L’Iranien disparut instantanément, sans un bruit.
Debout dans le tourbillon de vent glacial, Reilly regarda la mer s’approcher à grande vitesse par la porte ouverte de la cabine. Une fraction de seconde, il se demanda si, des deux, l’Iranien n’était pas celui qui avait eu le plus de chance. Puis il tourna son attention vers la masse de nylon qui l’empêchait d’accéder au tableau de bord du Cessna, la contourna pour atteindre l’endroit où elle bloquait l’entrée du cockpit, et entreprit de la découper à l’aide de son couteau.
Il déchiqueta, tira, lacéra, taillada le mur de nylon jaune avec rage, oubliant sa douleur.
L’entraînement subi jadis payait dans des moments comme celui-ci, ajustant, optimisant ses fonctions corporelles pour la tâche unique qui leur était assignée et qui tenait en un mot : survivre. Tout en lui était tendu vers ce seul but : ses glandes médullosurrénales avaient noyé son système d’adrénaline, augmentant la capacité de son cerveau à transmettre les informations et renforçant son système d’alerte lui permettant de faire barrage aux messages sensoriels. Les endorphines se répandaient dans son corps pour atténuer les douleurs qui risquaient de l’empêcher de se concentrer. Son cerveau avait relâché un flot de dopamine, entraînant une augmentation du rythme cardiaque et de la pression sanguine. Ses bronches s’étaient dilatées, permettant un accroissement du flux d’oxygène parvenant à ses poumons. Son foie sécrétait un surplus de glucose pour augmenter son énergie. Jusqu’à ses pupilles qui s’étaient dilatées, pour améliorer sa vision.
Une mécanique de haute précision, parfaitement synchronisée, chargée d’entretenir sa propre longévité.
Il parvint à repousser sur les côtés une partie du canot de survie afin de se frayer un passage jusqu’au cockpit. Des pages du classeur d’informations de Steyl volaient dans l’habitacle, arrachées par le véritable ouragan qui balayait l’appareil. Il en rejeta de côté quelques-unes en passant par-dessus le corps inanimé du pilote sud-africain, et s’installa dans son siège, devant les instruments de bord.
Il glissa le couteau sous sa ceinture, boucla rapidement son harnais et regarda à l’extérieur : la surface de la mer paraissait redoutablement proche, plus proche à chaque seconde. Pis encore, l’appareil vibrait terriblement, atteignant une vitesse dangereusement élevée.
Reilly étudia le tableau de bord : il n’avait jamais piloté d’avion, mais il s’était trouvé suffisamment souvent dans le cockpit de petits appareils au cours de sa carrière pour savoir en gros quel était le rôle de tel ou tel instrument et ce qu’indiquaient les principaux cadrans. Il en repéra un qui lui confirma que l’avion tombait à une vitesse proche de quinze cents pieds à la minute. D’autres voyants étaient munis d’aiguilles qui avaient largement dépassé la ligne rouge indiquant la cote d’alerte. L’indicateur de vitesse était à son maximum : l’aiguille avait dépassé toutes les cotes, y compris la rouge et blanc, celle où était indiqué « Vitesse à ne jamais dépasser ». Il savait qu’il devait réduire les gaz pour ralentir l’appareil, mais avant que sa main atteigne les deux leviers jumeaux, il entendit un crachotement d’ordre mécanique dominer le hurlement suraigu des moteurs. Celui-ci venait de sa droite. Il jeta un coup d’œil par le hublot, juste à temps pour voir le tuyau d’échappement du moteur tribord cracher une traînée de flammes et de fumée noire.
Quelques secondes plus tard, ce fut au tour du moteur bâbord.
Un fonctionnement à plein régime à une altitude aussi basse dépassait les limites conçues par les motoristes, et la fumée commença à se répandre dans la cabine via les bouches d’aération. Toute une série de signaux d’alerte se mit à clignoter sur le tableau de bord. Reilly se pencha pour mieux voir. Les deux plus visibles indiquaient « INCENDIE INTERRUPTEUR AUTOMATIQUE ARRIVÉE D’AIR/POUSSER ». Le cœur battant, il actionna les volets de sécurité et poussa les gros boutons carrés, ce qui interrompit le flux d’air parvenant aux moteurs et évacua la fumée qui avait envahi la cabine. Deux autres boutons se mirent à clignoter. Ils indiquaient « BOTS ARMÉS/POUSSER ». Sans aucune certitude mais se doutant qu’ils avaient un rapport avec l’incendie, il appuya dessus, à tout hasard. Les voyants durent actionner les extincteurs car le feu et la fumée noire que crachaient les moteurs cessèrent brusquement. Tout comme les moteurs eux-mêmes. Ce qui eut pour premier effet d’instaurer un silence de mort, et pour second de ralentir sensiblement la chute de l’avion. Quelques secondes plus tard, les hélices arrêtèrent totalement de tourner. Reilly vit qu’elles s’étaient mises en drapeau, les pales parallèles au sens de la marche de l’appareil, et perpendiculaires par rapport à ses ailes. Aussitôt, deux voyants verts se mirent à clignoter.
Il avait réussi à éteindre l’incendie mais, ce faisant, il avait également coupé les moteurs.
Le Cessna se dirigeait désormais à pleine vitesse vers la mer. Et, étrangement, il le faisait de façon totalement contrôlée, le pilote automatique lui faisant toujours suivre un cap linéaire.
Un cap que Reilly avait tout intérêt à corriger.
Il empoigna le manche à balai et le tira vers lui, violemment. Il sentit le nez de l’appareil se redresser un peu, mais il avait trop de mal à maintenir le levier tiré et, dès qu’il relâcha sa prise, l’avion se remit à chuter, le précipitant ainsi que ses occupants vers un cimetière marin. Reilly menait une bataille perdue d’avance : quelque chose contrecarrait ses efforts et maintenait l’avion obstinément fixé sur sa trajectoire. C’est alors qu’il repéra un petit interrupteur rouge sur le manche à balai, avec la mention « A/P DÉCONNECTER ».
Déconnexion du pilote automatique.
Il n’avait rien à perdre. Si c’était le pilote automatique qui gérait la situation, c’était lui l’ennemi. Il fallait absolument l’éliminer.
Il actionna l’interrupteur, entendit aussitôt un bruit de sonnette. Le manche à balai devint instantanément plus facile à manier. Il le tira de nouveau vers lui, veillant à le garder bien centré, ainsi que les pédales du palonnier, de façon à ce que les ailes restent stables. Cette fois, il sentit un changement. Le nez de l’appareil se redressait. Pas de beaucoup, mais assez pour que ce soit sensible, ce qui l’incita à poursuivre. Il continua de tirer sur le manche, le plus fort qu’il pouvait. Voyant la surface de l’eau accourir à sa rencontre à une vitesse vertigineuse, il redoubla ses efforts.
Lorsqu’il fut en mesure de distinguer la texture de chacune des vaguelettes qui bosselaient la surface de l’eau, l’indicateur de vitesse l’informa que l’avion progressait à une vitesse légèrement supérieure à cent nœuds. L’eau courait à toute vitesse au-dessous de lui désormais, véritable tapis roulant sans fin couleur bleu outremer, terriblement proche, accueillante et néanmoins mortelle au cas où l’amerrissage se passerait mal.
Veillant à respirer le plus calmement, le plus régulièrement possible, Reilly s’appliqua à conserver à l’appareil une trajectoire à peu près plane et rectiligne, évitant autant que possible tout mouvement brusque, effectuant une fin de descente progressive et régulière. Il n’avait pas vraiment hâte de toucher l’eau. Tant qu’il n’essayait pas de se poser, il ne risquait pas de heurter la mer trop rudement et, ce faisant, de pulvériser son appareil.
Et pourtant, il fallait qu’il se pose. Et il fallait qu’il le fasse avant d’atteindre la terre, qui devait bien se trouver quelque part dans les environs.
Se concentrant au maximum, il continua à maîtriser le manche à balai de façon à garder le nez de l’appareil plus ou moins droit et à contrôler la fin de la descente. Soudain, une sirène se déclencha, stridente et continue : l’alarme annonçant que l’appareil allait décrocher.
Il devait se poser sans plus attendre.
Il poussa le manche en avant, d’une fraction de millimètre.
L’avion descendit doucement, très lentement, d’un pied à la fois, avec une grâce d’oiseau. Il finit par effleurer la crête des vagues, dans un nuage d’embruns, avant d’amerrir. La mer était plutôt calme et le fuselage du Cessna glissa sur l’eau, sans heurt. Les hélices en drapeau aidèrent à rendre l’amerrissage parfaitement propre, et le petit appareil poursuivit sa course, rebondissant sur une vague un peu plus forte que les autres, jusqu’à ce que la pression de l’eau vienne à bout de sa course folle et l’arrête, dans une gerbe d’écume blanche.
La décélération fut brutale, la vitesse de l’appareil passant de cent nœuds à zéro en moins d’une seconde. Reilly fut projeté en avant, mais son harnais de sécurité joua parfaitement son rôle, l’empêchant de passer à travers le pare-brise.
L’eau de mer commença aussitôt à envahir la cabine par la porte restée ouverte.
Reilly savait qu’il ne disposait que d’un temps limité pour évacuer les lieux. Il déboucla son harnais de sécurité, s’extirpa de son siège, parvint non sans mal à quitter le cockpit en passant par-dessus le corps du Sud-Africain et les restes du canot, pour atteindre l’espace étroit qui séparait les deux sièges à l’avant. Plusieurs centimètres d’eau noyaient déjà le plancher de la cabine, et l’eau de mer continuait d’entrer à gros bouillons. Il fit une pause, cherchant un gilet de sauvetage. Trouva rapidement mieux : une autre sacoche jaune vif, celle-ci placée sous l’autre siège en cuir, à l’avant, et plus petite que la mallette qui avait contenu le radeau de survie. De grosses lettres bleues indiquaient qu’il s’agissait d’un « Sac d’Urgence ».
Il s’en saisit et se rua vers la porte de la cabine, avant de s’arrêter net. Il jeta un coup d’œil vers l’arrière, vers les cartons empilés entre les sièges et la cloison derrière laquelle lui-même avait été « rangé ».
Les textes.
Ceux qui avaient survécu depuis l’aube de la chrétienté.
Ce legs de deux mille ans que Tess avait réussi à retrouver.
Sa poitrine se souleva d’émotion à l’idée de perdre irrémédiablement ces ouvrages inestimables, à l’idée de la déception de Tess, après toutes les épreuves qu’ils avaient traversées.
Il devait à tout prix faire quelque chose.
Il devait tenter de les sauver.
Il se précipita vers les cartons, ses yeux parcourant la cabine en tous sens, à la recherche de quelque chose qui pourrait permettre de les empaqueter, un contenant hermétique quelconque. N’importe quoi. Un sac, une feuille de plastique, un bout de… du radeau de survie… Il était là, en lambeaux, de gros débris de plastique jaune, ballottant sur l’eau qui montait inexorablement.
Il faudrait qu’ils fassent l’affaire.
Reilly saisit l’un des plus gros, le tira à lui, sortit son couteau et commença à scier le nylon, découpant une sorte de grand sac. L’eau lui arrivait maintenant aux genoux et continuait de monter à une vitesse alarmante.
Il s’approcha de la pile de cartons, souleva le couvercle du premier, entreprit de fourrer un par un les codex dans le sac de fortune qu’il venait de confectionner. Il ne pourrait pas les sauver tous, c’était évident, mais s’il parvenait à en arracher quelques-uns au désastre, ce serait déjà ça de gagné.
L’eau atteignait désormais ses cuisses.
Il poursuivit son effort. Ouvrit le deuxième carton et en retira les précieux ouvrages.
Il avait de l’eau jusqu’à la poitrine. Les autres cartons étaient maintenant submergés.
Il devait quitter l’avion au plus vite. Refermer son sac improvisé et ficher le camp.
Il replia le haut du sac en nylon, le fermant du mieux possible tout en étant conscient qu’il ne serait pas totalement hermétique.
Il s’approcha à grand-peine de la porte, luttant contre le courant contraire. Prenant une profonde inspiration, il se propulsa dans l’eau, tenant le sac aux codex d’une main, le sac de survie de l’autre. Une fois à l’extérieur de l’avion en partie immergé, il grimpa sur l’aile, rejoignit le moteur bâbord et s’installa sur le capot, qui dépassait tout juste de la surface de l’eau. Il tira du sac d’urgence une brassière de sauvetage, qu’il enfila avant de la gonfler, et une balise de détresse, qu’il activa après l’avoir fixée à sa brassière.
Puis il se rassit et attendit que le capot du moteur soit submergé. Une minute plus tard, la queue du Cessna fut à son tour avalée par la mer, le laissant flotter au gré des vagues, tandis que la silhouette blanche de l’avion disparaissait dans l’obscurité des profondeurs marines. Il tenait toujours son sac de fortune, serrant son extrémité supérieure le plus fort possible afin d’empêcher l’eau d’y pénétrer. Mais déjà les premières gouttes s’infiltraient par les plis. Conçu pour résister aux chocs et aux paquets de mer, le nylon dans lequel il avait été confectionné n’était pas destiné à servir de sac.
Reilly savait qu’en dépit de tous ses efforts, c’était mission impossible.
A chaque minute qui passait, le sac s’alourdissait. Au bout d’une demi-heure, après y avoir consacré toute l’énergie qu’il était capable de mobiliser, il dut se rendre à l’évidence : il était devenu trop lourd.
S’obstiner n’aurait servi à rien : les livres étaient maintenant détrempés. Ils étaient irrémédiablement perdus, comme le trésor d’informations qu’ils recelaient. Et s’il persistait à s’y accrocher, il finirait par sombrer avec eux. Avec un hurlement de désespoir, il dut se résoudre à tout lâcher.
Poussé par la houle, le sac contenant les précieux textes s’éloigna un peu avant de couler, pour l’éternité, le laissant seul sur l’immensité liquide.