Cité du Vatican, deux mois plus tard
En traversant la cour Saint-Damase, Sean Reilly contempla d’un œil las les grappes de touristes aux yeux écarquillés qui exploraient le Saint-Siège, se demandant s’il aurait un jour le loisir de visiter les lieux avec la même tranquillité d’esprit.
Car lui n’avait pas l’esprit tranquille, loin de là.
Il n’était en effet pas là pour admirer les merveilles architecturales ni les magnifiques œuvres d’art des musées, et il n’effectuait pas non plus un pèlerinage spirituel.
Non.
Il était là pour sauver la vie de Tess Chaykin.
Et s’il écarquillait les yeux lui aussi, c’était pour essayer d’échapper aux effets du décalage horaire et au manque de sommeil, de garder la tête assez claire pour s’y retrouver dans cette crise invraisemblable qui s’était abattue sur lui moins de vingt-quatre heures plus tôt. Une crise qu’il avait du mal à appréhender dans tous ses aspects, même s’il devait absolument y parvenir.
Reilly n’avait aucune confiance dans l’homme qui marchait à ses côtés – Behrouz Sharafi –, mais il n’avait pas vraiment le choix. Pour l’heure, il n’avait d’autre recours que de passer une fois de plus en revue toutes les informations dont il disposait, depuis le coup de fil désespéré de Tess jusqu’au récit éprouvant, et de première main, que lui avait fait l’universitaire iranien durant leur course en taxi depuis l’aéroport de Fiumicino. Il devait avant tout s’assurer qu’il n’avait raté aucun épisode – non qu’il eût grand-chose sur quoi s’appuyer. Un cinglé obligeait Sharafi à trouver quelque chose pour lui. Il avait tranché la tête d’une femme pour lui montrer à quel point il était sérieux. Et ce même psychopathe avait maintenant pris Tess en otage pour contraindre Reilly à entrer dans la partie. Reilly avait horreur de se retrouver dans cette position – sur la défensive et non dans l’offensive –, même si, en sa qualité d’agent spécial du FBI, à la tête de l’unité Terrorisme intérieur du bureau de New York, il avait été longuement entraîné à réagir aux crises, dont il avait par ailleurs une vaste expérience. Le problème, c’est que, d’ordinaire, celles-ci n’impliquaient pas quelqu’un qu’il aimait.
Un jeune prêtre en soutane noire les attendait devant un bâtiment orné d’un portique, transpirant sous le chaud soleil de ce milieu d’été. Il les précéda à l’intérieur et tandis qu’ils arpentaient les longs couloirs dallés, puis gravissaient de majestueux escaliers de marbre, Reilly eut quelque mal à chasser de son esprit les souvenirs désagréables liés à sa précédente visite en ces lieux sacrés, ainsi que les bribes troublantes d’une conversation toujours présente dans un coin de sa mémoire. Ces souvenirs se firent plus prégnants encore quand, après avoir poussé une énorme porte en chêne superbement ouvragée, le prêtre fit entrer ses visiteurs et les mit en présence de son supérieur, le cardinal Mauro Brugnone, secrétaire d’Etat du Vatican. Homme aux épaules carrées dont le physique imposant eût mieux convenu à un fermier calabrais qu’à un homme d’Eglise, le bras droit du pape était le contact de Reilly avec le Vatican et, apparemment, la raison de l’enlèvement de Tess.
Bien qu’ayant largement dépassé la soixantaine, le cardinal était aussi costaud et vigoureux que trois ans auparavant, lors de la dernière visite de Reilly. Le prélat s’avança pour le saluer, les bras tendus.
— J’avais vraiment hâte de vous revoir, agent Reilly, dit-il, une expression douce-amère assombrissant son visage. Même si j’aurais préféré que ce soit dans des circonstances plus heureuses.
Reilly posa son sac, hâtivement préparé la veille au soir, et serra la main du cardinal.
— Moi de même, Votre Eminence. Et merci d’avoir accepté de nous recevoir si rapidement.
L’homme du FBI présenta l’universitaire iranien, et le cardinal fit de même avec les deux autres personnes qui se trouvaient dans la pièce : Mgr Francesco Bescondi, préfet en charge des Archives secrètes du Vatican – un homme fluet aux cheveux blonds clairsemés et à la barbiche soigneusement taillée –, et Gianni Delpiero, inspecteur général de la Gendarmerie, les forces de police du Vatican, nettement plus grand et plus solide, aux cheveux noirs et drus coiffés en brosse, aux traits anguleux. Reilly essaya de dissimuler son malaise devant le fait que le flic numéro un du Vatican avait été invité à se joindre à eux. Il serra la main de son collègue avec un cordial mais bref sourire, en reconnaissant qu’il aurait pu s’y attendre étant donné l’urgence de sa demande d’audience – et l’identité de son employeur.
— Que pouvons-nous faire pour vous, agent Reilly ? s’enquit le prélat en les invitant à prendre place dans de somptueux fauteuils installés près d’une cheminée. Vous m’avez dit que vous vous expliqueriez une fois arrivé.
Reilly n’avait pas vraiment pris le temps de penser à la façon de présenter les choses, mais ce qu’il savait, c’est qu’il devait surtout ne pas tout dévoiler. En tout cas s’il voulait avoir une bonne chance de les voir agréer sa requête.
— Avant toute chose, commença-t-il, je dois vous dire que je ne suis pas là pour des raisons professionnelles. Je ne suis pas en mission pour le FBI. C’est à titre personnel que je vous ai adressé cette demande, et je voudrais être sûr que vous n’y voyiez pas d’objection.
Après que Tess l’eut appelé à l’aide, il avait demandé à prendre deux jours de congé pour motifs personnels. Au siège new-yorkais du FBI, Federal Plaza, personne – ni Aparo, son équipier, ni Jansson, leur patron – ne savait qu’il était à Rome. Ce qui était peut-être une erreur, songea-t-il, mais c’était ainsi qu’il avait décidé de traiter l’affaire.
Brugnone ignora sa précaution oratoire.
— Que pouvons-nous faire pour vous, agent Reilly ? répéta-t-il, insistant cette fois sur le « vous ».
Reilly le remercia d’un léger signe de tête.
— Je me trouve impliqué dans une affaire délicate, dit-il à son hôte. Et j’ai besoin de votre aide. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. Mais j’ai également besoin de votre indulgence : vous ne devez pas me demander plus de renseignements que ceux que je peux vous fournir pour le moment. Tout ce que je suis en mesure de vous dire, c’est que des vies sont en jeu.
Brugnone échangea un regard perplexe avec ses deux collègues.
— Dites-nous ce qu’il vous faut.
— Le professeur Sharafi ici présent a besoin de certaines informations. Des informations qu’il ne saurait, pense-t-il, trouver ailleurs que dans vos archives.
L’Iranien ajusta ses lunettes et confirma d’un hochement de tête.
Le cardinal regarda longuement Reilly, visiblement décontenancé.
— Quel genre d’informations ?
Reilly se pencha en avant.
— Nous aurions besoin de consulter un fonds précis dans les archives de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
Ses trois interlocuteurs du Vatican s’agitèrent inconfortablement sur leurs sièges. L’appel à l’aide de Reilly possédait un caractère moins anodin qu’il n’y paraissait. Contrairement à la croyance populaire, les Archives secrètes du Vatican n’avaient rien de particulièrement « secret. » Dans ce contexte particulier, ce mot signifiait que les archives en question entraient dans le cadre du « secrétariat » personnel du pape, ses documents privés. Mais concernant les archives auxquelles Reilly demandait à avoir accès, l’Archivio Congregatio pro Doctrina Fidei – les archives de l’Inquisition –, c’était une tout autre affaire. Elles renfermaient les documents les plus « sensibles » des archives du Vatican, en particulier tous les dossiers des procès en hérésie, ainsi que des ouvrages interdits. L’accès à ses rayonnages était sévèrement limité, afin de tenir à l’écart les amateurs de scandales. Les affaires que couvraient ses fondi – un fonds étant un recueil de documents traitant d’un problème spécifique – étaient loin de rappeler les plus belles heures de la papauté.
— Et de quel fonds s’agirait-il ? demanda le cardinal.
— Du Fondo Scandella, répondit Reilly sans l’ombre d’une hésitation.
L’espace d’un instant, ses hôtes eurent l’air désemparés, puis ils se détendirent ostensiblement. Domenico Scandella était un meunier relativement insignifiant du XVIe siècle, qui avait eu le défaut d’être trop bavard. Ses idées sur l’origine de l’univers avaient été jugées hérétiques, et il avait été condamné au bûcher. Ce que Reilly et l’universitaire iranien pouvaient rechercher dans les minutes de ce procès ne soulevait aucune inquiétude. La requête se révélait parfaitement inoffensive.
Le prélat observa Reilly avec attention, perplexe.
— C’est tout ce qu’il vous faut ?
— Oui, fit l’agent du FBI avec un hochement de tête.
Le cardinal consulta du regard les deux autres officiels du Vatican. Ceux-ci haussèrent les épaules avec indifférence.
Reilly comprit qu’il avait gagné la partie. La première manche, en tout cas.
Restait à faire le plus dur.
Accompagnés de Bescondi et de Delpiero, Reilly et son compagnon iranien traversèrent la cour du Belvédère en direction de la Bibliothèque apostolique, qui abritait les archives.
— Je dois avouer ma crainte de vous voir exprimer une demande qu’il eût été plus difficile, disons, euh… d’honorer, confia le préfet des Archives avec un petit rire nerveux.
— Et vous songiez à quoi ? demanda Reilly, jouant le jeu.
Le visage de Bescondi s’assombrit. Le religieux recherchait à l’évidence la réponse la moins compromettante possible.
— Aux prophéties de Lucia Dos Santos, par exemple. Vous voyez de qui je veux parler ? La fillette qui a vu la Vierge à Fatima.
— Effectivement, maintenant que vous le dites… fit Reilly avec un sourire complice.
Bescondi eut un petit rire, manifestant ouvertement son soulagement.
— Le cardinal Brugnone m’avait dit que l’on pouvait vous faire confiance. Je me demande ce qui m’inquiétait.
Ces mots résonnaient encore désagréablement dans l’esprit de Reilly lorsqu’ils s’arrêtèrent à l’entrée du bâtiment. Delpiero, l’inspecteur général, prit congé, sa présence ne semblant pas indispensable.
— Si je puis faire quoi que ce soit pour vous être utile, agent Reilly, lança-t-il, n’hésitez pas à me le faire savoir.
Dans les trois halls de la bibliothèque, aux parois revêtues de somptueux panneaux de chêne sculptés et de fresques aux couleurs vives décrivant les donations faites au Vatican par différents souverains européens, régnait un silence presque inquiétant. Des chercheurs, des prêtres d’origines diverses et d’autres universitaires aux références irréprochables arpentaient sans bruit les couloirs au sol de marbre, s’apprêtant à rejoindre ou venant tout juste de quitter la paix des salles de lecture. Bescondi précéda les deux visiteurs dans un large escalier en colimaçon qui plongeait dans les profondeurs du sous-sol. Il y faisait nettement plus frais et les conditionneurs d’air étaient mis à moins rude épreuve qu’aux étages supérieurs. Ils passèrent devant deux jeunes archivistes, qui adressèrent au préfet une courbette respectueuse, et accédèrent à une salle de réception claire et spacieuse ; un garde suisse vêtu d’un uniforme bleu sombre d’une grande sobriété et coiffé d’un béret noir était installé à un comptoir, devant une série de discrets écrans de contrôle. L’homme leur fit signer un registre, tapa un code à cinq chiffres sur son clavier. La porte coulissante du sas de sécurité s’ouvrit devant eux avant de se refermer aussitôt après : ils se trouvaient désormais à l’intérieur du saint des saints du bâtiment des archives.
— Les fondi sont rangés par ordre alphabétique, expliqua Bescondi en désignant les plaques à l’élégante écriture manuscrite fixées aux étagères. Voyons voir, poursuivit-il en cherchant à se repérer. Le dossier Scandella devrait se trouver par là…
Reilly et l’Iranien le suivirent vers le fond de la vaste crypte au plafond bas. Excepté le claquement sec de leurs talons sur le sol de pierre, le seul bruit que l’on entendait était celui du système de régulation d’air qui maintenait l’oxygène à un niveau constant et préservait l’atmosphère ambiante de tout microbe potentiellement dangereux. Les longues rangées d’étagères étaient bourrées de rouleaux et de manuscrits reliés de cuir, auxquels se mêlaient des ouvrages plus récents et des boîtes en carton renfermant des dossiers. Des rangées entières d’antiques manuscrits suffoquaient sous d’épaisses couches de poussière, preuve que, dans certains cas, personne n’y avait touché ou ne les avait consultés depuis des décennies, voire des siècles.
— Nous y voilà, dit le préfet des archives en désignant une boîte sur une étagère basse.
Reilly regarda derrière lui, vers l’entrée de la salle. Ils étaient seuls. Il remercia le prêtre d’un signe de tête avant de lâcher :
— En fait, c’est un autre fonds que nous voudrions consulter.
Bescondi cligna des yeux, abasourdi.
— Un autre fonds ? Je ne comprends pas…
— Je suis confus, mon père, mais… je ne pouvais pas courir le risque que vous-même et le cardinal nous refusiez de venir ici. Or il est impératif que nous ayons accès aux informations dont nous avons besoin.
— Mais, mais… bégaya l’archiviste, c’est la première fois que vous mentionnez cela et… j’aurais besoin de l’autorisation de Son Eminence pour vous montrer tout autre…
— Mon père, je vous en prie, l’interrompit Reilly. Nous devons absolument voir ce que nous sommes venus chercher.
Bescondi eut quelque difficulté à déglutir.
— De quel fonds s’agit-il ?
— Du Fondo Templari.
Les yeux de l’archiviste s’écarquillèrent, se tournèrent rapidement vers la gauche, au bout de l’allée dans laquelle ils se trouvaient, avant de revenir se fixer sur Reilly. Il leva les mains en signe d’objection et recula d’un pas mal assuré.
— Désolé, mais ce n’est pas possible, pas sans avoir obtenu l’accord préalable de Son Eminence.
— Mon père…
— Non, c’est impossible. Je ne peux pas vous y autoriser sans en avoir parlé avec…
Il recula de nouveau d’un pas, avant de faire demi-tour en direction de l’entrée.
Reilly se vit contraint de passer à l’action.
Il tendit le bras droit, empêchant le prêtre de passer.
— Désolé, mon père, murmura-t-il.
Ce disant, il plongea la main gauche dans la poche de sa veste, en extirpa un petit aérosol pour se purifier l’haleine, l’éleva jusqu’au visage affolé de l’archiviste et pulvérisa vers lui un jet de spray. Le prêtre le fixa avec des yeux terrifiés, tandis que le nuage de particules liquides lui enveloppait la tête. Il toussa à deux reprises avant que ses jambes se dérobent. Reilly le rattrapa et l’allongea avec douceur sur le sol de pierre.
Incolore et inodore, le liquide n’avait rien d’un produit destiné à purifier l’haleine…
Même si l’archiviste n’allait sans doute pas en mourir, Reilly devait agir, et vite.
Fouillant dans une autre poche, il en sortit une petite seringue en céramique, ôta le bouchon protecteur de l’aiguille, qu’il piqua dans une veine apparente sur l’avant-bras de l’ecclésiastique. Il vérifia son pouls, attendit d’avoir la certitude que l’antidote agissait. Sans lui, le Fentanyl – un opiacé incapacitant à action ultrarapide qui faisait partie du petit et très discret arsenal d’armes non létales du Bureau – aurait pu plonger le préfet dans le coma, ou même le tuer, comme cela avait été le cas, quelques années plus tôt, dans ce théâtre de Moscou où plus d’une centaine d’otages avaient trouvé la mort.
Administrée sans tarder, une dose de Naxolone devait permettre à l’archiviste de continuer à respirer.
Reilly demeura à ses côtés suffisamment longtemps pour s’assurer que le produit faisait effet, essayant de refouler le vif malaise qu’il retirait de son geste envers un hôte sans méfiance, et de ne pas penser à Tess et à ce que son ravisseur avait fait subir à l’institutrice, ainsi que le lui avait rapporté Sharafi. Sentant que la respiration de l’archiviste s’était stabilisée, il hocha la tête.
— La voie est libre.
L’Iranien indiqua le fond de la crypte.
— Il a regardé par là quand vous avez mentionné le fonds. Ce qui est logique. Le « T » est la lettre suivante.
— Nous avons à peu près vingt minutes avant qu’il ne se réveille, peut-être moins, lui lança Reilly alors qu’ils se dirigeaient vers le fond la salle. Essayons de les utiliser au mieux.