Istanbul, Turquie, de nos jours
— Salam, Professor. Ayah vaght darid keh ba man sohbat bo konid ?
Behrouz Sharafi se retourna, étonné. L’étranger qui venait de l’interpeller – un bel homme brun, élégant, la trentaine bien sonnée, grand et mince, aux cheveux noirs plaqués en arrière par du gel, vêtu d’un col roulé anthracite sous un costume sombre – était adossé à une voiture garée là. L’homme lui adressa un petit signe avec le journal plié dans sa main. Behrouz ajusta ses lunettes et le considéra. Il était à peu près certain de ne jamais l’avoir vu, mais l’étranger était à l’évidence un compatriote iranien – son accent farsi était parfait. Ce qui était inattendu. Behrouz n’avait pas rencontré beaucoup d’Iraniens depuis son arrivée à Istanbul, à peine plus d’un an auparavant.
Le professeur hésita puis, incité par le regard engageant et plein d’attente de l’étranger, fit quelques pas vers lui. Il faisait doux en ce début de soirée et la place donnant sur l’université avait perdu une bonne partie de son animation de la journée.
— Excusez-moi, mais nous sommes-nous déjà…
— Non, nous ne nous sommes jamais rencontrés, confirma l’étranger en invitant, d’un geste de la main, l’universitaire à rejoindre la berline dont il venait d’ouvrir la portière côté passager.
Behrouz s’immobilisa, tendu, saisi d’un malaise aussi imprévisible que violent. Jusqu’à cet instant, tout ce qu’il avait vécu à Istanbul s’était révélé libérateur. Jour après jour, les tensions de la vie quotidienne de ce professeur de soufisme à l’université de Téhéran – regarder discrètement par-dessus son épaule, faire attention au moindre mot prononcé – s’étaient peu à peu dissipées. Loin des batailles politiques qui accablaient la communauté universitaire en Iran, l’historien, qui venait de fêter ses quarante-sept ans, avait apprécié sa nouvelle vie dans un pays moins isolé, moins dangereux, un pays qui espérait faire son entrée dans l’Union européenne. Et il avait suffi qu’un étranger en costume sombre l’invite à faire un tour dans sa voiture pour qu’instantanément ce rêve chimérique vole en éclats.
L’universitaire leva les mains, paumes tournées vers l’inconnu.
— Désolé, je ne vous connais pas et…
L’étranger l’interrompit de nouveau :
— Je vous en prie, professeur, dit-il du même ton courtois, dépourvu de toute menace. Pardonnez-moi de vous aborder avec cette brusquerie, mais j’ai absolument besoin d’avoir une discussion avec vous. Il s’agit de votre femme et de votre fille. Il se peut qu’elles soient en danger.
Behrouz sentit la peur et la colère monter.
— Ma femme et… De quoi parlez-vous ?
— Je vous en prie, répéta l’homme, sans une once d’alarme dans la voix. Tout va bien se passer. Mais il faut que nous parlions.
Behrouz regarda autour de lui, le regard flou. A part la conversation à glacer les sangs qui était en train de se dérouler, tout semblait normal. Une normalité qui, il l’avait compris, ne ferait plus partie de son existence à partir de cet instant.
Il monta dans la voiture. Il s’agissait d’une BMW neuve, d’un modèle haut de gamme, mais une odeur étrange, désagréable, lui picota aussitôt les narines. Tandis qu’il se demandait de quoi il pouvait bien s’agir, l’étranger se mit au volant et rejoignit la circulation, fluide à cette heure de la journée.
Behrouz ne put se contenir davantage.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Que voulez-vous dire en affirmant qu’elles pourraient être en danger ? Quel genre de danger ?
— En fait, il ne s’agit pas seulement d’elles, répondit l’étranger sans quitter la route des yeux. Mais de vous trois.
Le ton égal, imperturbable, avec lequel il venait de les prononcer rendait ses paroles d’autant plus alarmantes.
— C’est en rapport avec votre travail, poursuivit l’homme, tournant cette fois les yeux vers son passager. Plus précisément avec quelque chose que vous avez découvert récemment.
— Quelque chose que j’ai découvert ?
Behrouz sentit son cerveau marquer un temps d’arrêt, avant de comprendre de quoi il s’agissait.
— Quoi ? La lettre ?
L’étranger hocha la tête.
— Vous avez essayé de comprendre à quoi elle se référait, mais jusqu’à présent sans succès.
Ce n’était pas une question, mais une affirmation, et émise avec une assurance qui la rendait plus inquiétante encore. Non seulement l’étranger connaissait l’existence de la lettre, mais il semblait également savoir que les recherches de Behrouz se heurtaient à un mur.
— Comment êtes-vous au courant de tout ça ? demanda-t-il en tripotant ses lunettes.
— Je vous en prie, professeur. Mon métier consiste à tout savoir de ce qui pique ma curiosité. Et votre trouvaille l’a piquée. Au plus profond. Et, s’il est vrai que vous êtes extrêmement méticuleux dans votre travail et dans vos recherches – une méticulosité admirable, si je puis me permettre –, sachez que je le suis tout autant dans les miens. D’aucuns diraient que je pousse jusqu’au fanatisme cette recherche de la perfection. Donc oui, je sais en effet tout de vos activités. De vos déplacements. De vos interlocuteurs. Je suis au courant de ce que vous avez été en mesure de déduire, et de ce qui vous échappe encore. Mais ce n’est pas tout. Je connais un certain nombre de détails, de choses périphériques, si vous voyez ce que je veux dire. Par exemple que Mlle Deborah est l’institutrice préférée de la petite Farnaz à l’école. Ou que votre femme vous a préparé du gheimeh bademjan pour le dîner. Ce qui est vraiment gentil de sa part, poursuivit-il après une pause, dans la mesure où vous ne le lui avez demandé qu’hier soir. Il est vrai qu’elle se trouvait dans une situation plutôt vulnérable, non ?
Behrouz sentit le sang déserter son visage et la panique l’envahir. Comment peut-il… ? Il nous observait, nous écoutait ? Jusque dans notre chambre à coucher ? Il lui fallut un long moment pour reprendre le contrôle de son corps et trouver la force de demander d’une voix rauque :
— Que voulez-vous de moi ?
— La même chose que vous, professeur. Je veux le trouver. Ce trésor auquel la lettre fait allusion. Je le veux.
Les pensées de Behrouz sombrèrent dans un puits sans fond, étranger à toute réalité. Il s’efforça de recouvrer un semblant de cohérence :
— J’essaie bien de le trouver, mais… comme vous venez de le dire, j’ai du mal à tout comprendre.
L’étranger tourna la tête vers lui un bref instant, mais la dureté de son regard frappa l’universitaire comme un coup de poing.
— Vous devrez redoubler d’efforts, dit l’homme, avant d’ajouter, regardant de nouveau devant lui : Vous devrez vous efforcer de le trouver comme si votre vie en dépendait. Ce qui est d’ailleurs le cas, en l’occurrence.
Il quitta l’avenue sur laquelle ils roulaient jusqu’alors et s’engagea dans une rue étroite bordée de boutiques aux rideaux de fer baissés. Il s’arrêta devant l’une d’elles. Behrouz jeta un coup d’œil autour de lui. L’endroit était désert et aucune lumière n’émanait des immeubles abritant les boutiques.
L’étranger coupa le moteur de la BMW, fit face à son passager.
— Vous devez absolument comprendre que je suis on ne peut plus sérieux, lui dit-il avec les mêmes intonations d’une douceur intolérable. Je veux que vous sachiez que, pour moi, il est de la plus grande importance que vous fassiez tout ce qui est en votre pouvoir – je dis bien tout – pour mener à bien ce que vous avez entrepris. Vous devez comprendre à quel point il est crucial pour votre bien-être, ainsi que celui de votre femme et de votre fille, que vous consacriez tout votre temps, toute votre énergie, à la résolution de cette question, que vous fassiez appel à toutes les ressources qui sont les vôtres et dont vous ne soupçonnez même pas l’existence, et que vous me trouviez la solution. A partir de maintenant, et jusqu’à nouvel ordre, ce doit être votre seule préoccupation. La seule et l’unique.
Il s’arrêta, le temps que ses paroles aient fait leur effet, avant de reprendre :
— Dans le même temps, je veux que vous saisissiez bien que, si l’idée stupide de demander de l’aide à la police vous effleurait, les conséquences en seraient catastrophiques. Il est vital que vous le compreniez. Nous pourrions de ce pas aller ensemble à la police, mais je peux vous garantir que vous seriez le seul à en subir les conséquences, qui seraient, je vous le répète, catastrophiques. Vous devez en être absolument convaincu et n’avoir aucun doute sur ce que je suis prêt à faire, ce que je suis capable de faire, ce jusqu’où je suis prêt à aller pour m’assurer que vous ferez pour moi ce que je viens de vous demander.
Il saisit le boîtier électronique de la berline et actionna l’ouverture des portières.
— Peut-être avez-vous besoin d’une démonstration. Venez, dit-il en descendant de la voiture.
Behrouz le suivit, les jambes flageolantes. L’inconnu contourna la BMW par l’arrière. L’universitaire leva les yeux en l’air, à l’affût d’un quelconque signe de vie, avec l’envie folle de prendre la fuite et d’appeler à l’aide, mais il se contenta de rejoindre son tourmenteur d’un pas résigné, tel un forçat.
L’étranger appuya de nouveau sur un bouton du boîtier. Le coffre de la voiture s’ouvrit automatiquement.
Behrouz ne voulait surtout pas regarder ce qu’il contenait, mais quand l’inconnu tendit le bras à l’intérieur il ne put s’empêcher d’y glisser un regard oblique. Le coffre était vide, grâce à Dieu, à l’exception d’un petit sac de voyage. L’étranger le tira à lui et en ouvrit la fermeture éclair. Une odeur putride assaillit les narines de l’universitaire qui, saisi d’un haut-le-cœur, fit un pas en arrière. Sans paraître l’avoir remarqué, l’étranger fouilla dans le sac et en extirpa un mélange indescriptible de cheveux, de peau et de sang qu’il brandit sous le nez de Behrouz sans la moindre trace d’hésitation ou de malaise.
Le professeur sentit le contenu de son estomac lui monter aux lèvres en reconnaissant la tête tranchée que l’étranger tenait à bout de bras.
Mlle Deborah. L’institutrice préférée de sa fille.
Ou ce qu’il en restait.
Incapable de se contenir, Behrouz se mit à vomir violemment. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra sur le trottoir, crachant, submergé de nausées, essayant en vain d’inspirer un peu d’air, une main devant les yeux pour les empêcher de voir le spectacle horrible qu’on voulait leur imposer.
Sans lui laisser aucun répit, l’étranger se baissa près de lui, l’agrippa par les cheveux et l’obligea à relever la tête afin qu’il ne puisse échapper au face-à-face avec la masse hideuse et sanglante.
— Trouvez-le, ordonna-t-il. Trouvez-moi ce trésor. Faites comme vous voulez, mais trouvez-le. Sinon vous, votre femme, votre fille, vos parents à Téhéran, votre sœur et sa famille…
Il n’acheva pas sa phrase, fort de la tranquille assurance que le professeur avait reçu le message cinq sur cinq.