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C’était la première fois depuis plus d’un an qu’Ando buvait du saké en dînant ; la première fois depuis la mort de son fils qu’il avait envie de boire de l’alcool. Ce n’était pas par sentiment de culpabilité qu’il avait cessé de boire après l’accident, mais parce que l’alcool décuplait ses émotions du moment. Quand il était heureux, sa joie augmentait, quand il était triste, il s’enfonçait plus profondément encore dans le chagrin. Et comme depuis un an et demi, il était plongé en permanence dans un chagrin sans nom, il lui était impossible de boire. S’il se mettait à boire, il ne s’arrêterait sans doute pas avant d’être complètement ivre et deviendrait incapable de contrôler le choc émotionnel de cette mort. Voilà pourquoi il n’avait pas le courage d’avaler la moindre goutte d’alcool.

En cette fin d’octobre, la pluie était rare, mais ce soir-là, elle détrempait Ando jusqu’au cou, sous son parapluie fumant comme s’il était entouré de brouillard. Ando n’avait pas froid. La légère ivresse due au saké qu’il venait de boire lui réchauffait le corps. Sur le chemin du retour, il étendit plusieurs fois la main pour essayer d’attraper des gouttes de pluie. Plutôt que tomber du ciel, on aurait dit que cette averse battante montait du sol.

En sortant de la gare, Ando s’était arrêté devant un supermarché ouvert la nuit, dans l’intention d’acheter une bouteille de whisky. Devant lui, tout proche, s’élevait une forêt de gratte-ciel. Il préférait la vision de la ville la nuit aux paysages naturels. La nouvelle mairie de Tokyo, éclairée, scintillait sous la pluie d’un éclat attirant. Quand il les regardait fixement, les lumières rouges qui clignotaient au sommet des gratte-ciel évoquaient un message en morse. Le rythme lent des clignotements le faisait penser à un monstre lourdaud ouvrant lentement la bouche pour prononcer des syllabes.

Depuis qu’il était séparé de sa femme, Ando vivait dans un immeuble vieillot de trois étages, situé juste en face du parc de Yoyogi. C’était beaucoup moins résidentiel que l’appartement d’Aoyama où il vivait auparavant en famille. Il n’y avait pas de parking et il avait été obligé de se séparer de la BMW qu’il venait tout juste d’acheter. Dans ce studio minable, il avait l’impression d’être revenu à sa vie d’étudiant. Ici, rien ne lui facilitait la vie. L’ameublement était réduit à quelques étagères et un lit en tubes d’aluminium.

Il venait d’entrer et d’ouvrir la fenêtre quand le téléphone sonna.

— Allô ?

— C’est moi.

Il reconnut tout de suite la voix : seul Miyashita, son ancien camarade d’études, commençait ainsi les conversations, sans même décliner son identité. Il travaillait maintenant comme assistant de laboratoire de pathologie médicale.

— Excuse-moi, j’ai tardé à t’appeler, s’excusa Ando.

Il savait pourquoi Miyashita lui téléphonait.

— Je suis allé à ton labo de recherche aujourd’hui, reprit ce dernier.

— J’étais à l’institut médico-légal.

— Je t’envie, d’avoir deux moyens de gagner ta vie au lieu d’un.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Un futur professeur d’université comme toi.

— À propos, tu ne m’as pas encore donné ta réponse pour la soirée d’adieu de Funakoshi ?

Funakoshi, médecin de pathologie interne, devait succéder à son père qui venait de prendre sa retraite, dans l’hôpital de sa ville d’origine, et c’était Miyashita qui était chargé d’organiser la soirée en l’honneur de son départ. Il avait déjà fait connaître la date et le lieu aux invités pressentis, en leur demandant de prévenir rapidement s’ils comptaient y assister ou non. Ando, trop occupé, avait oublié de répondre. Sans la mort accidentelle de son fils, Ando, lui aussi, aurait eu droit à une soirée d’adieu. Il avait accepté son poste de professeur de médecine légale en attendant un autre poste plus élevé. Il comptait travailler avec ardeur en laboratoire, puis devenir clinicien et finir directeur de l’hôpital de la ville d’origine de sa femme… Et puis, un moment d’inattention et ses projets avaient été complètement bouleversés.

— C’était quand, déjà, cette soirée ? demandant Ando en feuilletant son agenda, le combiné du téléphone coincé contre son oreille.

— Vendredi prochain.

— Ah, vendredi…

Il n’avait pas besoin de vérifier son emploi du temps : trois heures plus tôt, en quittant Maï, il lui avait donné rendez-vous à six heures du soir le vendredi suivant. Inutile de préciser ce qu’il préférait. Il n’était pas question de renoncer à une soirée en tête-à-tête avec une jeune femme qui avait accepté son invitation à dîner – sa première sortie de ce genre depuis dix ans. Il était persuadé qu’il s’agissait d’un tournant décisif qui, peut-être, lui permettrait de s’éveiller enfin du cauchemar qu’il vivait depuis deux ans.

— Alors ? insista Miyashita.

— Désolé, mais je ne peux pas. J’ai un rendez-vous.

— Vraiment ? Tu n’essaies de t’en sortir avec ton excuse habituelle au moins ?

Son excuse habituelle ? Ando ne savait pas de quoi il s’agissait. Quel prétexte invoquait-il donc d’habitude pour refuser les invitations de ses amis ou collègues ?

— De quoi parles-tu ?

— Tu sais bien, tu ne peux pas boire d’alcool. Pour un type qui avait une descente comme la tienne, c’est un peu cousu de fil blanc, hein ?

— Non, ce n’est pas à cause de ça.

— Tu ne seras pas obligé de boire si tu n’en as pas envie. Tu n’auras qu’à mettre du thé froid dans ton verre pour faire croire que tu bois du whisky et passer un peu de temps avec nous.

— Mais puisque je te dis que ce n’est pas ça.

— Tu peux boire de nouveau, alors ?

— Couci-couça.

— Tu es amoureux, c’est ça ?

Miyashita était doté d’une grande intuition, ce que son physique balourd n’aurait jamais laissé imaginer. Ando avait donc décidé depuis longtemps de se conduire franchement avec lui et de ne pas essayer de jouer au plus fin. Cependant, il ne savait pas trop quoi répondre : pouvait-il vraiment employer le terme « amoureux » à propos d’une femme qu’il n’avait vue que deux fois ?

— Bon, en tout cas, c’est une femme assez forte pour te faire oublier la soirée d’adieu de Funakoshi.

— Félicitations. C’est bien simple, tu n’as qu’à venir avec elle. Elle sera la bienvenue.

— Nos relations n’en sont pas encore à ce stade.

— Ce que tu peux être sérieux !

— C’est vrai.

— Bon, je ne peux pas t’obliger, hein !

— Désolé.

— Dis donc, tu vas t’excuser combien de fois ? J’ai compris, je ne te compte pas parmi les participants. Mais en échange, je dirai à tout le monde que tu as une nouvelle petite amie. Prépare-toi.

Sur ce, Miyashita éclata de rire. Ando ne pouvait pas lui en vouloir. Sa seule consolation au moment de la mort de son fils, de la séparation avec sa femme, au milieu de ce crève-cœur, la seule chose qui l’avait un peu réconforté était un cadeau de Miyashita. Sans aucun mot d’encouragement tel que « reprends-toi » ou « ça va s’arranger, tu vas voir », ce dernier lui avait tendu un livre, avec cette simple phrase : « Tu devrais lire ça. » C’était la première fois qu’Ando apprenait à connaître les goûts littéraires de son ami et également la première lois qu’il se rendait compte qu’un livre peut redonner le courage de vivre. C’était une sorte de roman d’apprentissage, qui racontait l’histoire d’un jeune garçon blessé moralement et physiquement, qui parvient à faire le deuil de son passé et à grandir. Ando avait précieusement gardé le livre sur une étagère de sa bibliothèque.

— Au fait…, fit Ando en changeant de sujet. Le prélèvement de tissu de Ryuji Takayama, ça a donné quelque chose ?

C’était le laboratoire de pathologie médicale où travaillait Miyashita qui analysait la plupart des échantillons prélevés sur les cadavres.

— Ah, ça…, fit Miyashita en soupirant profondément.

— Qu’y a-t-il ?

— Comment t’expliquer ? Moi, je n’y comprends plus rien. Dis, qu’est-ce que tu penses du professeur Seki ?

Seki enseignait la pathologie médicale à l’université et son nom était connu dans le domaine de la recherche sur la formation des cellules cancéreuses.

— Pourquoi cette question soudaine ?

— Eh bien, ce vieux dit parfois des choses bizarres.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— D’après lui, ce n’est pas un infarctus du myocarde. Tu te rappelles cette ulcération qu’avait Takayama au pharynx ?

— Bien sûr.

Ando se rappelait d’autant mieux que cet ulcère avait failli lui échapper, c’était son assistant qui le lui avait fait remarquer et il l’avait retranché après l’autopsie.

— Tu sais ce qu’à dit le vieux Seki, dès qu’il a jeté un coup d’œil à cet ulcère, avant même de l’analyser ?

— Arrête un peu de parler par énigmes, tu veux ?

— D’accord, d’accord. Alors, je te le dis : d’après Seki, ça ressemble à une pustule de petite vérole.

— De petite vérole ?!

Ando, éberlué, n’avait pu retenir cette exclamation.

La petite vérole – ou variole – avait été éradiquée de la surface de la terre grâce à un vaccin. Depuis les dernières atteintes en Somalie en 1977, aucun cas de cette maladie n’avait été signalé dans le monde, et l’Organisation mondiale de la santé en avait annoncé la disparition en 1979. La variole n’étant transmissible qu’à l’homme, l’absence de développement de cas signifiait bien que le virus n’existait plus. Les derniers virus existants étaient conservés congelés dans de l’azote liquide et dormaient dans des laboratoires de recherche à Moscou et Atlanta. Par conséquent si la variole réapparaissait dans le monde, le virus ne pourrait que provenir de l’un ou l’autre de ces laboratoires, mais en fait les probabilités étaient quasi nulles, tant ces lieux étaient strictement surveillés.

— Tu es surpris, pas vrai ?

— Il doit y avoir une erreur quelque part.

— Peut-être. En tout cas, c’est l’avis du vieux Seki. Il faut bien en tenir compte.

— Quand auras-tu les résultats d’analyse ?

— D’ici une semaine, je pense… En tout cas, si on découvre un authentique virus de variole dans le foyer d’infection, c’est une affaire grave.

Là-dessus, Miyashita se mit à rire comme s’il s’agissait d’une bonne blague. Il n’y croyait pas. Lui aussi était persuadé qu’il devait s’agir d’une erreur. La chose n’avait aucune réalité pour lui, pas plus que pour Ando. Cela n’avait rien d’étonnant : pour leur génération, la seule façon dont ils pouvaient connaître le virus de la variole était à travers des écrits spécialisés. Ando avait vu dans des ouvrages médicaux des photos d’enfants couverts d’éruptions dues à la petite vérole. Des images pitoyables de jolis petits enfants aux regards vides, couverts d’affreuses pustules. Ando se rappelait avoir lu que le virus se manifestait sous forme d’une éruption qui recouvrait le corps tout entier. L’éruption atteignait son point culminant sept jours après la contamination.

— Ryuji ne présentait pourtant aucune éruption cutanée.

C’était évident au premier coup d’œil : sous les lumières crues de la salle d’autopsie, la peau de Ryuji brillait d’un éclat luisant.

— Écoute, fit Miyashita, je ne veux pas dire de bêtises. Savais-tu que parmi les différents virus de variole, il en existe un qui cause de graves dommages aux vaisseaux sanguins et a presque 100 % de taux de mortalité ?

Ando secoua la tête :

— Non…

— Eh bien, pourtant, il existe.

— Je n’y crois pas ! Ne me dis pas que c’est ce virus qui a bouché l’artère coronaire de Ryuji.

— L’idée de l’affirmer ne me plaît pas. Mais alors, explique-moi ce qu’était le sarcome à l’intérieur de l’artère coronaire. Tu l’as observé au microscope ?

— Comment s’est-il formé, hein ?

— Tu es vacciné, au moins ? ajouta Miyashita en éclatant à nouveau de rire.

— Il n’y a pas de quoi rire, si c’est vrai…

— Blague à part, tu sais ce que je suis en train de me dire ?

— Quoi donc ?

— Même en mettant de côté cette histoire de variole, si jamais ce sarcome à l’intérieur de l’artère est d’origine virale, il doit y avoir d’autres cas de décès présentant les mêmes symptômes ? gémit Miyashita à l’autre bout du fil, examinant sérieusement cette possibilité.

— Ce n’est pas impossible.

— Si tu as le temps, tu ne voudrais pas poser la question aux autres universités ? Avec tes connections, ça ne doit pas être difficile à faire.

— D’accord. Il vaut mieux se renseigner pour voir s’il y a eu d’autres décès avec les mêmes symptômes. Parce que s’il s’agissait d’un nouveau syndrome, ce serait très grave.

— Mais non, je suis sûr qu’on s’apercevra qu’on s’est inquiétés pour rien.

Après s’être brièvement dit au revoir, tous deux raccrochèrent.

L’air nocturne chargé d’humidité pénétrait par la fenêtre restée ouverte. Ando passa la tête par le balcon avant d’aller la fermer. La pluie avait cessé. Des deux côtés de la chaussée en contrebas, les réverbères étaient alignés à distance égale, les pneus des voitures formaient deux lignes sèches au milieu. Les phares filaient rapidement sur les quatre voies de l’autoroute. Les bruits de la ville se fondaient avec les bruits d’eau d’après la pluie, formant un unique tourbillon. Lorsque Ando referma la fenêtre, l’écho du dehors disparut d’un coup.

Ando prit son dictionnaire médical sur une étagère, en tourna les pages. Il ne savait pas grand-chose du virus de la variole. À moins d’y trouver un intérêt spécifique, c’était un domaine qui n’avait aucun sens comme objet de recherche. En consultant le dictionnaire, Ando apprit que le virus généralement appelé « variole » appartenait au groupe des poxvirus, appartenant lui-même aux orthopoxvirus, divisés en deux sous-groupes : variolà major et variola minor. variola major était mortel à 30 à 40 %, minor en-dessous de 5 %. Il existait en outre un virus pox transmissible aux souris, aux singes, aux lapins et aux vaches, mais au Japon il n’existait aucun cas de contamination et même s’il y en avait, cela ne présentait aucun danger car il serait extrêmement localisé.

Ando referma le dictionnaire. Tout cela lui paraissait ridicule. Non seulement le professeur Seki avait émis cette hypothèse avant tout résultat d’analyse, et en outre son jugement n’avait rien de péremptoire. Il avait simplement dit que l’aspect de la lésion ressemblait aux symptômes de la variole. Ando rejeta plusieurs fois intérieurement l’hypothèse qu’il pût réellement s’agir de cette maladie. Mais pourquoi était-il obligé de nier aussi fortement cette éventualité ? Pour une raison très simple : il craignait, si un quelconque virus était découvert dans une partie du corps de Ryuji, que Maï Takano ait été elle aussi infectée. Ryuji et elle avaient une relation intime, après tout. La salive infectée avait pu transmettre le virus à la jeune femme à travers une plaie aux muqueuses de la bouche, par exemple. La salive possédait un fort pouvoir de contamination. Ando imagina les lèvres de Ryuji collées à celles de la jeune fille, puis chassa aussitôt cette vision.

Il se servit un verre de whisky, l’avala d’un trait. Il n’avait pas bu depuis un an et l’alcool lui faisait un effet puissant. Le liquide lui brûla l’œsophage et se répandit dans son estomac, tandis qu’un sentiment d’abattement l’envahissait. Seule une partie de sa poitrine restait éveillée, ses quatre membres étaient privés de force. Il s’appuya à son lit, contempla les teintes qui flottaient au plafond.

Il avait maintenant la certitude que le rêve qu’il avait fait la veille de la noyade accidentelle de son fils était prémonitoire. Il avait eu connaissance de son destin avant qu’il survienne et n’avait rien pu faire pour l’éviter. Ce regret accentuait encore sa prostration.

Et maintenant, à cet instant même, il avait à nouveau un pressentiment. Était-ce vraiment une simple coïncidence s’il avait pu transformer les chiffres inscrits sur le morceau de journal sortant du ventre de Ryuji en un mot : RING ? Il ne pouvait le croire. Non, Ryuji cherchait à lui transmettre un message, c’était certain. Et il avait employé un stratagème que seul lui, Ando, pouvait comprendre… Le corps de Ryuji était presque entièrement réduit en cendres maintenant, seule une petite partie de ses tissus demeurait intacte. Même maintenant que son corps était dispersé aux quatre vents, Ando avait l’impression que son ami d’autrefois lui parlait. C’est pour cela qu’il lui semblait toujours en vie. Son corps avait beau ne plus exister, il n’avait pas perdu tout moyen de parler et de communiquer.

Juste avant de se laisser envahir par l’ivresse, Ando joua un instant avec ce genre d’idées chimériques. À moitié sérieusement, il construisait l’une après l’autre de nouvelles fictions fantasmagoriques. – C’est ridicule…

Au moment où une rationalité objective lui revenait, il lui sembla qu’il se contemplait lui-même, tel un esprit séparé de son corps, et se voyait étendu bras et jambes en croix, adossé au lit. D se rappela avoir déjà vu cette position. Oui, tout récemment… En même temps qu’il sombrait dans un profond sommeil, la mémoire lui revint : sur le polaroid, le cadavre de Ryuji avait la même position ! Luttant contre le sommeil qui l’envahissait, il se releva, se glissa sous la couette. De violents tremblements l’avaient saisi, ils ne cessèrent que lorsqu’il s’endormit pour de bon.