ÉPILOGUE

Il faisait si beau ce jour-là qu’on n’aurait jamais cru être en pleine saison de pluies. Ando s’était rendu au bord de la mer, sur cette même plage où, deux ans plus tôt, son fils s’était noyé. Il n’était pas venu l’année précédente. Mais cette année-là, il avait une bonne raison pour venir ici, le jour anniversaire de la mort de l’enfant.

Contrairement à alors, les vagues venaient battre paisiblement le rivage. Sur la plage de sable blanc, seuls quelques pêcheurs tendaient leurs lignes. L’été commençait à peine, et personne ne se baignait pour l’instant. On voyait seulement deux ou trois familles assises en cercle autour de leurs pique-niques.

Ando avait l’impression d’être projeté deux ans en arrière. La taille de vagues était différente, et en direction du large s’étendait maintenant une digue qui n’existait pas alors et transformait l’aspect de la plage. Pourtant, pour Ando, rien n’avait changé. C’était comme si, entretemps, il avait vécu un cauchemar de deux ans.

 

Assis sur la digue, tourné vers la mer, Ando recevait de face les rayons chauds d’un soleil qui évoquaient le plein été. La main en visière, il concentrait ses regards sur une petite silhouette accroupie pieds nus au bord du rivage, à distance raisonnable de l’eau, en train de faire des pâtés de sable. Ando ne quittait pas cette silhouette de yeux.

Soudain, il lui sembla que quelqu’un l’appelait. Il crut que ses oreilles le trompaient mais leva néanmoins la tête et regarda partout autour de lui. Un homme trapu se dirigeait vers lui en ligne droite, depuis l’autre bout de la digue.

L’homme portait une chemise rayée à manches longues aux boutons fermés jusqu’au col. Ses pectoraux et ses biceps merveilleusement gonflés semblaient prêts à crever le tissu. Son cou ramassé portait deux ou trois plis et il donnait l’impression d’avoir de la peine à respirer. Son visage carré était en sueur, il avançait en haletant, balançant d’avant en arrière le sac de supermarché en plastique qu’il tenait à la main.

Ando connaissait cet homme. La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était en octobre de l’année passée, à l’institut médico-légal.

L’homme vint s’asseoir à côté d’Ando, épaule contre épaule.

— Ça fait longtemps, hein…

Sans même jeter un regard sur celui qui venait de s’asseoir à côté de lui, Ando continuait à se concentrer sur la petite silhouette qui jouait au bord de l’eau.

— Ce n’est pas gentil de ta part d’avoir disparu sans dire où tu allais, dit l’homme en sortant une cannette de thé « oolong » de son sac plastique et en la vidant bruyamment. Quand il eut fini de boire, il tira une autre cannette de son sac et la tendit à Ando.

— Tu en veux ?

Ando prit la boisson sans rien dire, tira l’anneau d’ouverture sans jeter un regard à l’homme.

— Comment as-tu su que j’étais ici ? demanda-t-il calmement.

— J’ai demandé à Miyashita, répondit l’autre. Il m’a dit que c’était le jour anniversaire de la mort de ton fils, je n’ai pas eu trop de mal à imaginer où tu pouvais être. Je devine ce que tu penses, tu sais.

Sur ce, l’homme se mit à rire ;

— Pourquoi voulais-tu me voir ? demanda Ando en contrôlant sa voix.

— J’ai dû prendre le train et le car pour arriver jusqu’ici, tu pourrais m’accueillir un peu plus aimablement.

— Impossible, répondit Ando sans ménagement.

— Quel sans-cœur tu fais ! dit l’homme en pointant les lèvres, avec un petit rire.

— Sans-cœur ? répliqua Ando. Grâce à qui es-tu ici aujourd’hui ?

— Je te suis reconnaissant. Tu t’es comporté exactement selon mes attentes.

Maintenant, il voulait montrer à Ando que c’était lui qui l’avait manipulé. À l’époque où ils étaient étudiants et où les cryptogrammes étaient leur passe-temps favori, Ando ressentait une certaine amertume à ne pouvoir déchiffrer les codes imaginés par son ami, tandis que ce dernier résolvait sans peine les messages compliqués qu’il s’était évertués à créer, mais en même temps, il y avait de la fraîcheur d’esprit dans l’habileté dont Ryuji faisait preuve alors. Maintenant, c’était différent. Il ne ressentait que l’humiliation d’avoir été ainsi utilisé et n’éprouvait pas la moindre admiration.

Ando regarda le profil de Ryuji Takayama… L’homme qui était né de ses mains. Si cela avait été possible, il aurait voulu regarder l’intérieur de son esprit, connaître le contenu de ses pensées. Ando se rappela qu’en octobre, il avait réellement tenu entre ses paumes le cerveau de cet homme. Il avait touché son cerveau mais n’avait pas pour autant saisi la moindre de ses pensées. Sans rien comprendre, il avait reçu ses messages codés et s’était retrouvé impliqué malgré lui dans cette affaire. Si, ce jour-là, ce n’était pas lui qui avait autopsié le cadavre de Ryuji à l’institut médico-légal, il n’aurait jamais été mêlé à tout ça.

— C’est bien pour toi aussi, non ? dit Ryuji, cherchant à s’attirer la gratitude d’Ando.

— Je ne sais pas.

Il ne savait vraiment pas. Était-ce un bien pour lui ou non ?

Au bord de l’eau, la petite silhouette s’était relevée et agitait la main en direction d’Ando. Ando tendit la tête dans sa direction en réponse, et l’enfant s’approcha en donnant de coups de pied dans le sable. Il se planta devant Ando :

— Papa, j’ai soif !

Ando lui tendit la cannette de thé que Ryuji lui avait donnée. L’enfant la porta aussitôt à sa bouche.

Le cou blanc de son enfant était là, juste sous ses yeux. Il voyait bouger les muscles tandis que le liquide descendait le long de son gosier. C’était un corps bien réel.

Comparé à la sueur grasse qui dégoulinait le long du visage de Ryuji, les gouttes de sueur sur le front de son fils ressemblaient à des éclats de cristal. Pouvait-il s’agir de la même substance ?

— Hé, mon semblable, tu en veux encore ? demanda Ryuji à l’enfant, en plongeant la main dans son sac en plastique pour fouiller dedans.

« Mon semblable »… Le mot retint l’attention d’Ando. Certes, ils étaient nés tous les deux du même utérus. C’était déjà terrifiant en soi.

L’enfant se tourna vers Ryuji, secoua la tête et souleva la cannette qu’il tenait à la main :

— Je peux finir celle-là ?

— Bien sûr, répondit Ando.

L’enfant retourna au bord de l’eau, en agitant sa cannette de thé. Il avait sans doute l’intention de la remplir de sable pour jouer avec quand il l’aurait vidée. Ando cria en direction du petit dos :

— Takanori !

— Quoi ? fit l’enfant en se retournant.

— Né va pas te baigner, hein !

Le petit garçon sourit d’un air entendu puis repartit vers la mer.

Ando savait qu’il n’avait pas besoin d’insister. L’enfant avait peut-être des réminiscences de sa noyade : il avait peur de l’eau. Jamais il ne serait allé se baigner de sa propre initiative. Mais Ando avait beau le savoir, il prenait toujours des précautions superflues.

— C’est un mignon petit garçon, hein ?

Ryuji n’avait pas besoin de faire cette remarque, songea Ando. Bien sûr qu’il était mignon. C’était un trésor. Un trésor irremplaçable qu’il avait pourtant perdu une fois. Pour le retrouver, Ando avait consenti à trahir la race humaine tout entière. Avait-il bien fait ou non ? Son cœur hésitait encore à répondre.

 

Son fils avait ressuscité : c’était la récompense promise par Sadako Yamamura en échange de la collaboration d’Ando.

Six mois plus tôt, juste après avoir lu la lettre que lui avait laissées Sadako Yamamura, Ando croyait la chose impossible, ridicule. Cependant, en un instant, il avait basculé du côté de ceux qui croient à la résurrection. Tout d’abord il avait vu de ses yeux Sadako Yamamura, une femme morte vingt-cinq ans plus tôt, et d’autre part, il avait en sa possession, conservée précieusement dans une enveloppe dans sa bibliothèque, une mèche de cheveux contenant l’ADN de son fils. S’il n’était resté aucune cellule du corps de son fils, cela aurait été impossible. Sans ces quelques cheveux restés enroulés autour de son alliance pendant la noyade de son enfant, toutes les informations génétiques auraient été perdues à jamais.

Scientifiquement parlant, ce n’était pas si compliqué que cela. C’était une tâche parfaitement à la portée de la médecine, à condition d’avoir quelqu’un pouvant remplir la fonction particulière de mère porteuse.

Tout d’abord, il fallait que, dans l’utérus de Sadako Yamamura, être qui cumulait les organes de reproduction mâle et femelle, un spermatozoïde féconde un ovule. Naturellement elle n’avait besoin d’aucune intervention extérieure pour cela puisqu’elle était capable de se reproduire seule. Ensuite, il fallait extraire cet ovule fécondé et remplacer son ADN par l’ADN de l’individu que l’on voulait faire ressusciter. Il fallait une technique délicate pour mener à bien la tâche consistant à extraire seulement le noyau d’une cellule de cheveu de Takanori et le mettre à la place du noyau de l’ovule fécondé de Sadako Yamamura. Mais si on confiait cette tache à un spécialiste, ce n’était pas très compliqué. Théoriquement, si on disposait de leur ADN, on pouvait faire ressusciter même des dinosaures disparus depuis des millénaires.

Une fois l’échange de noyaux réalisé, il fallait remettre l’ovule dans l’utérus de Sadako Yamamura et attendre le terme de la grossesse. En une semaine, le fœtus arrivait à terme, était expulsé de la matrice et, au cours de la semaine suivante, grandissait jusqu’à atteindre l’âge qu’avait l’individu au moment où son ADN avait été prélevé. Dans le cas de Takanori, puisque l’ADN provenait d’une mèche de cheveux restée entre les doigts de son père au moment de sa noyade, il devait grandir jusqu’à l’âge qu’il avait au moment de sa disparition. Et il retrouverait telle quelle sa mémoire jusqu’au moment de la noyade, puisque apparemment les souvenirs étaient aussi emmagasinés dans l’intron (la partie non codée de l’information génétique).

L’enfant qu’Ando regardait maintenant était parfaitement identique au fils qu’il avait perdu : sa façon de parler, ses expressions, ses goûts, tout était pareil à autrefois. Ses souvenirs de sa petite enfance entre ses deux parents étaient bien ancrés en lui, il en parlait d’une façon on ne peut plus naturelle.

Dès qu’elle lui avait rendu son fils, Sadako Yamamura avait fait part à Ando de ses exigences en échange. C’était bien ce à quoi Ando s’était attendu :

Ce qu’elle voulait, c’était faire ressusciter Ryuji Takayama de la même façon que Takanori. Plus encore qu’une récompense, la résurrection du fils d’Ando avait été une répétition pour l’opération principale. Si Ryuji avait fait sortir ce message chiffré de son ventre après l’autopsie, s’il avait inséré un autre message dans l’ADN du virus Ring, c’était mû par ce désir de ressusciter. Conformément à ses intentions, il avait réalisé son souhait, s’était réincarné dans le même corps qu’avant, et c’est pour cette raison qu’il était maintenant assis sur la plage à côté d’Ando. Le puissant partenaire qui soutenait Sadako Yamamura, c’était lui, Ryuji Takayama.

C’était la première fois qu’Ando revoyait Ryuji depuis son retour à la vie. Après avoir vérifié que l’ADN de Ryuji et celui de l’œuf fécondé avaient bien été échangés, il avait laissé la matrice de Sadako Yamamura remplir son rôle et était parti avec son fils sans dire à personne où il allait. Il estimait que son rôle s’achevait avec la résurrection de Ryuji. Une fois ce dernier de retour sur terre, lui, Ando, n’aurait plus à intervenir en rien, puisque Sadako Yamamura aurait retrouvé son partenaire le plus précieux.

Quand la complicité de ces deux-là avait-elle commencé ? Sans doute étaient-ils entrés en communication au niveau de leur ADN, et chacun reconnaissant la valeur de l’autre, ils avaient compris l’intérêt mutuel qu’ils auraient à collaborer pour parvenir à leur but.

Mais quoi qu’il en soit, cette question n’intéressait guère Ando. Le problème le plus important pour lui était de décider comment élever son fils désormais. Pour avoir le temps d’y réfléchir, il avait quitté l’université deux mois avant les vacances et avait voyagé à travers tout le Japon sans se fixer nulle part en particulier. Il n’avait aucun but précis. Il voulait seulement mettre une certaine distance entre lui, Ryuji et Sadako.

Ryuji fouilla dans ses poches, en sortit une ampoule.

— Tiens, fit-il en la tendant à Ando.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un vaccin que j’ai fabriqué à partir du virus Ring.

— Un vaccin…

Ando prit la petite ampoule de verre, la scruta sous toutes les facettes.

L’analyse de sang d’Ando et Miyashita avait donné des résultats positifs. Comme ils s’y attendaient, la lecture de « Ring » avait fait d’eux des porteurs sains du virus. Ils abritaient dans leur sang un virus qui pouvait entrer en action à tout moment et vivaient dans une anxiété perpétuelle.

— Si tu absorbes ça, le virus sera détruit, tu n’as plus de souci à te faire.

— Tu es venu jusqu’ici exprès pour me donner ça ?

— Ça me fait du bien de voir la mer, cela faisait longtemps, répondit Ryuji avec un rire embarrassé.

Ando commençait à se sentir un peu plus à l’aise. Même s’il venait s’installer quelque part à l’écart avec sa famille, tant qu’il serait porteur du virus, il ne serait jamais vraiment tranquille.

— Tu ne voudrais pas me dire ce que le monde va devenir maintenant ? demanda Ando en lissant l’ampoule dans la poche de poitrine de sa chemise et en fermant soigneusement le bouton.

— Je n’en sais rien, répondit Ryuji d’un ton brusque.

— Tu dois bien en savoir quelque chose puisque

Sadako Yamamura et toi avez l’intention de remodeler le domaine du vivant.

— Je sais ce qui va se passer dans un futur proche. Mais ensuite… Même moi, je n’en ai pas idée.

— Eh bien, parle-moi du futur proche, alors.

— Ring a dépassé le million d’exemplaires vendus.

— Un million ?

Ando le savait déjà, il l’avait lu dans les journaux et les publicités. Chaque fois que ses yeux tombaient sur le mot « réimpression », il croyait lire à la place « prolifération ». Le virus s’était multiplié en un rien de temps, il y avait désormais plus d’un million de porteurs.

— En plus, ça va être porté à l’écran.

— Ring à l’écran ?

— Oui, on a passé des annonces de castings pour trouver qui jouera le rôle de Sadako Yamamura.

— Des castings…

Depuis un moment, Ando ne faisait que répéter ce que disait Ryuji.

Celui-ci éclata de rire.

— Oui. Et sais-tu qui a été sélectionné pour le rôle ? Je te le donne en mille.

Ando ne connaissait guère le monde du spectacle Comment aurait-il pu deviner ?

— Qui est-ce ?

Ryuji était plié en deux de rire.

— Une fille très intelligente, que tu connais bien…

— Sadako Yamamura ?

En prononçant ce nom, Ando se rendit compte de tout ce que cela impliquait. Sadako Yamamura avait toujours rêvé de devenir actrice, en quittant le lycée elle était entrée dans un groupe d’artistes professionnels. Ce n’était pas une débutante. Elle avait une solide formation. Ce n’était pas étonnant qu’elle ait été choisie lors d’une audition. Et si elle utilisait ses pouvoirs supranormaux, elle avait les moyens de captiver les juges. En outre, elle jouait son propre rôle… Mais pourquoi ? Ando comprit tout de suite ses intentions secrètes : c’était pour projeter son esprit sur les images du film. Elle avait l’intention d’impressionner par la force de son esprit l’information génétique de sa réincarnation dans les scènes du film. Ainsi, elle pourrait recréer, à grande échelle cette fois, la vidéo détruite.

Quels seraient les résultats de tout cela ? Ando ne pouvait prédire quel serait le succès du film mais sans nul doute, un bon nombre de femmes se rendraient dans les salles de cinéma pour aller le voir. Celles qui seraient en période d’ovulation au moment où elles voyaient le film connaîtraient le même destin tragique que Maï Takano. Une semaine après avoir vu le film, elles donneraient naissance à une nouvelle Sadako Yamamura, et leur corps, devenu chrysalide, se décomposerait dans un coin.

Si, en plus, le film était ensuite diffusé sous forme de cassette vidéo, ou passait à la télévision, les cassettes seraient dupliquées à une incroyable rapidité et les images s’infiltreraient partout dans la population. Une prolifération simultanée et explosive. Sadako Yamamura non seulement se multiplierait à une vitesse effarante, mais elle garderait la capacité de se reproduire elle-même. Elle avait trouvé le moyen d’envahir le monde entier le temps d’un battement de paupières.

— C’est le croisement de Sadako Yamamura et des mass média !

Ryuji cessa enfin de rire et releva la tête.

— On s’apercevra certainement rapidement de la nocivité de ce film et il sera détruit, rétorqua Ando.

Pas seulement le film. Tous les livres en circulation seront récupérés et brûlés. Ando voulait croire que la race humaine serait capable de redresser la situation.

— Impossible, voyons. Des millions de gens soutiennent les médias. Même si Ring était détruit, les gens déjà contaminés par le virus se chargeraient de transformer le média. Tout comme la vidéo d’origine a pris la forme d’un livre. Tous les lieux médiatiques sont susceptibles d’être envahis : la musique, les jeux vidéo, internet. Et puis, le métissage de Sadako Yamamura avec les médias donnera naissance à de nouvelles formes médiatiques et les femmes en période d’ovulation qui entreront en contact avec ces médias donneront à leur tour naissance à d’autres Sadako Yamamura.

Ando posa la main sur sa poche de poitrine, vérifia la présence du vaccin. Ce vaccin n’était efficace que contre le virus Ring, mais d’aucune efficacité contre les médias mutants. Et il était impossible de le mettre en circulation à titre préventif, puisqu’on ne pouvait pas savoir comment les médias se transformeraient pour continuer à propager le virus. Ainsi, petit à petit, la nouvelle espèce des Sadako Yamamura allait prendre le pas sur les humains, et envahir la planète, jusqu’à l’extinction finale de la race humaine.

— Et tout ça ne te fait rien ?

Comment Ryuji pouvait-il regarder d’un œil indifférent les êtres humains mourir et Sadako Yamamura prendre leur place sur terre ? Ando ne parvenait pas à comprendre l’état d’esprit de Ryuji, prêt à prendre une part active dans la réalisation de ce plan.

— Toi, tu vois les choses du point de vue des humains. Mais pas moi. Par exemple, si un être humain meurt et qu’une Sadako Yamamura le remplace, il n’y a ni perte ni profit. Je ne vois pas où est le problème.

— Je ne comprends pas. En tout cas, ça me dépasse.

Ryuji approcha son visage en sueur tout près de celui d’Ando.

— Hé, tu ne vas pas commencer à soulever ce genre de questions maintenant. Tu es de notre côté, rappelle-toi.

— Mais à quoi cela vous mènera-t-il de faire ça ?

— On peut intervenir dans l’évolution, rien que ça, ça vaut la peine.

— L’évolution… Ce serait une évolution, d’après toi ?

Des ADN divers et variés convergeant tous en un seul, celui de Sadako Yamamura… Comment pouvait-on appeler ça une évolution ? Mais à la réflexion, c’était ce point-là qui présentait une faiblesse. C’est justement grâce à la variété humaine que lors des épidémies de peste d’autrefois, certains individus avaient été contaminés et étaient morts, tandis que d’autres avaient survécu. Même si la terre était recouverte par les glaces, certains peuples pourraient survivre, les Inuits par exemple. Encore une fois grâce à la diversité humaine. Sans cette diversité, c’est l’espèce tout entière qui pouvait disparaître, au plus petit problème. Si Sadako Yamamura possédait une déficience immunitaire, par exemple, ce défaut se transmettrait à son espèce tout entière, et un simple rhume pourrait faire des dégâts énormes.

Il n’y avait plus qu’à prier pour ça. Les êtres humains n’avaient déjà plus le choix : la seule chose qu’ils pouvaient faire, c’était attendre sans se faire remarquer que la durée de vie de l’espèce Sadako Yamamura parvienne à épuisement.

— Sais-tu pourquoi les organismes vivants évoluent ?

Ando pencha la tête en entendant Ryuji lui poser cette question. Dans tout le vaste monde, il n’existait pas une personne capable de répondre avec une certitude absolue à cette question.

Ryuji, lui, débordait de certitude, en donnant lui-même la réponse :

— Prends les yeux, par exemple. Toi qui es médecin légiste, je n’ai pas besoin de t’expliquer ça en détail, mais l’œil humain possède un mécanisme incroyablement complexe. Il est impensable qu’une partie de la peau se soit transformée en cornée et en pupille par hasard, que les nerfs optiques se soient étendus à partir des orbites vers le cerveau et qu’on soit ainsi devenus capables de voir. Ce n’est pas parce que le mécanisme de l’œil s’est créé qu’on a pu voir. Un mécanisme aussi complexe n’a pu se former sans qu’il y ait eu au préalable une volonté de voir venue de l’intérieur même de la vie. Ce n’est pas par hasard non plus que les créatures marines sont montées sur la terre ferme, ni que les reptiles se sont mis à voler. C’est parce qu’ils avaient la volonté de le faire. Si je leur disais ça, la plupart des scientifiques se mettraient à rire en me disant que mes idées de téléologie mystique sont bonnes à jeter à la poubelle.

« Peux-tu imaginer un monde où les créatures vivantes n’aient pas d’yeux ? Pour les lombrics qui rampent sous la terre, le monde se réduit à ce qui entre en contact avec leur corps dans les ténèbres. Pour les étoiles de mer et les anémones de mer qui s’agitent au fond des océans, le monde, c’est le contact du rocher sur lequel elles sont collées et les courants maritimes autour d’elles. Chez ces formes de vie-là, crois-tu que le concept de « voir » peut naître facilement ? Cela dépasse totalement l’imagination. Tout comme on ne peut pas voir le bout de l’univers, c’est quelque chose d’absolument inconcevable. Pourtant, des formes de vie sur terre, à un moment donné de leur évolution, ont créé le concept de « voir ». Elles sont montées sur la terre ferme, ont volé dans le ciel et finalement ont fondé des civilisations. Un orang-outang peut reconnaître une banane. Mais il est absolument incapable de reconnaître le concept de civilisation. Et pourtant, même s’il ne connaît pas le concept, la volonté d’en foncier une intervient un jour, venue d’on ne sait où. Je ne sais pas d’où mais…

— Ah, il y a donc des choses que tu ne sais pas ? demanda Ando d’un Ion ironique.

— Ce que je veux dire, tu vois, c’est que si la race humaine disparaît et que l’ADN de Sadako Yamamura prend la place laissée vacante, c’est par la volonté même de l’espèce humaine.

— Il y aurait des espèces qui souhaitent disparaître ?

— Inconsciemment, pourquoi pas ? Si tous les ADN sont uniformisés, les différences individuelles disparaissent. Si tout a la même forme, finies les différences de compétences ou de beauté. Plus d’attachement envers une personne aimée, plus la moindre querelle et bien sûr, plus de guerres. Un monde d’égalité et de paix absolue, qui a transcendé la vie et la mort. Il n’y a plus la moindre raison de craindre la mort. N’est-ce pas là tout ce que vous, les humains, avez toujours souhaité ? murmura Ryuji tout près de l’oreille d’Ando.

Depuis un moment, Takanori était accroupi dans la même position et s’amusait à remplir de sable la cannelle de thé vide. Ando concentra son regard sur la petite silhouette.

— Non, pas moi, dit-il.

L’existence de son fils était spéciale à ses yeux. Jamais il ne pourrait le regarder de la même façon qu’un autre être humain. Il pouvait le dire avec assurance maintenant.

— Hé, hé, hé, mais bien sûr…, murmura vaguement Ryuji en se levant.

— Tu t’en vas déjà ?

— Oui… Et toi, à propos, que vas-tu faire maintenant ?

— Je n’ai pas le choix : je vais aller vivre avec mon fils sur une île déserte épargnée par les médias.

— Ça te ressemble bien. Moi, je vais assister aux derniers instants de l’espèce humaine. Peut-être qu’au bout du compte une volonté qui dépasse l’intelligence humaine se manifestera. Je ne voudrais pas manquer cet instant.

Ryuji commença à avancer sur la digue.

— Porte-toi bien. Dis bonjour à Miyashita pour moi, lança Ando.

Ryuji s’arrêta et se retourna :

— Je vais te dire une dernière chose avant de partir. Pourquoi les civilisations humaines se développent-elles ? Les êtres humains supportent à peu près tout. Mais c’est un animal qui trouve une seule chose insupportable : l’ennui. Tout part de là. Les humains sont obligés de progresser pour échapper à l’ennui. S’ils sont contrôlés par un seul et unique ADN, ils vont sans doute s’ennuyer. Il vaut sûrement mieux qu’il y ait des différences individuelles. Mais bon, on n’y peut rien. Ce sont les êtres humains eux-mêmes qui souhaitent ça, alors… Au fait, sur une île déserte, tu vas t’ennuyer, tu sais.

Sur ce, Ryuji leva une main en guise d’adieu et s’en alla.

Ando n’avait pas fait de projet précis quant à l’endroit où il allait vivre désormais. Le futur était bien trop vague. Même s’il avait fait des plans précis, il n’avait aucune perspective de les voir se réaliser. Il devait confier son destin au gré des vents, et avancer au petit bonheur la chance.

Il enleva sa chemise et son pantalon ; en caleçon, il courut jusqu’à son fils. Il le prit par la main, le releva :

— Allez, on y va !

Il avait déjà expliqué plusieurs fois à son fils ce qu’ils devaient faire ce jour-là. Exactement comme deux ans plus tôt, ils nageraient vers le large mais cette fois, ils ne se lâcheraient pas la main. Cette petite main qu’il avait laissée glisser de la sienne deux ans auparavant resterait cette fois fermement serrée dans la sienne.

Sadako Yamamura avait écrit dans sa lettre que lorsqu’elle était revenue à la vie dans la fosse d’aération de l’immeuble, elle avait été frappée par la similitude de cette situation avec le fond du puits où elle avait trouvé la mort. Et c’est en parvenant à ramper hors de cette fosse que pour la première fois, elle s’était vraiment sentie adaptée à ce nouveau monde dans lequel elle revenait à la vie. Ando s’était dit qu’une cérémonie similaire était sans doute nécessaire à son fils. Il fallait lui faire revivre une situation identique à celle qui avait causé sa mort.

Takanori avait singulièrement peur de l’eau. S’il ne surmontait pas cette peur, elle serait un obstacle dans sa vie quotidienne.

Ils s’avancèrent sur le sable mouillé. À peine la mer eut-elle léché les chevilles de l’enfant qu’il serra la main de son père de toutes ses forces.

— C’est promis, hein, papa ? insista-t-il, les lèvres tremblantes.

— Oui, je t’assure.

Ando avait promis une récompense à son fils si, conformément à son attente, il parvenait à surmonter sa peur de l’eau : il l’emmènerait voir sa mère.

— Ce qu’elle va être surprise, maman !

La mère de Takanori ne savait pas encore que son fils était revenu à la vie. Une vague d’excitation monta en Ando, à l’idée des retrouvailles de la mère et de l’enfant. Il fallait qu’il réfléchisse à une explication logique à lui donner. Par exemple, que leur fils avait été recueilli à bord d’un bateau de pêche, mais qu’il avait perdu la mémoire et avait passé les deux années écoulées auprès d’une autre famille. Ando était prêt à inventer n’importe quoi, peu lui importait. Même la plus absurde des histoires deviendrait crédible dès lors que sa femme aurait touché le corps de leur fils, bien vivant.

Quant à savoir si, en tant que couple, ils pouvaient encore reconstruire-quelque chose, c’était une autre affaire. Ando, lui, avait la volonté de le faire. Mais il n’était qu’à moitié sûr de pouvoir convaincre sa femme.

Une grosse vague arriva soudain sur eux, souleva l’enfant. Takanori poussa un petit cri, se cramponna au flanc de son père. Soutenant ainsi son fils, Ando continua à avancer vers la haute mer. Il sentait les battements du cœur de son fils se transmettre à lui à travers sa peau. Devant lui, il n’y avait qu’un monde prêt à disparaître ; la seule chose dont il pouvait être sûr, c’étaient les battements de ce cœur. Grâce à eux, il éprouvait la certitude d’être vivant.

 

FIN