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Il savait bien au fond de lui que ce jour viendrait peut-être. Il en avait eu une sorte de pressentiment, mais quand il fut réellement face à ce cadavre de jeune femme, le choc fut tel qu’il se figea littéralement sur place. Tandis qu’il s’approchait lentement à la suite de Nakayama et du policier, Ando observait le visage blême sous tous les angles, refusant encore d’admettre la réalité. La boue avait collé ses cheveux à l’arrière de la tête, puis avait séché et s’était durcie. Sur ses chevilles, tordues selon un angle bizarre, la peau avait bleui, comme si elle s’était fait une entorse. Son cou ne portait aucune trace de strangulation, il n’y avait aucune blessure apparente. D’après la raideur cadavérique, la mort devait remonter à neuf ou dix heures.

Ando avait connu la couleur de cette peau vivante, il avait désiré en sentir la chaleur contre la sienne, serrer ce corps dans ses bras. Combien de fois en avait-il rêvé ? Mais il en avait perdu l’occasion à jamais. Ce cadavre émacié avait perdu la couleur lustrée de la vie. Cette femme si belle autrefois exposait un corps cruellement métamorphosé. Incapable de supporter cette réalité, Ando sentit une rage violente bouillir en lui.

— Non ! ce n’est pas possible !

En entendant ce cri jaillir de la bouche d’Ando, Nakayama et le policier se retournèrent en même temps.

— Vous la connaissiez, docteur ? demanda le policier sans pouvoir dissimuler sa surprise.

Ando hocha brièvement la tête.

— Et vous… euh…

Nakayama, ignorant quel degré d’intimité Ando pouvait avoir eu avec cette femme, s’embrouillait un peu. Le policier compléta sa phrase et demanda d’une voix lente :

— Vous connaissez son adresse ?

Derrière ces paroles prononcées sur un ton un peu embarrassé perçait une profonde attente. Si Ando connaissait l’identité de la morte, se disait l’officier de police, il serait quant à lui délivré d’une enquête vertigineuse et fastidieuse pour identifier la victime.

Ando prit son agenda sans répondre, se mit à le feuilleter. Il se rappelait avoir noté dedans les coordonnées de la mère de Maï. Quand il les eut trouvées, il nota le numéro de téléphone sur un papier, ainsi que le nom de la jeune fille, qu’il tendit au policier. Ce dernier relut le nom et le numéro de téléphone, vérifia une dernière fois :

— Vous êtes certain de ne pas faire erreur ? demanda-t-il extrêmement courtoisement.

— Je vous confirme qu’il s’agit bien de Mlle Takano.

Le policier quitta la salle de dissection en trombe. La tâche de prévenir la famille de la morte lui incombait.

La sonnerie du téléphone puis, quand on soulève le combiné, la voix pontifiante et solennelle du fonctionnaire de police untel du commissariat de x ou y : « Je vous informe du décès de votre fille… » Ando frissonna en imaginant la scène. Il compatissait à l’épreuve qu’allait subir la pauvre femme. Elle aussi allait connaître ces terribles instants. Elle ne hurlerait pas, ne sangloterait pas, mais sentirait le paysage autour d’elle basculer brusquement.

Ando n’avait pas envie de rester une minute de plus dans la salle d’autopsie. Une fois que le scalpel aurait incisé le corps de Maï, une odeur bien pire encore que l’odeur de mort qui flottait maintenant dans la pièce se répandrait. Quand les instruments, tranchant le mur des entrailles, fouillerait l’estomac, les viscères, la puanteur deviendrait vraiment impressionnante. Le souvenir de la puanteur traînait longuement dans la mémoire, et Ando n’avait pas envie de la renifler à nouveau. Si beau et si raffiné que paraisse un corps, il finissait par répandre cette insupportable odeur nauséabonde. Ando ne savait que trop bien que c’était là le destin final de tout être vivant. Mais pour une fois, il était submergé par une émotivité de débutant. Il voulait éviter que le souvenir de la puanteur fût lié à celui du visage de Maï Takano.

Il se pencha vers Nakayama et lui murmura discrètement qu’il s’en allait.

— Ah, vous ne restez pas ? fit celui-ci, en levant un visage soupçonneux.

— J’ai du travail qui m’attend au labo de recherche. Vous me donnerez les détails plus tard.

— Oui, oui, entendu.

Ando posa une main sur l’épaule de son confrère et lui dit à voix basse :

— Soyez particulièrement attentif aux artères coronaires. Et surtout, prélevez un échantillon de tissus dans cette partie.

Nakayama avait du mal à comprendre comment Ando pouvait avoir une idée si précise de la cause de la mort.

— Elle avait des problèmes cardiaques ? demanda-t-il.

Ando ne répondit pas, mais accentua simplement la pression de sa main sur l’épaule de Nakayama, et insista :

— Faites-le, je vous le demande.

Il y avait une sorte de prière dans les yeux d’Ando, qui semblait indiquer qu’il n’aurait su répondre à la question de Nakayama. Ce dernier parut lire dans ses pensées et se contenta, sans rien ajouter, de hocher vigoureusement la tête.