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Ando prit la clé de son casier à l’accueil de la bibliothèque, retira sa veste tout en marchant. L’automne était bien avancé maintenant et les gens qui s’habillaient encore aussi légèrement, avec une simple veste, donnaient une impression de froid. Ando, cependant, transpirait facilement, et une simple veste était déjà de trop pour lui, à l’intérieur de cette bibliothèque surchauffée. Il sortit un bloc-notes et un stylo de sa mallette, enveloppa cette dernière de sa veste et fourra le tout dans le casier.

Il avait inséré dans son bloc-notes la feuille portant l’analyse des bases du virus découvert dans le sang de Ryuji Takayama. Ce jour-là, Ando s’était rendu dès le matin à la bibliothèque, animé d’une intention sérieuse de parvenir à déchiffrer le cryptogramme dans la journée mais il lui avait suffi d’un simple coup d’œil au document pour se sentir découragé devant l’alignement désordonné de bases. Comment déchiffrer quoi que ce soit là-dedans ? songea-t-il. Mais après tout, un de ses buts n’était-il pas de passer le temps ? Il n’avait de toute façon pas d’autre idée pour occuper ces trois longues journées sans travail.

Ando se rendit à la salle de lecture au troisième étage, s’installa à une table près de la fenêtre.

Quand il était étudiant, à l’époque où il se passionnait pour les cryptogrammes, il avait possédé plusieurs ouvrages sur le sujet. Mais, au cours des trois déménagements qu’il avait connus, entre son mariage et sa séparation d’avec sa femme, il avait non seulement perdu tout intérêt pour les messages codés, mais également égaré tous les ouvrages traitant du sujet. Selon le genre de cryptogrammes dont il s’agissait, certains ne pouvaient être résolus sans dictionnaires de substitution ou tables d’analyses de fréquence, et on n’avait de toute façon que peu de chances de déchiffrer un cryptogramme un peu complexe sans aucun document à l’appui, même en se concentrant de toutes ses forces. Il aurait été ridicule de racheter tous ces ouvrages, Ando avait donc opté pour une visite à la bibliothèque.

Afin de se remémorer les principes de base de ce sport intellectuel qui l’avait passionné une quinzaine d’années auparavant, Ando commença par consulter rapidement les ouvrages d’introduction. Ensuite, il décida d’essayer de déterminer à quel grand type de cryptogramme se rattachait celui contenu dans les bases du virus.

Les messages chiffrés se divisaient en trois groupes principaux : substitution, déplacement et insertion. L’un où l’on substituait des chiffres aux lettres et aux signes pour former des phrases, un second où c’était l’ordre des mots qui était changé, enfin un troisième où l’on insérait des mots supplémentaires entre les éléments de sens. Par exemple, le message qu’Ando avait déchiffré sur le bout de papier dans le ventre de Ryuji – le mot RING – était un exemple d’utilisation basique de la méthode de substitution.

On pouvait supposer sans avoir besoin de se livrer à des réflexions très approfondies que le cryptogramme contenu dans l’analyse du virus faisait lui aussi appel à la méthode de substitution. En effet, la combinaison particulière de quatre bases ATGC, par exemple, devait représenter une lettre, c’est ce qui évoquait le plus une méthode de cryptogramme. Ando releva la tête, surpris lui-même par l’idée qui venait de lui traverser l’esprit. Le but premier d’un cryptogramme était de transmettre un message à quelqu’un en particulier sans qu’il puisse être lu par une tierce personne. À l’université, c’était une façon de s’amuser, un simple jeu intellectuel. Cependant, parvenir à déchiffrer des codes chiffrés était indispensable pour contrôler une situation militaire, si bien que les cryptogrammes faciles à déchiffrer ne remplissaient plus leur rôle. Pour éviter qu’un message soit déchiffré, il fallait avant tout qu’il soit présenté de manière telle qu’on ne soupçonne pas au premier abord qu’il puisse s’agir d’un message. Par exemple, si l’on trouve dans l’agenda d’un espion ennemi capturé des rangées de chiffres suspectes, il est tout naturel de penser qu’il s’agit d’un code permettant de noter des éléments tenus secrets. À moins qu’il ne s’agisse d’une feinte, car à partir du moment où l’on pense qu’il s’agit d’un code secret, les chances de le déchiffrer augmentent.

Ando s’efforçait de raisonner de la manière la plus logique possible. Si l’on suppose que le but d’un message codé est de transmettre une information à quelqu’un à l’insu d’autrui, le message doit ressembler à un code seulement pour celui qui essaie de transmettre l’information. La répétition des quarante-deux bases insérées dans un arrangement normal de bases chimiques apparaissait au premier coup d’œil à Ando comme étant un message codé. Il avait eu cette impression dès le premier coup d’œil qu’il avait jeté sur ce document.

Pourquoi cela ?…

Ando réfléchit avec détachement à l’origine de cette impression. Pourquoi avait-il aussitôt pensé à un cryptogramme ? Des exemples de répétitions absurdes dans une analyse de bases chimiques, c’était déjà arrivé. Pourtant, cette répétition-là semblait vouloir lui communiquer quelque chose. Comme dans un sucre d’orge, on pouvait couper un segment à n’importe quel endroit, on retrouvait partout cette suite de lettres. Comme si elle affirmait elle-même : « Je suis un message secret ! » C’était l’expérience étrange faite après l’autopsie de Ryuji – le bout de papier sur lequel Ando avait déchiffré le mot RING – qui l’avait poussé à voir un cryptogramme dans cette répétition de bases. Autrement dit, Ryuji poursuivait deux buts en transmettant ce mot – RING – à son ami : d’une part, simplement le prévenir de l’existence du document appelé « Ring », et aussi de l’avertir – le mot même sonnait comme un avertissement – d’être attentif à ne pas laisser passer les prochains messages codés qu’il lui ferait parvenir. C’était peut-être par mesure de précaution, en prévision de nouveaux messages de ce type, qu’il avait alors utilisé la méthode de substitution la plus simple possible.

Le fait que cette répétition de bases n’avait été découverte que dans l’analyse du virus de Ryuji semblait confirmer que ce message émanait bien de Ryuji lui-même. Le fait qu’il était mort et réduit en cendres constituait une incontournable vérité, mais il restait un échantillon de ses tissus au laboratoire de recherche. Et l’ADN qui était en quelque sorte le plan de fabrication de l’individu nommé Ryuji existait encore, en innombrables exemplaires, dans le noyau des cellules de cet échantillon. Et si cet ADN avait hérité de la « volonté » de Ryuji, et envoyé des « mots » à sa place ?…

 

Cette supposition était bien trop farfelue pour un scientifique comme Ando. Cependant, s’il parvenait à transformer cette suite de lettres en un message particulier, il n’y aurait plus d’autre interprétation possible des faits. Après tout, il était possible, du moins en théorie, de fabriquer un clone exactement semblable à Ryuji, à partir de l’ADN extrait d’un échantillon de son sang. Des groupes d’ADN possédant une « volonté » commune avaient influencé le virus mélangé au sang et y avaient inséré des « mots ». En outre, si ce message avait pu être placé uniquement dans le sang de Ryuji, cela donnait une idée de la profondeur de l’intelligence et du talent de Ryuji. Pourquoi avait-il inséré ce message non pas dans l’ADN des globules sanguins, mais dans le virus, autrement dit dans un corps d’origine étrangère ? Ryuji avait étudié la médecine, il savait que l’ADN des autres cellules n’avait pas la moindre chance d’être analysé ! Il savait qu’en revanche le virus inconnu à l’origine de la série de morts suspectes serait soumis à l’analyse automatique vectorielle de bases. Il avait donc inséré son message précisément dans ces cellules-là, pour être assuré que le message atteindrait son destinataire.

Ando poursuivit son raisonnement, tentant de parvenir à une conclusion : dans ce cas, ce message chiffré, qui ne se cachait pas d’en être un, perdait le but originel des messages codés. Mais dans le cas où l’ADN de Ryuji, doté d’une volonté propre, essayait de communiquer avec l’extérieur, y avait-il un autre moyen que celui-là ? Si l’on supposait que l’hélice double de l’ADN était constitué par un arrangement de quatre bases nommées ATGC, il n’y avait pas d’autre moyen de communiquer sa volonté que de combiner habilement ces quatre lettres pour former un message. Dans ce cas, le message codé n’était pas utilisé pour éviter d’être décrypté par une tierce personne, mais parce qu’il n’existait pas d’autre moyen de communiquer que d’utiliser ces quatre bases. Ryuji, là où il était maintenant, n’avait plus à sa disposition que ces quatre lettres pour communiquer.

Le découragement que ressentait Ando un instant plus tôt, à l’idée qu’il ne pourrait jamais décoder ce message, s’était soudain mué en une débordante confiance en soi.

Je vais peut-être y arriver ! jubilait-il intérieurement. Si vraiment c’était ce qui restait de la conscience de Ryuji à l’intérieur de son ADN qui essayait de communiquer avec lui, par le biais de ces bases chimiques, alors Ando devrait parvenir sans trop de mal à les interpréter. Pourquoi aurait-il volontairement augmenté la complexité ? Ando vérifia plusieurs fois, en remontant tout son raisonnement, qu’il ne comportait pas d’erreur de logique. Si l’on se trompait d’entrée, on se retrouvait dans une impasse et on ne parvenait jamais à la bonne réponse.

Désormais, Ando ne considérait plus ce jeu comme un simple passe-temps. Maintenant qu’il pressentait qu’il pouvait déchiffrer le message, il bouillait d’impatience de connaître son contenu.

Jusqu’à l’heure du déjeuner, Ando essaya les deux méthodes suivantes :

ATGGAAGAAGAATATCGTTATATTCCTCCTCCT

CAACAA.

La première question à résoudre était : où couper ces lettres ? on pouvait imaginer qu’elles se regroupaient par trois, ou par deux.

Par deux, cela donnait :

AT GG AA GA AG AA
TA TC GT TA TA TT
CC TC CT CC TC AA
CA AC AA

Si quatre lettres prises deux par deux formaient une unité, on obtenait quatre fois quatre combinaisons. Voyons si chacune de ces combinaisons pourrait correspondre à une lettre, se dit Ando.

La première question à se poser était : dans quelle langue est rédigé ce message ?

Si c’était du japonais, il était quasiment impossible d’exprimer quoi que ce soit à l’aide de seize éléments seulement, étant donné le nombre de signes que compte ne serait-ce que le simple syllabaire hiragana – une cinquantaine. L’anglais ou le français utilisent un alphabet de vingt-six lettres, tandis que l’italien n’en nécessite que vingt. Cependant, il ne fallait pas écarter la possibilité qu’il s’agisse de lettres de l’alphabet. Déterminer la langue du message est un point crucial pour décoder un message.

Ando, cependant, considérait cette question comme, déjà résolue. Si l’on supposait que le premier message de Ryuji – un mot anglais : Ring – donnait certains indices concernant des messages ultérieurs, logiquement il avait dû choisir cette fois encore l’anglais. Ando n’avait pas le moindre doute là-dessus.

En découpant les quarante-deux lettres deux par deux, on obtenait donc vingt et un éléments. L’élément AA revenait quatre fois, TA trois fois, TC également trois fois, CC une seule fois. Ce qui donnait treize éléments différents utilisés. Ando nota ces treize éléments sur son bloc-notes, puis parcourut les tables de matières des ouvrages qu’il avait devant lui pour essayer de trouver des tableaux permettant de vérifier le nombre de lettres différentes apparaissant dans un message.

Par exemple, en anglais, l’alphabet comptait vingt-six lettres, mais on notait des variations importantes dans leur fréquence d’utilisation dans les phrases. Le E et le T apparaissent fréquemment, tandis que le Q et le Z, par exemple, ne revenaient pas plus d’une fois par page. On trouvait souvent dans les ouvrages sur les messages codés des tableaux d’occurrences des différentes lettres en anglais. Si les statistiques concordaient, il devenait plus facile de déduire dans quelle langue le message était rédigé.

D’après les statistiques que consulta Ando, le nombre moyen de lettres différentes apparaissant dans une phrase de vingt et une lettres en anglais était de douze.

Ando tressaillit : douze, voilà qui était étonnamment proche du nombre de lettres différentes que comportait son message. Si chaque groupe de deux lettres, dans les vingt et un éléments de son message, correspondait à une lettre de l’alphabet, cela ne présentait aucune contradiction avec les statistiques. C’était déjà un bon point.

Une fois parvenu à ce point de son raisonnement, Ando essaya de voir ce que pourrait donner une combinaison de lettres trois par trois.

ATG GAA GAA GAA TAT CGT TAT ATT CCT

CCT CCT CAA CAA CAA.

Cela donnait quatorze combinaisons, dont sept différentes. D’après la grille statistique, la moyenne de lettres différentes sur une séquence de quatorze signes était en anglais de neuf, ce qui n’était pas si éloigné de sept.

Ando s’était rendu compte au premier coup d’œil que des combinaisons identiques revenaient fréquemment. GAA, CCT et CAA revenaient trois fois chacune, TAT deux fois. Ce qui ennuyait Ando était le fait que les combinaisons GAA, CCT, et CAA se retrouvent chacune trois fois de suite. En effet, si ces groupes de lettres représentaient une lettre de l’alphabet, cela indiquait la même lettre répétée trois fois. Il y avait certes de nombreux mots en anglais où l’on trouvait la même lettre répétée deux fois (« class », « feel », par exemple), mais trois fois ?… Ando réfléchit : oui, c’était possible, dans le cas de mots séparés ; par exemple : « too old », ou encore « will link ».

Ando prit le premier ouvrage en anglais qui lui tomba sous la main et compta pour voir, combien d’occurrences de trois lettres à la suite il pouvait trouver dans une page prise au hasard. Il dut tourner cinq ou six pages, avant de tomber sur un exemple de ce type. La probabilité de trouver trois fois de suite trois lettres qui se suivent dans un ensemble de quatorze lettres en tout, était donc quasiment de zéro. En revanche, s’il divisait les quarante-deux lettres deux par deux, il ne trouvait qu’une seule fois deux groupes identiques à la suite. De ce point de vue, Ando jugea que l’ensemble le plus naturel d’un point de vue statistique était celui de lettres regroupées deux par deux.

Maintenant que le but se précisait, il s’agissait de procéder par tâtonnements, par erreurs successives.

AT GG AA GA AG AA
TA TC GT TA TA TT
CC TC CT CC TC AA
CA AC AA

On pouvait partir de la supposition que le groupe AA représentait une lettre fréquemment usitée en anglais, puisque cette combinaison revenait souvent. Ando feuilleta à nouveau les ouvrages spécialisés, à la recherche d’un tableau de fréquence d’utilisation des lettres. En anglais, la lettre la plus utilisée était bien sûr le E. Ando décida donc de partir de l’hypothèse que AA représentait E. Ensuite, c’était TA et TC qui apparaissaient le plus souvent. En outre, on trouvait AA une fois après TA et une fois après TC. C’était un indice important. En effet, selon les langues, on trouvait certaines lettres plus fréquemment après certaines autres, et cela aussi faisait l’objet de statistiques. Ando consulta à nouveau les tables statistiques.

Une des lettres qui suivaient le plus souvent E en anglais, et qui était également fréquemment utilisée, était le A. Ando décida donc d’essayer de remplacer TA par A, et, pour les mêmes raisons, remplaça TC par la lettre T. Le N faisait également partie de lettres fréquemment rencontrées, il décida donc de voir ce que cela donnait de remplacer CC par N. Jusque-là, ça collait avec les statistiques, et l’ensemble concordait plutôt bien, puisqu’il obtenait :

E E
A T A A
N T N T E
E

Les contours d’une phrase en anglais commençaient ainsi à se détacher vaguement de ce qui semblait au départ une énumération sans suite de bases chimiques.

Maintenant, s’il prenait cela pour base et remplissait les blancs en tenant compte des liens entre consonnes et voyelles, de la fréquence moyenne des lettres, etc. ?

S H E R D E
A T Y A A L
N T I N T E
C M E

Le premier mot, « she », signifiait « elle » en anglais, mais ensuite, il était impossible de découvrir le moindre sens dans ces arrangements de lettres. Ando essaya d’intervertir le E et le A, puis le T et le N. Il déchira plusieurs pages de son carnet, fabriqua vingt-six petites cartes et y inscrivit les lettres de l’alphabet, puis se mit à les disposer comme pour un jeu, essayant tour à tour toutes sortes de combinaisons. À un moment, il obtint le résultat suivant :

T H E Y W E
R B 0 R R L
N B I N B E
C M E

La phrase « they were born » (« ils sont nés ») vint flotter sous ses yeux. Cela ne s’écrivait pas exactement comme ça dans le message, mais c’était assez proche. Ando poursuivit son jeu, essayant de trouver des séquences moins approximatives.

Il s’arrêta au bout de dix minutes, conscient que cette méthode ne donnerait rien. S’il avait eu son ordinateur avec lui, la tâche aurait été plus facile. Mêmes lettres en troisième, sixième et dix-huitième position. Septième, dixième et onzième position identiques, et ainsi de suite… vingt et une lettres en tout. Il lui aurait suffi d’entrer ces informations et l’ordinateur aurait, rapidement fourni plusieurs réponses, basées sur la fréquence d’utilisation de lettres. Il existait sans doute d’innombrables phrases en anglais ou dans d’autres langues qui remplissaient les conditions dont il disposait. Dans ce cas, comment décider laquelle était la bonne ? Laquelle était celle choisie par Ryuji ? S’il y avait un mécanisme quelconque, lui permettant de reconnaître que c’était le message de Ryuji, quelque chose comme une signature à la fin d’une lettre, alors il pourrait être sûr, sinon…

Ando se prit la tête dans les mains. Son esprit devait être bien émoussé pour avoir mis autant de temps à se rendre compte de ça. Quand il était étudiant, et doué d’intuition pour ce genre de jeu intellectuel, il lui suffisait d’une ou deux minutes pour réaliser ce genre de choses. Il fallait qu’il change sa façon de penser. Qu’il façonne ses hypothèses de manière différente.

Trop absorbé par ses réflexions, Ando n’avait pas vu le temps passer. Il regarda sa montre : presque une heure de l’après-midi. Au même moment, il se rendit compte qu’il avait faim. Il décida d’aller déjeuner au restaurant situé au troisième étage, et se leva. Cela lui changerait les idées. Tâtonnements et « idées lumineuses » : il était difficile de résoudre un code, sans ces deux éléments. Il lui était arrivé plusieurs fois déjà de voir des idées lumineuses s’élever dans son esprit au cours du déjeuner.

Ando monta au troisième étage tout en répétant intérieurement comme une incantation : « La réponse doit venir toute seule, d’un coup. »