ce genre d’histoires comme
inconvenantes, et refusait obstinément d’aborder le sujet.
Delphinea, qui ne s’était jamais attendue à rencontrer un mortel,
l’examina avec une franche curiosité.
C’était le milieu de la matinée. Le soleil entrait
à flots par les fenêtres aménagées entre les hautes branches des
arbres, inondant la chambre d’une lumière éblouissante qui taillait
des ombres sévères sur le visage de l’homme. Il devait être vieux,
très vieux… autant que pouvait l’être un mortel, car sa chevelure
noire était traversée de larges mèches blanches et de grandes
poches grisâtres pendaient sous ses yeux. De profonds sillons
couraient des commissures de ses lèvres aux coins de ses yeux,
lesquels brûlaient avec une ardeur intense.
En croisant les yeux du mortel, Delphinea fut
parcourue d’un frémissement, car il lui sembla percevoir, dans les
profondeurs de son regard, une sagesse dont elle n’avait jamais
imaginé l’existence — une sagesse doublée d’une grande souffrance.
Des gouttes perlaient sur son visage, et quand il leva le bras pour
s’éponger le front d’un mouchoir de lin, Delphinea vit un pansement
blanc dépasser de son peignoir. Mais ses yeux étaient comme des
feux brûlant en pleine tempête ; quelle que fût la cause de sa
douleur, cet homme l’affrontait avec courage.
Sa force avait quelque chose de rassurant. On
sentait en lui une solidité qui n’existait pas en Faërie.
Contrairement aux sylphes, incarnations de l’air et de la lumière,
l’essence de cet homme était de terre et d’eau. Un coin de sa
bouche se souleva, suggérant un début de sourire.
— Vous me rappelez ma fille, petite sylphe, avec
vos grands yeux écarquillés…
Il ferma les yeux, grimaça comme sous le coup
d’une douleur, puis les rouvrit.
— Je suis Dougal, dit-il. Et vous, comment vous
appelle-t-on ?
Delphinea hésita, ne sachant pas comment
s’adresser à lui. La rencontre avec un mortel faisait partie
des nombreux événements que sa mère n’avait
pas prévus. Mais sa façon de la regarder, comme si elle avait été
une pouliche agitée, la calma sans qu’elle sût pourquoi. En ce
matin de Samhain, le soleil s’était levé sur un monde entièrement
différent de celui sur lequel il s’était couché. Dire que, la
veille au matin, elle s’était réveillée dans son lit, au sommet de
la plus haute tour du palais royal ! Depuis, tant de choses étaient
arrivées — le contrôle que Timias avait obtenu sur la reine ;
l’arrestation de tous les conseillers royaux ; sa propre fuite en
compagnie de Petri vers la Vieille Forêt, où ils avaient failli
être piétinés vivants par le passage de la Chasse sauvage ; la
crise de folie du gremlin… Et pourtant, tout cela n’avait aucune
importance à côté du massacre de l’armée et de l’effondrement de
Guinevère. Ni les êtres, ni les choses n’étaient ce qu’ils
paraissaient ; rien n’était jamais ce à quoi l’on s’attendait. Et
ce mortel devant elle, pouvait-il être impliqué dans cette intrigue
embrouillée ?
— Je m’appelle Delphinea, dit-elle enfin. Comment
va dame Guinevère ?
Il haussa les épaules et croisa ses bras sur sa
poitrine.
— Aucune idée. Depuis que le garde est parti aux
nouvelles, personne n’est ressorti de la chambre, et personne n’y
est entré.
Delphinea inclina la tête et réfléchit. Cet homme
ne semblait pas plus envoûté qu’elle ; son air las et débraillé ne
correspondait pas non plus aux descriptions fleuries que l’on
faisait des esclaves mortels.
— Puis-je avoir l’indiscrétion de vous demander à
la suite de quels événements vous êtes arrivé ici, seigneur Dougal
?
Le sourire de l’homme s’élargit et ses yeux
pétillèrent.
— Joliment dit, petite sylphe. Mais je ne suis pas
un seigneur. Dans mon monde, je suis un simple forgeron. Et dans
celui-ci aussi, pour mon malheur.
Il s’interrompit et son sourire s’effaça. Il
semblait moins ensorcelé qu’extrêmement irrité, songea
Delphinea.
Il partit d’un éclat de rire tonitruant qui fit
trembler ses épaules, puis un élancement de douleur le
parcourut.
— Cela vous étonne, n’est-ce pas ?
Ce qui étonnait surtout Delphinea, c’était qu’il
fût capable d’en rire. Mais peut-être qu’étant mortel, il ne
comprenait pas vraiment la gravité de la situation présente.
Dougal se voûta et secoua la tête.
— Vous avez raison, je vous l’accorde. Il y a
beaucoup d’endroits où je préférerais me trouver en ce moment. Mais
cela ne répond pas à votre question.
D’un geste de la tête, il indiqua son bras.
— Une bagarre avec un gobelin. Je me suis réveillé
de ce côté-ci de la frontière. Elle m’a ramassé, m’a ramené chez
elle, et voilà.
— Dame Guinevère vous a guéri ?
— Contre un bon prix, évidemment.
Une grimace d’amertume déforma sa bouche ;
Delphinea attendit, croyant qu’il allait lui en dire plus. Mais il
ne fit que pousser un long soupir. Enfin, il releva les yeux.
— Quel genre de sylphe êtes-vous ?
Il y eut un long silence. Delphinea, complètement
éberluée, chercha en vain une réponse appropriée. La question ne
concernait pas, de toute évidence, sa généalogie ; elle semblait
plutôt impliquer qu’il y avait en elle quelque chose de différent
des autres sylphes. Elle releva le menton, prête à s’offusquer,
mais Dougal se pencha vers elle avec un regard pétillant.
— Qu’importe ! Le monde est plein de surprises,
pas vrai ? Dites-moi plutôt pourquoi une jeune sylphe comme vous
voyage seule, surtout la nuit de Samhain ? D’ici, nous avons
entendu le passage de la Chasse sauvage, et le bruit que cette…
euh… « chose » faisait…
— Petri n’est pas une chose. C’est un gremlin.
— C’est ainsi que vous les appelez ?
— Quel nom lui donneriez-vous ?
— Eh bien… il me fait penser
aux lutins dont parlent les vieux contes. On les appelle aussi «
esprits follets » ; ma grand-mère disait « farfadets ». Je n’en ai
jamais vu de mes propres yeux ; certains disent qu’ils se sont fait
chasser du monde des hommes, il y a bien longtemps, à cause de
leurs méchants tours. M’est avis que c’est une explication un peu
trop simple pour être vraie. Quoi qu’il en soit, pourquoi se
promène-t-il tout nu ?
— Nu ?
Delphinea cligna des yeux, confuse. Petri était
vêtu, comme toujours, de sa livrée de domestique de la cour. Même
froissés, ses vêtements paraissaient aussi immaculés que
d’habitude. Au moment où elle allait répondre, la porte du boudoir
s’ouvrit et Léonine, l’une des dames de compagnie de Guinevère,
apparut devant eux.
— Dame Guinevère vous demande tous deux.
La sylphe portait une tunique jaune sans ornements
; ses boucles blondes étaient retenues par un serre-tête en
or.
— Si vous voulez bien me suivre, madame, dit-elle
en esquissant une révérence. Et vous, seigneur mortel…
Dougal émit un bruit qui ressemblait à un
grognement. De nouveau, Delphinea eut l’impression qu’à la
différence des mortels dont on lui avait parlé, cet homme haïssait
tout de la Faërie. Pourtant, les choses qu’elle avait vues
provenant de l’Ombre — la poussière, la rouille, les vêtements de
ce mortel — étaient tellement laides et grossières…
Dougal dut s’agripper d’une main à la cheminée
pour se relever. Delphinea suivit Léonine vers la chambre ; sur le
seuil, elle s’arrêta, hésitante. Une autre domestique, vêtue d’une
tunique couleur de blé mûr, se faufila hors de la chambre, portant
un grand panier d’osier rempli de linge taché.
Guinevère reposait dans un lit aménagé dans un
creux du tronc de l’arbre, tapissé de velours couleur mousse, et
entouré de voiles vaporeux. Son teint habituellement éclatant était
terne ; ses cheveux cuivrés avaient pris la
couleur de la rouille qui rongeait les portes de la chambre de la
Résille ; ses joues et ses lèvres flétries semblaient crayeuses.
Pour la première fois, Delphinea remarqua combien elle ressemblait
à Albane… et à Timias. Guinevère n’avait-elle pas dit que son père
avait voulu la noyer à la naissance ? Delphinea, elle, n’avait
aucun souvenir de son père, parti vers l’Ouest des années
auparavant, et dont sa mère parlait avec une affection un peu
vague.
— Amenez-la plus près de moi, Léonine. Venez, mon
enfant.
La voix de Guinevère était faible, mais encore
âpre et autoritaire ; Delphinea fut soulagée de constater que la
sœur de la reine n’avait pas perdu toute sa détermination.
Cependant, quand la dame de compagnie la poussa doucement vers le
lit, et que le visage de Guinevère lui apparut plus clairement,
Delphinea sentit ses yeux se remplir de larmes.
— Ne pleurez pas pour moi, dit Guinevère. Nous
n’avons pas de temps pour cela.
Du bout des doigts, elle tirailla sur la manche de
la jeune sylphe, jusqu’à ce que celle-ci glisse sa main chaude dans
la sienne, glacée.
— Je détestais ces ailes. J’ai été idiote de
lancer cette idée, idiote de les faire pousser.
Elle marqua une pause, comme pour rassembler ses
forces, et attira Delphinea contre elle. Son souffle était aussi
faible que le frottement des ailes d’un papillon.
— Je veux que vous me disiez, très vite, sans
réfléchir : Finuviel est-il mort ? De la Vraie Mort ?
— Pas encore.
Les mots vinrent d’eux-mêmes à la bouche de
Delphinea ; elle n’eut qu’à ouvrir les lèvres.
— Pas encore, répéta Guinevère.
Elle ferma les yeux, puis les rouvrit.
— Il n’est pas au rendez-vous, mais vous êtes
venue à sa place. Avec un gremlin, qui plus est. Qu’est-ce qui vous
a traversé l’esprit ?
Elle agrippa si fortement le
poignet de Delphinea que celle-ci se mordit la lèvre pour ne pas
gémir de douleur.
— Comment avez-vous réussi à le sortir du palais ?
Et pourquoi ? Au nom de Herne, pourquoi l’avoir amené ici ?
— Il m’a sauvée, madame. Il m’a conduite
jusqu’ici. Sans Petri, je me serais peut-être trouvée aux prises
avec l’ennemi qui a massacré l’armée. Mais…
Sa voix se brisa. Par où commencer ? Elle ne
comprenait rien à toute cette histoire… Aussi posa-t-elle la
première question qui lui passa par la tête.
— Pourquoi me demandez-vous si votre fils vit
encore ? Je ne le connais même pas. Et pourquoi êtes-vous surprise
de me voir ici ? Vous-même m’avez dit que ma vie était en danger —
et cela s’est révélé exact. Le gremlin m’a aidée à m’enfuir, et je
l’ai emmené avec moi, voilà tout.
Delphinea suivit le regard de Guinevère vers
l’entrée. Petri était tapi contre l’encadrement de la porte.
— Timias avait l’intention de les séquestrer bien
avant Samhain. Cela me semblait tellement cruel… tellement
absurde…
— Timias avait ses raisons, mon enfant. Il ne fait
rien au hasard, ne l’oubliez jamais.
Une vilaine expression traversa le visage de
Guinevère.
— Vous n’auriez pas dû l’emmener.
Delphinea tomba à genoux, le regard à hauteur de
celui de Guinevère.
— Il me semble que beaucoup de choses n’auraient
pas dû arriver, madame. Peut-être feriez-vous mieux de m’expliquer
ce qui se passe. Où est la Résille ? Où est Finuviel ? Qui est
responsable de l’horreur que j’ai vue dans la forêt ?
Guinevère ferma les yeux et soupira.
— Tant de questions en même temps…
— Dites-lui la vérité, Guinevère.
Dougal était apparu sur le seuil de la porte.
Petri renifla sa jambe avec intérêt, mais le mortel l’écarta d’une
petite tape.
— Toute la vérité,
ajouta-t-il.
— Nous avons pris la Résille, déclara Guinevère
d’une voix lasse, les yeux clos. Nous l’avons prise, mon fils et
moi, et nous l’avons donnée à un mortel.
— Pourquoi ? chuchota Delphinea d’une voix teintée
d’horreur.
— Parce que vous aviez raison, mon petit. La
Résille d’argent empoisonne la Faërie. Je ne pouvais pas vous dire
la vérité, tant que nous étions dans l’enceinte du palais. Vous
pouviez tout révéler à Timias dans la seconde qui suivait… Finuviel
et moi avons volé la Résille, et nous l’avons confiée à un mortel
comme gage de notre marché.
— Quel marché ?
Effrayée, Delphinea se redressa, le regard rivé
sur Guinevère.
— Nous avions besoin d’un poignard d’argent. Il
fallait bien que nous nous adressions à un mortel…
— Un poignard… pour tuer la reine ?
— Non, dit Guinevère en ouvrant les yeux. Je ne
pourrais jamais tuer ma sœur… Quoique Albane ne soit pas vraiment
ma sœur.
Delphinea s’assit brusquement sur un petit
tabouret bas que Léonine avait approché du lit.
— Albane n’a pas une identité bien établie,
expliqua Guinevère. Elle n’est ni sylphe ni mortelle. Elle est…
comment dire… un résidu de la magie qui a créé la Résille. Ni
Timias ni ma mère n’avaient réfléchi aux conséquences de leurs
actes. Ils ne comprenaient pas vraiment les forces qu’ils avaient
invoquées. Personne ne les comprend jamais, d’ailleurs. Si j’ai
appris quelque chose de la Sorcière, c’est bien cela.
Elle s’interrompit et, d’une
main tremblante, rangea une mèche de cheveux derrière l’oreille de
Delphinea.
— Rien n’indiquait qu’Albane ne devait pas être
reine. Après tout, c’était la première-née. Et quelle que soit sa
véritable nature, elle reste ma sœur. Je n’ai jamais eu l’intention
de la tuer. Non, c’est Timias qui doit mourir. Il doit disparaître
pour que la Résille puisse être détruite. Car ils sont intimement
liés : tant que la Résille durera, il vivra. Il n’aura jamais
besoin de partir vers l’Ouest.
Delphinea jeta un coup d’œil par-dessus son
épaule. Dougal se tenait toujours sur le seuil de la porte, les
bras croisés sur la poitrine.
— Philomemnon m’a dit qu’Albane aussi mourrait
lors de la destruction de la Résille. Est-ce vrai ?
— De toute façon, je ne pense pas qu’il lui reste
longtemps à vivre. Mais ce sera l’une des conséquences, en effet.
Qu’auriez-vous fait, Delphinea, à notre place ? Il n’existe aucun
moyen de préserver en même temps la reine et la Faërie. Si nous
sauvions la reine, nous étions certains de mourir tous. A vrai
dire, mon enfant, nous n’avons pas vraiment eu le choix.
— Ainsi, pour obtenir le poignard, vous avez passé
un marché avec un mortel… Mais que lui avez-vous donné en échange
?
— Nous lui avons promis l’armée…
— Celle qui a été massacrée dans la forêt !
— Le monde des mortels est plongé dans le chaos.
Son trône est occupé par un fou, son peuple est soumis à la
tyrannie d’une reine étrangère. Or, les événements de l’Ombre
reflètent ceux de la Faërie, et inversement. Il était dans notre
intérêt à tous de résoudre les conflits des mortels…
— Mais c’est précisément ce que Timias a soutenu
devant le Conseil, lâcha Delphinea. Rappelez-vous, c’était le jour
même de son retour de l’Ombre…
— Quels que soient ses torts, Timias n’est pas un
sot. Il comprend mieux que personne les liens qui unissent les deux
mondes.
— Mais maintenant…
Avant qu’elle ait pu finir sa phrase, la porte de
l’antichambre s’ouvrit pour laisser paraître Ethoniel, haletant, le
visage empourpré. Au loin, des cris étouffés se firent entendre.
Tous se retournèrent vers le garde ; Guinevère roula sa tête sur
l’oreiller et, d’un geste faible, fit signe à Ethoniel de
s’approcher.
— Quelles sont les nouvelles, capitaine ?
En quelques enjambées, Ethoniel traversa la pièce
et vint s’agenouiller devant le lit.
— Bonnes et mauvaises, madame. Nous n’avons trouvé
aucune trace du prince Finuviel. Ni son armure, ni son étendard, ni
son cheval… Nous avons fouillé le champ de bataille aussi
minutieusement que possible. Voilà pour les bonnes nouvelles. La
mauvaise, c’est qu’au moins dix douzaines de chevaliers marchent
vers la maison. Ils viennent vous arrêter, vous et dame
Delphinea…
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en
direction de la jeune sylphe.
— Oui, vous aussi, madame. Vous êtes toutes deux
accusées de haute trahison et du vol de la Résille. Ils sont plus
d’une centaine contre ma petite unité, dame Guinevère. Que
voulez-vous que je fasse ?
Delphinea comprit la nature de son dilemme. Le
détachement était certainement mené par un supérieur hiérarchique
du garde. Refuser de lui ouvrir les portes constituerait un acte de
trahison grave. Mais Ethoniel avait également pour mission de
protéger la mère de Finuviel, et y manquer serait un affront à son
honneur.
Il y eut un long silence. Soudain, poussant un
petit grognement, Petri s’avança vers Delphinea, les yeux baissés,
la queue ramenée sous les jambes en signe de soumission. Puis il
fit une série de gestes rapides accompagnés de sifflements
étouffés.
« Je peux vous aider à le retrouver, grande dame.
»
— L’absence de la Résille a dû lui permettre de
franchir les limites du palais, murmura-t-elle.
Les yeux de Petri étaient immenses, ses narines
frémissantes. Il leva vers Delphinea un regard suppliant.
« Je peux vous aider à le trouver, grande dame. Je
connais l’Ombre. Je peux retrouver Finuviel. Et la Résille aussi.
»
— Petri dit qu’il peut m’aider à retrouver
Finuviel, expliqua la jeune sylphe à Dougal.
Delphinea serra la petite patte du gremlin dans sa
main. L’idée qu’elle allait devoir se porter, seule, au secours de
Finuviel lui fit subitement mesurer à quel point la situation était
désespérée.
Dougal se balança d’un pied sur l’autre, croisa et
décroisa les bras.
— Cette idée ne me plaît guère. « Ne fais jamais
confiance à un lutin », comme on dit par chez nous…
— Et les chevaliers, madame ? intervint Ethoniel,
visiblement à bout de nerfs. Ils ont reçu l’ordre d’incendier la
maison, si nous refusons de leur ouvrir le portail.
Guinevère agita la tête sur l’oreiller.
— Il faut que nous retrouvions Finuviel. Le temps
nous est compté. La Résille doit être défaite avant la
mi-hiver.
— Evidemment, je suis le dernier à l’avoir vu, dit
soudain Dougal. Dans ma forge, en compagnie du duc
d’Allovale.
Petri tirailla sur la main de Delphinea.
« Laissez-moi vous aider, grande dame, je vous en
supplie. Je vous ai amenée jusqu’ici. Je peux vous aider à trouver
la Résille. Je peux trouver le duc mortel. »
Il s’avança jusqu’à Guinevère et s’aplatit devant
elle.
« Je vous en prie, grande dame. Vous savez que
nous, les gremlins, sommes liés à la Résille. Elle m’appelle,
depuis l’Ombre. »
— Laissez-moi partir à sa recherche, dit
Dougal.
— Il me semble que vous oubliez notre accord,
forgeron.
— Voulez-vous retrouver votre fils et la Résille,
oui ou non ? Je suis le dernier à l’avoir vu et je sais avec qui il
était. Avez-vous sous la main quelqu’un qui connaisse Brynhiver
aussi bien que moi ?
Petri noua ses mains tremblantes et se mit soudain
à parler.
— Pardonnez-moi, nobles gens, si ma voix
discordante vous offense, dit-il. Mais je me souviens… je peux
retrouver…
— Tais-toi, l’interrompit Guinevère. Reste
tranquille, khouri-kan.
— Delphinea ne peut sortir d’ici, intervint
Ethoniel. Les soldats ont l’ordre de l’arrêter, elle aussi.
— Mais c’est moi qui ai découvert que la Résille
avait disparu ! s’exclama l’intéressée. Sans moi…
— Sans vous, notre plan se déroulerait comme
prévu, sans que personne de la cour ait rien deviné, rétorqua
férocement Guinevère.
— Raison de plus pour me laisser partir, dit
Delphinea.
— C’est à moi d’y aller, insista Dougal.
— Impossible, maître forgeron, reprit Guinevère.
Vous avez une obligation à remplir. L’auriez-vous oublié ?
Dougal croisa ses bras sur sa poitrine.
— Avez-vous perdu la raison, Guinevère ? Cette
enfant ne peut…
— Je ne suis pas une enfant, dit Delphinea. Je
parais jeune à vos yeux, mais j’ai connu bien plus de printemps que
vous, maître forgeron. Je suis capable de retrouver Finuviel. J’en
suis certaine. Petri m’aidera.
Le gremlin serra sa main dans la sienne et
s’inclina solennellement.
— Voyez-vous, Dougal, Delphinea a certains
avantages…
— De votre point de vue, peut-être, mais…
— Sauf votre respect, dame
Guinevère, nous n’avons plus le temps d’en débattre, dit Ethoniel.
Il me faut une réponse. Que dois-je faire ?
— Ouvrez les portes, capitaine. Je ne suis pas en
état de voyager. Les soldats pourront le constater de leurs propres
yeux. Personne ne me contraindra à partir d’ici avant que je ne
sois certaine que mon fils ne repose pas parmi les morts de la
forêt. Cette réponse vous paraît-elle acceptable ? Satisfait-elle à
la fois votre honneur et vos engagements ? Tout ce que je demande,
c’est un peu de temps — assez pour que Delphinea puisse passer en
Brynhiver. Léonine, s’il vous plaît, allez chercher ma cape
d’ombre.
La dame de compagnie quitta aussitôt la pièce,
mais Ethoniel hésita.
— Vos ordres me conviennent parfaitement, madame,
sauf sur un point. Les soldats voudront qu’on leur livre aussi dame
Delphinea…
— Qu’ils me prennent à sa place, dit Dougal.
Ethoniel mit la main devant la bouche, toussota,
puis sourit gentiment, comme à un enfant un peu lent.
— Malheureusement, maître mortel, vous n’avez
qu’une ressemblance assez vague avec dame Delphinea. Je ne sais pas
si vous l’avez remarqué…
— Couvrez-moi d’une cape et faites-moi passer pour
Guinevère. Ils s’attendent à ce qu’elle soit assez grande ; ils ne
savent pas qu’elle a perdu ses ailes. Sans elles, Guinevère est
toute petite ; elle n’a qu’à s’allonger sur le divan, remonter les
couvertures jusqu’au nez et se faire passer pour la jeune sylphe.
Qu’en pensez-vous, capitaine ? Exigez que les soldats fouillent la
forêt à la recherche de Finuviel : ça les occupera. Je suis à peu
près de la taille de Guinevère quand elle avait encore ses ailes.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué…
« Je vous servirai de guide, grande dame. »
Petri fit un sourire à Delphinea et se frotta
contre la main de la jeune fille. Dougal fronça les sourcils.
— N’y a-t-il personne
d’autre pour l’accompagner ? demanda-t-il. Cette idée ne me dit
rien qui vaille.
— Pourquoi ? protesta Delphinea. Petri a toujours
été un ami fidèle.
Mais Guinevère posa sur le gremlin un regard qui
en disait long.
— Vous n’avez pas tort, maître forgeron. Il y a de
bonnes raisons de se défier du khouri,
ou du lutin, comme vous l’appelez. Mais il est effectivement lié à
la Résille. Et l’Ombre est son élément naturel. S’il dit qu’il peut
retrouver la Résille, je suis prête à le croire.
— Et si Finuviel et la Résille ne se trouvent pas
au même endroit ?
Avant que Guinevère ait pu répondre, des cris
éclatèrent dans le grand escalier.
— Ethoniel, on vous demande !
— Doit-on ouvrir les portes, capitaine ?
— De grâce, capitaine, répondez !
Les voix se rapprochaient, accompagnées du
cliquetis des bottes sur les marches glissantes de
l’escalier.
— Ouvrez les portes, capitaine, ordonna Guinevère.
Mais retenez les soldats dans la cour intérieure. Venez, mon
enfant, laissez Léonine vous mettre la cape.
Sans que Delphinea ait pu répondre, la dame de
compagnie entoura ses épaules d’une cape sombre. Sa teinte, entre
le violet foncé et le noir, évoquait le ciel du crépuscule ;
l’étoffe était épaisse et soyeuse.
— De quoi cette cape est-elle faite ? demanda
Delphinea en tendant les bras pour l’examiner.
Elle tombait en plis sombres et moirés, comme si
elle absorbait la lumière au lieu que de la refléter.
— De soie de Faërie et d’ombres de Brynhiver, dit
Guinevère. Il n’en existe que deux, et je n’ai pas le temps de vous
raconter comment elles ont été fabriquées. Finuviel en avait une.
La deuxième est à vous, à présent.
— A quoi sert-elle ?
Delphinea se balançait d’un
pied sur l’autre, essayant de s’habituer à la cape. Une fois
enfilée, celle-ci dégageait une moiteur légèrement
désagréable.
— Elle vous rendra invisible aux yeux des mortels,
si vous vous en entourez complètement.
Guinevère prit une grande inspiration et ferma les
yeux.
— Nous n’avons que très peu de temps, Delphinea,
alors écoutez-moi bien. Je vais essayer d’aller à l’essentiel. Les
mortels sont extrêmement sensibles et influençables, mais ne
sous-estimez pas pour autant leur pouvoir sur vous. Un mortel bien
frais est plus enivrant que…
— Au nom du grand Herne, Guinevère,
qu’entendez-vous par « un mortel bien frais » ? grogna Dougal. Cela
vous ennuierait de ne pas traiter mes semblables comme des morceaux
de viande ?
Guinevère ne prêta aucune attention à cette
interruption.
— … plus enivrant que tout ce que vous pouvez
imaginer. Certains sont sensibles à l’odeur ou au goût de leur peau
; d’autres succombent à leur apparence. Quoi qu’il arrive, quoi que
vous ressentiez, ne baissez jamais votre garde. Avec eux, il faut
une attention de tous les instants : ils sont extrêmement pervers,
et feront toujours le contraire de ce à quoi vous vous attendiez.
N’essayez pas de les comprendre, mais sachez profiter, au besoin,
de cette tendance. Quant au gremlin, ne le perdez jamais de vue. Si
vous devez dormir, attachez-le. L’eau est un passage sûr vers la
Faërie, ainsi que les arbres des forêts anciennes. Car les arbres
de la Faërie et de l’Ombre sont liés ; certains vont jusqu’à dire
que ce sont les mêmes.
Elle ferma les yeux et inspira avec
difficulté.
— En passant sous les arbres, tendez l’oreille.
Vous les entendrez peut-être parler.
Ses paupières tremblotèrent.
— Ils vous aideront, j’en suis certaine.
— Comment pouvez-vous en
être sûre ? demanda Delphinea. Est-ce seulement à cause de mon
visage ? Des visions me viennent pendant mon sommeil…
— Que voyez-vous ?
— Je vois Finuviel. J’entends son nom.
Guinevère tendit la main et frôla la joue de
Delphinea d’une caresse tremblotante.
— Je sais, maintenant, pourquoi vous êtes venue.
Ramenez mon fils et la Résille en Faërie. Vous êtes destinée à les
trouver. J’en suis sûre.
Elle ferma les yeux.
Delphinea hésita, se demandant si Guinevère
n’essayait pas de s’en persuader elle-même. Que savait-elle
réellement, cette sylphe étrange ? Et Delphinea elle-même, que
savait-elle sans s’en rendre compte ? Avant qu’elle ait pu dire un
mot, Dougal l’arrêta d’une main posée sur son poignet.
— J’ai un petit conseil à vous donner. N’allez pas
directement chez Cadwyr d’Allovale. Adressez-vous plutôt à son
oncle, Donnor de Gard. C’est le seul qui ait un tant soit peu
d’influence sur Cadwyr. Donnor est un homme d’honneur, tandis que
son neveu est comme une lame trop huilée, qui brille de tous ses
feux mais glisse entre les doigts. Trouvez le duc de Gard et
dites-lui…
Il s’interrompit, puis haussa les épaules.
— Bah ! Dans ces circonstances, inutile de
s’inquiéter de ce que les gens penseront. Dites-lui que vous venez
de la part de Dougal de Killcairn, et demandez-lui, si possible, de
donner de mes nouvelles à ma fille, Nessa, à Killcairn. De lui dire
que je suis vivant. Entendu ?
Comme Delphinea hochait la tête en signe
d’assentiment, Léonine passa la tête par la porte
entrebâillée.
— Madame, si vous comptez partir, je crois que
vous ne devriez plus tarder. Le détachement du palais est dans la
cour, et le capitaine demande à entrer dans la maison.
— Partez, mon enfant, dit Guinevère. Et toi,
khouri-kan, rappelle-toi que je connais
le sortilège pour te libérer de la Résille. Si
tu me trahis, il est fort possible que je l’oublie.
Avec un grognement, Petri s’inclina et se frotta
les mains. Léonine entraîna Delphinea vers la sortie. Au moment de
passer la porte, celle-ci se retourna vers Guinevère.
— Madame ?
Les yeux de Guinevère, ternis par la douleur,
dardèrent soudain un éclair vert.
— Oui, mon enfant ?
— Parler aux arbres… savoir les comprendre…
n’est-ce pas un don réservé à la reine de Faërie ?
Alors Guinevère sourit, mais son visage demeura
empreint de tristesse.
— Ne comprenez-vous pas, mon petit ? Vous êtes la
future reine de Faërie. Du moins… s’il reste quelque chose de la
Faërie, après tout cela.
Un léger relent de pourriture flottait dans l’air.
Comme le tapotement des dernières gouttes de pluie après une
giboulée de printemps, l’odeur flottait tantôt ici, tantôt là,
jamais clairement perceptible. On s’arrêtait brusquement, on
tournait la tête, on plissait le nez… Elle était bien là. Les
premières bouffées s’étaient fait sentir le soir de Samhain ; à
présent, la mode des masques en dentelle faisait fureur parmi les
dames de la cour.
C’était au point que Timias avait été forcé
d’écouter les récriminations du seigneur Rimbaud, maître de maison
de sa majesté, et de dame Evardine, sa gouvernante, pendant un tour
presque complet de sablier. Par bonheur, un appel urgent du prince
consort Hudibras avait enfin abrégé cet entretien. A présent,
Timias se hâtait à travers les couloirs du palais de la reine de
Faërie, avançant aussi rapidement que le lui permettaient sa canne
en chêne et ses jambes âgées. Sa bouche était plissée, et un
soupçon de puanteur, discernable malgré les essences de citron dont
on avait parfumé l’air, creusait un nouveau pli dans son front ridé. Il traversa des couloirs aux
plafonds de marbre, dont les murs étaient ornés de tapisseries et
de mosaïques si parfaitement exécutées que certains disaient les
avoir vues bouger. Il dépassa une peinture murale représentant un
cerf transpercé par une flèche… et, sans savoir pourquoi, s’arrêta,
fasciné par l’animal aux grands bois, immortalisé dans son agonie.
Le sang écarlate qui jaillissait de son flanc brillait d’un éclat
curieusement moiré, comme s’il était tout frais.
Le vieux sylphe se rapprocha et plissa les yeux.
Une nouvelle bouffée de pourriture lui chatouilla les narines, et
il tendit la main vers le ruisselet de sang. L’espace d’un instant,
la surface froide de la pierre peinte lui parut mouillée. Il
sursauta puis examina son doigt, qu’il s’attendait à voir taché de
sang. Mais il n’en était rien : son doigt était parfaitement propre
et sec. Evidemment, se dit-il. Ce n’était qu’une image. Il était
épuisé, sa vue lui jouait des tours, voilà tout. N’avait-il pas
assez de problèmes à l’esprit pour occuper une dizaine de
conseillers ? Sa découverte, en compagnie de Delphinea, de la
disparition de la Résille, lui avait permis de dévoiler le complot
contre la reine, mais aussi d’imposer de nouveau son autorité en
tant que membre aîné du Conseil. La jeune sylphe ne lui avait pas
laissé le temps de la remercier ; elle s’était sauvée sans demander
son reste… La première chose que Timias avait faite, c’était
d’ordonner l’arrestation de tous les conseillers en résidence de la
reine. Cette décision avait réduit le danger immédiat, en attendant
qu’on pût déterminer les véritables coupables. Mais elle signifiait
aussi que Timias restait seul à conseiller et à soutenir Albane
face aux épreuves de sa grossesse et à l’attaque imminente du roi
gobelin. Or, la disparition de la Résille, ajoutée à la découverte
de la trahison de Guinevère, rendait cette responsabilité d’autant
plus lourde. Aucun autre sylphe n’avait l’expérience ni le courage
nécessaires pour l’assumer. Il toucha de nouveau le mur, afin
d’être sûr.
— De la peinture rouge, murmura-t-il.
Avançant à grands pas dans
le couloir qui menait vers les appartements d’Albane, il s’aperçut
qu’il marmonnait à voix basse. Il y avait certainement de quoi
devenir fou, songea-t-il. Guinevère, cette abomination de la
nature, avait profité de l’absence de Timias pour tramer une
machination diabolique contre sa sœur Albane — machination dont il
ne saisissait pas encore toutes les ramifications. Ses complices se
trouvaient parmi les conseillers qu’il avait fait arrêter ; seule
Guinevère, qui s’était prudemment réfugiée dans sa maison de la
Vieille Forêt, lui avait glissé entre les doigts. Cela n’avait pas
découragé Timias. Dans l’heure qui avait suivi la disparition de
Delphinea, il avait dépêché une compagnie de gardes pour les
ramener, Guinevère et elle, de force au palais. Une fois qu’il
saurait ce qui était arrivé à la Résille, il se concentrerait sur
les défenses de la Faërie. La perfidie de Guinevère, qui avait
froidement profité de la grossesse de sa sœur pour tisser sa toile,
l’intriguait au plus haut point ; pour tout dire, Timias en était
même un peu admiratif.
Le remplacement d’Artimour par Finuviel à la tête
de l’armée avait été une grave erreur. Il fallait au plus vite
rétablir Artimour dans ses anciennes fonctions ; alors, seulement,
Timias dormirait tranquille. Après tout, il fallait bien supposer
que Finuviel était impliqué dans le complot de Guinevère pour
s’emparer du trône. Plus tôt Artimour reprendrait le commandement
des défenses, mieux ce serait. En outre, le demi-frère de la reine
lui serait tellement reconnaissant que Timias pourrait lui faire
entièrement confiance. Et peut-être même se servir de lui, songea
le vieux sylphe, imaginant d’autres rôles à faire jouer à Artimour.
Le semi-sylphe n’avait jamais su trouver sa place, à la cour ; sa
récente rétrogradation au sein de l’armée avait dû le blesser
profondément. Il éprouverait un sentiment d’absolue loyauté envers
celui qui lui rendrait sa place.
Oui, décidément, il était temps de rappeler ce
cher Artimour, de l’assurer du soutien de la cour, de
s’excuser de la terrible erreur qu’on avait
commise. En cas de besoin, on pourrait même envoyer Artimour en
émissaire auprès des mortels, pour leur proposer l’aide de la
Faërie… N’était-ce pas ce qu’il aurait fallu faire en premier lieu
? Ah ! Tout cela lui serrait les tempes. Il était impossible de
réfléchir à tous ces problèmes en même temps. Secouant la tête, il
revint à la réalité, et se rendit compte qu’il n’avait cessé de
parler à haute voix tout le long du couloir.
Les deux gardes postés devant l’entrée des
appartements privés d’Albane lui jetèrent un regard curieux, mais
ils ouvrirent sans un mot les grandes portes menant à la chambre de
réception de la reine.
Là, Hudibras, le prince consort, réprimandait deux
dames d’honneur affolées, recroquevillées sur une banquette sous la
fenêtre. Ils levèrent tous trois les yeux en apercevant Timias, et
leurs expressions se teintèrent d’un mélange de soulagement et de
crainte. D’un regard perçant, Timias cloua sur place les deux dames
d’honneur, dont les ailes, fragiles et roses comme des pétales, se
mirent à trembler. Mais pourquoi portaient-elles des couronnes de
chêne et de houx ? Le chêne symbolisait l’été, le houx, l’hiver :
quelle drôle d’idée de les tresser ensemble ! Il plissa les yeux,
se rapprocha, et s’aperçut, à son immense soulagement, que c’était
une illusion, un effet de lumière. Leurs voiles étaient maintenus,
comme il convenait, par les guirlandes de rubans que portaient
toutes les dames d’honneur d’Albane.
— Que se passe-t-il ? Où est la reine ?
Timias s’adressa au prince consort, mais ce fut
l’une des dames d’honneur qui lui répondit.
— Elle refuse d’ouvrir la porte, très noble
seigneur.
Les yeux verts de la sylphe étaient si dilatés
qu’on aurait dit une lapine effrayée. Ses cheveux miel débordaient
de son fichu en dentelle, s’éparpillaient sur ses épaules et sur sa
robe rose, assortie à la couleur de son masque. Pendant un court
instant, Timias fut distrait par une bouffée de puanteur, puis il
s’aperçut que les perles de sa couronne
ressemblaient à de minuscules asticots blancs. Il sursauta, recula,
puis, comme elle posait sur lui un regard interrogateur, comprit
que c’était justement l’effet recherché. Il était étrange de
s’orner les cheveux de vers, mais Timias ne prêtait jamais
attention aux modes de la cour. Depuis le couronnement d’Albane,
elles évoluaient à une vitesse tellement vertigineuse que le vieux
sylphe avait renoncé à les suivre.
Il fallait vraiment qu’il se reprenne, pensa-t-il
en serrant le pommeau de sa canne. Le bois lui sembla aussi
desséché qu’un os. Il ne fallait pas qu’il cède sous la pression.
C’était sans doute ce que Guinevère espérait… Peut-être même que
son plan reposait entièrement sur l’incapacité de Timias à
soutenir, seul, la reine dans ce moment de grand péril… Eh bien, il
allait montrer à Guinevère que malgré son visage de vieillard, il
possédait encore la vigueur d’un jeune homme !
Hudibras se tordait les mains d’une manière tout à
fait déplacée, et sa voix était enfantine et grognonne.
— Je ne sais pas ce que vous avez décidé, Timias,
mais vous feriez mieux d’agir, et vite. Albane refuse de sortir, le
Conseil entier a été arrêté, Guinevère est partie on ne sait où, et
cette petite sauvage s’est enfuie avec son gremlin…
Hudibras fit quelques pas raides, se figea dans
une attitude saugrenue près de la cheminée éteinte, et, à
l’ébahissement de Timias, tira un éventail en plumes de paon du
fourreau qu’il portait à la ceinture. Il l’ouvrit d’un geste sec du
poignet et s’éventa avec un zèle nullement justifié par la
température de la pièce.
— Que faut-il faire, Timias? Qu'allons-nous
devenir ?
Qu’avait donc le prince consort ? se demanda
Timias. Depuis quand portait-on des éventails en plumes de paon
dans son fourreau et des asticots dans ses cheveux ? Un mal
mystérieux affectait-il la cour tout entière ? Ils semblaient tous
plus fous les uns que les autres… Mais quelque chose qu’Hudibras
venait de dire avait retenu son attention.
Delphinea s’était enfuie avec un
gremlin ? C’était tout simplement impossible…
— Pourquoi n’ai-je pas été informé de la fuite du
gremlin ? demanda-t-il en balayant d’un œil sévère Hudibras et les
deux sylphes transies de peur.
Les trois échangèrent un regard, puis se
tournèrent vers Timias, visiblement perplexes.
— Mais vous en avez été averti, seigneur, répondit
Hudibras.
— On vous a apporté un rapport complet toutes les
heures depuis que l’horloge a sonné les treize coups, ajouta la
deuxième dame d’honneur.
Timias remarqua subitement que sa robe était une
réplique exacte de celle de sa voisine, mais d’une teinte un peu
plus claire. Depuis quand Albane exigeait-elle que ses dames
d’honneur s’habillent à l’identique ?
Remettant cette question secondaire à plus tard,
Timias se redressa. Devenait-il fou, lui aussi ? Personne ne
s’était présenté à ses appartements de toute la nuit. Evidemment,
si quelqu’un avait frappé, il n’y aurait eu personne pour lui
ouvrir : tous les gremlins domestiques avaient été séquestrés dans
la chambre de la Résille. Leurs hurlements, le soir de Samhain,
avaient été d’une violence à faire cailler le sang. Ce n’était pas
étonnant qu’Albane se sentît mal. Vu sa condition délicate, elle
avait dû souffrir atrocement de la crise de folie annuelle des
gremlins. Sans doute ne s’en était-elle pas encore remise.
Un nouveau relent de pourriture flotta dans l’air.
Timias cligna des yeux, soudain pris de vertige. Ces imbéciles
essayaient tout simplement de le faire douter de lui-même. Ils
voulaient le rendre responsable de leur incapacité à comprendre et
à soigner la reine.
— Je suis là, je vais m’occuper de tout, dit-il
sèchement.
Hudibras pointa son éventail vers Timias, comme
s’il croyait vraiment brandir une épée.
— Timias, nous sommes sans
nouvelles d’Artimour et de Finuviel. Nous n’avons aucune idée de ce
qui se passe à nos frontières. Albane refuse de m’adresser la
parole, sauf pour me dire de m’en aller. Elle a placé un sortilège
sur la porte et refuse de quitter son lit.
— Mais ce n’est pas tout, très ancien et honorable
conseiller.
La moins timide des dames d’honneur, celle aux
cheveux bruns, lui lança un regard angoissé, puis se tourna vers la
fenêtre.
— Les fleurs de lune sont écloses,
poursuivit-elle.
Complètement interloqué, Timias la dévisagea sans
savoir quoi répondre.
— Les fleurs de lune de la reine, expliqua la
sylphe. Elles ne devraient pas s’ouvrir tant que la reine est
enceinte.
Il y avait quelque chose d’irréel dans toute la
scène qui éveilla la vigilance de Timias. Le monde qui l’entourait
n’était pas tout à fait comme à l’ordinaire. Mais qu’est-ce qui
n’allait pas ? Hudibras et son éventail ? Rimbaud et son obsession
de la puanteur ? Cette dame préoccupée par les fleurs de lune ? De
nouveau, il eut un petit accès de vertige, comme si le sol s’était
dérobé sous ses pieds.
— Il faut que je parle à la reine, dit-il.
— Elle refuse de laisser entrer qui que ce soit,
Timias, dit Hudibras. Nous nous évertuons à vous le répéter depuis
que vous êtes arrivé. Elle a posé un sortilège sur les portes et
refuse de quitter son lit.
Timias releva la tête.
— C’est ce que nous verrons.
D’un pas décidé, il franchit les portes qui
menaient à l’antichambre de la reine. Dans le demi-jour de la pièce
obscurcie, les murs de marbre se teintaient de pourpre, la
tapisserie et les tentures vert pâle prenaient des reflets indigo.
Un profond silence régnait. Timias s’avança jusqu’à la porte
sculptée et, de sa canne, frappa si fort que des échardes de bois
volèrent en tous sens.
Il n’y eut pas de réponse.
Il patienta quelques instants, rageant
intérieurement et, une fois de plus, une bouffée de puanteur
assaillit ses narines. Comme il tournait la tête pour humer l’air,
l’odeur se dissipa.
— Albane !
Il secoua la poignée de la porte et frappa le bois
du poing.
— Albane ! Laisse-moi entrer. Au nom de Gloriana,
je t’ordonne d’ouvrir cette porte et de me laisser entrer.
L’espace d’un instant, il crut qu’il allait devoir
défoncer la porte. Puis il entendit le verrou cliqueter. Les deux
portes s’ouvrirent d’elles-mêmes : le sortilège était brisé. Pas
très difficile, songea le vieux sylphe, jetant un regard triomphant
par-dessus son épaule. Les dames d’honneur étaient pétrifiées ;
Hudibras, extrêmement déconfit, rôdait près de la fenêtre. Timias
poussa les portes et entra dans la chambre de la reine.
C’était comme s’il s’était heurté de plein fouet à
un mur de pourriture. L’odeur le fit chanceler, si bien qu’il dut
s’appuyer de tout son poids sur sa canne pour ne pas tomber. Les
lourds rideaux de soie vert pâle — la couleur préférée d’Albane —
étaient tirés ; de minces rais de lumière pénétraient par les
fentes comme des lames dorées. La seule fois où Timias avait senti
quelque chose de comparable, c’était pendant une épidémie de peste
dans l’Ombre, quand une odeur de charnier avait envahi les
campagnes.
— Albane ? haleta-t-il, avant de se couvrir le nez
et la bouche. Votre Majesté ? Ma reine ?
Le lit était vide. Les draps, repoussés d’un côté,
étaient souillés d’immondes taches vertes. Une traînée verdâtre
menait du lit vers les portes-fenêtres ouvertes.
— Ma reine ? murmura Timias.
Mais personne ne répondit. Effrayé par l’idée de
ce qui l’attendait, il sortit de la chambre silencieuse pour pénétrer dans le bosquet où s’élevaient, en
cercles concentriques, les treize arbres sacrés de Faërie.
Un silence plus profond encore pesait sur le Bois.
Timias leva les yeux : le ciel était gris et terne, comme si toute
la couleur en avait été lavée. A la base de chaque arbre gisait un
cercle parfait de feuilles craquantes et desséchées ; les branches
étaient à moitié dénudées. Même les feuilles épineuses du houx,
tachetées de jaune et de rouille, s’amoncelaient autour du buisson.
Et d’autres continuaient à tomber : c’était une pluie de feuilles
ocre, rousses et dorées. Du centre du cercle intérieur s’éleva un
petit bruit, entre le soupir et le gémissement.
— Albane ?
Recroquevillé sur lui-même pour se protéger contre
l’odeur, la main crispée autour de sa canne, Timias s’approcha
lentement. La chose qui reposait sur le sol n’était plus qu’une
caricature de la reine. Tout son corps avait rétréci ; ses muscles
et ses articulations semblaient s’être desséchés, ne laissant plus
que la peau et les os. Seul son ventre demeurait intact, gonflé
comme un fruit trop mûr sous sa robe blanche.
Mais rien ne préparait Timias à l’instant où elle
tourna vers lui son visage. Le vieux sylphe inspira vivement et
chancela. Les cheveux blancs d’Albane flottaient autour de son
visage, dont les lèvres étaient si tendues que sa bouche n’était
plus qu’une entaille. Ses yeux sortaient de leurs orbites, comme
repoussés vers l’extérieur sous la pression de ce liquide fétide
qui s’écoulait par tous ses orifices.
De manière incroyable, horrible, insensée, la
chose qu’il avait appelée sa reine parla.
— Timias ?
Sa voix était plus faible qu’un
chuchotement.
— C’est vous, Timias ? Qu’est-ce qui m’arrive
?
Elle roula sa tête de part et d’autre, et au
moment où Timias comprit qu’elle avait perdu la vue, il entendit un
bruit de chairs déchirées.
— Où est ma sœur ? Pourquoi ne vient-elle pas
?
Timias se recula, de peur
que ce monstre ne tentât de le toucher. Il fut pris de nausée,
tandis qu’en lui se mêlaient le dégoût et la pitié. La créature
tendit la main et voulut parler de nouveau, mais un ruisselet de
liquide vert gicla de sa gorge et dégoulina sur son menton.
Son corps sembla alors s’effondrer sur lui-même ;
ses os se fendirent comme du bois pourri. Un tremblement la
parcourut et du liquide jaillit de tous ses pores, soulevant sa
peau tendue, qui se détacha et se flétrit sous le regard de
Timias.
La terre elle-même frémit, les grands arbres
gémirent et le vent poussa une longue plainte en soufflant autour
des tours du palais. Avec un dernier petit soupir, Albane disparut,
ne laissant qu’une flaque d’écume grisâtre, des haillons de sa robe
et de longues mèches de cheveux blancs et soyeux.
— Au nom de la grande Gloriana..., murmura
Timias.
Sa vision s’embruma et il eut une brusque et
terrible révélation. La créature qui venait de se désintégrer
devant ses yeux n’était pas une sylphe, mais quelque chose de tout
à fait différent — quelque chose d’étrange, de monstrueux, une
véritable abomination qu’il avait non seulement engendrée, mais
aussi installée sur le trône de Faërie. Voilà ce qu’ils avaient
accompli, Gloriana et lui. Voilà la conséquence finale de cette
nuit où avait été forgée la Résille. Même Artimour, le semi-humain,
eût été un meilleur choix pour le trône. Mais ce fut une deuxième
prise de conscience qui fit définitivement basculer le vieux sylphe
dans le puits sans fin de la folie ; Guinevère — pût-elle brûler
dans le chaudron de la Sorcière ! — avait raison depuis le
début.